Éditorial Le cluster de bioéconomie circulaire territorialisée, instrument d’une nouvelle dynamique des systèmes alimentaires et des espaces ruraux
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2019, n° 4. varia - Auteur : Rastoin (Jean-Louis)
- Pages : 17 à 24
- Revue : Systèmes alimentaires
Éditorial
Le cluster de bioéconomie circulaire territorialisée, instrument d’une nouvelle dynamique
des systèmes alimentaires et des espaces ruraux
Jean-Louis Rastoin
Montpellier SupAgro
UMR Moisa
Les territoires ruraux, plus que les métropoles urbaines, subissent de plein fouet la triple crise sociale, environnementale et économique en ce début du xxie siècle. Appelons donc à la rescousse Gustave Flaubert : « Et qu’aurais-je à faire, Messieurs, de vous démontrer ici l’utilité de l’agriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins ? Qui donc fournit à notre subsistance ? N’est-ce pas l’agriculteur ? ». Le discours de M. le conseiller de la préfecture de Seine-Inférieure Lieuvain reste vrai aujourd’hui, malgré les promesses des cultures cellulaires et autres procédés d’artificialisation de nos aliments.
Cependant, le contexte a beaucoup changé. Lors de la parution de Madame Bovary en 1857, les ménages agricoles représentaient 20 millions de personnes, soit 53 % de la population française. En 1950, la France comptait 5,5 millions de travailleurs dans l’agriculture, la pêche et la sylviculture (28 % de la population active totale) et, en 2017, à peine 750 000 (2,7 % de la population active totale). Le nombre d’exploitations agricoles est passé de 2,5 millions en 1950 à 437 000 en 2016 (divisé par 5,7). Cet exode rural massif s’est accompagné d’une réduction de la superficie agricole utilisée (SAU : 35 millions d’ha en 1950, 29 millions en 2017), moins rapide que celle du nombre d’exploitations, avec en conséquence une forte augmentation de la taille moyenne des fermes (66 ha en 2016 contre 14 ha en 1950) (chiffres Agreste, ministère de l’Agriculture). Dans le même temps (entre 1950 et 2018), la population rurale est passée de 45 % de la population totale à 20 % en France et 18de 70 % à 45 % dans le monde (source Faostat) tandis que la fracture socio-économique s’aggravait entre ces deux espaces géographiques.
Cette tendance néfaste mettant en péril toutes les composantes du développement durable global pourrait être ralentie, voire inversée, par l’innovation de rupture constituée par la bioéconomie circulaire. Cette innovation est à envisager dans le cadre d’une proximité territoriale, en construisant des clusters (grappes d’activité)1. Les clusters sont capables d’impulser de nouvelles dynamiques dans les zones rurales. Ces clusters de « bioéconomie circulaire territorialisée » devraient changer radicalement la nature et le fonctionnement des exploitations agricoles contemporaines.
1. Les 3 agricultures du monde :
familiale, de firme et de subsistance
Les sociologues Bertrand Hervieu et François Purseigle ont établi une typologie des exploitations en 3 groupes : l’agriculture familiale (dans laquelle le travail et le capital sont d’origine essentiellement familiale et de dimension limitée) ; l’agriculture de firme (avec des domaines de très grande taille –plusieurs milliers d’ha– recourant à d’importants capitaux en provenance des marchés financiers et à une gestion par sous-traitance à des entreprises spécialisées, comme on peut l’observer en Amérique du Sud et du Nord) ; et l’agriculture de subsistance (caractérisée par de petites surfaces et une grande pauvreté, prédominante dans les pays du Sud). En France, l’agriculture familiale reste très largement majoritaire. En 2016, la catégorie des « grandes exploitations » correspond à une moyenne de 111 ha (couvrant 73 % de la SAU totale), celle des « exploitations moyennes » à 50 ha (20 %) et celle des « petites exploitations » à 14 ha (7 %). Signe des temps, ce type d’agriculture évolue vers des statuts juridiques de sociétés (EARL, Gaec, SCEA, etc.) représentant 36 % des exploitations en 2016 contre 19 % en 2000.
19L’agriculture de firme est encore peu présente, mais on note ces dernières années plusieurs projets relevant de cette approche, comme la ferme des mille vaches dans les Hauts-de-France ou les investissements fonciers réalisés par Hongyang, une société chinoise, en Indre (1 700 ha) et dans l’Allier (900 ha). En Chine, on trouve la plus grande entreprise agricole au monde : la « méga-ferme » de Mudanjiang, au nord-est du pays, dans la province d’Heilongjiang, frontalière de la Sibérie. Cette firme, propriété des investisseurs Zhongding Dairy Farming (chinois) et Severny Bur (russe), totalise 9,1 millions d’ha et un troupeau laitier de près de 100 000 vaches. Quant à l’agriculture de subsistance, elle a fortement régressé du fait de la monétarisation de l’économie.
2. Les 3 interrogations de la prospective agricole :
gouvernance, santé(s) et inégalités
La première question qui se pose en prospective agricole (et plus largement rurale), partout dans le monde, est bien celle de la gouvernance des entreprises : le modèle familial sera-t-il résilient ou, à l’instar de ce qui est à l’œuvre dans de nombreux autres secteurs économiques, la financiarisation va-t-elle éroder puis faire disparaître ce modèle ? En effet, l’activité agricole est devenue hautement capitalistique du fait du coût des terres, bâtiments et équipements, et l’endettement des exploitations se situe à un niveau élevé. En France, la moyenne d’âge relativement élevée des chefs d’exploitation (51 ans en 2016) soulève en outre le problème de leur relève et donc de la capacité d’investissement des repreneurs, dans un contexte de conflit d’usage des sols de plus en plus tendu du fait de l’urbanisation et de l’industrialisation de masse.
La seconde interrogation de la prospective agricole, rurale et alimentaire est la nature du modèle technico-économique à privilégier alors que des contraintes croissantes sont perceptibles. Tout d’abord, celle de la santé publique, avec la pandémie résultant de la malnutrition, aggravée par la présence de résidus chimiques à risques pathogènes dans les aliments (obésité, maladies cardio-vasculaires, cancers, diabète de type 2). La mauvaise qualité de certains de nos aliments et un mode de 20vie sédentaire sont la principale cause directe ou indirecte de mortalité dans l’ensemble des pays à haut revenu et émergents. En second lieu, la santé de la nature soumise à des pollutions multiples et à un épuisement des ressources naturelles (terre, eau, phosphates, énergies fossiles, biodiversité). La troisième contrainte est le changement climatique, avec des effets sur les rendements agricoles et, dans certaines zones comme la région méditerranéenne, une menace de désertification. Enfin, d’un point de vue économique et social, on observe un partage inégal de la valeur créée dans les filières agroalimentaires en défaveur des agriculteurs et une stagnation de leurs revenus.
3. Un scénario alternatif fondé sur la qualité, l’innovation et les territoires
Selon de nombreuses études scientifiques convergentes (Willett et al., 2019), il y a urgence à construire un scénario alternatif au modèle agroindustriel dominant aujourd’hui la planète et dont les externalités négatives sont établies. Il existe une boussole : les objectifs pour 2030 du développement durable définis par l’Assemblée générale des Nations Unies en 2015, dont 10 sur 17 ont un lien avec l’alimentation. Le scénario alternatif est fondé sur la diversité et la qualité des produits, sur des technologies adaptées à l’écosphère, sur la proximité entre acteurs des filières et sur une gouvernance participative. Quelles en seraient les implications pour les exploitations agricoles qui resteront, pour longtemps encore, la source principale sinon unique de nos aliments ?
Diversité et qualité des produits agricoles vont résulter d’un changement de modèle technico-économique, en passant de l’intensification chimique et génétique et de la spécialisation productive à l’agroécologie. Cette technologie naissante formalisée à partir des années 1980 combine productions végétales, animales et forêts en s’appuyant sur la biodiversité pour lutter contre les prédateurs et les pathologies des plantes et des élevages. L’agroécologie implique un couvert maximum des sols et donc un désherbage qui fera appel à la robotique et au numérique (agriculture de précision, management de la parcelle à l’exploitation et 21à la micro-région par des dispositifs de capteurs et logiciels connectés à des tablettes).
La mise en œuvre de la bioéconomie circulaire, complémentaire à l’agroécologie, permettra d’élargir le portefeuille d’activités de l’exploitation agricole. En effet, la bioéconomie, conceptualisée par le mathématicien et économiste Nicholas Georgescu-Roegen au début des années 1970, est fondée sur une filiation entre économie et biologie. Elle combine la valorisation des nombreux produits issus de la biomasse au recyclage des déchets issus de ce processus. C’est une part significative du marché des dérivés du carbone fossile qui est potentiellement ouvert par le gisement du carbone organique (Sgard et Harayama, 2013). Ainsi, à côté de la production traditionnelle de matières premières pour les filières agroalimentaires, l’entreprise agricole de demain élaborera des co-produits non alimentaires pour l’industrie chimique, pharmaceutique, cosmétique, etc.), des énergies renouvelables (agrocarburants, méthane, solaire et hydraulique), tout en éliminant et valorisant les déchets et en contribuant à la captation des gaz à effet de serre. Les fermes Songhaï au Bénin (Nzamujo, 1999), et les Fermes de Figeac en France (Leger, 2014) ont mis en place une telle stratégie dès les années 1980. Parallèlement, l’agroécologie facilitera la restauration et l’entretien des paysages, condition d’un développement de l’éco-tourisme qui génèrera une demande de produits de terroir et d’hébergements ruraux (Leroux, 2015). Ainsi, les 3 secteurs économiques, primaire, secondaire et tertiaire contribueront à améliorer et équilibrer dans le temps le revenu de l’entreprise agricole.
La proximité constituera le second pilier de la future entreprise agricole. L’agroécologie réhabilitera l’écosystème. Elle peut prétendre à terme à une performance économique proche de l’itinéraire technique agroindustriel en étant pratiquée sur des espaces agroclimatiques adéquats. Au sein de ces écosphères permettant de combiner productions végétales, animales et forêt, il sera possible de maitriser leurs ravageurs, en favorisant la biodiversité (Duru et al., 2014). Des filières courtes à ancrage territorial rapprocheront agriculture, unités de transformation artisanales (dont certaines pourront être intégrées aux entreprises agricoles), PME industrielles et circuits de commercialisation, avec un bénéfice de qualité pour les produits alimentaires. Enfin la proximité entre producteurs et consommateurs permettra une meilleure traçabilité 22et connaissance des produits, y compris au plan culturel, ce qui facilitera les exportations par le canal de l’éco-tourisme. Biovallée, dans la Drôme, est une illustration de cette articulation entre filières et territoires sous forme de clusters bioéconomiques. Ces clusters sont les héritiers des districts industriels théorisés par l’économiste Alfred Marshall à la fin du xixe siècle, districts dont la prospérité résultait d’effets d’agglomération facilitant la communication entre acteurs.
La gouvernance participative relève de l’économie sociale et solidaire. Elle est déjà très présente dans le système alimentaire français et européen avec les coopératives. L’évolution de la mission des entreprises, en chantier avec la loi PACTE en France –malgré ses insuffisances– annonce une prise en compte lente, mais progressive, des objectifs environnementaux et sociaux dans les statuts et les stratégies des acteurs privés de l’économie. La gouvernance partenariale (Enjolras, 2005) facilitera la mise en réseau et la mutualisation des ressources humaines, matérielles et financières indispensable pour améliorer la compétitivité économique des petites et moyennes structures. Le Gaec (groupement d’exploitations agricoles en commun) Ursule, créé en Vendée en 1983, exploitant aujourd’hui une ferme de polyculture-élevage bio de 260 ha avec 4 associés et 4 salariés en est une bonne illustration.
4. Atténuer les impacts négatifs
et promouvoir les externalités positives
Le système alimentaire territorialisé qui fonde le scénario alternatif est porteur d’externalités positives pour le consommateur (qualité des produits), les territoires, notamment ruraux (économie, emploi et environnement) et les filières (positionnement stratégique sur des marchés porteurs grâce à une différenciation par des ressources spécifiques). Il annonce une mutation « disruptive » pour les exploitations agricoles, mutation qui en fera des entreprises agricoles du 4e type : ni strictement familiales, car regroupant des partenaires issus d’un capital social au sens de Pierre Bourdieu ; ni firmes, car non financiarisées et à taille humaine ; ni de subsistance, car intégrée à des marchés et à des réseaux solidaires. 23Cette mutation est conditionnée par une politique alimentaire et agricole audacieuse incluant un renversement des échelles de gouvernance et le passage d’une organisation administrative en silo à une task force horizontale dédiée à l’alimentation durable. Des signaux, encore faibles, vont dans ce sens : dans les territoires, avec des programmes alimentaires régionaux préfigurés par le « Pacte pour une alimentation durable en Occitanie », au niveau de l’État, avec une esquisse constituée par la loi Egalim – malgré ses « trous noirs » – puis de l’Union européenne avec une PAAC (politique alimentaire et agricole commune) enfin mise en place à l’horizon 2027-2034. La route sera longue, mais avons-nous d’autres scénarios souhaitables et souhaités ?
Le système alimentaire pourrait ainsi constituer le domaine à privilégier pour amorcer les indispensables mutations dont dépend la qualité de notre avenir, comme le suggère le projet du philosophe Ernst Bloch (1885-1977) : « […] faire du sol et de l’attachement à la terre des éléments contemporains, des fondements de la liberté et du besoin d’appartenance en même temps que des vecteurs de sensibilité et d’une conscience universaliste ».
24Références bibliographiques
Duru M., Fares M., Therond O., 2014, « Un cadre conceptuel pour penser maintenant (et organiser demain) la transition agroécologique de l’agriculture dans les territoires », Cah. Agric., vol. 23, 2 : 84-95.
Enjolras B., 2005, « Économies sociale et solidaire et régimes de gouvernance », Revue internationale de l’économie sociale, (296) : 56-69.
Georgescu-Roegen N., 1971, The Entropy Law and the Economic Process, Harvard Univ. Press, Cambridge.
Hervieu B., Purseigle F., 2013, Sociologie des mondes agricoles, Paris, Armand Colin, 320 p.
Leger F., 2014, « Diversification, circuits courts, action collective : reprendre en main son destin », Assemblée générale de la coopérative Les Fermes de Figeac, Martel, France.
Leroux E., 2015, « Management du tourisme responsable, vecteur d’innovation environnementale, sociale, économique et territoriale », Management & Avenir, 76 (2) : 111-119.
Nzamujo G., 1999, “A New Approach to Sustainable Livelihoods : African Youth and Agriculture”, Development, 42 : 64.
Sgard F., Harayama Y., 2013, « La bioéconomie aujourd’hui et ses perspectives de développement », Annales des Mines – Réalités industrielles, 2013/1, Paris : 5-11.
Willett W. et al., 2019, “Food in the Anthropocene : The EAT-Lancet Commission on healthy diets from sustainable food systems”, www.thelancet.com, vol. 393 : 447-92.
1 Voir sur ce thème, l’article d’André Torre et Sabrina Brullot « L’économie territoriale circulaire : un pas vers la soutenabilité des territoires ? » dans ce no 4 de la revue Systèmes alimentaires-Food Systems.
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN : 978-2-406-09829-4
- EAN : 9782406098294
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-09829-4.p.0017
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/11/2019
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : Bioéconomie, territoire, système alimentaire, développement rural