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Classiques Garnier

Éditorial Le cluster de bioéconomie circulaire territorialisée, instrument d’une nouvelle dynamique des systèmes alimentaires et des espaces ruraux

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
    2019, n° 4
    . varia
  • Auteur : Rastoin (Jean-Louis)
  • Résumé : Alors que la fracture entre espaces ruraux et grandes métropoles ne cesse de se creuser et que la pression des crises sociales, environnementales et/ou économiques touche une majorité de pays dans le monde, des modèles innovants d’entreprises doivent être imaginés. Les clusters de bioéconomie circulaire territorialisés formés de réseaux d’entreprises responsables et durables pourraient constituer le socle de systèmes alimentaires capables de redynamiser le monde rural.
  • Pages : 17 à 24
  • Revue : Systèmes alimentaires
  • Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN : 9782406098294
  • ISBN : 978-2-406-09829-4
  • ISSN : 2555-0411
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-09829-4.p.0017
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/11/2019
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Bioéconomie, territoire, système alimentaire, développement rural
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Éditorial

Le cluster de bioéconomie circulaire territorialisée, instrument dune nouvelle dynamique
des systèmes alimentaires et des espaces ruraux

Jean-Louis Rastoin

Montpellier SupAgro

UMR Moisa

Les territoires ruraux, plus que les métropoles urbaines, subissent de plein fouet la triple crise sociale, environnementale et économique en ce début du xxie siècle. Appelons donc à la rescousse Gustave Flaubert : « Et quaurais-je à faire, Messieurs, de vous démontrer ici lutilité de lagriculture ? Qui donc pourvoit à nos besoins ? Qui donc fournit à notre subsistance ? Nest-ce pas lagriculteur ? ». Le discours de M. le conseiller de la préfecture de Seine-Inférieure Lieuvain reste vrai aujourdhui, malgré les promesses des cultures cellulaires et autres procédés dartificialisation de nos aliments.

Cependant, le contexte a beaucoup changé. Lors de la parution de Madame Bovary en 1857, les ménages agricoles représentaient 20 millions de personnes, soit 53 % de la population française. En 1950, la France comptait 5,5 millions de travailleurs dans lagriculture, la pêche et la sylviculture (28 % de la population active totale) et, en 2017, à peine 750 000 (2,7 % de la population active totale). Le nombre dexploitations agricoles est passé de 2,5 millions en 1950 à 437 000 en 2016 (divisé par 5,7). Cet exode rural massif sest accompagné dune réduction de la superficie agricole utilisée (SAU : 35 millions dha en 1950, 29 millions en 2017), moins rapide que celle du nombre dexploitations, avec en conséquence une forte augmentation de la taille moyenne des fermes (66 ha en 2016 contre 14 ha en 1950) (chiffres Agreste, ministère de lAgriculture). Dans le même temps (entre 1950 et 2018), la population rurale est passée de 45 % de la population totale à 20 % en France et 18de 70 % à 45 % dans le monde (source Faostat) tandis que la fracture socio-économique saggravait entre ces deux espaces géographiques.

Cette tendance néfaste mettant en péril toutes les composantes du développement durable global pourrait être ralentie, voire inversée, par linnovation de rupture constituée par la bioéconomie circulaire. Cette innovation est à envisager dans le cadre dune proximité territoriale, en construisant des clusters (grappes dactivité)1. Les clusters sont capables dimpulser de nouvelles dynamiques dans les zones rurales. Ces clusters de « bioéconomie circulaire territorialisée » devraient changer radicalement la nature et le fonctionnement des exploitations agricoles contemporaines.

1. Les 3 agricultures du monde :
familiale, de firme et de subsistance

Les sociologues Bertrand Hervieu et François Purseigle ont établi une typologie des exploitations en 3 groupes : lagriculture familiale (dans laquelle le travail et le capital sont dorigine essentiellement familiale et de dimension limitée) ; lagriculture de firme (avec des domaines de très grande taille –plusieurs milliers dha– recourant à dimportants capitaux en provenance des marchés financiers et à une gestion par sous-traitance à des entreprises spécialisées, comme on peut lobserver en Amérique du Sud et du Nord) ; et lagriculture de subsistance (caractérisée par de petites surfaces et une grande pauvreté, prédominante dans les pays du Sud). En France, lagriculture familiale reste très largement majoritaire. En 2016, la catégorie des « grandes exploitations » correspond à une moyenne de 111 ha (couvrant 73 % de la SAU totale), celle des « exploitations moyennes » à 50 ha (20 %) et celle des « petites exploitations » à 14 ha (7 %). Signe des temps, ce type dagriculture évolue vers des statuts juridiques de sociétés (EARL, Gaec, SCEA, etc.) représentant 36 % des exploitations en 2016 contre 19 % en 2000.

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Lagriculture de firme est encore peu présente, mais on note ces dernières années plusieurs projets relevant de cette approche, comme la ferme des mille vaches dans les Hauts-de-France ou les investissements fonciers réalisés par Hongyang, une société chinoise, en Indre (1 700 ha) et dans lAllier (900 ha). En Chine, on trouve la plus grande entreprise agricole au monde : la « méga-ferme » de Mudanjiang, au nord-est du pays, dans la province dHeilongjiang, frontalière de la Sibérie. Cette firme, propriété des investisseurs Zhongding Dairy Farming (chinois) et Severny Bur (russe), totalise 9,1 millions dha et un troupeau laitier de près de 100 000 vaches. Quant à lagriculture de subsistance, elle a fortement régressé du fait de la monétarisation de léconomie.

2. Les 3 interrogations de la prospective agricole :
gouvernance, santé(s) et inégalités

La première question qui se pose en prospective agricole (et plus largement rurale), partout dans le monde, est bien celle de la gouvernance des entreprises : le modèle familial sera-t-il résilient ou, à linstar de ce qui est à lœuvre dans de nombreux autres secteurs économiques, la financiarisation va-t-elle éroder puis faire disparaître ce modèle ? En effet, lactivité agricole est devenue hautement capitalistique du fait du coût des terres, bâtiments et équipements, et lendettement des exploitations se situe à un niveau élevé. En France, la moyenne dâge relativement élevée des chefs dexploitation (51 ans en 2016) soulève en outre le problème de leur relève et donc de la capacité dinvestissement des repreneurs, dans un contexte de conflit dusage des sols de plus en plus tendu du fait de lurbanisation et de lindustrialisation de masse.

La seconde interrogation de la prospective agricole, rurale et alimentaire est la nature du modèle technico-économique à privilégier alors que des contraintes croissantes sont perceptibles. Tout dabord, celle de la santé publique, avec la pandémie résultant de la malnutrition, aggravée par la présence de résidus chimiques à risques pathogènes dans les aliments (obésité, maladies cardio-vasculaires, cancers, diabète de type 2). La mauvaise qualité de certains de nos aliments et un mode de 20vie sédentaire sont la principale cause directe ou indirecte de mortalité dans lensemble des pays à haut revenu et émergents. En second lieu, la santé de la nature soumise à des pollutions multiples et à un épuisement des ressources naturelles (terre, eau, phosphates, énergies fossiles, biodiversité). La troisième contrainte est le changement climatique, avec des effets sur les rendements agricoles et, dans certaines zones comme la région méditerranéenne, une menace de désertification. Enfin, dun point de vue économique et social, on observe un partage inégal de la valeur créée dans les filières agroalimentaires en défaveur des agriculteurs et une stagnation de leurs revenus.

3. Un scénario alternatif fondé sur la qualité, linnovation et les territoires

Selon de nombreuses études scientifiques convergentes (Willett et al., 2019), il y a urgence à construire un scénario alternatif au modèle agroindustriel dominant aujourdhui la planète et dont les externalités négatives sont établies. Il existe une boussole : les objectifs pour 2030 du développement durable définis par lAssemblée générale des Nations Unies en 2015, dont 10 sur 17 ont un lien avec lalimentation. Le scénario alternatif est fondé sur la diversité et la qualité des produits, sur des technologies adaptées à lécosphère, sur la proximité entre acteurs des filières et sur une gouvernance participative. Quelles en seraient les implications pour les exploitations agricoles qui resteront, pour longtemps encore, la source principale sinon unique de nos aliments ?

Diversité et qualité des produits agricoles vont résulter dun changement de modèle technico-économique, en passant de lintensification chimique et génétique et de la spécialisation productive à lagroécologie. Cette technologie naissante formalisée à partir des années 1980 combine productions végétales, animales et forêts en sappuyant sur la biodiversité pour lutter contre les prédateurs et les pathologies des plantes et des élevages. Lagroécologie implique un couvert maximum des sols et donc un désherbage qui fera appel à la robotique et au numérique (agriculture de précision, management de la parcelle à lexploitation et 21à la micro-région par des dispositifs de capteurs et logiciels connectés à des tablettes).

La mise en œuvre de la bioéconomie circulaire, complémentaire à lagroécologie, permettra délargir le portefeuille dactivités de lexploitation agricole. En effet, la bioéconomie, conceptualisée par le mathématicien et économiste Nicholas Georgescu-Roegen au début des années 1970, est fondée sur une filiation entre économie et biologie. Elle combine la valorisation des nombreux produits issus de la biomasse au recyclage des déchets issus de ce processus. Cest une part significative du marché des dérivés du carbone fossile qui est potentiellement ouvert par le gisement du carbone organique (Sgard et Harayama, 2013). Ainsi, à côté de la production traditionnelle de matières premières pour les filières agroalimentaires, lentreprise agricole de demain élaborera des co-produits non alimentaires pour lindustrie chimique, pharmaceutique, cosmétique, etc.), des énergies renouvelables (agrocarburants, méthane, solaire et hydraulique), tout en éliminant et valorisant les déchets et en contribuant à la captation des gaz à effet de serre. Les fermes Songhaï au Bénin (Nzamujo, 1999), et les Fermes de Figeac en France (Leger, 2014) ont mis en place une telle stratégie dès les années 1980. Parallèlement, lagroécologie facilitera la restauration et lentretien des paysages, condition dun développement de léco-tourisme qui génèrera une demande de produits de terroir et dhébergements ruraux (Leroux, 2015). Ainsi, les 3 secteurs économiques, primaire, secondaire et tertiaire contribueront à améliorer et équilibrer dans le temps le revenu de lentreprise agricole.

La proximité constituera le second pilier de la future entreprise agricole. Lagroécologie réhabilitera lécosystème. Elle peut prétendre à terme à une performance économique proche de litinéraire technique agroindustriel en étant pratiquée sur des espaces agroclimatiques adéquats. Au sein de ces écosphères permettant de combiner productions végétales, animales et forêt, il sera possible de maitriser leurs ravageurs, en favorisant la biodiversité (Duru et al., 2014). Des filières courtes à ancrage territorial rapprocheront agriculture, unités de transformation artisanales (dont certaines pourront être intégrées aux entreprises agricoles), PME industrielles et circuits de commercialisation, avec un bénéfice de qualité pour les produits alimentaires. Enfin la proximité entre producteurs et consommateurs permettra une meilleure traçabilité 22et connaissance des produits, y compris au plan culturel, ce qui facilitera les exportations par le canal de léco-tourisme. Biovallée, dans la Drôme, est une illustration de cette articulation entre filières et territoires sous forme de clusters bioéconomiques. Ces clusters sont les héritiers des districts industriels théorisés par léconomiste Alfred Marshall à la fin du xixe siècle, districts dont la prospérité résultait deffets dagglomération facilitant la communication entre acteurs.

La gouvernance participative relève de léconomie sociale et solidaire. Elle est déjà très présente dans le système alimentaire français et européen avec les coopératives. Lévolution de la mission des entreprises, en chantier avec la loi PACTE en France –malgré ses insuffisances– annonce une prise en compte lente, mais progressive, des objectifs environnementaux et sociaux dans les statuts et les stratégies des acteurs privés de léconomie. La gouvernance partenariale (Enjolras, 2005) facilitera la mise en réseau et la mutualisation des ressources humaines, matérielles et financières indispensable pour améliorer la compétitivité économique des petites et moyennes structures. Le Gaec (groupement dexploitations agricoles en commun) Ursule, créé en Vendée en 1983, exploitant aujourdhui une ferme de polyculture-élevage bio de 260 ha avec 4 associés et 4 salariés en est une bonne illustration.

4. Atténuer les impacts négatifs
et promouvoir les externalités positives

Le système alimentaire territorialisé qui fonde le scénario alternatif est porteur dexternalités positives pour le consommateur (qualité des produits), les territoires, notamment ruraux (économie, emploi et environnement) et les filières (positionnement stratégique sur des marchés porteurs grâce à une différenciation par des ressources spécifiques). Il annonce une mutation « disruptive » pour les exploitations agricoles, mutation qui en fera des entreprises agricoles du 4e type : ni strictement familiales, car regroupant des partenaires issus dun capital social au sens de Pierre Bourdieu ; ni firmes, car non financiarisées et à taille humaine ; ni de subsistance, car intégrée à des marchés et à des réseaux solidaires. 23Cette mutation est conditionnée par une politique alimentaire et agricole audacieuse incluant un renversement des échelles de gouvernance et le passage dune organisation administrative en silo à une task force horizontale dédiée à lalimentation durable. Des signaux, encore faibles, vont dans ce sens : dans les territoires, avec des programmes alimentaires régionaux préfigurés par le « Pacte pour une alimentation durable en Occitanie », au niveau de lÉtat, avec une esquisse constituée par la loi Egalim – malgré ses « trous noirs » – puis de lUnion européenne avec une PAAC (politique alimentaire et agricole commune) enfin mise en place à lhorizon 2027-2034. La route sera longue, mais avons-nous dautres scénarios souhaitables et souhaités ?

Le système alimentaire pourrait ainsi constituer le domaine à privilégier pour amorcer les indispensables mutations dont dépend la qualité de notre avenir, comme le suggère le projet du philosophe Ernst Bloch (1885-1977) : « [] faire du sol et de lattachement à la terre des éléments contemporains, des fondements de la liberté et du besoin dappartenance en même temps que des vecteurs de sensibilité et dune conscience universaliste ».

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Références bibliographiques

Duru M., Fares M., Therond O., 2014, « Un cadre conceptuel pour penser maintenant (et organiser demain) la transition agroécologique de lagriculture dans les territoires », Cah. Agric., vol. 23, 2 : 84-95.

Enjolras B., 2005, « Économies sociale et solidaire et régimes de gouvernance », Revue internationale de léconomie sociale, (296) : 56-69.

Georgescu-Roegen N., 1971, The Entropy Law and the Economic Process, Harvard Univ. Press, Cambridge.

Hervieu B., Purseigle F., 2013, Sociologie des mondes agricoles, Paris, Armand Colin, 320 p.

Leger F., 2014, « Diversification, circuits courts, action collective : reprendre en main son destin », Assemblée générale de la coopérative Les Fermes de Figeac, Martel, France.

Leroux E., 2015, « Management du tourisme responsable, vecteur dinnovation environnementale, sociale, économique et territoriale », Management & Avenir, 76 (2) : 111-119.

Nzamujo G., 1999, “A New Approach to Sustainable Livelihoods : African Youth and Agriculture”, Development, 42 : 64.

Sgard F., Harayama Y., 2013, « La bioéconomie aujourdhui et ses perspectives de développement », Annales des Mines – Réalités industrielles, 2013/1, Paris : 5-11.

Willett W. et al., 2019, “Food in the Anthropocene : The EAT-Lancet Commission on healthy diets from sustainable food systems”, www.thelancet.com, vol. 393 : 447-92.

1 Voir sur ce thème, larticle dAndré Torre et Sabrina Brullot « Léconomie territoriale circulaire : un pas vers la soutenabilité des territoires ? » dans ce no 4 de la revue Systèmes alimentaires-Food Systems.