Le consommateur face à la transgression ordinaire de ses normes de consommation Le cas des produits alimentaires « moches »
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2017, n° 2. varia - Auteurs : Hanan (Audrey), Moulins (Jean-Louis), Fons (Cendrine)
- Pages : 173 à 196
- Revue : Systèmes alimentaires
Le consommateur face
À la transgression ordinaire
de ses normes de consommation
Le cas des produits alimentaires « moches »
Audrey Hanan,
Jean-Louis Moulins
et Cendrine Fons
Aix-Marseille Université, CRET-LOG
Introduction
Au confluent d’une quête de stimulation des sens et d’un grand choix alimentaire, les marques ont jusqu’ici proposé des produits répondant à des critères esthétiques attendus, us et coutumes justifiés par le poids des composantes sensorielles dans le processus décisionnel du consommateur, a fortiori lorsqu’il s’agit de produits alimentaires (Filser, 1994). La standardisation fait partie de la conception habituelle de l’offre des enseignes. Une pratique de distribution qui a, volontairement ou involontairement, habitué les consommateurs à attendre, au sein des hypermarchés, des produits parfaits et identiques. Ces normes de distribution peuvent s’expliquer par des raisons pratiques : fixation des prix, merchandising, poids, facteurs incitatifs à l’achat. Elles deviennent, pour les consommateurs réguliers, des normes de consommation, suite à des expositions répétées. Ces normes implicites leur permettent d’avoir une représentation de l’offre standard servant de point de référence dans l’évaluation de leurs prochaines expériences.
174Dans un contexte où les problématiques écologiques font de plus en plus écho, certains aspects du système de distribution des grandes surfaces de vente doivent être repensés. En effet, les politiques d’approvisionnement de la grande distribution contribuent au gaspillage alimentaire : la moitié de la production alimentaire, parfaitement consommable, est écartée avant commercialisation pour des raisons de normes (calibrage, couleur, aspérités)1. Il s’agit, de ce fait, de pertes alimentaires évitables. Une meilleure gestion de l’impact écologique de la grande distribution passerait ainsi par la réduction de son gaspillage alimentaire, changement qui la conduirait à modifier ses normes de distribution et, par suite, celles de consommation de ses clients. Une fracture avec la conception habituelle de l’offre qui n’est pas anodine, d’autant qu’il s’agit de produits alimentaires (Magne, 2004). En outre, bien que favorable aux initiatives responsables, comment le consommateur percevrait-il des produits alimentaires « moches » qui rompent avec ses expériences en hypermarchés ? Accepterait-il ce changement ? Est-il en accord avec une nouvelle offre non conforme aux normes des hypermarchés généralement adeptes de la standardisation ? Des comportements de rejet pourraient, de fait, émerger, incitant les distributeurs à la prudence.
L’objet de cet article est d’étudier la manière dont les consommateurs réagissent à une rupture par la marque des normes qu’elle a elle-même édictées. Cette étude mobilisera le paradigme relationnel qui permet d’expliquer les comportements des consommateurs envers la marque sur le long terme. Plus précisément, nous chercherons à savoir si le contenu de cette relation de long terme peut être affecté par une rupture volontaire de l’offre. À l’instar de Girin et Grosjean (1996), nous proposons de désigner ces phénomènes de rupture par le terme générique de « transgression » : il désigne l’ensemble des actions qui, dans l’entreprise, sont en contradiction avec les règles (lois, règlements intérieurs, ordres du supérieur) ou les normes (« méta-règles » souvent tacites). Jusqu’alors, très peu de recherches ont étudié l’impact d’une transgression initiée par la marque sur sa relation avec le consommateur. On peut ici faire le rapprochement avec la « transgression ordinaire » qui, au sens de Badot (2002), s’apparente à « une mise en sourdine des conventions ». Badot met en évidence le fait qu’une entreprise peut, elle-même, élaborer une 175organisation savante de la transgression en vue de rendre plus acceptables les principes modernistes de son système productif.
Pour répondre à cette interrogation, l’étude d’une nouvelle offre par les hypermarchés de produits alimentaires peu esthétiques (habituellement non commercialisés) est proposée. Elle concerne une nouvelle gamme de produits à l’aspect particulièrement déformé, étendue sur plusieurs familles : fruits/légumes, céréales, camemberts, charcuterie, biscuits, conserves, huitres, foie gras, etc. (cf. annexe 1). Ces produits « moches » sont à distinguer des catégories normalisées Extra, I ou II, car ils correspondent à une marque spécifique de produits alimentaires inesthétiques. Ils heurtent la norme habituelle d’esthétisme que promeut la grande distribution.
Cet article vise à étudier les réactions du consommateur vis-à-vis d’une offre inesthétique et anti-gaspi qui induit une modification de ses normes de consommation en hypermarché. Au-delà de la nouveauté de cette pratique de consommation et du champ d’investigation retenu – les produits « moches » – l’apport de ce travail réside surtout dans une meilleure compréhension de la manière dont les consommateurs réagissent à une transgression des normes édictées par la marque (dans notre cas, l’enseigne). Une première enquête qualitative in situ (Hanan et Moulins, 2016) a permis de mettre en évidence les nombreuses inférences attribuées à ces produits, ainsi qu’un sentiment de nouveauté et de risque. L’étude révèle parallèlement que les produits « moches » sont souvent perçus par le consommateur comme une marque de distributeur2. Ces réactions affectives incitent à porter plus d’attention à leur impact sur la relation consommateur-enseigne. Dans cette optique, une première partie conceptuelle analyse l’expérience esthétique du consommateur ainsi que les réponses attitudinales face à des stimuli inhabituels. La deuxième partie présente les résultats d’une étude netnographique réalisée à la fois sur le réseau social de la marque « Les Gueules Cassées » et sur divers forums d’articles relatifs aux produits « moches ».
1761. Fondements conceptuels
1.1. Le beau en grande surface, norme exemplaire ?
En se fondant sur la relation ancestrale entre le beau et le bien, on peut supposer que, pour le consommateur, un produit beau tendrait à évoquer un sentiment positif, alors qu’un produit moche laisserait entrevoir la possibilité d’effets négatifs. Théorisée par Platon et le néoplatonisme, l’idée de beau s’est répandue en Europe, laissant rapidement naître une relation entre le beau et le bien. Plus tard, Kant (1790) écrira même que « le Beau est le symbole du Bien ». Ce lien entre le beau et le bien explique en grande partie le fait que l’apparence des produits soit le premier indicateur permettant à un consommateur de juger de la qualité des produits, même si ses repères visuels s’avèrent parfois peu reliés à l’expérience gustative. Dans la mesure où il n’est pas possible de goûter un produit alimentaire avant l’achat, la décision des acheteurs repose donc fréquemment sur l’apparence visuelle. Ainsi, l’aliment se doit-il d’être « bon à manger, mais également bon à penser » (Levi-Strauss, 1962). De fait, les attributs esthétiques des produits de grande consommation sont reconnus comme des facteurs incitatifs à l’achat (Filser, 1996). L’attitude esthétique peut être vue comme une préférence développée par le consommateur à l’égard de l’apparence (Magne, 2004). Par exemple, la société Lyons-Tetley a changé la forme d’un sachet de thé (rond au lieu de carré), sans changer son contenu. Cette nouvelle forme a induit de nouvelles croyances traduites par une différence gustative marquée pour les consommateurs (Philips et al., 1991, in Magne, 1999). Les attributs esthétiques du produit peuvent ainsi être source de plaisir, de stimulation et constituer des facteurs incitatifs à l’achat. À l’inverse, des changements peuvent être rejetés par les consommateurs lorsqu’ils confèrent un aspect inhabituel aux produits alimentaires (Roehrich, 1987).
Les crises alimentaires successives de ces dernières années nous ont rappelé que l’alimentation n’est pas un sujet anodin. Contrairement aux autres biens de consommation, elle est la seule (avec le médicament) à pénétrer dans le corps humain, rendant les effets de sa consommation irréversibles. Ce principe d’incorporation relève 177de la « pensée magique » des études anthropologiques relatives à l’alimentation (Fischler, 1996) et joue un rôle fondamental dans l’acte alimentaire. Le consommateur – le mangeur – considère qu’il acquiert les propriétés de l’aliment : « je deviens ce que je mange » (Rozin, 1994). Si le mangeur est ce qu’il mange ou s’il devient ce qu’il mange, il est vital pour lui d’avoir la maîtrise de ses incorporations pour contrôler ce qu’il est. Ainsi, le « je suis ce que je mange » fait partie des croyances profondes de notre société. Il ne s’agit donc pas seulement de santé, comme le mentionnait Hippocrate (« que l’alimentation soit ta première médecine ») ou de sécurité, mais également d’identité et de conscience de soi.
Bien que le consommateur demeure attentif aux aliments qu’il consomme, « faire ses courses alimentaires » apparaît souvent comme un acte banal et répétitif du quotidien. Les achats de produits de grande consommation se caractérisent généralement par une certaine inertie des consommateurs (Chintagunta, 1998) qui, par peur de prendre des risques (néophobie) ou par effet de routine, achètent toujours les mêmes produits. Les points de vente jouent ainsi un rôle important dans l’acquisition de connaissances et de savoir-faire en matière de consommation alimentaire (Dotson et Hyatt, 2005). Un produit est, ainsi, également identifiable par l’expérience de consommation avec la marque/enseigne. Autrement dit, les attentes du consommateur envers la marque/le produit proviennent d’un apprentissage implicite des normes de consommation résultant de son exposition répétée à celles-ci. Des représentations inhabituelles peuvent donc influencer le processus de décision des consommateurs et leur comportement lorsqu’elles sont perçues comme transgressant ces normes. C’est l’existence des normes qui fait apparaître les transgressions (Durkheim, 1983). Ainsi, l’offre habituelle d’une marque, en elle-même, a une valeur normative pour le consommateur qui peut l’utiliser comme point de référence de ses relations à la marque/enseigne. La transgression ordinaire des normes de consommation correspond ainsi à la présentation (par l’entreprise) et à la consommation (par l’individu) de produits en contradiction avec les normes et la conceptualisation habituelle de l’offre. Il importe maintenant d’examiner les conséquences de cette pratique transgressive ordinaire sur le comportement du consommateur.
1781.2. La relation du consommateur
à la marque produit ou enseigne
L’engagement est reconnu par de nombreux auteurs comme une variable déterminante explicative du comportement du consommateur (N’Goala, 2008) ; Moulins et Roux, 2010). Il peut être de deux types, soit comportemental soit attitudinal. L’engagement behavioriste est assimilé à la fidélité comportementale, tandis que l’engagement attitudinal est un état psychologique qui lie l’individu à la marque (Moulins et Roux, 2010) hors de tout contexte d’achat. La confiance, l’attachement et l’identification sont considérés comme des déterminants de l’engagement (Morgan et Hunt, 1994 ; Fournier, 1998 ; Moulins et Roux, 2010).
La confiance. Définie comme « l’attribution par le client d’un ensemble de présomptions accumulées sur l’entreprise (ou la marque) quant à sa crédibilité, son intégrité et sa bienveillance » (Gurviez et Korchia, 2002), la confiance revêt généralement en marketing une dimension tridimensionnelle : la crédibilité (capacité à savoir-faire), l’honnêteté ou l’intégrité (mise en œuvre de ses promesses) et la bienveillance (le fait de tenir compte des intérêts de l’autre).
L ’ attachement. Défini comme « une variable psychologique qui traduit une réaction affective durable et inaltérable envers la marque et qui exprime une relation de proximité psychologique avec celle-ci » (Lacoeuilhe, 2000), l’attachement correspond à un sentiment de proximité et à un lien fort entre le consommateur et la marque.
L ’ identification. Défini comme « le niveau de correspondance entre l’image de soi et celle de la marque » (Bagozzi et Dholakia, 2006), l’identification est un moyen pour le consommateur d’exprimer ses valeurs à travers ses achats de produits ou de marques, une expression de son identité telle qu’il la perçoit (actual self) ou l’idéalise (ideal self).
1792. Une enquête netnographique
2.1. Méthodologie de la recherche
La netnographie réalisée étudie l’ensemble des commentaires laissés par des personnes sur les produits « moches » via Internet. La netnographie est une méthode qualitative récente et pertinente de recueil de données (Kozinets, 2002). Elle présente notamment l’avantage d’être non intrusive pour le consommateur. L’analyse des commentaires a été menée sur trois sites : des forums généralistes, le réseau social et le site du collectif « Gueules cassées » sur la période de 2014 à 2016. Cette période a été choisie, car le premier lancement de cette opération correspond au mois de mars 2014. La totalité des commentaires postés a été prise en compte, aucune sélection de commentaires n’a été effectuée. Cette récolte de données a abouti à l’étude de 272 commentaires à l’aide du logiciel N’Vivo. L’analyse thématique a été basée sur un cadre préétabli (prescripteurs) issu de la revue de la littérature. Par ailleurs, une analyse de contenu lexicale a permis d’analyser d’autres dimensions prédominantes. La fig. 1 résume les sites concernés et des exemples de prescripteurs pour nos variables.
Sites |
Nombre de commentaires |
Articles |
Le Monde (80 commentaires) ; La Réclame (36 commentaires) ; 20 Minutes (10 commentaires) ; Metronews (9 commentaires) ; Facebook du collectif (117 commentaires) ; site du collectif (20 commentaires). |
Variables |
Prescripteurs |
L’engagement |
« J’achèterai ; je soutiens ; j’adhère ». |
La confiance |
« J’ai confiance ; c’est une garantie ; une bonne marque ; la marque montre de l’intérêt ; la marque est attentive ; la marque cherche à améliorer ». |
L’attachement |
« J’aime cela ; j’ai de l’affection ; je suis lié ; je suis attiré ; cela me procure du plaisir ou de la joie ; je trouve un certain réconfort ». |
L’identification |
« Ma personnalité ; mon image ; je veux être ; mes valeurs ; cela me correspond ; cela me va bien ; cela me ressemble » ou des verbes tels que « je dois ». |
Fig. 1 – Commentaires sur les produits « moches »
au 10 avril 2016 et prescripteurs retenus.
2.2. Résultats et discussion
Les résultats obtenus mettent en évidence le fait que les consommateurs ayant posté un avis accordent une grande importance aux produits alimentaires « moches » pour leurs apports vis-à-vis du gaspillage alimentaire. La nethnographie fait apparaître les variables de confiance, d’identification et d’engagement du processus relationnel. Les résultats sont illustrés par des citations-jalons.
2.2.1. Une perception dichotomique de la valeur de cette nouvelle offre : entre sensibilité environnementale et sensibilité aux normes sociales
D’après l’analyse de contenu thématique, les attributs de l’offre de produits sont perçus de façon différente. Pour les consommateurs sensibles à la dimension environnementale, l’argument « respectueux de l’environnement » semble se placer loin devant l’argument esthétique dans les comportements d’achat. Pour les consommateurs sensibles à la norme sociale, c’est l’argument esthétique qui prime. Les réactions négatives mettent en lumière un problème de positionnement et de valorisation de ces produits.
Valeurs écologiques. La sensibilité écologique du consommateur joue un rôle non négligeable dans les motivations et le comportement d’achat de ces produits (motivations altruistes/écologiques). Les consommateurs ayant une sensibilité écologique apprécient cette offre, car ils perçoivent plusieurs bénéfices de consommation. Dans leur esprit, ces produits offrent des bénéfices fonctionnels et expérientiels (bons, naturels, frais, bénéfiques pour la santé). Il existerait une différence perçue en termes de saveur entre les produits classiques et les produits « moches ». Les aspérités seraient signe de qualités gustatives et induiraient des attentes gustatives marquées. Plusieurs consommateurs laissent des commentaires afin d’expliquer que ces produits sont bons et même meilleurs ou pour confirmer leur qualité suite à leur expérience d’achat. Ces témoignages sont source d’un bouche-à-oreille positif pour les produits et d’une amélioration de leur valeur symbolique.
Normes sociales. Pour d’autres consommateurs moins sensibles à l’écologie, l’argument écologique fait, au contraire, paraître ces produits comme des rebuts aux yeux des consommateurs (destruction de valeur 181utilitaire).Ils associent le produit « moche » à un sous-produit, un produit déclassé. Des commentaires vont plus loin en les comparant aux déchets retrouvés dans les poubelles. En accord avec les travaux de Monnot et Renou (2013), il est nécessaire de minimiser la contrainte perçue par les discours écologiques. Il s’agit de « montrer l’utilité des comportements écologiques en valorisant des arguments comme l’économie et la praticité ». Le fait de limiter le gaspillage alimentaire devient une excuse, un argument, pour acheter un produit qui répondrait à leurs attentes. Il paraît donc essentiel d’envisager ces produits sous l’axe marketing en priorité et de penser à la dimension écologique comme un bénéfice produit supplémentaire, voire annexe. Enfin, parmi les freins relevés, la notion de temps semble capitale pour ces produits. Les consommateurs perçoivent une perte de temps pour les éplucher et les cuisiner. Leurs formes biscornues rendent l’opération plus compliquée et constituent une véritable crainte.
Sensibilité |
Sensibilité aux normes sociales (esthétiques) |
|
Qualité |
« Le mieux dans ces fruits et légumes différents : la plupart du temps ils sont meilleurs, car certains défauts sont signe de qualité ! ! ! C’est comme tout… ce qui est beau de l’extérieur n’est pas forcément une garantie de qualité à l’intérieur. » (R1) « Pour les fruits et les légumes, en fait, plus c’est moche, plus c’est bon. Car ça signifie que la patte de l’homme n’est pas venue contrarier Mère Nature. » (R2) |
« Alors si je comprends bien pour des raisons de gaspillage, les ménages vont devoir se coltiner des aliments de moins bonne qualité et à des prix exorbitants ? N’oubliez pas que la beauté d’un aliment joue beaucoup sur le goût… » (R11) « C’est bien pour ceux qui n’ont pas d’argent. » (R12) « Ce n’est pas pour leurs quelques centimes d’économie que je vais acheter des produits moins bons ! » (R13) |
Goût |
« J’ai goûté les poires moches, bah elles étaient super bonnes ! C’est moche, mais ça reste très bon ! » (R3) « Ils doivent être meilleurs que tous ces produits trafiqués. » (R4) |
« Bah, ça ne me fait pas du tout envie. » (R14) « À mon avis, ces produits ne sont pas bons du tout, pas convaincu ! » (R15) |
Bénéfices / risques perçus |
« Quelle merveilleuse publicité qui me réconcilie avec la vie. Les légumes moches sont souvent moins bardés de toute sorte de traitement, donc moins dangereux pour notre santé ! Une fois épluchés, ils sont merveilleux. » (R5) |
« La vraie question, c’est pourquoi ils sont déformés, et là c’est tout de suite moins appétissant : à cause des manipulations génétiques, des engrais et pesticides cancérigènes et j’en passe et des meilleurs, réfléchissez à tout cela avant d’acheter n’importe quoi. » (R16) |
182
Motivations/ freins |
« Un petit pas pour le consommateur et un grand pour la planète ! Je dis oui. » (R6) « Super, arrêtons ce gaspillage insensé ! » (R7) « Tous pour un et un pour tous, maintenant j’achèterai moche. » (R8) |
« Ce n’est pas moi qui vais l’éplucher. » (R17) « En voyant cette carotte un peu tchernobilienne, je me demande comment je peux éplucher ce légume sans y passer deux heures dessus. » (R18) |
Valeur |
« Ce sont des nouveaux produits qui ont tout à fait leur place dans les grandes surfaces. » (R9) « J’adore ces fruits ou légumes qui ont de la PERSONNALITÉ. C’est touchant, c’est troublant, c’est beau et surtout c’est très bon. » (R10) |
« On mange les belles carottes et on nourrit les cochons avec les moches depuis toute éternité. » (R19) « J’aurais l’impression d’acheter des produits périmés ! ! » (R20) « Alors si je comprends bien pour des raisons de gaspillage, les ménages vont devoir se coltiner des aliments de moins bonne qualité. » (R21) |
Fig. 2 – Exemples de verbatim.
2.2.2. Engagement, confiance et identification à la marque et l’enseigne
Les résultats présentent l’impact de cette offre inhabituelle sur les variables relationnelles classiques :
–2.2.2.1. Identification au produit
Au travers des commentaires, l’identification apparaît sous trois formes distinctes. Lorsque les consommateurs ont une sensibilité écologique, l’identification apparaît comme un paramètre déterminant. On peut qualifier ces consommateurs de militants, ils souhaitent d’ailleurs devenir des ambassadeurs de la marque.
Très bonne initiative, je viens de m’inscrire comme ambassadrice (R22).
L’union fait la force et avec vous et nous ce sera chose faite ! (R23).
Quand les consommateurs deviendront-ils massivement citoyens et solidaires ? (R24).
Ces produits sont une façon d’exprimer leurs idéaux à travers la consommation. Une dimension plus sociale, relative au développement 183durable, a émergé visant à voir ces produits « moches » comme différents et mettant en évidence que ce n’est pas parce que c’est différent que ce n’est pas bon. Les déclaratifs sont convergents avec les travaux de Zajonc (1968). Ils vont dans le sens d’une familiarité envers le produit (pas des contacts seulement sporadiques) et ne sont pas stigmatisés par rapport aux produits habituels. Certains discours transposent ce culte du beau pour les produits à l’humain et le produit s’apparente à un support d’expression de soi.
« Il faudrait tout simplement vendre les deux dans le même bac. » (R25)
« Cessons de rejeter, critiquer ou de dévaloriser tout ce qui ne paraît pas normal, net ou beau, même si je m’éloigne du sujet alimentaire, ça se rejoint et j’espère en tout cas que cette démarche en amènera d’autres. » (R26)
Pour d’autres, l’implication personnelle est moindre, car il s’agit d’un gaspillage alimentaire indirect, puisque c’est la grande distribution qui jette ou qui ne référence pas ces produits. La responsabilité individuelle est de fait nettement moins engagée dans une telle perspective.
Commençons plutôt par ne pas jeter ce que l’on a dans le frigo (R27).
C’est la grande surface qui gaspille, ce n’est pas nous ! (R28).
Enfin, l’identification peut également avoir un impact négatif. En effet, l’influence sociale se révèle un déterminant majeur pour certains consommateurs. Les commentaires expriment une gêne à proposer ces produits aux invités voire aux membres de leur propre famille. Ces réactions rappellent combien l’aliment participe à la construction des identités sociales (Rozin, 1994). Les produits alimentaires consommés (et/ou achetés) sous le regard des autres s’inscrivent dans le concept d’extension de soi (Belk, 1988), ce que possède l’individu constitue le reflet extérieur de son identité.
Si je proposais ces fruits, mes invités me diraient que ce n’est pas bon (R29).
Je ne pourrais pas acheter des produits moches à mes enfants (R30).
Je ne me vois pas mettre ça à table quand je reçois (R31).
Ainsi,le sentiment d’être responsable à travers son comportement et l’envie d’être en accord avec ses valeurs incitent les consommateurs à s’engager envers ces produits. L’engagement des consommateurs découle d’un besoin d’identification. Pour qu’il y ait engagement, il faut une congruence entre le concept de soi du consommateur et la personnalité perçue du produit.
184
Identification positive |
Neutralité |
Identification négative |
Militants À travers l’identification à l’offre, le consommateur améliore son image et son estime de lui-même en consommant le produit. Les consommateurs ont un sentiment de vision partagée des valeurs et des convictions. Les valeurs collectivistes, comme le sens de l’appartenance, traduisent cette volonté d’aider son prochain et d’agir dans l’intérêt de la collectivité. |
Non concernés Les consommateurs ne font nullement le lien entre anti-gaspillage, écologie, et produits « moches ». |
Réfractaires Les produits « moches » ne sont pas envisagés lorsque la consommation de ces produits se déplace vers des lieux de socialité ou en présence d’autrui. Une consommation de produits inhabituels qui pourrait, dès lors, les rendre à leur tour différents aux yeux des autres. |
Fig. 3 – L’influence de l’identification sur l’offre.
–2.2.2.2 Identification à l’enseigne
La prise de conscience de sa propre responsabilité favorise la mise en place de nouveaux comportements de consommation. Cette prise de conscience déclenche une chaîne de réactions aboutissant à une acceptation des changements des normes de consommation pour ceux qui s’identifient à cette cause. On retrouve ainsi les résultats des travaux sur les produits responsables.
Gaspiller de la production, et donc toutes les ressources nécessaires à sa confection (temps, eau, et j’en passe), parce que vous avez la flemme de couper une carotte (ou autre légume) avant de l’éplucher, ne relève pas de la normalité, mais d’une certaine forme de bêtise dont beaucoup n’ont même pas conscience (R32).
C’est bien que la grande surface change, stop au gaspillage ! (R33).
Les commentaires postés soulignent la recherche de similarité entre les valeurs de l’entreprise et celles des clients. Le besoin des consommateurs de s’identifier à l’entreprise est important dans le contexte sociétal actuel. Cette identification repose sur les perceptions des caractéristiques et des valeurs de l’entreprise. Des résultats qui recouvrent ceux d’Ahearne, Bhattacharya et Gruen (2005) et de Bhattacharya et Sen (2003) sur l’influence des principaux antécédents de l’identification du client à l’entreprise (la perception de ses caractéristiques, de son image par les personnes extérieures).
185–2.2.2.3. Confiance envers le produit
Les produits « moches » sont des écarts de tri et ont été présentés comme tels au consommateur. Issus de la même récolte, ils n’ont pas plus de qualités intrinsèques et l’esthétisme en moins. Pourtant dans la mesure où les consommateurs sont sensibles à l’écologie et font le lien entre ces produits et le gaspillage alimentaire, ces produits sont assimilés à des produits responsables : « c’est écologique » ; « c’est anti-gaspi » ; « c’est responsable », « mangeons utile » ; « achetons responsable ». La confiance affective des consommateurs repose sur un sentiment de bienveillance et d’adhésion à un projet commun.
Une initiative utile et humaine (R34).
Merci à vous de nous ouvrir les yeux (R35).
Très bonne initiative, beaucoup trop de sociétés jettent alors qu’ils sont comestibles ou ne rentrent pas dans les normes qu’on nous impose (R36).
Chapeau, car c’est insupportable d’assister à un tel gaspillage ! (R37).
Cette démarche anti-gaspi influence la confiance des consommateurs indirectement à travers l’identification. Ainsi, plus le consommateur partage des valeurs et des traits communs avec la marque, plus il s’identifie et plus il est enclin à lui faire confiance. Elle repose également sur la dimension crédibilité du produit, car, pour plusieurs consommateurs, ces produits paraissent plus sains, plus naturels que l’offre habituelle et sont par conséquent assimilés à une préoccupation pour la santé.
À bas le formatage stupide des légumes et des fruits ! Je me méfie à juste titre des pommes et légumes vernissés, abondamment traités et insipides que l’on exhibe sur les étals des grandes surfaces et des marchés (R38).
–2.2.2.4. Confiance envers l’enseigne
Bien que les consommateurs assimilent ces produits à des produits responsables en raison de leur aspect inhabituel, ils estiment que leur prix devrait être moins cher. Ce résultat peut paraître contradictoire avec les travaux sur les produits responsables qui soulignent un consentement à payer positif pour l’achat de ces produits (Loureiro, Mccluskey et Mittelhammer, 2002). Mais si le consommateur est prêt à payer plus cher pour un achat responsable, ce supplément implique l’attente de 186produits de meilleure qualité, qui incluent plus de manutention (produits bios, par ex.) ou une dimension sociale (commerce équitable, par ex.). Dans le cas des produits « moches », cette dernière dimension, liée à la lutte contre le gaspillage, est insuffisamment valorisée auprès des consommateurs. De ce fait, il paraît peu pertinent de baisser leur prix. En ce qui concerne les produits biologiques, Dekhili (2013) montre l’effet négatif d’une baisse de prix sur leur crédibilité.
Quelle honte ! Ils veulent à tout prix vendre des fruits achetés à bas prix à des prix normaux (R39)
Il faut qu’ils soient 50 % moins chers sinon c’est de l’arnaque (R40).
Par ailleurs, les consommateurs qui ne s’identifient ni à ces produits ni à la cause écologique peuvent ressentir de la méfiance envers l’enseigne. Ces individus perçoivent la démarche comme un moyen utilisé par la grande surface pour vendre des produits habituellement perdus en utilisant un prétexte sociétal. Un nouveau moyen d’augmenter ses marges au détriment des producteurs. On retrouve ici les travaux sur le scepticisme des consommateurs vis-à-vis d’une offre sociétale (Monnot et Reniou, 2013) et sur la légitimité de la grande surface dans des démarches de développement durable (Capelli et Sabadie, 2005).
Certaines déformations sont naturelles, mais là j’en doute fortement (R41).
C’est pour qu’on oublie qu’ils tuent les fonds marins (R42).
Ces produits ont toujours été jetés ou donnés et maintenant ils essaient de nous les refourguer (R43).
En revanche, la dimension « crédibilité » de la confiance ne ressort pas, car les consommateurs ne se posent pas la question de savoir si la grande surface sait distribuer. La dimension « honnêteté » de la confiance ressort donc plus nettement. Le sentiment d’être manipulés est justement lié au fait que la grande surface détient un savoir-faire reconnu avec la présentation des produits. Les consommateurs sont donc confiants dans la capacité technique à la mettre en œuvre et par conséquent s’en méfient. La peur d’être manipulé est directement reliée à l’importance de l’expertise perçue du manipulateur supposé.
187–2.2.2.5. Attachement
La variable attachement est moins ressortie du fait que l’expérience d’achat n’a pas forcément été réalisée par les internautes ayant posté un avis. Il est difficile dans les verbatim d’isoler l’attachement, tant le contenu émotionnel est prégnant dans les prises de position. De ce fait, il est délicat de distinguer l’attachement à la cause de l’attachement à la marque.
–2.2.2.6. Engagement envers le produit
L’engagement normatif semble jouer un rôle majeur pour ces produits perçus comme socialement responsables. Les consommateurs ont le sentiment de respecter l’environnement en limitant le gaspillage alimentaire. Ils soutiennent cette démarche anti-gaspi qu’ils estiment bénéfique pour le bien-être social. Le respect de l’environnement apparaît comme une gratification qui légitime le comportement par des motivations « altruistes ». Sans surprise, les consommateurs sensibles à l’écologie et attirés par ces produits se déclarent disposés à les acheter.
C’est juste, c’est Français, c’est bon pour tout le monde et pour la planète et c’est plein de bon sens… J’adore ! ! ! (R44).
Il y va de la survie de la planète (R45).
Ouvrez vos boutiques, je suis prête à m’y investir (R46).
Je ne sais pas de quoi vous pouvez avoir besoin pour que ce projet voie le jour, mais je suis là pour vous aider (R48).
–2.2.2.7. Engagement envers l’enseigne
Les consommateurs favorables à cette offre sont à la recherche d’enseignes les référençant. Ils paraissent prêts à se diriger vers le magasin proposant ce type de produit, quitte à changer d’enseigne. Les consommateurs étant multi-fidèles, en cas de changement de magasin, ils peuvent décider d’y reporter l’ensemble de leurs achats et cette substitution de point de vente ne serait finalement plus temporaire, mais définitive. Ainsi, pour les magasins proposant ces produits non conformes, la disponibilité de ces produits peut améliorer de façon significative l’image et la fidélité des consommateurs à l’enseigne.
188Super idée, je vais chercher si une enseigne propose cette opération vers chez moi et j’irai chez elle ! (R49).
Je les cherche, je vais aller à Carrefour au lieu de mon Leclerc la prochaine fois pour voir s’ils le font (R50).
Je me tourne vers le Leclerc proche de chez moi pour me fournir en fruits et légumes pas très beaux, et cela incessamment sous peu ! ! (R51).
À l’inverse, plusieurs commentaires sont laissés par les internautes afin de souligner l’absence de ces produits dans leur magasin. Une indisponibilité de l’offre qui peut nuire à l’image de l’enseigne ainsi qu’à sa relation avec le consommateur dans la mesure où de la colère transparaît dans les commentaires postés. L’absence de cette opération dans leur magasin habituel provoque une forte insatisfaction des consommateurs, car ils se retrouvent dans l’impossibilité d’acheter un produit dont ils partagent les valeurs. Certains commentaires vont plus loin et abordent l’idée de boycotter leurs magasins pour obtenir le référencement de ce produit.
J’aimerais beaucoup en acheter, malheureusement je ne vous trouve nulle part et pourtant j’ai cherché (R52).
Rien vers chez moi, je suis dégoûtée (R53).
C’est navrant ! ! ! RIEN ! ! ! ! Pourquoi ? (R54).
Je serais ravie que les grosses enseignes s’y mettent, notamment Intermarché qui nous bombarde de publicité et ne respecte pas ses engagements une fois sur place ! (R55).
Très déçue de ne pas en trouver, pourtant j’avais cru que Carrefour en proposait (R56).
Encore bien peu de fruits et légumes, céréales, camemberts… C’est à déplorer de la part des distributeurs ! ! (R57).
Les PATRONS C’EST NOUS ! ! ! Il faut les faire plier en boycottant et réclamer ces produits NATURELS ! (R58).
C’est inadmissible de ne pas les trouver, boycottons les magasins qui ne les proposent pas ! (R59).
Pour une autre partie des consommateurs, suite à leurs normes de consommation en hypermarché, cette offre génère un sentiment d’incompréhension. Pour eux, cette offre est en contradiction avec les services attendus de la grande surface, en particulier avec leurs attentes de produits standardisés et parfaits. La standardisation serait un critère de qualité pour ces consommateurs et un signe distinctif de la grande surface.
189Si la recherche de produits standardisés par les consommateurs de grande surface est un critère d’achat latent, la présence de produits non conformes en magasin a indirectement joué le rôle de révélateur de leurs normes de consommation. Un résultat d’autant plus dérangeant que, pour ces consommateurs, ces produits non conformes existent dans d’autres canaux de distribution (marchés, primeurs, jardins) et n’ont pas leur place en grande surface. Ainsi, les produits « moches », non conformes aux normes de consommation des consommateurs de grande surface, transgressent leurs habitudes de consommation.
La transgression, évaluée ici au travers des habitudes de consommation, joue un rôle sur les intentions comportementales. Elle induit la perception d’un échec de la transformation de ces produits non conformes par l’industriel. Pour les consommateurs, l’industriel devrait plutôt « assumer son échec » en faisant don de ces produits. Par conséquent, le fait de les commercialiser est perçu très négativement.
Normes de consommation |
Conséquences de la transgression |
|
R60 |
« C’est bien connu, le client achète avec les yeux. Les pommes cirées doivent ressembler le plus possible à des boules de billard. Bref, la vraie vie, ce n’est pas comme dans un film, mais ça doit être comme dans la publicité ! » |
« Donc, perso, les produits moches ce sera sans moi. En plus, on vend ce qui était jeté avant par la grande surface. Pas certain que le consommateur soit gagnant dans l’histoire, il se fait bien entuber sous prétexte de faire écolo. » |
R61 |
« Et vous, vous faites quoi quand vous vous trouvez devant le cageot de carottes ? ! Vous faites comme tout le monde, vous sélectionnez et prenez les plus belles ! » |
« L’esthétique c’est primordial, le tri doit être fait en amont, ce n’est pas le consommateur qui doit faire le tri. La grande surface c’est une grille de qualité à respecter de la part des enseignes. » |
R62 |
« On est habitué maintenant à avoir des fruits calibrés en grande surface. » |
« Avoir un produit qui se présente avec un aspect différent ça me choque, car on est sur des trucs standardisés, des standards de qualités. » |
R63 |
« C’est une habitude de consommation instituée par la grande distribution. Ce genre de produits sur un marché je comprends, mais je trouve ça bizarre, en grande surface, on n’a jamais été habitué à ça. » |
« Qui va acheter des produits tordus, tachés, cassés en grande surface ? En tout cas moi je ne les achèterai pas ! Je me demande pourquoi ces camemberts ou ces céréales ne sont pas donnés par les enseignes à des associations caritatives. » |
190
R64 |
« C’est normal de préférer un beau légume à un légume moche (même chose pour les objets) ». |
« On vend ce qui était jeté avant, on crée une nouvelle niche économique qui va profiter à qui ? ! » |
R65 |
« En acheter au marché ça ne me dérange pas, au contraire c’est bien même, mais la grande surface c’est pas pareil, ils n’ont jamais fait ça avant. » |
« Le consommateur a entièrement raison de vouloir un produit correct en grande surface, si on lui vend des produits biscornus ou cassés, ça va plus aller » |
X Chaque ligne du tableau correspond au commentaire posté par une même personne (R60 à R65) pour les deux colonnes.
Fig. 4 – Exemples de verbatim du sentiment de transgression
des normes de consommation.
Conclusion, limites
et voies de recherche
Cette étude basée sur une netnographie propose une mise en lumière d’une nouvelle pratique de consommation et un terrain encore peu exploité par la recherche. L’idée principale soutenue est que l’offre de produits alimentaires non conformes aux normes de consommation (ici, esthétiques) impacte le processus relationnel du consommateur.
L’analyse de contenu révèle que l’attitude vis-à-vis de l’offre de produits « moches » résulte d’une interaction entre trois dimensions : une liée au sentiment d’existence ou d’absence de valeur perçue, une liée à la personne (valeurs écologiques) et une dernière liée au sentiment de transgression des normes de consommation. Les résultats mettent également en évidence l’importance de l’identification ainsi que des conséquences sur la relation consommateur-enseigne. Par exemple, certains consommateurs sont disposés à acheter les produits « moches », quitte à changer d’enseigne. Dans ce cas de figure, l’engagement envers l’offre se répercute sur un engagement envers l’enseigne si celle-ci rend disponible le produit ou, à l’inverse, un désengagement si l’enseigne ne référence pas la marque. Dans la lignée de nombreux travaux, le rôle important de la valorisation 191du produit sur le comportement est souligné au travers de cette étude. Les attitudes négatives sont liées à la perception d’un produit déclassé et donc sans valeur. Ces premiers résultats soulignent l’intérêt pour les enseignes et le collectif de mieux positionner et valoriser ces produits, car un marché existe si l’on sait l’exploiter. Le second apport est la mise en lumière d’une nouvelle dimension de la transgression, à savoir celle de la transgression des normes de consommation.
D’un point de vue théorique, cet article contribue à enrichir les corpus dédiés au marketing alimentaire de manière générale et plus précisément aux produits responsables. L’étude montre clairement qu’il existe une typologie de consommateurs ayant des avis très différenciés sur les produits « moches ». Ces résultats montrent à quel point l’évaluation de la qualité des produits « moches » par les consommateurs est délicate et ne repose pas forcément sur des critères objectifs. Il serait intéressant de mettre cette typologie en perspective avec celles habituellement utilisées pour la consommation de produits biologiques et les comportements responsables. Les résultats nous incitent à nous interroger sur les contrastes entre préférences déclarées et préférences révélées qui pourront être mis en lumière lors d’une prochaine enquête au sein d’une enseigne. Cette recherche comporte des limites, en particulier le fait qu’elle étudie uniquement des discours d’individus qui ont une démarche active en laissant un avis sur un forum. De plus, la plupart des internautes font le choix d’utiliser des pseudonymes, ce qui ne permet pas de caractériser les consommateurs qui ont posté un commentaire.
D’un point de vue managérial, cet article souligne l’importance, pour les enseignes, de prendre en compte cette nouvelle offre de produits peu esthétiques. Il met également en avant le fait que les informations communiquées génèrent beaucoup de confusion et d’ambiguïté auprès des consommateurs. Dès lors, il serait par exemple possible de créer une grille des idées reçues permettant d’aider les producteurs, industriels et distributeurs à lutter contre ces croyances.
D’un point de vue environnemental, il enrichit les travaux sur le marketing responsable, en particulier sur le gaspillage alimentaire, en ayant pour objectif de réduire collectivement les pertes et les gaspillages. Une meilleure maîtrise de cette offre de produits, habituellement non commercialisés, peut amener à réduire les excès d’exigence du marché (recherche du zéro défaut, cahiers des charges) et ainsi participer à la 192prévention du gaspillage alimentaire. L’amélioration de la gestion des pertes est un axe de progrès évident dont ces produits laissent envisager un potentiel intéressant.
193Annexe
Exemples de produits « moches »
Les produits moches forment une gamme anti-gaspillage (fromages, biscuits, céréales, conserves, etc.) qui valorise tous les produits ayant des défauts d’aspects et qui ne correspondent pas au cahier des charges des supermarchés. L’expérience a démarré en 2014 avec les fruits et légumes et, face au succès rencontré, a été étendue à d’autres produits un peu « cabossés » comme des biscuits légèrement trop cuits ou des camemberts trop grands.
Fig. 1 – Image issue du site « Côté Noble Val » :
https://www.cotenobleval.org/revue-de-presse-les-legumes-et-les-produits-moches/
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1 Au niveau mondial, cela représente en denrées alimentaires 1 000 milliards de dollars au prix du détail (Rapport Urban Food Lab, 2013).
2 Les produits « moches » sont en grande partie issus d’un collectif de producteurs (Label « Les Gueules Cassées » sous la marque « Quoi ma Gueule ») et de MDD (la marque « tous AntiGaspi » de Carrefour et la marque « Moches » pour Intermarché).
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN : 978-2-406-07196-9
- EAN : 9782406071969
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07196-9.p.0173
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/11/2017
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : Transgression ordinaire, consommateur, marque et enseigne, qualité des produits alimentaires, gaspillage