Valoriser les productions locales Enchevêtrement de démarches ou multi-inscription raisonnée ?
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2021, n° 6. varia - Auteurs : Fiamor (Anne-Emmanuelle), Frayssignes (Julien), Olivier Salvagnac (Valérie), Pouzenc (Michaël)
- Pages : 119 à 142
- Revue : Systèmes alimentaires
Valoriser les productions locales
Enchevêtrement de démarches
ou multi-inscription raisonnée ?
Anne-Emmanuelle Fiamor
ENSFEA Toulouse
Julien Frayssignes
INP École d’Ingénieurs de Purpan
Valérie Olivier Salvagnac
Université de Toulouse
Michaël Pouzenc
Université Toulouse – Jean Jaurès
Introduction
« Auchan, U ou Intermarché ne jurent plus que par le produit local », titrait tout récemment le magazine Capital1. Plus largement, les médias nous informent continuellement de nouveaux marquages2 déclinant 120l’ancrage local des produits alimentaires. Ces marquages apparaissent en grappes sur les emballages des produits : exemple parmi bien d’autres, la bouteille de lait sous marque distributeur met en avant la photo du producteur local, le produit est certifié Agriculture biologique, inscrit dans une « filière responsable », en même temps qu’il est « équitable » et « pâturage garanti ». Les démarches de légitimation institutionnelle construites autour des SIQO (signes officiels de la qualité et de l’origine), fondées sur un rapport à l’histoire et au patrimoine local, sont ainsi appelées à évoluer et/ou s’agréger à d’autres positionnements. Notamment avec le développement des circuits de proximité, la qualité « locale » des productions résulte d’une légitimation fondée sur la figure du petit producteur local et non plus seulement sur le caractère traditionnel des pratiques. Le local n’est plus seulement une question d’origine, mais l’indication d’une manière de produire en s’adaptant volontairement à l’écosystème local, quelle que soit l’origine des pratiques mobilisées. Face à cette profusion des références au local, la question qui sous-tend cet article est donc la suivante : comment cette multiplicité de positionnements est-elle appréhendée du point de vue des producteurs, puisque ce sont largement eux qui la mettent en œuvre ?
Face à cette question, une première partie examine la façon dont est abordée la valorisation des productions alimentaires localisées : peu abordé jusqu’ici par la littérature, l’enchevêtrement des démarches est ainsi questionné. Une deuxième partie présente la méthode et les terrains retenus pour mener à bien la réflexion, dans le cadre d’un programme de recherche financé par l’ancienne région Midi-Pyrénées intitulé « VEDEMIP – valoriser les productions locales : l’enchevêtrement des démarches et ses conséquences pour le développement agricole et rural de Midi-Pyrénées » (2016-2019). La troisième partie montre en quoi la multi-inscription des différents profils de producteurs dans des démarches de valorisation connait une structuration plus aboutie qu’il n’y parait. Enfin, une dernière partie permettra de mettre en lumière les arbitrages entre les différentes voies de valorisation locale, réalisés sur la base d’éthiques de production spécifiques.
1211. La multiplicité des démarches
est-elle problématique ?
La valorisation des productions alimentaires localisées intéresse depuis de nombreuses années différents champs des sciences humaines et sociales comme la géographie (Delfosse, 2011), la sociologie (Bessière, 2001), l’ethnologie (Eizner, 1995 ; Bérard, Marchenay, 2004) ou l’agroéconomie (Casabianca et al., 2005). Elle fait l’objet de nombreuses analyses en termes de dynamiques de proximité (Muchnick et al., 2007 ; Olivier et al., 2010 ; Chiffoleau, 2019) et d’ancrage territorial des productions (Bessière, 2001 ; Frayssignes, 2008). Le développement des productions localisées est envisagé comme celui de systèmes inscrits plus ou moins fortement dans un modèle de développement territorial (Pecqueur, 1989 ; Muchnick et al., 2007) et à travers lequel différents types d’acteurs organisés (groupements professionnels agricoles, agriculteurs indépendants, artisans, TPE, PME, grands groupes industriels) peuvent mobiliser des ressources, des savoirs et des savoir-faire de production, de transformation et de distribution, dans le but de qualifier leurs productions, en les ancrant qualitativement dans l’espace local. Mises en œuvre et étudiées depuis déjà plusieurs décennies, les démarches de valorisation des productions alimentaires localisées sont aujourd’hui encore dans une phase de multiplication. Elles correspondent à certains SIQO : l’indication géographique protégée (IGP), l’appellation d’origine protégée (AOP), mais aussi l’agriculture biologique (AB) quand elle est associée à un marquage local. Existent également les démarches d’accueil à la ferme (Bienvenue à la ferme, De ferme en ferme, Accueil paysan, etc.) qui fonctionnent auprès des mangeurs comme des marquages de la localisation, étant donné qu’ils permettent un accès aux produits locaux en vente directe, entendus au sens générique de produits d’ici, produits ici (Sencebe, 2004).
Existent aussi les marquages territoriaux (marques territoriales portées par des régions telles que « Sud de France », « Produit en Bretagne » ou des départements : « Fabriqué en Aveyron », marques des Parcs naturels régionaux, etc.) ainsi qu’un certain nombre de démarches plus informelles et localisées (Fiamor, 2014). Ces démarches valident soit 122une origine traditionnelle de la production, soit une provenance, soit l’ancrage local des producteurs et des productions. Elles qualifient donc des produits aussi bien que des producteurs, des services ou des critères de production et elles correspondent à autant de liens au lieu, à la terre, au territoire englobant ce que l’on appelle les produits locaux ou productions alimentaires localisées (Delfosse, 2011 ; Fiamor, 2014, 2018).
Une telle profusion et une telle diversité des initiatives de valorisation amènent à douter qu’elles fassent sens, fassent systèmes ou correspondent à un ensemble de projets complémentaires et cohérents a priori sur un territoire donné. La multiplicité des démarches de valorisation interroge d’autant plus que les producteurs locaux, quels qu’ils soient (agriculteur, artisan, entreprise) ne s’inscrivent généralement pas dans une démarche exclusive pour valoriser leur production : ils adhèrent à plusieurs démarches à la fois. Par exemple, un producteur peut être inscrit dans une marque Parc naturel régional tout en faisant partie du réseau local bio, du réseau Bienvenue à la ferme et d’Accueil paysan. Il peut adhérer à une IGP ou une AOP et être en même temps dans Bienvenue à la ferme, utiliser une marque territoriale, etc. De ce fait, les démarches de valorisation sont plusieurs à couvrir, partiellement ou non, les mêmes territoires et à regrouper parfois les mêmes producteurs. Au final, quel que soit le circuit de commercialisation, le mangeur est confronté à une diversité de marquages des produits et des producteurs.
Apparaît ainsi une multi-inscription des démarches de valorisation de la production alimentaire locale, entendue comme le fait qu’un producteur valorise sa production par le biais de son inscription dans différentes démarches de reconnaissance de la production locale, issues de différents organismes (chambres d’agriculture, CIVAM, Confédération paysanne, Parcs naturels régionaux, Conseils régionaux, etc.) recouvrant peu ou prou les mêmes territoires, dans un même temps, et confrontant les mangeurs à une diversité conséquente. La multiplicité des démarches et la multi-inscription des producteurs induisent ce que nous désignons comme un enchevêtrement des démarches.
Cette question de l’enchevêtrement des démarches semble peu étudiée. Les travaux mettent principalement en évidence des hybridations entre différentes dynamiques de développement (Pouzenc et al., 2007 ; Garçon et al., 2016 ; Lamine, 2012). Mais l’enchevêtrement des démarches n’est jamais directement traité en tant que tel dans la littérature analysant la 123diversité des modèles de production alimentaire locale (Pouzenc et al., 2007, 2013 ; Lamine, 2012 ; Fiamor, 2014, 2018 ; Garçon et al., 2016) bien que cette réalité sociale et économique soit en plein développement.
Poser la réflexion en termes d’enchevêtrement, donc « d’éléments mêlés les uns aux autres d’une façon désordonnée3 », revient à supposer que la multiplicité des démarches de valorisation ainsi que la multi-inscription des producteurs engendrent des situations peu lisibles par les consommateurs, les distributeurs, les producteurs eux-mêmes et les acteurs publics du développement territorial. Par ailleurs, la multi-inscription des producteurs est supposée résulter d’actions et de stratégies pas forcément établies, d’un certain nombre de « bricolages », de contraintes, d’opportunités, qu’il nous importe de comprendre et d’expliquer.
Mais l’enchevêtrement est-il réellement problématique ? Comment comprendre la pluralité des démarches du point de vue des producteurs, puisque nous supposons que ce sont eux qui la mettent en œuvre ? Pourquoi des producteurs locaux choisissent-ils de mobiliser conjointement diverses démarches de valorisation de leurs activités (SIQO, marques territoriales, marques ombrelles, etc.) ? Comment réalisent-ils leurs arbitrages entre les différentes voies de valorisation des productions locales ? Ces arbitrages sont-ils sous-tendus par un ou plusieurs modèles de développement agricole et rural ? Le terme d’enchevêtrement, avec la charge négative qu’il porte, est-il adapté aux réalités actuelles ? Ou faut-il lui préférer le terme plus neutre de pluralité ? Mieux comprendre la construction sociale de l’enchevêtrement, en définir les caractéristiques peut aider à la rendre plus lisible pour les producteurs, les consommateurs et les distributeurs.
2. Éléments de méthode : un portrait régional
et deux études de cas de productions fromagères
en Occitanie
Pour appréhender la pluralité des démarches de valorisation dans les différents territoires de Midi-Pyrénées, nous avons croisé des données générales sur l’agriculture avec des données sur l’agriculture dite de 124qualité, au niveau de chaque département, nous permettant de déterminer des profils départementaux différents. Par exemple, l’Ariège est le premier département de l’ancienne région pour l’agriculture biologique et la transformation à la ferme, mais n’a quasiment pas de SIQO. En revanche, en Aveyron l’agriculture biologique n’est que moyennement représentée, mais le département est le premier concernant les SIQO (Agreste, 2011 ; INSEE, 2016). Nous avons également constaté que l’agriculture de qualité localisée était représentée dans tous les départements avec 4 à 8 démarches de valorisation formelles, sans compter l’ensemble des démarches informelles et non répertoriées. Nous avons ensuite croisé ces données avec différents indicateurs sociodémographiques de chaque département4 pour éviter de choisir des cas d’enchevêtrement sur des territoires trop similaires. Forts de cette photographie régionale, nous avons effectué des entretiens téléphoniques auprès de 12 techniciens représentants de l’agriculture de qualité dans les 8 Chambres d’agriculture départementales que comptait l’ancienne région Midi-Pyrénées afin de mieux connaître l’agriculture de qualité sur chaque territoire et repérer des cas intéressants d’enchevêtrements dans différentes filières agricoles.
En croisant ces résultats, nous avons retenu deux cas d’analyse de l’enchevêtrement des démarches, le cas du Rocamadour (fromage sous AOP) / Cabécou (fromage similaire au Rocamadour, mais sans AOP) dans le Lot et celui de la tomme des Pyrénées (fromage sous IGP) / tomme, Bethmale5 (fromage similaire à la tomme des Pyrénées, mais sans IGP) en Ariège.
Ces termes polysémiques renvoient donc sur les deux terrains à un seul type de fromage appelé différemment selon qu’il a un signe officiel ou pas.
Ces cas ont été choisis pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce qu’il existe une diversité de marquages autour de ces productions, avec toujours une IGP (Tomme des Pyrénées) ou une AOP (Rocamadour) existant conjointement à son équivalent non SIQO (tomme, Bethmale / cabécou). Ensuite ils correspondent à deux profils territoriaux très 125différents, en termes de nombre d’habitants, de nombre de résidences secondaires, de la moyenne d’âge dans le département, du revenu médian par foyer fiscal, de la proximité de Toulouse, de l’histoire générale et agricole des territoires. Enfin, nous avons choisi deux cas de production fromagère afin d’avoir un point de comparaison entre les cas.
Nous avons interviewé des producteurs de tous types (agriculteurs, artisans, entrepreneurs) et des organismes de valorisation de la production et de développement territorial (Chambres consulaires, PNR, CIVAM) dans le cadre d’entretiens semi-directifs (tableau 1). Les producteurs ont été questionnés sur leur appartenance à des démarches de valorisation, leurs motivations, l’évolution de ces appartenances.
Nous avons également répertorié leurs modalités de production et de distribution ainsi que leur connaissance et leur avis sur l’ensemble des démarches de valorisation existant sur leur territoire. Les acteurs du développement territorial et du développement agricole gestionnaires des démarches de valorisation ont été interviewés sur l’histoire et la raison sociale de l’organisme de gestion qu’ils représentent, leur connaissance et leur avis sur les autres démarches existant sur leur territoire ainsi que leurs liens avec celles-ci. Les experts ont été questionnés sur leurs connaissances spécifiques : démarches, organismes de gestion, types de producteurs, politiques territoriales.
Tab. 1 – Répartition des 45 acteurs enquêtés.
Nombre d’enquêtés |
Nombre d’enquêtés |
|
Producteurs |
12 |
8 |
Organismes de valorisation |
5 |
8 |
Élus |
1 |
0 |
Point de vente collectif |
0 |
1 |
Autres acteurs du |
10 |
3. Une multi-inscription plus structurée
qu’il n’y paraît
Il apparaît tout d’abord que les producteurs rencontrés sont tous concernés par l’enchevêtrement des démarches de valorisation : soit ils s’inscrivent dans plusieurs démarches à la fois (la grande majorité), soit ils se sentent impactés par celle-ci. C’est une réalité également à l’ordre du jour pour l’ensemble des acteurs du développement agricole, agroalimentaire et territorial. En ce sens elle mérite d’être explicitée.
Dans chacun des cas étudiés, nous avons identifié des profils de multi-inscription dans des démarches de valorisation correspondant à des réseaux d’appartenances locaux.
Dans le cas de la tomme des Pyrénées / Bethmale dans le Couserans6, en Ariège, nous avons répertorié 3 profils :
–les représentants de l’agriculture paysanne (agriculteurs et artisans ; inscrits dans Bienvenue à la ferme, CIVAM Bio, PNR),
–les figures locales de l’industrie et de l’artisanat (PME et artisans ; inscrits dans un panel de marques privées7),
–les développeurs de l’IGP en GMS (coopératives8 sises hors territoire du Couserans ; inscrites dans l’IGP, marques distributeurs).
127Dans le cas du Cabécou/Rocamadour dans le Lot, nous avons répertorié 4 profils :
–les professionnels de l’accueil à la ferme (agriculteurs inscrits dans Bienvenue à la ferme, Esprit Lot9, AOP Rocamadour, Lot of Saveurs10),
–les développeurs de l’AOP en GMS (agriculteurs, une coopérative, des entreprises appartenant à de grands groupes laitiers ; inscrits dans AOP, marques distributeurs, Lot of Saveurs),
–les militants de l’agriculture paysanne (agriculteurs inscrits dans Accueil Paysan, Bio 46, démarches inductives informelles, Lot of Saveurs et dans une moindre mesure Bienvenue à la ferme),
–les non-alignés (agriculteurs hors démarches par choix ou méconnaissances).
Dans le cas de la tomme des Pyrénées (IGP) / tomme, Bethmale dans le Couserans en Ariège, aucun des groupes correspondant aux profils de multi-inscriptions ne travaille ensemble. Les relations sont au contraire émaillées de divers désaccords sur lesquels nous reviendrons plus loin. Dans le cas du Rocamadour (AOP) / Cabécou dans le Lot, les deux groupes des professionnels de l’accueil à la ferme et des développeurs de l’AOP en GMS travaillent ensemble et sont interdépendants au sein de la gouvernance du syndicat de l’AOP Rocamadour. Au contraire, le groupe des militants de l’agriculture paysanne, dont les membres sont parfois d’anciens professionnels de l’accueil à la ferme sont en conflit plus ou moins ouvert avec les deux premiers groupes. C’est d’ailleurs pour cet état de fait conflictuel que nous les avons désignés comme des militants de l’agriculture paysanne et pas seulement des représentants de l’agriculture paysanne comme dans le cas du Couserans en Ariège.
Nous allons voir à présent que les profils de multi-inscription dans des démarches de valorisation sont transversaux aux cas étudiés et plaident ainsi pour une certaine représentativité des cas choisis.
128L’inscription dans une démarche de valorisation ne vient que rarement des producteurs eux-mêmes, ils s’y inscrivent si on la leur propose. L’inscription n’est donc pas inductive, elle vient des organismes gestionnaires, sauf lorsqu’elle est le fait de producteurs leaders qui vont amener leurs homologues à s’y inscrire. C’est le cas du développement de Bienvenue à la ferme Ariège à ses débuts (années 1970), d’Accueil paysan Lot et du CIVAM Bio Ariège.
Du côté des organismes gestionnaires des démarches, la multi-inscription des producteurs dans des démarches de valorisation peut prendre trois formes différentes. Tout d’abord, elle peut se faire via plusieurs démarches imbriquées dont le centre de décision est unique. C’est le cas du profil des professionnels de l’accueil à la ferme dans le Lot avec les démarches Bienvenue à la ferme, Esprit Lot et AOP Rocamadour, dont le centre de décision est d’abord le syndicat de l’AOP Rocamadour. Ensuite, elle peut se faire via plusieurs démarches « amies ». Ici, il n’y a pas un centre de décision unique, mais plutôt des centres de décision parallèles et potentiellement coordonnables. C’est le cas du groupe des militants de l’agriculture paysanne dans le Lot via Accueil paysan, l’agriculture bio et les démarches informelles de marchés gourmands à la ferme. Enfin, la multi-inscription peut se faire via plusieurs démarches qui s’ignorent, qui se concurrencent ou qui sont en conflit. C’est le cas en Ariège pour les démarches Bienvenue à la ferme, CIVAM Bio, PNR Pyrénées ariégeoises, réunies sur le terrain via le groupe des représentants de l’agriculture paysanne11.
Quel que soit le cas, la multi-inscription est toujours un moyen, un outil pour renforcer l’identité de la production et/ou du producteur dans un contexte concurrentiel où chacun des groupes répertoriés a besoin d’assoir son développement. Apparaissent cependant trois modalités de renforcement de l’identité du producteur et/ou de la production. Premièrement, le développement de la multi-inscription peut se faire dans le cadre de l’accentuation d’un caractère, d’une caractéristique que le producteur veut mettre en avant. C’est le cas des professionnels de l’accueil à la ferme dans le Lot qui, via l’inscription dans le dispositif 129d’excellence de l’accueil Esprit Lot, renforcent leur identité de professionnels d’accueil à la ferme déjà validée par leur inscription dans Bienvenue à la ferme.
Deuxièmement, le développement de la multi-inscription peut se faire dans le cadre d’une composition de différentes démarches. Il s’agit ici de s’inscrire dans un ensemble de démarches dans lesquelles on se reconnait, pour lesquelles on a un sentiment d’appartenance et de les utiliser ensemble pour composer, pour caractériser son identité fermière et paysanne, à soi-même et aux autres. En effet, cette forme de multi-inscription est, sur les deux terrains, l’apanage des producteurs paysans. Chez les militants de l’agriculture paysanne dans le Lot, la multi-inscription prend ainsi la forme d’une « composition » réalisée à partir d’une inscription variable dans les dispositifs suivants : Accueil paysan, Bio 46, Bienvenue à la ferme et différents marchés gourmands informels. Chez les représentants de l’agriculture paysanne en Ariège, la multi-inscription se compose d’une variation d’appartenance au Parc naturel régional, à l’AFFAP (Association des fromagers fermiers artisans des Pyrénées), au CIVAM bio ainsi qu’à Bienvenue à la ferme.
Troisièmement, le développement de la multi-inscription peut s’effectuer selon une déclinaison du même caractère. Sur les deux terrains, les développeurs d’une AOP ou d’une IGP en GMS s’inscrivent dans cette manière de faire. Il s’agit de décliner le même caractère (maîtrise industrielle d’un savoir-faire traditionnel) pour différents segments de marché : marque distributeur, AOP, marque déposée. Dans une forme variante, c’est aussi une forme de déclinaison que réalisent les figures locales de l’artisanat et de l’industrie dans le cas ariégeois en développant plusieurs marques selon la taille, le segment de marché ou encore le type de lait (brebis, chèvre, vache) utilisé pour le fromage.
À ces trois modalités s’ajoute le fait que la multi-inscription est mise en œuvre selon deux formes. Sur un même produit, elle peut fonctionner en couplage. Cela signifie qu’à la production sont toujours attribués deux signes distinctifs seulement, et ce, quel que soit le nombre de démarches auxquelles appartient le producteur. Cette modalité ne s’applique qu’aux développeurs de SIQO en GMS, sur les deux terrains et donc à la forme « déclinaison de l’identité » de la multi-inscription. Par ailleurs, la multi-inscription peut fonctionner selon un mode de « paquetage ». Il s’agit alors de mettre en avant plusieurs voire toutes 130les démarches auxquelles appartient le producteur, formant ainsi un paquetage identitaire.
L’inscription dans différentes démarches de valorisation est plutôt pérenne. Les producteurs changeant d’inscription sont peu nombreux. Il s’agit par exemple de ceux quittant l’AOP Rocamadour pour développer une identité plus paysanne. Pour autant, la pluralité12 ne peut être considérée comme stabilisée : son développement semble appelé à se poursuivre, notamment au vu des tensions suscitées sur les terrains par la coexistence de différentes manières de faire du local qui poussent par exemple les producteurs paysans à entamer des réflexions sur la création de marquages visant à mieux se différencier de la production locale plus industrielle. De nouveaux marquages peuvent ainsi se développer, associés au bien produire local, axé sur l’environnement (lait local, élevage extensif) et sur le bien-être animal13. D’autre part, certains marquages vont peut-être se transformer pour correspondre à cette demande qui change (Garçon, 2016 ; Fiamor, 2014). C’est le cas potentiel du label bio, selon la coordinatrice du CIVAM Bio Ariège : elle nous informe qu’une réflexion est en cours pour intégrer un volet plus social dans le label pour se démarquer d’une bio-industrie libérale14. De nombreux signaux montrent également qu’une évolution des labels SIQO est en cours.
Ainsi, par rapport à notre questionnement de départ qui supposait un enchevêtrement des démarches et donc un caractère brouillon, désordonné, voire subi de la multi-inscription, celle-ci s’avère plus construite et différenciée que supposée. Certes, des porosités et des tâtonnements existent, notamment dans la recherche d’une composition de différentes démarches. Prendre le point de vue de la multi-inscription permet néanmoins de mieux comprendre les développements parallèles et parfois conjoints des différentes manières de faire du local. Cette entrée nous permet de distinguer les groupes de producteurs bien plus sûrement qu’en étudiant les démarches une par une. Car c’est bien à travers un assemblage de marquages que les producteurs déclinent, composent, accentuent leur identité et développent leurs interactions.
1314. Logiques de multi-inscription, éthiques
de production et concurrences sur les marchés
Nous venons de décliner les modalités stratégiques sous-jacentes aux formes de multi-inscription qui concernent tous les acteurs rencontrés sur les deux terrains. Et ces stratégies de multi-inscription correspondent à des groupes d’appartenance de producteurs bien distincts et parfois en concurrence sur le terrain.
On peut alors se demander si ces groupes sont fondés sur une logique de marquage ? Sur le fait de partager une forme de multi-inscription ? Sur une appartenance commune à tel ou tel réseau ? Cela explique-t-il les concurrences, parfois conflictuelles entre producteurs fermiers et paysans, tenants des filières SIQO, ou entreprises faisant des productions locales plus industrielles ?
Pour répondre à ces questions, nous nous sommes interrogés sur l’historicité individuelle et collective des producteurs et des organismes de valorisation de la production et de développement territorial15 dans chaque profil de multi-inscription sur les deux terrains. Nous nous sommes rendu compte que, malgré des différences locales renvoyant à la singularité de chaque histoire territoriale, les positions de chacun et les conflits relatifs à ces positions sont des conflits sur les manières de faire et les manières de penser la production renvoyant à des valeurs différenciées, ainsi que sur les tendances sociétales actuelles valorisant les productions paysannes et l’agroécologie.
En Ariège, les représentants de l’agriculture paysanne fustigent les pratiques et la manière de penser la production localisée du groupe des figures locales de l’industrie et de l’artisanat. Il existe un rapport de force historique entre les deux groupes. En effet, plusieurs représentants de l’agriculture paysanne ont travaillé pour des figures locales de l’industrie et de l’artisanat et ont arrêté du fait de problèmes de contrats et de prix du lait. Mais la principale cause du conflit réside dans le fait que les figures locales de l’industrie et de l’artisanat vendent, aux yeux des seconds, des fromages considérés comme locaux, à partir d’une localisation 132dans le Parc naturel régional des Pyrénées ariégeoises, mais produits à partir d’un lait non local et obtenu selon un mode de production qui ne prend en compte ni le bien-être animal, ni la qualité du lait produit et qui suppose un rapport au Parc et aux producteurs utilitariste voire instrumentalisé. Ainsi, ce que fustigent en fait les représentants de l’agriculture paysanne, ce sont bien les pratiques et surtout le rapport à la production, au lieu, à l’animal qu’elles impliquent dans le système de production des figures locales de l’industrie et de l’artisanat.
Dans le Lot, les développeurs de l’AOP en GMS se sentent « irrités » par le renforcement du groupe des militants de l’agriculture paysanne qui a eu lieu ces dernières années autour du réseau Accueil paysan, parce qu’ils ne comprennent pas leur manière de s’organiser (à leur yeux, désordonnée et loin de ce que l’on peut appeler une filière agricole), parce qu’ils s’installent parfois sans intervention des acteurs habituels (Chambre d’agriculture) et parce que l’assise qu’ils prennent en circuits courts localement risque à leurs yeux de desservir l’image qu’ils ont construite du Rocamadour. Derrière ces arguments, ce sont les militants de l’agriculture paysanne dans ce qu’ils sont et dans ce qu’ils représentent qui semblent les inquiéter. Et ce sentiment concurrentiel augmente au fur et à mesure de la valorisation sociale, économique et politique faite dans la société française autour des manières de faire paysanne et agroécologique. Car quand des producteurs de leur propre groupe AOP ou du groupe des professionnels de l’accueil à la ferme produisent du cabécou pour le vendre localement en plus de faire du Rocamadour, cela les inquiète moins, car ce cabécou est produit selon un modèle qu’ils connaissent et par des producteurs appartenant à leur filière. De plus, comme nous l’avons précédemment montré, il existe dans ce terrain du Lot des rapports différents au bétail et à ce que le lieu peut apporter au bétail, au lait et donc au fromage (dans la question des parcours extérieurs des chèvres). Au final, on est bien là dans un conflit qui touche aux manières de produire, de s’organiser, de prendre en compte le lieu.
Il apparaît ainsi que les profils de multi-inscription correspondent à des postures de production, des manières de concevoir la production localisée. Il n’y a pas de logique de marquage propre ou plutôt on peut considérer que celle-ci est l’expression d’une logique de production localisée. Les logiques de multi-inscription ne sont donc pas différenciées des logiques de production correspondantes. De ce point de vue, 133on comprend pourquoi on rencontre les mêmes intentions et les mêmes modalités de multi-inscription chez les producteurs paysans dans les deux terrains, bien que les organismes de valorisation diffèrent légèrement16.
On retrouve ici une distinction opérée il y a quelques années à partir d’un autre terrain d’étude17, entre deux éthiques de production localisées (Fiamor, 2018, 2014). Cette idée d’éthique de production localisée est basée sur la constatation que, quelle que soit la distinction que l’on essaye de faire dans les systèmes de production localisée, leur différenciation relève peut-être avant tout d’une différence dans la manière de concevoir la production à travers un rapport particulier à l’environnement local. À partir du terrain drômois, nous avons établi que cette manière de concevoir la production localisée relevait de plusieurs caractéristiques du système de production (répertoriées dans le tableau 2, en annexe) : la manière de s’organiser et les motivations qui la sous-tendent ; ce qui oriente le choix des savoirs et des savoir-faire mobilisés pour produire ; les caractéristiques locales de la production mises en avant lors de la vente ; et enfin ce qui vient garantir, valider la véracité de cet ensemble.
De ce point de vue, l’éthique de production correspond à l’ensemble de l’organisation et des pratiques qui expriment les valeurs et les représentations spécifiques à travers lesquelles le producteur développe sa production et par lesquelles il la justifie comme locale lors de la vente. Ainsi, à travers l’éthique de production dans laquelle il s’inscrit et qu’il participe à construire, le producteur valorise, met en avant l’idée qu’il se fait du lieu dans lequel il s’inscrit, à partir de sa composante alimentaire.
Cette grille de lecture nous a permis de rendre lisibles les deux éthiques associées à nos yeux à la production alimentaire locale (voir tableau 2, en annexe). Une éthique fondée sur une inscription patrimoniale des pratiques, dont le représentant le plus illustre (mais pas le seul !) est le système SIQO que nous avons appelé « de la tradition labélisée », et une seconde éthique, émergente lors du premier terrain, et aujourd’hui quasi institutionnalisée. Nous l’avons appelée l’éthique « du petit producteur paysan ancré dans un ici et maintenant culturel ». Elle est fondée sur des productions produites, transformées, vendues ici 134par le producteur (ou par un pair) selon des savoirs et des savoir-faire d’ici et d’ailleurs, dans le cadre d’une structuration évitant la dépendance et sans centralisation du pouvoir, et dont le but est de vendre, mais aussi de faire groupe localement. La légitimation est ici directe et interpersonnelle, conventionnelle, fondée sur l’existence de réseaux censés valider le bien-produire du producteur. Notons que l’accueil à la ferme est transversal à ces éthiques. Il existe et se développe dans l’une et dans l’autre, bien qu’il soit, dans de nombreux cas, constitutif des systèmes dans l’éthique du petit producteur paysan.
Le mangeur appréciant la production du petit producteur paysan apprécie la valeur environnementale de la production, son côté « fait avec le cœur18 », mais également l’autonomie du producteur, son indépendance, son rapport à la nature, ses liens conventionnels avec le mangeur. Le défenseur des SIQO apprécie l’aspect patrimonial, « l’aspect grandiose » « ancestral19 » de la tradition, mais aussi la légitimité légale bureaucratique qui l’accompagne, synonyme de rigueur et de contrôles sanitaires sous-tendant une organisation nécessairement centralisée et un peu rigide pour assumer cette forme de légitimité. Il existe bien sûr de nombreuses variantes de ces deux éthiques, mais l’essentiel de ce que nous voulions clarifier repose sur les deux types de valeurs mises en avant : soit environnementale, soit patrimoniale, qui se retrouvent dans chacune des variantes.
On reconnaît dans ces deux éthiques les différents groupes de producteurs correspondant aux profils de multi-inscription dans le Lot et en Ariège. Les représentants de l’agriculture paysanne, autant lotois qu’ariégeois, sont des exemples types d’une éthique du petit producteur inscrit dans un ici et maintenant culturel. Les développeurs de l’AOP en GMS et les professionnels de l’accueil à la ferme, qui forment à eux deux un seul système imbriqué, sont des exemples types d’une éthique patrimoniale de la tradition labélisée. Les développeurs de l’IGP en Ariège sont un exemple de système de tradition labélisée. Les figures locales de l’artisanat en Ariège légitiment leurs productions via une valeur patrimoniale, mais sur un système de production plus libéral20.
135Nous avions déjà noté, lors du terrain drômois à partir duquel nous avons réalisé cette grille, que la multi-inscription était constitutive des objectifs des deux types de systèmes. La déclinaison des marquages dans les systèmes de la tradition labélisée est nécessaire pour assumer les différentes modalités de vente en GMS. Et dans le système du petit producteur, la multi-inscription est nécessaire pour vendre suffisamment en diversifiant ses canaux, pour faire groupe localement et pour éviter la dépendance aux pairs et aux institutions. Elle est une garantie d’autonomie.
Cependant, 10 ans après le terrain de la Drôme, les terrains lotois et ariégeois montrent un renforcement, une formalisation de la multi-inscription dans tous les groupes d’acteurs. Et comme nous l’avons vu précédemment, ils montrent également une multiplication des marquages et des types de marquages au-delà des systèmes de production agricole, autant dans l’industrie agroalimentaire que dans les pouvoirs territoriaux.
Cela est imputable à notre avis à deux faits. Il s’agit tout d’abord à un niveau général de l’augmentation constante d’une demande sociale et politique vers des pratiques plus agroécologiques favorisant les systèmes inscrits dans une éthique paysanne21. Il s’agit ensuite, au niveau de nos exemples lotois et ariégeois, des concurrences des deux types de systèmes sur les mêmes marchés.
Historiquement, le système de la tradition labélisée et la valeur patrimoniale étaient dominants dans le domaine de la production alimentaire localisée. Au début des années 2000, lorsque les marques distributeurs apparaissent suite à la crise de la vache folle (Fiamor, 2014), la production de terroir connaît un indéniable engouement (Eizner, 1995 ; Bérard, 2004 ; Delfosse, 2011) et ce, dans un contexte sociétal dans lequel les idées d’authentique, de tradition, de patrimonialisation forment des tendances montantes (Lenclud, 1987 ; Barrère et al., 2005). Il faut attendre le début des années 2010 pour que les circuits courts et l’idée de production localisée deviennent petit à petit une réalité sociale et économique reconnue (Rapport Barnier, 1362009), bien qu’existant depuis longtemps. On assiste ainsi à un renversement dans la hiérarchie des systèmes de valeurs associées à la production locale : les valeurs environnementalistes, qu’on pourrait dire aujourd’hui agroécologiques, associées à la production paysanne viennent challenger leur position dominante aux produits régionaux, de terroir, légitimes et d’exception du fait de leur ancrage historique. Cette concurrence éthique est source de concurrences économiques, de nécessité de renforcer son identité d’un côté comme de l’autre, comme nous avons pu le constater sur les terrains lotois et ariégeois. Mais elle est également source d’émulation et d’évolutions positives vers les valeurs en tendances dans une société, ici en l’occurrence des valeurs associées à l’agroécologie et à la transition vers des systèmes de production plus durables. On peut conclure que le terrain tel que nous l’avons vu est le signe de ces évolutions.
Ensuite, cette concurrence éthique qui, à notre sens, accentue la multi-inscription et la multiplication des marquages de la localisation, ne serait certainement pas si forte sur les terrains lotois et ariégeois si des groupes valorisant des éthiques différentes ne se retrouvaient pas sur les mêmes marchés. Concrètement, dans le Lot, les militants de l’agriculture paysanne reprochent aux développeurs de l’AOP en GMS, leur occupation grandissante (à leurs yeux) des marchés de plein vent, ce qui sature la vente directe :
C’est ce que je reproche à [développeurs de l’AOP en GMS], c’est qu’ils installent des gens et ça leur fait du tort. On va saturer le marché. On n’est pas nombreux en Lot l’hiver. Si vous envoyez 80 % à la coop et que vous faites votre argent de poche sur le marché, la prise de risque est pas la même que pour nous [elle veut dire : eux qui vendent 100 % de leur production sur le marché et à la ferme] c’est pas terrible. Et alors comment on se différenciera parce qu’on sera tous producteurs locaux… ? (une agricultrice qui a quitté le syndicat de l’AOP Rocamadour et a rejoint de manière plutôt militante les militants de l’agriculture paysanne, dans le Lot).
Du côté ariégeois, les représentants de l’agriculture paysanne ne seraient peut-être pas si préoccupés par les figures locales de l’industrie et de l’artisanat si ces derniers ne se trouvaient pas tous les samedis sur le marché de Saint-Girons, alors que le marché ne représente rien en termes de chiffre de vente pour eux par rapport à la grande distribution et aux exportations. On peut supposer que ces derniers viennent 137y entretenir leur réputation et leur ancrage local, dans un marché de pays réputé pour ses productions paysannes.
Ainsi, la confrontation entre deux éthiques, dans un contexte clairement favorable aux pratiques et aux valeurs agroécologiques, et les logiques concurrentielles qui en découlent permettent de conclure que la multi-inscription des producteurs et la multiplication des marquages à un niveau sociétal sont les signes d’une évolution accrue des pratiques et des idées dans le domaine des productions alimentaires localisées, à un stade aujourd’hui loin d’être stabilisé.
Conclusion
L’étude de deux cas de productions fromagères en Occitanie fait ressortir que les producteurs rencontrés (agriculteurs, artisans, entreprises) sont tous concernés par une multi-inscription dans des démarches de valorisation. Cette multi-inscription, au niveau des producteurs comme au niveau des territoires, est plus construite et circonscrite que l’on pourrait le présumer. Les producteurs n’ont qu’une connaissance partielle des démarches possibles, les confusions et les tâtonnements existent ; pour autant, le terme de pluralité semble plus adapté que celui d’enchevêtrement pour rendre compte d’une certaine forme de structuration.
Ainsi, la multi-inscription dans des démarches de valorisation vise à renforcer l’identité du producteur et/ou de la production selon trois modalités : par l’accentuation d’une caractéristique, par la composition de différentes démarches, par la déclinaison d’une même caractéristique. En outre, la multi-inscription est mise en œuvre selon deux formes : celle du couplage, autrement dit la mobilisation simultanée de deux démarches seulement, et celle du paquetage, autrement dit la mobilisation simultanée de plus de deux, voire de toutes les démarches auxquelles participe le producteur. La multi-inscription dans des démarches de valorisation dépend du marché sur lequel le producteur veut se valoriser. Plus encore, elle dépend de l’éthique de production à travers laquelle le producteur justifie ses choix. Apparaît notamment une différenciation 138entre une éthique de production paysanne et une éthique de production patrimoniale.
La multi-inscription dans des démarches de valorisation n’est pas récente. Cependant, les démarches de valorisation des productions alimentaires localisées continuent de se multiplier, en raison notamment de l’augmentation de la demande sociale sur la production locale et du développement accru de plusieurs éthiques et manières de faire. De ce fait, la pluralité n’est probablement pas dans une phase de stabilisation : de nouveaux marquages émergent, d’autres se transforment et se transformeront dans les années à venir, appelant de nouveaux arbitrages des producteurs quant aux combinaisons de marquages qu’ils estiment opportunes, s’agissant par exemple d’axer le « bien produire » local sur l’environnement (lait local, élevage extensif) et sur le bien-être animal, ou encore de démarquer une production bio locale et paysanne d’une production bio plus industrielle.
139Références bibliographiques
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141Annexe
Deux éthiques de production alimentaire localisée :
l’éthique patrimoniale et l’éthique paysanne
Éthique patrimoniale d’une production traditionnelle et labélisée |
Éthique paysanne d’une production ancrée dans un « ici et maintenant culturel » |
|
Inscription spatio-temporelle des pratiques22 |
Produire et/ou (le plus souvent) transformer des productions selon Les savoirs et savoir-faire traditionnels des lieux. |
Produire, transformer, vendre ici des productions produites par soi-même ; dont les savoirs et les savoir-faire peuvent être issus d’ici ou d’ailleurs, de la tradition locale ou innovants, l’essentiel étant qu’ils soient adaptés à l’environnement physique local. |
Rapport à l’environnement sous-tendu par cette inscription des pratiques |
Reproduire et adapter des pratiques traditionnelles dans lesquelles l’adaptation à l’environnement n’était pas choisie. S’adapter à la culture locale historique, par choix patrimonial (valeur patrimoniale). |
Choisir des pratiques, d’où qu’elles viennent, parce qu’elles sont adaptées à l’environnement biophysique local. Adaptation volontaire à l’environnement (valeur environnementale). |
Objectif de la production |
Être suffisamment forts pour vendre sur un marché national et international, favoriser le collectif pour cela et pour la construction administrative du SIQO. |
Vendre ses productions et faire groupe localement en évitant la dépendance aux pairs et aux institutions, recherche d’autonomie (distinction entre paysan (un état) et agriculteur (un métier)). |
142
Structuration du pouvoir |
Pouvoir vertical, centralisé |
Horizontale, en réseau, pas de pouvoir centralisé |
Forme de légitimation23 |
Légale-bureaucratique : fondée sur les institutions et les normes juridiques les régissant. Validation impersonnelle, extérieure au groupe et à l’espace local, garantie fixe, forte. |
Légale-réticulaire (fondée sur le réseau et les conventions entre pairs régissant la production). Validation directe, jugement personnel, sanction venant uniquement du groupe de pairs et du mangeur lui-même. Pas d’organe intermédiaire. Pouvoir direct. Garantie construite en itération, potentiellement fluctuante. |
Source : Fiamor, 2014.
1 https://www.capital.fr/entreprises-marches/carrefour-auchan-ou-u-ne-jurent-plus-que-par-le-produit-local-1374068, publié le 20.06.2020.
2 Par « marquages » nous désignons de manière neutre l’ensemble des procédés par lesquels le caractère local de la production est caractérisé. De ce point de vue, certains signes d’identification de la qualité et de l’origine (SIQO) sont des marquages, certaines marques territoriales portées par des collectivités publiques, certains sigles de réseaux (Bienvenue à la ferme, De ferme en ferme) sont des marquages. Certaines marques commerciales déposées valorisant le caractère local le sont également. Bien sûr, ces différents marquages n’ont rien à voir en termes de garanties ni en termes d’objet. Mais du point de vue du mangeur (Poulain, 2002), ils participent tous à l’offre sociale et économique de la production alimentaire localisée. C’est pourquoi leur multiplicité est questionnée ici.
3 http://www.cnrtl.fr/definition/enchev%C3%AAtrement consulté le 4 février 2019.
4 Nombre d’habitants, nombre de résidences secondaires, moyenne d’âge dans le département, revenu médian par foyer fiscal, proximité de Toulouse.
5 Tomme et Bethmale désignent le même fromage (sans appellation). Ce fromage peut être nommé via une grande polysémie de termes, historique et liée aux différentes vallées des Pyrénées.
6 Le Couserans est une ancienne province historique et un massif formant aujourd’hui un ensemble territorial de l’Ariège. À partir de ce stade d’analyse, nous parlons du Couserans et non plus de l’Ariège pour parler du terrain correspondant car les producteurs concernés se concentrent dans cette zone.
7 On peut considérer que les figures locales de l’industrie et de l’artisanat dans le Couserans en Ariège ne s’inscrivent pas vraiment dans une multi-inscription de démarches. Cependant, les producteurs de ce groupe ont tous fait des recherches plus ou moins poussées pour savoir si telle ou telle démarche pourrait leur convenir, ce qui montre au fond leur intérêt potentiel, ainsi que leur réticence pour ces démarches. Cette réticence est principalement liée à une perte de liberté de production en adhérant à une charte de démarche collective.
8 Quand, dans le cas du Couserans, nous parlons de coopérative, cela signifie que seule la coopérative commercialise la tomme des Pyrénées en IGP dans le cadre du terrain circonscrit. Quand, dans le cas du Rocamadour, nous parlons « d’agriculteurs et d’une coopérative », cela signifie que des agriculteurs vendent du Rocamadour en leur nom propre, en plus de la vente qu’en fait la coopérative. Les modèles de commercialisation coopératifs sont donc très différents dans chacun des cas étudiés.
9 Esprit Lot est un dispositif d’excellence valorisant les meilleurs accueils à la ferme. Il est porté par le Comité départemental du tourisme et sa charte est adossée à celle de Bienvenue à la ferme.
10 Lot of Saveurs est un festival gastronomique porté par la communauté d’agglomération du Grand Cahors. Il a lieu à Cahors et dans les villages du Lot. On peut y acheter et déguster de manière festive à la fois des produits sous signes de qualité et des produits fermiers.
11 Dans ce dernier cas, notons que le CIVAM Bio et le PNR sont dans une ignorance « cordiale » pouvant tout à fait devenir une accointance, alors que les concurrences et conflits latents se cristallisent entre ces deux premiers acteurs et la chambre d’agriculture, acteur historique du développement de l’agriculture paysanne et du bio en Ariège.
12 Rappelons qu’en parlant de pluralité nous parlons à la fois de la multiplicité des marquages sur le marché et de la multi-inscription des producteurs.
13 Ils sont en train d’apparaitre dans l’industrie, signe d’une tendance. Par exemple, la marque Leerdammer a marqué son fromage d’un sigle « issu de vaches ayant pâturé ».
14 Bio industrie qui, elle-même, monte au créneau de cette évolution des marquages avec par exemple la marque D’Aucy qui lance en 2020 un spot publicitaire sur « le bio engagé ».
15 Pour rappel : Syndicat de l’AOP Rocamadour, AFFAP, Parc naturel régional des Pyrénées ariégeoises, etc.
16 Ce qui diffère tient au caractère territorialisé de certains organismes ou réseaux locaux. Nous pensons ici principalement à l’inscription dans Bienvenue à la ferme, organisme qui dépend beaucoup de l’histoire de la Chambre d’agriculture locale, et aux acteurs agricoles locaux, totalement différenciés selon les territoires.
17 Les stratégies de valorisation des productions alimentaires localisées, dans la Drôme.
18 Un mangeur interviewé dans le cadre du programme VEDEMIP, juillet 2017, Crayssac, Lot.
19 Deux mangeurs interviewés dans le cadre du programme VEDEMIP, juillet 2017, Le Carla Bayle, Ariège.
20 Ce n’est pas le collectif qui dirige mais le patron de l’entreprise. Et la légitimation est, tout comme les pratiques, fondée sur la tradition à travers la réputation d’un nom : légitime parce qu’existant depuis longtemps.
21 Rapport Barnier en 2009 ; Grenelle de l’environnement la même année ; Loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt en 2014 induisant les Projets alimentaires territoriaux ; États généraux de l’alimentation en 2017 aboutissant à la loi Egalim en 2018 ; plan « Enseigner à produire autrement, pour les transitions et l’agro-écologie », dit EPA 2 dans l’enseignement agricole sous l’autorité du ministère de l’Agriculture et de l’alimentation à partir de 2020.
22 Travaillé à partir du concept d’espace social alimentaire développé par J.-P. Poulain (Poulain, 2002).
23 Travaillé à partir de la légitimation définie par Max Weber (Weber, 1905).
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN : 978-2-406-12705-5
- EAN : 9782406127055
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12705-5.p.0119
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/01/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : production alimentaire localisée, local, démarche de valorisation, multi-inscription, éthique de production.