Éloge du magasin : contre l’amazonisation Vincent Chabault, Paris, Gallimard, 2020, 174 p. (Le débat)
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2020, n° 5. varia - Auteur : Paché (Gilles)
- Pages : 271 à 275
- Revue : Systèmes alimentaires
Éloge du magasin :
contre l’amazonisation
Vincent Chabault,
Paris, Gallimard, 2020, 174 p. (Le débat)
Au plus fort de la crise du Covid-19, les chaînes TV d’information continue n’ont eu de cesse de diffuser les images édifiantes de foules en délire dévalisant les rayons d’hypermarchés et de supermarchés, accompagnées parfois de scènes de pugilat autour de quelques paquets de pâtes alimentaires. En ces heures sombres, qui aurait pu penser que le magasin alimentaire de grande surface, celui-là même dont les Trente Glorieuses ont assuré l’expansion, était quasiment à l’agonie, victime de la fameuse retail apocalypse ? Il sera facile de rétorquer qu’à situation exceptionnelle, comportement hors norme des consommateurs. Car la réalité est têtue : le commerce électronique, dont Amazon est l’une des figures les plus emblématiques, connaît une croissance continue depuis plus de dix ans, qui entraîne le commerce physique dans une spirale destructrice. Quant à celles et ceux qui, à tort, assimilent le drive alimentaire à un nouveau type de magasin, l’observateur averti leur rappellera avec le sourire qu’il s’agit… d’un simple entrepôt logistique, justement au service d’un magasin virtuel : le site Internet marchand.
Ce n’est pas l’un des moindres mérites du petit ouvrage du sociologue Vincent Chabault (petit par la taille, mais grand par les qualités) que d’assumer un discours iconoclaste et largement à contre-courant. Non, le magasin physique n’est pas mort. Au contraire, il vit, il se renouvelle et il innove dans de multiples directions. À l’appui de son argumentaire, l’auteur convoque de multiples recherches, dont certaines relèvent de l’infra-ordinaire à la Georges Pérec, ce banal du quotidien, cet habituel quasi-invisible qui berce nos existences1, alors 272même que l’accent est souvent mis aujourd’hui sur l’extra-ordinaire et le mémorable. L’ouvrage s’apparente ainsi à une délicieuse plongée dans de multiples tranches de vie, en une succession de véritables petites « vignettes » qui indiquent au lecteur combien son univers marchand laisse de plus en plus de place au magasin dans un contexte d’amazonisation croissante.
Vincent Chabault n’a pas conduit directement, lui-même, des enquêtes de terrain pour construire son raisonnement, ce qui peut constituer une limite méthodologique peu contestable ; mais il a su se plonger dans des travaux académiques de haute volée, souvent difficilement abordables par le grand public, pour en synthétiser les principaux apports dans un style enjoué et aisé d’accès. Ce n’est donc pas un essai sociologique traditionnel, au sens académique, qui nous est proposé, plutôt une exploration du commerce physique, sous ses différentes facettes, tel que certains de ses collègues sociologues le voient et l’appréhendent et, parfois, en interprètent la signification. Là aussi, potentiellement, une limite méthodologique : lire une réalité construite par une autre ou un autre, qui chausse pour l’occasion ses propres « lunettes ». Il n’empêche que les 22 chapitres de l’ouvrage, assez brefs, constituent une excellente entrée en matière pour comprendre ce qui fait encore la force du magasin brick & mortar, contre vents et marées.
La distribution alimentaire n’a pas l’exclusivité des développements et analyses de Vincent Chabault (l’électro-ménager, l’habillement, le bricolage et l’ameublement sont mis à l’honneur), mais force est de reconnaître qu’elle occupe une place privilégiée, qu’il s’agisse des dispositifs de séduction que l’on retrouve sur les marchés du dimanche, de la nostalgie du terroir que véhiculent les caves à vin, de la chaleur humaine qu’offre le boulanger de quartier, ou du service de proximité qu’apporte la petite supérette ouverte tardivement. Les différentes « vignettes » précédemment évoquées ont toutes un point commun : replacer, ou plus exactement repenser le commerce physique comme espace d’interaction sociale dans lequel se vit une expérience de consommation. À vrai dire, rien de véritablement nouveau pour le lecteur au fait des approches dites « expérientielles » en marketing, que Vincent Chabault n’ignore pas, bien entendu. Les problématiques de théâtralisation sont suffisamment connues, et enseignées dans moult universités et business schools, pour ne pas avoir à y revenir, y compris dans le versant « théâtralisation du 273prix bas », cher à notre collègue Olivier Badot dans son investigation de Walmart2.
Si l’argumentaire est largement convaincant, et les exemples astucieusement choisis, le découpage en 22 chapitres (« vignettes ») donne parfois l’impression d’un kaléidoscope qui mélange des phénomènes économiques et sociologiques de fond et des évolutions « confettis » dont on peut questionner la représentativité. L’un des exemples les plus édifiants est sans doute celui du commerce des stations balnéaires qui ne concerne finalement qu’une frange élitiste de citadins parisiens, en partie déconnectée de la « vraie vie ». En revanche, la mise en avant des facteurs d’atmosphère, à la suite des travaux séminaux de Philip Kotler3, pour expliquer certaines réussites est particulièrement percutante : atmosphère de convivialité sur les marchés du dimanche, atmosphère de démesure et de spectacularisation dans les centres commerciaux, atmosphère de retour à l’authenticité dans les foires aux vins des hypermarchés. De même, le retour à la nature, l’enthousiasme pour l’écologie et le bio, et le besoin de (re)créer des relations sociales moins « anonymes » et distantes sont loin d’être mésestimés. Les analyses de Vincent Chabault deviennent alors très convaincantes, et nous font un instant douter de la retail apocalypse annoncée.
Voilà peut-être la limite principale de la présente contribution. D’une certaine manière, nous sommes en présence d’un ouvrage « à thèse », qui multiplie les angles d’attaque, parfois très orthogonaux, pour produire, à l’image de son titre, un « éloge du magasin ». Peu d’observateurs doutent du fait que le magasin physique n’a certes pas dit son dernier mot. Au demeurant, le remarquable ouvrage collectif coordonné en 2011 par Isabelle Barth et Blandine Antéblian sur les courses ordinaires4, hélas ignoré par Vincent Chabault, s’amusait déjà à souligner combien apprendre à devenir adulte pour un adolescent, c’était aussi faire l’apprentissage des achats alimentaires en magasin. Ou combien les seniors adoraient faire ces mêmes achats alimentaires un samedi après-midi, en pleine affluence, pour vivre une immersion 274sociale source d’une gratification hédonique liée à la rencontre possible d’amis, de voisins ou de membres de la famille, retrouvant ici les fondements de l’analyse d’Edward M. Tauber sur les motifs de fréquentation des points de vente5. Mais ceci doit-il conduire à fortement minimiser la vague de fond que constitue la vente en ligne ? Pour y voir plus clair, sans doute faudrait-il que le lecteur dispose de données chiffrées sur le nombre de commerces alimentaires qui ouvrent/ferment en France, leur localisation géographique, la nature de leur offre, etc.
L’une des confusions les plus symptomatiques de la sous-estimation du phénomène « commerce électronique » est certainement le chapitre que consacre Vincent Chabault au point-relais, assimilé à un magasin « pour des produits venus d’ailleurs ». Or, tout son raisonnement (très pertinent) souligne que nous sommes d’abord en présence d’une structure logistique capillaire dont l’objet est d’optimiser la gestion du dernier kilomètre, en substitution à la livraison, chronophage et coûteuse, jusqu’au domicile de l’internaute. Certes, la récupération de produits alimentaires dans un point-relais de type épicerie peut incidemment générer des achats en magasin, mais il s’agit alors d’un impact collatéral et indirect, dont il serait d’ailleurs bienvenu de mesurer l’intensité. Combien de maris chargés de récupérer chez un fleuriste une commande en ligne effectuée par leur femme ressortent de la boutique avec un magnifique bouquet de roses à son intention ? Le mystère reste entier !
En refermant l’ouvrage de Vincent Chabault, le lecteur est cependant convaincu qu’il a beaucoup appris et qu’il dispose d’un « grain à moudre » de première importance. Il sent implicitement que l’amazonisation tremble sur ses bases. Jusqu’à décliner à brève échéance ? Rien n’est moins sûr. Loin des prêts-à-penser mortifères, la contribution emprunte des chemins originaux, parfois (souvent) en décalage avec le mainstream véhiculé ici et là. À notre sens, cela confirme, si besoin était, que le regard du sociologue est indispensable pour mieux comprendre le monde de la distribution et les fractures qui le traversent, même s’il ne faut pas nier ici les apports des spécialistes en management et en économie, peut-être plus à même d’identifier des points d’inflexion macroscopiques dans les changements de trajectoire. Plus que jamais, se plonger dans le travail 275de Vincent Chabault est à la fois urgent et indispensable, afin de participer, avec des informations essentielles portées à notre connaissance, à un débat sociétal qui nous concerne tous.
Gilles Paché
Aix-Marseille Université, Cret-Log
1 Pérec G., 1989, L’infra-ordinaire, Paris, Le Seuil.
2 Badot O., 2005, « L’autre raison du succès de Wal-Mart : une rhétorique de l’infra-ordinaire », Revue Française du Marketing, no 203, p. 97-117.
3 Kotler P., 1973, “Atmospherics as a marketing tool”, Journal of Retailing, vol. 49, no 4, p. 48-64.
4 Barth I., Anteblian B. (éd.), 2011, Les petites histoires extraordinaires des courses ordinaires : ethnographie des courses, Caen, Management & Société.
5 Tauber E., 1972, “Why do people shop ?”, Journal of Marketing, vol. 36, no 4, p. 46-59.
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN : 978-2-406-11062-0
- EAN : 9782406110620
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11062-0.p.0271
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/11/2020
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français