Les innovations technologiques dans l'agriculture entre « numérique » au Nord et « bio » au Sud Interview de Gilbert Lavoie, Nathalie Lachapelle et Amel Bouzid
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2020, n° 5. varia - Auteur : Cheriet (Foued)
- Pages : 263 à 268
- Revue : Systèmes alimentaires
Les innovations technologiques dans l’agriculture Entre « numérique »
au Nord et « bio » au Sud
Interview de Gilbert Lavoie1,
Nathalie Lachapelle2 et Amel Bouzid3
Le monde agricole connait de profondes mutations liées à la fois à une remise en cause des modèles productifs dominants, à de nouvelles 264aspirations des consommateurs, à des modifications importantes des chaines de valeur (logistique, territoire, contexte international, institutions, etc.) et à l’introduction de nouvelles technologies dans l’activité agricole. Dans ce contexte, l’innovation en agriculture apparaît comme un outil stratégique pour l’adaptation des acteurs et des organisations.
Dans ce nouveau numéro des regards croisés Nord Sud, nous avons interrogé des universitaires québécois (Gilbert Lavoie et Nathalie Lachapelle) et une chercheuse algérienne (Amel Bouzid) afin de recueillir leur avis sur les tendances actuelles, les enjeux, les contraintes et les perspectives des innovations agricoles dans les pays du Nord et du Sud.
Foued Cheriet : Il y a un regain d’intérêt des recherches académiques sur les innovations agricoles4. Comment expliquez-vous cela ?
Gilbert Lavoie et Nathalie Lachapelle : Oui, effectivement, les centres de recherche d’intelligence artificielle (IA) portent un intérêt croissant pour relever les défis en agriculture et ceci attire les chercheurs au Nord avec des retombées potentielles pour le Sud. Dans les pays industrialisés, l’agriculture de précision ambitionne de répondre à des problématiques telles que la réduction des gaz à effet de serre, etc. Ainsi, de nouvelles technologies mobilisent des robots possédant des caméras afin de cibler les zones de traitement pour limiter la pulvérisation des pesticides et répondre aux règlementations liées à la protection de l’environnement. Le secteur agricole accompagne la vague de l’intelligence artificielle (IA) et développe par exemple des drones avec infrarouge pour analyser les champs ce qui permet de faire des préconisations de traitements. L’IA aide à trouver des solutions adaptées en réponse à d’autres problématiques telles que la robotisation pour compenser le manque de main-d’œuvre, etc.
Amel Bouzid : Pour les pays du Sud, trois raisons expliquent ce regain d’intérêt. D’abord, des évolutions sont perceptibles quant à la conception et la représentation de l’innovation du fait du changement de paradigme socio-économique. Chez les consommateurs, on observe une prise en 265compte de l’impact des activités agricoles sur l’environnement, notamment sur les ressources naturelles non renouvelables, et sur la santé humaine. Ensuite, la croissance démographique des pays du Sud se traduit par une forte demande de biens alimentaires d’où l’incitation des gouvernements à produire des innovations agronomiques pour satisfaire cette demande. Enfin, la recherche agronomique des pays du Sud dépend parfois de bailleurs de fonds étrangers provenant de pays développés, d’ONG et d’organismes de recherche internationaux, lesquels misent sur l’innovation pour résoudre les problèmes alimentaires des pays en développement.
F. C. : Depuis quelques années, l’agriculture dans les régions du Sud (du Nord) connait de plus en plus d’innovation : technique, agronomique, marketing et organisationnelle. Quels seraient, selon vous, les moteurs de cette accélération ?
A. B. : Les moteurs de cette accélération diffèrent certainement selon les pays du Sud. Le premier moteur peut être la concurrence qui existe entre les pays exportateurs de produits agricoles, car l’exportation vers les marchés internationaux est soumise à des exigences, comme les normes sanitaires et phytosanitaires. Pour les pays dont les exportations agricoles constituent une part plus ou moins importante de leurs exportations totales, la recherche permanente de l’innovation est une obligation. Il en va par exemple, pour le Maroc dont les exportations de tomates et d’agrumes vers l’Europe doivent affronter la concurrence d’autres pays producteurs, en particulier ceux de l’Europe du Sud. Une autre explication se trouve dans le changement des modèles de consommation des populations des pays du Sud, modèles qui tendent à rejoindre ceux des pays développés. Enfin, un dernier facteur, et non des moindres, est la prise de conscience des pouvoirs publics du Sud que le développement agricole est l’un des moyens les plus sûrs pour lutter contre la pauvreté.
G. L. et N. L. : Les changements intervenus en termes de structures démographiques et d’attentes sociétales peuvent aussi expliquer certaines évolutions. Les sociétés des pays du Nord sont de plus en plus éclatées. Les consommateurs ont adapté leur mode de vie et de consommation en fonction de leur situation : le nombre de familles monoparentales en hausse, personnes isolées, etc. Les consommateurs recherchent des 266produits et des expériences variés, ce qui amène de nouveaux produits transformés, avec, entre autres, un « plus » santé.
On note ainsi l’apparition de nouveaux régimes alimentaires : végan, sans glucides, sans gluten, etc., constituant une multitude de segments-niches émergents et hétéroclites suscitant une adaptation constante du marketing. Les organisations doivent, dès lors, répondre à différents marchés et s’adapter continuellement et rapidement. Par exemple la transformation à la ferme avec des circuits courts pour rassurer le consommateur sur la qualité. On entend de plus en plus parler de la Frankenstein food (aliments génétiquement modifiés). Ainsi, la technologie désire trouver une réponse à cette demande éclatée des consommateurs. On observe une tendance croissante des achats en ligne. La technologie, ici aussi, va jouer un rôle important sur la traçabilité et le packaging. La notoriété du producteur et la marque, la confiance que leur accordent les consommateurs vont devenir des éléments décisifs dans la sélection opérée par les acheteurs sur les plateformes numériques.
F. C. : Comparée à d’autres secteurs, l’innovation reste néanmoins limitée en agriculture : selon vous, quelles seraient les principales contraintes ?
G. L. et N. L. : Ceci a été vrai un certain temps, mais les pays du Nord ont développé des technologies avec l’IA pour répondre à tous les défis et contraintes occasionnés par leur environnement (économique, juridique, institutionnel, naturel, etc.). Un élément déclencheur a été une main-d’œuvre agricole limitée et l’urgence de trouver des solutions. Également, la tendance technologique et l’accessibilité ont changé, notamment chez les jeunes qui sont pratiquement nés avec un téléphone cellulaire à la main, ce qui a demandé plusieurs innovations et le développement d’applications pour les séduire. Il ne faut pas oublier que l’alimentation est l’une des principales dépenses des ménages. Il est donc nécessaire de développer des innovations de tous types (radicale, continue, de procédé et de processus) pour la chaine alimentaire. Par exemple, la recherche en génétique animale a permis d’apporter à certains produits des bénéfices « santé », tels que les œufs avec oméga 3, etc.
A. B. : Plusieurs auteurs expliquent que l’introduction de l’innovation dans les pays en voie de développement, notamment en Afrique, est 267limitée en raison de divers facteurs. En premier lieu, il est à signaler un manque de contextualisation et d’adaptation des innovations agricoles aux conditions locales. Il en va ainsi, pour les semences hybrides, les engrais chimiques, les machines agricoles qui — outre l’impact environnemental — se vendent à des prix inaccessibles pour les agriculteurs de ces pays dont la plupart ont un faible revenu. Ensuite, l’aversion au risque de la très grande majorité des agriculteurs des pays du Sud fortement soumis aux aléas climatiques. Par exemple un petit agriculteur en Algérie — climat aride et semi-aride — cultivant des céréales en sec n’utilisera jamais d’engrais chimiques ou de semences sélectionnées par crainte de voir sa culture échouer à cause du manque de pluie. Enfin, on peut souligner que les services publics de vulgarisation — quand ils existent — sont peu efficaces en raison de leur manque de moyens humains et financiers.
F. C. : Quels seraient les domaines et les filières dans lesquels nous devrions assister aux innovations les plus avancées ?
A. B. : Dans les pays du Sud, ce sont les filières à forte rentabilité et à débouchés importants et sûrs (fruits et légumes frais, viandes rouges, produits transformés), principalement destinés à l’exportation et aux couches de la population locale à fort pouvoir d’achat. Autre domaine d’innovation où les pays du Sud ont une marge d’évolution incontestable : l’usage des TIC qui devrait permettre l’accès à un facteur de production de plus en plus important, celui de l’information et de la connaissance. Par ailleurs, le désengagement des États pour des raisons de restrictions budgétaires en matière de gestion des ressources communes, notamment l’eau, mais aussi dans le domaine du conseil agricole conjugué à l’amélioration du niveau d’instruction des agriculteurs devrait inciter les agriculteurs des pays du Sud à innover dans les domaines de l’organisation et du marketing afin de renforcer leur accès aux ressources et leur rapport de force sur le marché, qu’il soit local ou international.
G. L. et N. L. : Au Nord, toutes les filières agricoles sont concernées par les innovations technologiques et managériales : le lait, le porc, la volaille, le maraîchage, les grandes cultures, etc. Un des enjeux agricoles majeurs dans la plupart des pays du Nord est le coût élevé de la main-d’œuvre. 268L’investissement dans des innovations permettant une substitution capital/travail est donc essentiel pour demeurer concurrentiel. Si l’agriculture du Nord ne garde pas un avantage compétitif sur celle des pays du Sud, les productions risquent de se délocaliser. La formation devient un enjeu important pour que les employés puissent gérer les développements technologiques. L’enjeu au Sud sera de réussir à implanter les nouvelles technologies et de former la main-d’œuvre.
F. C. : Selon vous, quelles sont les principales perspectives des innovations agricoles ?
A. B. : Le constat fait par les spécialistes est que l’agriculture dans les pays du Sud reste fortement dépendante des aléas climatiques. Elle est vulnérable au stress hydrique ce qui nécessite le développement de variétés de semences appropriées. Plusieurs chercheurs suggèrent que l’agriculture biologique serait un levier important d’innovations pour les pays d’Afrique. Elle est de plus en plus présente sur les marchés locaux et surtout d’exportation pour répondre à la demande des pays développés. L’avantage de cette agriculture réside dans ses techniques spécifiques respectueuses de l’environnement, en dépit de rendements en général inférieurs à ceux de l’agriculture conventionnelle, et dans la création d’emploi dans les zones rurales, car elle est forte utilisatrice de main-d’œuvre.
G. L. et N. L. : La principale perspective dans le domaine des innovations agricoles est l’utilisation de l’intelligence artificielle afin, par exemple, de mieux cibler les traitements chimiques pour réduire l’empreinte écologique. La gestion du réchauffement climatique ouvre également des possibilités, tout comme les innovations dans l’alimentation des bovins pour réduire les réactions enzymatiques. Pour conclure, citons les modifications du comportement alimentaire induites par de nouvelles sensibilités, par exemple le mouvement végan en faveur des végétaux ou, à l’opposé, la consommation de bœuf comme symbole de réussite sociale par certains asiatiques. Ces tendances peuvent influencer les choix en matière de production d’innovations agricoles et alimentaires.
1 Gilbert Lavoie est économiste et agronome québécois. Son expérience porte sur de nombreux domaines : planification stratégique, analyse et diffusion de l’information sur les marchés, positionnement concurrentiel et conciliation commerciale entre les parties prenantes. De 1999 à 2008, G. Lavoie a occupé le poste d’économiste principal et de directeur à la Direction des recherches et politiques agricoles de l’Union des producteurs agricoles (UPA). À ce titre, il a assuré l’analyse et le suivi de dossiers relatifs à l’économie, la gestion des risques, l’environnement, l’aménagement du territoire, l’énergie, les politiques agricoles, la forêt privée, le commerce international, la relève et l’agrotourisme. Dans le cadre de son mandat, G. Lavoie a notamment piloté la mise en place de La Financière agricole du Québec.
2 Nathalie Lachapelle est professeure et chercheuse à l’Université Téluq (Montréal, Québec). Elle est titulaire d’un doctorat conjoint en administration des universités McGill, HEC, Concordia et UQAM et d’un double diplôme en administration des affaires (MBA) de l’UQAM et de Paris-Dauphine et d’un baccalauréat en administration option finance. Sa thèse de doctorat porte sur le « Management des compétences innovatrices des producteurs agricoles ». Elle a plus de 20 ans d’expérience en accompagnement d’entrepreneurs et de TPE/PME. Ses champs de recherche concernent la gestion des connaissances, particulièrement pour le management décisionnel et innovateur de l’entrepreneur, le management des TPE/PME, ainsi que le management et les technologies.
3 Amel Bouzid est titulaire d’un doctorat en sciences agronomiques de l’École nationale supérieure d’agronomie d’Alger. Elle est chercheuse au CREAD (Algérie) au sein de la division agriculture, territoires et environnement. Ses centres d’intérêt sont l’analyse des filières agricoles et agroalimentaires, l’innovation en agriculture ainsi que l’analyse sociale de cycle de vie des produits agricoles. Elle a été membre du projet international CMEP Tassili sur l’organisation des filières fruits et légumes pour davantage de consommation locale et le respect de l’environnement et membre du projet Arimnet sur la valorisation locale et internationale des produits agroalimentaires. Elle est chef de projet national sur la dynamique d’innovation dans les filières agricoles stratégiques et d’un autre projet sur l’impact de la contractualisation sur la production de la tomate industrielle en Algérie.
4 Voir par exemple l’atelier consacré à l’entrepreneuriat et à l’innovation agricole qui s’est tenu lors de la 11e Conférence annuelle de l’Académie de l’entrepreneuriat et de l’innovation (AEI, Montpellier, 3-5 juin 2019).
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN : 978-2-406-11062-0
- EAN : 9782406110620
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11062-0.p.0263
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/11/2020
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français