Coexistence et confrontation des modèles agricoles et alimentaires : un nouveau paradigme du développement territorial ?
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2021, n° 6. varia - Auteur : Touzard (Jean-Marc)
- Pages : 321 à 325
- Revue : Systèmes alimentaires
Coexistence et confrontation
des modèles agricoles et alimentaires :
Un nouveau paradigme
du développement territorial ?
P. Gasselin, S. Lardon, C. Cerdan, S. Loudiyi, D. Sautier (coord.), J.D. van der Ploeg (préf.), Versailles, éditions Quae, 2021, 396 p. (Nature et société)
La question de la diversité des systèmes ou modèles agricoles et alimentaires continue de susciter des programmes de recherche et la publication d’ouvrages, car cette diversité se renouvelle, peut être abordée avec de nouveaux cadres d’analyse et, surtout, fait aujourd’hui débat pour affronter les grands enjeux auxquels font face partout dans le monde l’agriculture et l’alimentation. C’est la perspective que propose l’ouvrage de près de 400 pages coordonné par Pierre Gasselin, Sylvie Lardon, Claire Cerdan, Salma Loudiyi et Denis Sautier, en mettant l’accent sur les interactions et confrontations entre ces modèles et sur l’enjeu de la gouvernance de leur diversité à l’échelle des territoires.
Étudier la diversité des « manières de produire, d’échanger et de consommer des aliments » relève en effet d’une longue tradition de recherche que poursuivent depuis plus d’un siècle des agronomes, des historiens, des géographes, des sociologues ou des économistes ruraux, attentifs à un secteur qui semble échapper à l’uniformisation, malgré son industrialisation croissante et l’internationalisation de ses échanges au cours du xxe siècle. Les nombreux contributeurs de l’ouvrage, 36 en tout, s’inscrivent dans ce mouvement scientifique en nous invitant à un parcours complet et stimulant.
Ils proposent d’abord un cadre d’analyse renouvelé des systèmes agricoles et alimentaires, en intégrant les interactions entre les « modèles » auxquels se réfèrent les acteurs ou observateurs de ces systèmes. Ce cadre est exposé dès l’introduction générale, puis précisé et discuté tout 322au long de l’ouvrage ou même annoncé dans la préface de Jan Douwe van der Ploeg. Les auteurs analysent ensuite des situations concrètes de coexistences et confrontations de modèles agricoles et alimentaires, à travers une vingtaine d’études de cas en Europe, Asie, Afrique, Amérique latine. Ces études s’organisent au regard de leurs contributions à la compréhension de quatre processus qui interviennent dans la coévolution des modèles, et qui constituent les quatre premières parties de l’ouvrage : la tension permanente entre la spécialisation et la diversification, l’innovation, l’adaptation, la transition alimentaire. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage approfondit les conditions de gouvernance territoriale d’une diversité de modèles agricoles et alimentaires, en suggérant qu’elle s’inscrit dans un « nouveau paradigme de développement territorial ». C’est ce que confirment des auteurs comme Gilles Allaire, Ronan Le Velly ou Patrick Caron, invités à réagir à cette thèse défendue par les éditeurs de l’ouvrage.
Mais bien plus qu’une synthèse sur une question d’importance pour l’analyse et l’accompagnement d’un secteur, ou qu’une découverte bien documentée de « situations de coexistence de modèles agricoles et alimentaires » à travers le monde, l’ouvrage apporte des contributions majeures sur au moins trois plans :
–Tout d’abord la distinction entre trois usages possibles de la notion de modèles agricoles et alimentaires – représentation d’un système concret, projet ou futur désiré, cadre normatif – permet de mieux comprendre les transformations du secteur. Dans la lignée des approches systémiques portées, par exemple, par Edgard Morin, la référence conjointe à ces trois modèles permet en effet une meilleure prise en compte de la complexité de changements dans lesquels interviennent une pluralité de représentations sociales de ces changements, y compris scientifiques : i) les recompositions des activités agricoles et alimentaires dans un territoire peuvent être ainsi d’abord « modélisées » par des observateurs (scientifiques ou non) pour en avoir une vision globale et située et construire une base factuelle pour agir ; ii) des modèles plus idéalisés et inscrits dans une histoire politique servent alors de références aux acteurs pour projeter, légitimer ou contester, donner une axiologie aux changements en cours ou envisagés ; iii) enfin, les actions qui reproduisent 323–le système ou participent à ses changements s’inscrivent dans un cadre normatif (politiques agricoles, cahiers des charges, règles d’action) qui peut contraindre l’évolution du « modèle situé » et qui résulte de rapports de force ou compromis institutionnalisés entre acteurs et leurs « modèles désirés ». Associer ces trois catégories de modèles complexifie certes la démarche de recherche, mais permet le développement d’une méthode adaptée aux transitions agricoles et alimentaires actuelles, méthode synthétisée dans le chapitre conclusif de l’ouvrage.
–Par ailleurs, la focale mise sur les interactions dynamiques entre modèles agricoles et alimentaires réaffirme bien que la diversité n’a de sens que si elle est étudiée comme cause et conséquence de processus de diversification/spécialisation, d’innovation, d’adaptation et de transition, les quatre dimensions qui structurent la grille d’analyse proposée. Pour cela, l’ouvrage dépasse des analyses qui pouvaient soit réduire la diversité à un dualisme simplificateur (par exemple, alternatif vs conventionnel ou capitaliste vs familial), soit privilégier certaines formes d’interaction jugées plus faciles à étudier ou prégnantes (mécanismes économiques ou au contraire jeux politiques). Selon leurs disciplines, les auteurs offrent bien sûr une diversité d’approches pour saisir les différentes formes d’interactions dynamiques entre modèles dans des territoires. Mais, au final, l’ouverture exploratoire qu’ils opèrent est suivie d’une synthèse qui évite le risque de dispersion que présentent parfois d’autres ouvrages étudiant la diversité des systèmes agricoles ou alimentaires. Ce resserrement analytique, opéré notamment dans la dernière partie et la conclusion, s’appuie sur la combinaison de trois « postures » : « interroger les complémentarités fonctionnelles », « étudier les rapports de force » et « concevoir et gérer des trajectoires de changement ». Ces postures permettent de saisir puis de synthétiser une diversité de relations sociales et fonctionnelles, mais aussi d’évolutions et d’options possibles pour les systèmes agricoles et alimentaires. La reconnaissance, le soutien et la coordination des interactions entre une diversité de modèles agricoles et alimentaires deviennent alors l’un des fondements de la gouvernance des territoires. Ainsi, pour une collectivité locale, en France, en Italie, mais aussi en Argentine, en Afrique, ou en Asie, 324–il s’agira de favoriser les interactions positives entre une diversité de modèles pour assurer l’adaptation et la durabilité des activités agricoles et alimentaires, l’invitant à développer des appuis ciblés sur des modèles moins visibles ou marginalisés, et à ouvrir cette gouvernance à l’expression politique de nouveaux acteurs.
–Enfin, l’analyse de la coexistence et de la confrontation des modèles agricoles et alimentaires prend une nouvelle dimension au regard des grands enjeux auxquels font face aujourd’hui ces activités à l’échelle planétaire. Il ne s’agit plus d’une question secondaire, y compris pour ceux qui pensent encore que le développement et la réorientation des systèmes agroindustriels vers plus de durabilité suffiraient à répondre aux enjeux actuels, notamment en termes de sécurité alimentaire. Non, répondre aux nouveaux enjeux de la planète passe par la coévolution d’une diversité de modèles agricoles et alimentaires dans les territoires ! Deux aspects sont ici saisis conjointement, en ligne avec les derniers rapports internationaux sur le changement climatique (GIEC), la biodiversité (IPBES) ou l’alimentation (HLPE FAO). D’une part, l’échelle des territoires (locaux, régionaux) est bien remise en avant comme espace d’analyse et d’action, sans retomber dans des visions trop naïves du small is beautiful. Les systèmes agricoles et alimentaires sont en effet cause et conséquence de dégradations fortes de la biodiversité, des situations alimentaires ou du changement climatique, et les solutions pour y faire face ont une dimension politique internationale, mais doivent aussi tenir compte des vulnérabilités, impacts, ressources, savoirs et projets inscrits spécifiquement dans les territoires. D’autre part, et c’est là que l’ouvrage prend toute sa valeur, la diversité même des produits agricoles et alimentaires, de leurs circuits, de leurs modes de production ou même des valeurs qu’ils portent apparaît globalement comme un levier favorable pour assurer à moyen et long termes la résilience des systèmes alimentaires, des systèmes socio-écologiques ou des territoires face à l’enjeu climatique. La diversité, favorisée et gouvernée à l’échelle des territoires, participe en effet à la réduction des risques (pouvant être locaux et globaux), à l’émergence et au développement d’innovations, à la construction de nouvelles compétences et à la mobilisation et la mise en réactivité des acteurs d’un territoire face à des situations d’urgence. Dans 325–ce sens, la période de crise économique et sociale induite en 2020 par le Covid-19 renforce encore la thèse défendue dans l’ouvrage. La pandémie a en effet remis en avant la place de l’agriculture et de l’alimentation dans nos sociétés, mis en lumière les interdépendances entre activités, acteurs et flux qui concourent à nourrir une population… et montré que la diversité, la coexistence et l’évolution des systèmes alimentaires pouvaient jouer un rôle clé pour faire face à cette crise inédite, par exemple en combinant la relance de circuits courts, l’ajustement de la grande distribution alimentaire, un « retour » à une production domestique et le redéploiement de circuits alimentaires de qualité.
Le lecteur trouvera donc dans cet ouvrage à la fois une synthèse très actuelle sur les approches prenant en compte la diversité des systèmes ou modèles agricoles et alimentaires, des références concrètes illustrant comment cette diversité peut être analysée et gérée dans les territoires, une méthode pour accompagner les changements en cours dans l’agriculture et l’alimentation à l’échelle du territoire, et un plaidoyer argumenté en faveur d’une nouvelle vision du développement territorial fondée sur une gouvernance de la diversité. Il s’agit donc d’une synthèse scientifique majeure et utile pour accompagner les transitions et transformations en cours dans les systèmes agricoles et alimentaires.
Jean-Marc Touzard
Inrae, UMR Innovation, Montpellier Université
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN : 978-2-406-12705-5
- EAN : 9782406127055
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12705-5.p.0321
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/01/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français