Les statistiques agricoles en Algérie : entre défaillance et manipulations. Pour une économie politique de l’agriculture
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2021, n° 6. varia - Auteur : Cheriet (Foued)
- Pages : 327 à 332
- Revue : Systèmes alimentaires
Les statistiques agricoles en Algérie : entre défaillance et manipulations.
Pour une économie politique
de l’agriculture
Mourad Boukella, Noisy-le-Sec,
éditions Qatifa, 2021, 239 p.
Pour l’analyse des systèmes alimentaires, des filières agricoles ou de manière générale lorsqu’on a la charge d’élaborer des politiques publiques, diagnostiquer, concevoir et évaluer constitue le triptyque de toute démarche qui se veut rationnelle et efficace. Mais comment assurer cette base de la stratégie lorsque vous ne disposez pas d’informations fiables, fines et actualisées ? Pire encore, comment pouvez-vous entreprendre de telles démarches lorsque votre système de construction et d’exploitation des données est dévoyé et exploité à des fins politiques et politiciennes ?
C’est à cette question complexe mais importante que tente de répondre le récent ouvrage de Mourad Boukella. Il ne s’agit pas là d’un énième pamphlet politique sur la faiblesse des institutions dans un pays pourtant fortement doté en ressources naturelles, mais plutôt d’une démonstration rigoureuse, documentée et précise de l’inefficacité soutenue du système des statistiques agricoles et alimentaires en Algérie, avec toutes ses conséquences en termes de conception et de pilotage des politiques publiques dans ces secteurs ou de (non-) gouvernance de ces filières. Sur la base de données d’enquête comparées aux chiffres « officiels », l’ouvrage rend compte, de manière claire et à travers de nombreux exemples, d’un décalage important entre le discours politique marqué par l’autosatisfaction et la difficile réalité du terrain. Ainsi, et selon Boukella (2021, p. 61) : « tout porte à croire que la situation du secteur agricole est loin d’être stabilisée, que des dynamiques nouvelles, mais informelles pour l’essentiel, y émergent peu à peu, et que les pouvoirs 328publics n’ont pas la pleine connaissance et maîtrise des données sur ces évolutions concrètes. Est-ce un hasard si ces derniers ne manifestent aucun souci d’en connaitre les ressorts et d’y remédier ? »
Le point de départ de l’ouvrage est une communication présentée par l’auteur lors d’un colloque international organisé en hommage à Hamid Aït Amara (Alger, 14 et 15 novembre 2010), intitulée L’agriculture algérienne, un secteur statistiquement méconnu. Dans le présent ouvrage, l’auteur fait sien le constat de Michel Launay (1963), « un pays sous-développé est aussi un pays sous-analysé », pour s’attaquer de front à cette question sensible des faiblesses de l’outil statistique agricole. Mais l’analyse va au-delà, pour dresser un tableau complet à travers une analyse fine des incohérences de la conception et de la mise en œuvre des politiques agricoles et alimentaires en Algérie. D’autres analyses antérieures avaient déjà dénoncé ces insuffisances des statistiques agricoles et alimentaires en Algérie et la faiblesse des actions d’évaluation, grevant fortement l’efficacité des politiques publiques agricoles et ce malgré (ou à cause !) de budgets conséquents consacrés à ce secteur. Bedrani et Cheriet (2012, p. 158) soulignaient que « malgré les budgets relativement conséquents débloqués pour développer l’agriculture, les pouvoirs publics ne sembl[ai]ent pas prendre la pleine conscience de cet impératif de mieux gouverner pour mieux produire. Aucune politique publique agricole et rurale ne saurait ignorer cette condition d’une gouvernance institutionnelle saine, démocratique et participative ».
L’auteur, professeur d’économie à l’Université d’Alger, chercheur associé au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (CREAD), a consacré sa thèse de doctorat et ses nombreux écrits académiques à l’économie agricole et aux industries agroalimentaires. Dans cet ouvrage, il présente ainsi une lecture historique de l’analyse des systèmes alimentaires en Algérie, ponctuée par les difficultés d’accès aux données, étape essentielle à tout exercice d’évaluation des politiques publiques et de conception d’outils de structuration des filières, afin de proposer des mécanismes de pilotage adéquats.
Au-delà de la problématique du système statistique agricole, l’auteur a su partager son talent d’enseignant pédagogue et sa rigueur de chercheur universitaire, spécialiste d’économie agricole pour dresser un tableau quasi exhaustif des incohérences des politiques agricoles et alimentaires en Algérie post Indépendance. Cet ouvrage, qui se fonde sur 329des recherches académiques antérieures, des statistiques officielles, des données de terrain, des documents issus de la presse nationale, présente de très nombreuses situations précises de politiques mal conçues ou menées et souvent peu évaluées. Le texte est facile à lire, mais précis, documenté, mais sans noyer le lecteur sous les chiffres.
Préfacé par Omar Bessaoud, spécialiste des questions agricoles en Algérie, l’ouvrage est structuré en quatre parties complémentaires. La première aborde l’offre et la demande de statistiques agricoles en signalant qu’il s’agit là d’un « marché » en déséquilibre. Cette partie introductive est consacrée à la genèse et à l’évolution du système des statistiques agricoles en Algérie. Y est détaillée la large palette de demandeurs face à une offre insuffisante et compartimentée et à un cadre institutionnel défaillant. La seconde partie consacre l’agriculture comme un « terrain » statistiquement peu maîtrisé, en analysant le flou autour des superficies, des structures foncières et des productions, avec des focus intéressants sur quatre thématiques essentielles, mais rarement abordées : la méconnaissance du secteur de la pêche et de l’aquaculture, la situation non maîtrisée du marché du travail agricole – décrit comme une véritable boite noire du système agricole, la négligence manifeste des questions liées à l’alimentation et la nutrition et, enfin, la problématique du financement informel en agriculture.
Dans la troisième partie, l’auteur va au-delà des constats et aborde les « erreurs » de diagnostic comme une « stratégie » politique de fuite en avant. Tout d’abord, une comparaison entre la réalité agricole et sa représentation officielle autour de nombreuses questions (production, spécification des acteurs, régulation, prix, mécanismes de soutien et subvention, agrofourniture, zones spécifiques) permet de dresser un constat sans équivoque sur les fragilités actuelles du système avant d’en analyser les conséquences : une base foncière limitée et fragilisée, des structures agraires fortement déstabilisées et une révolution agricole non encore entamée. Enfin est abordée la question de la dépendance alimentaire aux marchés extérieurs, présentée comme une constante nationale dans tous les discours de politiques agricoles post Indépendance. Cette question est illustrée à travers l’analyse des exportations, des exportateurs, des importations et des filières internationales et de la question sensible des fraudes en agriculture et dans le commerce international des produits agricoles.
330La quatrième et dernière partie revient sur les « vraies » causes de la faiblesse de l’appareil statistique et suggère certaines solutions. L’auteur y aborde le rôle majeur du facteur politique. Il note (p. 99) : « Nous sommes en présence d’une tendance manifeste à afficher systématiquement des résultats satisfaisants dans le seul but de légitimer l’action gouvernementale. Évidemment, cette situation où le diagnostic, lorsqu’il est établi, souffre du manque de clarté et d’objectivité, car fondé sur des statistiques carencées et/ou erronées, impacte négativement l’image de l’administration et conduit à la démobilisation des citoyens. Il ouvre la voie à tous les abus et à toutes les manipulations dont la conséquence directe est de brouiller la vision et les perspectives sur le développement de l’économie ».
L’auteur suggère quelques pistes pour une refondation de l’appareil statistique agricole, à travers notamment l’urgence d’un nouveau recensement agricole, une révision de l’outil de collecte, production, exploitation et diffusion des statistiques. Cette refonte est conçue comme un préalable à toute politique publique ou stratégie nationale ou régionale en matière agricole ou alimentaire. Elle s’inscrit dans une double revendication, de chercheur académique et de citoyen. Selon l’auteur (p. 187), « partie d’un tout, la refondation de l’appareil statistique agricole tel qu’il fonctionne aujourd’hui ne peut prendre sens, intérêt et efficacité qu’avec la refondation du système national de la statistique dans son ensemble ».
La conclusion de l’auteur est limpide. Elle revient en filigrane sur la question de la légitimité des institutions et leurs objectifs réels (p. 203) : « Au regard des spécificités objectives de l’agriculture examinées dans ce travail (semi-aridité du climat, taille réduite des exploitations et des cheptels, archaïsme des techniques employées, vieillissement de la main-d’œuvre), nous avons déduit que ni les performances officiellement affichées depuis 2000, ni les projections arrêtées pour fin 2019 ne peuvent se justifier autrement que par la volonté de légitimer des politiques élaborées et conduites par le haut, sans concertation et sans participation réelle des acteurs du monde agricole ; des politiques axées sur l’immédiateté, sans vision de long terme et sans véritable stratégie ; des politiques réduites à la consommation de l’argent public (source quasi unique de financement de l’investissement) injecté dans le secteur, évacuant toute idée de bilan, d’évaluation sérieuse des programmes et de reddition des comptes ; enfin, des politiques cherchant à imposer à 331tous la certitude d’être sur la meilleure voie et de préparer un avenir radieux à l’agriculture et aux agriculteurs, clouant ainsi au pilori toute pensée différente et critique qualifiée d’incompétente, d’irresponsable ou de réactionnaire, pour mieux la désigner à la vindicte publique ».
En somme, l’ouvrage de Boukella (2021), au-delà de la démonstration du rôle « stratégique » de l’appareil statistique agricole, est une base concrète et documentée pour comprendre les systèmes et politiques agricoles et alimentaires en Algérie. Il permet aux experts, mais aussi aux néophytes intéressés par ces questions de comprendre les enjeux en cours et les incohérences des orientations politiques du secteur.
Fouet Cheriet
Montpellier SupAgro,
UMR Moisa
332Références bibliographiques
Azib M., 2019, Le désordre agricole, échecs et défis du secteur, Alger, Éd. Dalimen, 2019, 172 p.
Bedrani S., Cheriet F., 2012, « Quelques éléments pour un bilan d’un demi-siècle de politiques agricoles et rurales », Les Cahiers du Cread, vol. 28, no 100, p. 137-162.
Launay M., 1963, Paysans algériens : la terre, la vigne et les hommes, Paris, Éditions du Seuil, 431 p.
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN : 978-2-406-12705-5
- EAN : 9782406127055
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12705-5.p.0327
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/01/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français