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Classiques Garnier

Les innovations technologiques dans l'agriculture entre « numérique » au Nord et « bio » au Sud Interview de Gilbert Lavoie, Nathalie Lachapelle et Amel Bouzid

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
    2020, n° 5
    . varia
  • Auteur : Cheriet (Foued)
  • Pages : 263 à 268
  • Revue : Systèmes alimentaires
  • Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN : 9782406110620
  • ISBN : 978-2-406-11062-0
  • ISSN : 2555-0411
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11062-0.p.0263
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2020
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
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Les innovations technologiques dans lagriculture Entre « numérique »
au Nord et « bio » au Sud

Interview de Gilbert Lavoie1,
Nathalie Lachapelle2 et Amel Bouzid3

Le monde agricole connait de profondes mutations liées à la fois à une remise en cause des modèles productifs dominants, à de nouvelles 264aspirations des consommateurs, à des modifications importantes des chaines de valeur (logistique, territoire, contexte international, institutions, etc.) et à lintroduction de nouvelles technologies dans lactivité agricole. Dans ce contexte, linnovation en agriculture apparaît comme un outil stratégique pour ladaptation des acteurs et des organisations.

Dans ce nouveau numéro des regards croisés Nord Sud, nous avons interrogé des universitaires québécois (Gilbert Lavoie et Nathalie Lachapelle) et une chercheuse algérienne (Amel Bouzid) afin de recueillir leur avis sur les tendances actuelles, les enjeux, les contraintes et les perspectives des innovations agricoles dans les pays du Nord et du Sud.

Foued Cheriet : Il y a un regain dintérêt des recherches académiques sur les innovations agricoles4. Comment expliquez-vous cela ?

Gilbert Lavoie et Nathalie Lachapelle : Oui, effectivement, les centres de recherche dintelligence artificielle (IA) portent un intérêt croissant pour relever les défis en agriculture et ceci attire les chercheurs au Nord avec des retombées potentielles pour le Sud. Dans les pays industrialisés, lagriculture de précision ambitionne de répondre à des problématiques telles que la réduction des gaz à effet de serre, etc. Ainsi, de nouvelles technologies mobilisent des robots possédant des caméras afin de cibler les zones de traitement pour limiter la pulvérisation des pesticides et répondre aux règlementations liées à la protection de lenvironnement. Le secteur agricole accompagne la vague de lintelligence artificielle (IA) et développe par exemple des drones avec infrarouge pour analyser les champs ce qui permet de faire des préconisations de traitements. LIA aide à trouver des solutions adaptées en réponse à dautres problématiques telles que la robotisation pour compenser le manque de main-dœuvre, etc.

Amel Bouzid : Pour les pays du Sud, trois raisons expliquent ce regain dintérêt. Dabord, des évolutions sont perceptibles quant à la conception et la représentation de linnovation du fait du changement de paradigme socio-économique. Chez les consommateurs, on observe une prise en 265compte de limpact des activités agricoles sur lenvironnement, notamment sur les ressources naturelles non renouvelables, et sur la santé humaine. Ensuite, la croissance démographique des pays du Sud se traduit par une forte demande de biens alimentaires doù lincitation des gouvernements à produire des innovations agronomiques pour satisfaire cette demande. Enfin, la recherche agronomique des pays du Sud dépend parfois de bailleurs de fonds étrangers provenant de pays développés, dONG et dorganismes de recherche internationaux, lesquels misent sur linnovation pour résoudre les problèmes alimentaires des pays en développement.

F. C. : Depuis quelques années, lagriculture dans les régions du Sud (du Nord) connait de plus en plus dinnovation : technique, agronomique, marketing et organisationnelle. Quels seraient, selon vous, les moteurs de cette accélération ?

A. B. : Les moteurs de cette accélération diffèrent certainement selon les pays du Sud. Le premier moteur peut être la concurrence qui existe entre les pays exportateurs de produits agricoles, car lexportation vers les marchés internationaux est soumise à des exigences, comme les normes sanitaires et phytosanitaires. Pour les pays dont les exportations agricoles constituent une part plus ou moins importante de leurs exportations totales, la recherche permanente de linnovation est une obligation. Il en va par exemple, pour le Maroc dont les exportations de tomates et dagrumes vers lEurope doivent affronter la concurrence dautres pays producteurs, en particulier ceux de lEurope du Sud. Une autre explication se trouve dans le changement des modèles de consommation des populations des pays du Sud, modèles qui tendent à rejoindre ceux des pays développés. Enfin, un dernier facteur, et non des moindres, est la prise de conscience des pouvoirs publics du Sud que le développement agricole est lun des moyens les plus sûrs pour lutter contre la pauvreté.

G. L. et N. L. : Les changements intervenus en termes de structures démographiques et dattentes sociétales peuvent aussi expliquer certaines évolutions. Les sociétés des pays du Nord sont de plus en plus éclatées. Les consommateurs ont adapté leur mode de vie et de consommation en fonction de leur situation : le nombre de familles monoparentales en hausse, personnes isolées, etc. Les consommateurs recherchent des 266produits et des expériences variés, ce qui amène de nouveaux produits transformés, avec, entre autres, un « plus » santé.

On note ainsi lapparition de nouveaux régimes alimentaires : végan, sans glucides, sans gluten, etc., constituant une multitude de segments-niches émergents et hétéroclites suscitant une adaptation constante du marketing. Les organisations doivent, dès lors, répondre à différents marchés et sadapter continuellement et rapidement. Par exemple la transformation à la ferme avec des circuits courts pour rassurer le consommateur sur la qualité. On entend de plus en plus parler de la Frankenstein food (aliments génétiquement modifiés). Ainsi, la technologie désire trouver une réponse à cette demande éclatée des consommateurs. On observe une tendance croissante des achats en ligne. La technologie, ici aussi, va jouer un rôle important sur la traçabilité et le packaging. La notoriété du producteur et la marque, la confiance que leur accordent les consommateurs vont devenir des éléments décisifs dans la sélection opérée par les acheteurs sur les plateformes numériques.

F. C. : Comparée à dautres secteurs, linnovation reste néanmoins limitée en agriculture : selon vous, quelles seraient les principales contraintes ?

G. L. et N. L. : Ceci a été vrai un certain temps, mais les pays du Nord ont développé des technologies avec lIA pour répondre à tous les défis et contraintes occasionnés par leur environnement (économique, juridique, institutionnel, naturel, etc.). Un élément déclencheur a été une main-dœuvre agricole limitée et lurgence de trouver des solutions. Également, la tendance technologique et laccessibilité ont changé, notamment chez les jeunes qui sont pratiquement nés avec un téléphone cellulaire à la main, ce qui a demandé plusieurs innovations et le développement dapplications pour les séduire. Il ne faut pas oublier que lalimentation est lune des principales dépenses des ménages. Il est donc nécessaire de développer des innovations de tous types (radicale, continue, de procédé et de processus) pour la chaine alimentaire. Par exemple, la recherche en génétique animale a permis dapporter à certains produits des bénéfices « santé », tels que les œufs avec oméga 3, etc.

A. B. : Plusieurs auteurs expliquent que lintroduction de linnovation dans les pays en voie de développement, notamment en Afrique, est 267limitée en raison de divers facteurs. En premier lieu, il est à signaler un manque de contextualisation et dadaptation des innovations agricoles aux conditions locales. Il en va ainsi, pour les semences hybrides, les engrais chimiques, les machines agricoles qui — outre limpact environnemental — se vendent à des prix inaccessibles pour les agriculteurs de ces pays dont la plupart ont un faible revenu. Ensuite, laversion au risque de la très grande majorité des agriculteurs des pays du Sud fortement soumis aux aléas climatiques. Par exemple un petit agriculteur en Algérie — climat aride et semi-aride — cultivant des céréales en sec nutilisera jamais dengrais chimiques ou de semences sélectionnées par crainte de voir sa culture échouer à cause du manque de pluie. Enfin, on peut souligner que les services publics de vulgarisation — quand ils existent — sont peu efficaces en raison de leur manque de moyens humains et financiers.

F. C. : Quels seraient les domaines et les filières dans lesquels nous devrions assister aux innovations les plus avancées ?

A. B. : Dans les pays du Sud, ce sont les filières à forte rentabilité et à débouchés importants et sûrs (fruits et légumes frais, viandes rouges, produits transformés), principalement destinés à lexportation et aux couches de la population locale à fort pouvoir dachat. Autre domaine dinnovation où les pays du Sud ont une marge dévolution incontestable : lusage des TIC qui devrait permettre laccès à un facteur de production de plus en plus important, celui de linformation et de la connaissance. Par ailleurs, le désengagement des États pour des raisons de restrictions budgétaires en matière de gestion des ressources communes, notamment leau, mais aussi dans le domaine du conseil agricole conjugué à lamélioration du niveau dinstruction des agriculteurs devrait inciter les agriculteurs des pays du Sud à innover dans les domaines de lorganisation et du marketing afin de renforcer leur accès aux ressources et leur rapport de force sur le marché, quil soit local ou international.

G. L. et N. L. : Au Nord, toutes les filières agricoles sont concernées par les innovations technologiques et managériales : le lait, le porc, la volaille, le maraîchage, les grandes cultures, etc. Un des enjeux agricoles majeurs dans la plupart des pays du Nord est le coût élevé de la main-dœuvre. 268Linvestissement dans des innovations permettant une substitution capital/travail est donc essentiel pour demeurer concurrentiel. Si lagriculture du Nord ne garde pas un avantage compétitif sur celle des pays du Sud, les productions risquent de se délocaliser. La formation devient un enjeu important pour que les employés puissent gérer les développements technologiques. Lenjeu au Sud sera de réussir à implanter les nouvelles technologies et de former la main-dœuvre.

F. C. : Selon vous, quelles sont les principales perspectives des innovations agricoles ?

A. B. : Le constat fait par les spécialistes est que lagriculture dans les pays du Sud reste fortement dépendante des aléas climatiques. Elle est vulnérable au stress hydrique ce qui nécessite le développement de variétés de semences appropriées. Plusieurs chercheurs suggèrent que lagriculture biologique serait un levier important dinnovations pour les pays dAfrique. Elle est de plus en plus présente sur les marchés locaux et surtout dexportation pour répondre à la demande des pays développés. Lavantage de cette agriculture réside dans ses techniques spécifiques respectueuses de lenvironnement, en dépit de rendements en général inférieurs à ceux de lagriculture conventionnelle, et dans la création demploi dans les zones rurales, car elle est forte utilisatrice de main-dœuvre.

G. L. et N. L. : La principale perspective dans le domaine des innovations agricoles est lutilisation de lintelligence artificielle afin, par exemple, de mieux cibler les traitements chimiques pour réduire lempreinte écologique. La gestion du réchauffement climatique ouvre également des possibilités, tout comme les innovations dans lalimentation des bovins pour réduire les réactions enzymatiques. Pour conclure, citons les modifications du comportement alimentaire induites par de nouvelles sensibilités, par exemple le mouvement végan en faveur des végétaux ou, à lopposé, la consommation de bœuf comme symbole de réussite sociale par certains asiatiques. Ces tendances peuvent influencer les choix en matière de production dinnovations agricoles et alimentaires.

1 Gilbert Lavoie est économiste et agronome québécois. Son expérience porte sur de nombreux domaines : planification stratégique, analyse et diffusion de linformation sur les marchés, positionnement concurrentiel et conciliation commerciale entre les parties prenantes. De 1999 à 2008, G. Lavoie a occupé le poste déconomiste principal et de directeur à la Direction des recherches et politiques agricoles de lUnion des producteurs agricoles (UPA). À ce titre, il a assuré lanalyse et le suivi de dossiers relatifs à léconomie, la gestion des risques, lenvironnement, laménagement du territoire, lénergie, les politiques agricoles, la forêt privée, le commerce international, la relève et lagrotourisme. Dans le cadre de son mandat, G. Lavoie a notamment piloté la mise en place de La Financière agricole du Québec.

2 Nathalie Lachapelle est professeure et chercheuse à lUniversité Téluq (Montréal, Québec). Elle est titulaire dun doctorat conjoint en administration des universités McGill, HEC, Concordia et UQAM et dun double diplôme en administration des affaires (MBA) de lUQAM et de Paris-Dauphine et dun baccalauréat en administration option finance. Sa thèse de doctorat porte sur le « Management des compétences innovatrices des producteurs agricoles ». Elle a plus de 20 ans dexpérience en accompagnement dentrepreneurs et de TPE/PME. Ses champs de recherche concernent la gestion des connaissances, particulièrement pour le management décisionnel et innovateur de lentrepreneur, le management des TPE/PME, ainsi que le management et les technologies.

3 Amel Bouzid est titulaire dun doctorat en sciences agronomiques de lÉcole nationale supérieure dagronomie dAlger. Elle est chercheuse au CREAD (Algérie) au sein de la division agriculture, territoires et environnement. Ses centres dintérêt sont lanalyse des filières agricoles et agroalimentaires, linnovation en agriculture ainsi que lanalyse sociale de cycle de vie des produits agricoles. Elle a été membre du projet international CMEP Tassili sur lorganisation des filières fruits et légumes pour davantage de consommation locale et le respect de lenvironnement et membre du projet Arimnet sur la valorisation locale et internationale des produits agroalimentaires. Elle est chef de projet national sur la dynamique dinnovation dans les filières agricoles stratégiques et dun autre projet sur limpact de la contractualisation sur la production de la tomate industrielle en Algérie.

4 Voir par exemple latelier consacré à lentrepreneuriat et à linnovation agricole qui sest tenu lors de la 11e Conférence annuelle de lAcadémie de lentrepreneuriat et de linnovation (AEI, Montpellier, 3-5 juin 2019).