Comment la distance organise-t-elle l’approvisionnement alimentaire urbain ? Le cas de Rabat
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2020, n° 5. varia - Auteurs : Lemeilleur (Sylvaine), Aderghal (Mohammed), Jennani (Omaima), Binane (Abdelali), Romagny (Bruno), Moustier (Paule)
- Pages : 59 à 88
- Revue : Systèmes alimentaires
Comment la distance organise-t-elle l’approvisionnement alimentaire urbain ?
Le cas de Rabat
Sylvaine Lemeilleur
UMR Moisa, CIRAD, Montpellier
Mohammed Aderghal
Université Mohammed V, Rabat, LMI MediTer
Omaima Jennani
Université Montpellier,
Institut Agro
Abdelali Binane
Université Mohammed V, Rabat, LMI MediTer
Bruno Romagny
Aix Marseille Univ, IRD, LPED, Marseille, France
Paule Moustier
UMR Moisa, CIRAD, Montpellier
60Introduction
La question de la sécurité alimentaire des populations des villes est devenue centrale avec l’urbanisation croissante, notamment dans les pays du Sud. Au Maroc, selon le dernier recensement, le taux d’urbanisation a déjà atteint 60,3 % en 2014 et est particulièrement polarisé sur quelques grandes villes. L’urbanisation n’affecte pas seulement la demande alimentaire, mais aussi les systèmes de production et distribution alimentaire (SPDA). Dans cet article, nous cherchons à comprendre quelles sont les zones de production qui alimentent la ville dans un contexte où l’urbanisation avance, mais où les systèmes de distribution alimentaire (SDA) restent traditionnels. Comment le degré d’éloignement de la ville des zones de production affecte-t-il les modalités organisationnelles d’approvisionnement des SDA urbains ?
Malgré un intérêt croissant sur les SPDA des villes, il existe peu de littérature qui croise à la fois les aspects géographiques de lieux de production de l’alimentation, les types d’acteurs concernés et leurs modalités de coordination. L’originalité de ce papier est de croiser les approches d’économie géographique avec celles de l’économie du développement qui s’intéressent à la réorganisation des SPDA, afin de mettre en perspective les circuits d’approvisionnement des villes dans leur dimension spatiale et leurs formes d’organisation.
Les métropoles du Maroc se révèlent un cas pertinent pour cette étude du fait de la grande diversité de la diète alimentaire marocaine, de la forte vocation agricole du pays et de son infrastructure de transport importante (réseau routier et portuaire). Parmi ces villes, notre étude porte sur l’agglomération de Rabat, capitale du royaume, qui regroupe une population variée notamment en termes de niveau de vie et de pouvoir d’achat.
Dans une première partie, nous revenons sur les approches qui s’intéressent à la localisation des activités et à la distance au marché dans la littérature en économie. Dans une seconde partie, nous présentons notre étude de cas, puis dans la troisième partie la méthodologie de notre recherche. Dans une dernière partie, nous exposons nos résultats sur l’architecture et l’organisation des SPDA dans l’espace de l’agglomération de Rabat-Salé, avant de conclure.
611. Revue de littérature
1.1. La distance dans les théories et modèles économiques
Von Thünen (1826) est considéré comme le précurseur de l’économie géographique. Il propose une explication de la localisation des activités économiques en fonction de la rente foncière des différentes activités agricoles. La rente foncière de chaque culture varie en fonction du produit brut de chaque activité, et des coûts de transport liés à la distance entre les parcelles et la ville-marché et au caractère périssable des produits (pour tenir compte des pertes dans le transport). La rente foncière diffère donc selon le produit et sa nature et explique in fine l’agencement spatial en cercles concentriques des différentes activités autour de la ville-marché. Le principal apport de Von Thünen est d’avoir montré l’importance des coûts de transport dans la localisation des activités, et notamment le fait que les coûts de transport croissant avec la distance parcourue diminuent la rente économique proposée par Ricardo. S’il est reproché au modèle de Von Thünen le manque de réalisme des hypothèses sur lesquelles le modèle est basé – concurrence pure et parfaite, produits indifférenciés, parcelles fertiles de manière égale, mêmes conditions agro-climatiques, ville homogène représentant un seul marché, etc. – il reste d’une originalité majeure : il met l’accent sur le rôle primordial que joue la ville pour structurer le paysage d’activités productrices (Calmette, 2008).
C’est seulement dans les années 1990 que l’analyse spatiale économique a pris un nouvel essor avec l’apport de Krugman (1991). Ses travaux se basent sur l’étude des phénomènes d’agglomération des activités économiques. Dans son analyse, base de la nouvelle économie géographique, Krugman considère deux régions où deux types d’activités et deux types d’agents coexistent. La première activité concerne une production liée au sol (activité économique du type agriculture) dont le rendement est croissant dans un contexte de concurrence pure et parfaite et qui nécessite l’utilisation d’une main-d’œuvre très localisée et immobile (les agriculteurs). À l’inverse, la deuxième activité concerne une activité industrielle produisant des produits différenciés en concurrence monopolistique, et qui utilise une main-d’œuvre flexible et mobile (les ouvriers), susceptible de se déplacer en fonction des salaires offerts. 62Pour Krugman, ce déplacement de la main-d’œuvre peut entrainer une translation de l’activité industrielle d’une région à l’autre. Par ailleurs, dans son modèle, seuls les produits industriels subissent un coût de transport. En fonction de ces hypothèses, il étudie les équilibres qui peuvent exister concernant la localisation des activités. Il conclut qu’il existe deux cas de figure :
–configuration « centre-périphérie » : toutes les activités industrielles et tous les ouvriers se trouvent dans une même région (agglomération) alors que l’activité liée au sol reste localisée dans une deuxième région ;
–configuration « convergence des régions » : la répartition est équitable entre les deux régions.
Pour Calmette et Le Pottier (1995), les coûts de transport des produits agricoles non nuls jouent un rôle primordial dans la détermination de la zone de concentration. Calmette (2008) montre que l’organisation de la ville dépend essentiellement de deux sortes de forces :
–les « forces centrifuges » à la ville qui favorisent le développement des régions et la configuration « convergence des régions » ; parmi ces forces, on peut citer les coûts de transport élevés, notamment agricoles ;
–les « forces centripètes » à la ville qui favorisent l’agglomération des activités économiques dans un seul et unique endroit et la configuration « centre-périphérique » ; on peut citer là les économies d’échelle et de coût de transaction, les effets d’entrainement liés aux économies d’agglomération cumulatives (main-d’œuvre importante, diffusion des savoirs et technologies, etc.).
1.2. Économie du développement : urbanisation
et réorganisation des systèmes agroalimentaires
L’urbanisation croissante, mais aussi, entre autres, l’augmentation des revenus, le travail des femmes et la globalisation provoquent une constante évolution des SPDA (Reardon et al., 2016). L’apparition des supermarchés est considérée comme une conséquence de cette série de changements (Weatherspoon et Reardon, 2003). Par ailleurs, de récents travaux en 63économie du développement s’intéressent à la « révolution silencieuse » (Reardon, 2015) qui a lieu au niveau des maillons intermédiaires des SPDA. Ces travaux se basent essentiellement sur la théorie des coûts de transaction pour expliquer les nouvelles formes de coordination dans les SPDA. Les transformations portent à la fois sur les modes de coordination et les activités des acteurs tout au long des filières agroalimentaires : minimisation du nombre de fournisseurs et centralisation des approvisionnements (plateforme et centrale d’achat). Le déplacement et l’accès facilité aux exploitations agricoles ainsi que le renoncement aux services des intermédiaires ruraux permettent l’achat direct auprès des agriculteurs, et l’émergence d’un système d’intégration verticale et de contrats.
1.3. À l’intersection de l’économie géographique
et de l’économie du développement
Dans ce travail de recherche, nous croisons ces courants en économie géographique et économie du développement pour comprendre comment les lieux d’approvisionnement des villes et leur distance à celles-ci sont combinés à des types d’arrangements organisationnels en fonction de la nature des produits (notamment plus ou moins périssable) d’une part, et du type de SDA (plus ou moins modernisé) d’autre part. En nous référant aux modèles d’économie géographique, nous considérons les activités agricoles comme mobiles et de moins en moins liées au sol. Par ailleurs, on s’intéresse au seul secteur agricole et on considère la ville comme un marché différencié (différents circuits de distribution plus ou moins modernisés). De plus, nous introduisons de nouvelles forces centripètes pour expliquer les lieux d’approvisionnement des villes en denrées alimentaires : premièrement, les économies d’échelle et d’agglomération de l’agriculture industrielle (notamment la forte utilisation de main-d’œuvre) ; deuxièmement, les équipements et technologies (infrastructures de transport, téléphones portables, transport réfrigéré, etc.) ; et troisièmement, les innovations organisationnelles (intégration verticale, grossistes dédiés, contrats de production et de vente, etc.). Ainsi, les nouveaux éléments de la modernisation des SPDA – tant à la production qu’à la distribution – peuvent amener à une spécialisation des régions sur certaines activités agricoles.
Quelques auteurs ont d’ores et déjà tenté un rapprochement entre proximité physique et proximité relationnelle dans les systèmes alimentaires (Aubry et Kebir, 2013 ; De Cara et al., 2017), et notamment dans 64les pays en développement (Moustier, 2017). Selon la revue de littérature de Moustier (2017) sur des études dans 14 pays d’Afrique sub-saharienne et d’Asie entre 1990 et 2007, les zones périurbaines sont encore prépondérantes – plus de 80 % – dans l’approvisionnement des villes en production alimentaire très périssables (légumes feuilles et plantes aromatiques). Par ailleurs, malgré la modernisation organisationnelle des SDA, les systèmes d’approvisionnement éloignés font intervenir plus d’intermédiaires que les systèmes d’approvisionnement périurbains. Dans les circuits plus traditionnels, la proximité relationnelle n’est pas déconnectée de la proximité géographique. Des formes d’intégration verticale et de contractualisation, à l’initiative de la grande distribution, mais aussi d’organisations de producteurs ou de commerçants de taille intermédiaire, sont rencontrées sur les chaînes courtes comme sur les chaînes longues, en particulier pour promouvoir des attributs de qualité (Moustier, 2017 ; Moustier et al., 2010). On peut cependant trouver un grand nombre d’intermédiaires même en proximité de la ville du fait de contraintes de transport et de main-d’œuvre, comme cela a été observé à Antananarivo (Aubry et al., 2010).
Si les infrastructures et moyens de télécommunication se sont modernisés, que les bassins de production spécialisés présentent des avantages comparatifs sans conteste, existe-t-il des forces centrifuges pour expliquer la persistance de cette agriculture périurbaine souvent atomisée ? Les facteurs de rapprochement ou de distanciation de l’agriculture à la ville sont compilés dans le tableau 1. La revue de la littérature nous amène aux propositions suivantes :
–pour les produits périssables, dans un contexte de faible développement logistique, les produits viennent de la proximité de la ville, avec généralement peu d’intermédiaires et une forte proximité relationnelle entre fournisseurs et vendeurs, et ce d’autant plus que la volonté politique et citoyenne de relocalisation est affirmée.
–pour les produits peu périssables, les produits viennent de régions éloignées des villes, avec de nombreux intermédiaires et des formes de contractualisation, d’autant plus que la logistique est développée.
Le cas du Maroc est intéressant pour vérifier si ces propositions s’appliquent à un pays en transition en termes de niveau de développement.
65Tab. 1 – Résumé des facteurs jouant sur la distance de l’agriculture à la ville.
Facteurs |
Centripètes |
Centrifuges |
Périssabilité du produit (élevée) |
+ |
|
Pression foncière (élevée) |
+ |
|
Pollution (élevée en ville) |
+ |
|
Coût du transport (élevé vers le rural) |
+ |
|
Diversification (économie de gamme) |
+ |
|
Spécialisation, intensification |
+ |
|
Souhaits politiques et citoyens de relocalisation |
+ |
|
Proximité relationnelle producteurs-détaillants-consommateurs |
+ |
|
Contractualisation |
+ |
|
Développement logistique et grande distribution |
+ |
2. Le cas des systèmes
d’approvisionnement alimentaire au Maroc
Nous présentons le contexte du Maroc en mettant en avant les facteurs suivants de transformation : les changements démographiques ; les différenciations socioéconomiques ; la fragilisation des activités productives du fait de la pression sur les ressources (foncier et eau) ; les politiques qui favorisent l’intensification, l’exportation et les tensions sur le foncier ; et également la centralisation de la mise en marché (marchés de gros, grande distribution).
Tout d’abord, le Maroc est aujourd’hui marqué par une urbanisation croissante. Actuellement, plus de 60 % de sa population est considérée comme urbaine (HCP, 2014). L’exemple de l’agglomération de Rabat est probant : la population de cette conurbation est passée de 1 699 372 habitants en 2004 à 2 113 000 en 2014, soit 19,6 % de plus en 10 ans.
Deuxièmement, le développement économique du Maroc est rapide, mais fortement inégalitaire. Une classe moyenne se développe, alors que les classes populaires voient leurs emplois dans le secteur agricole et 66informel menacés par les alliances entre le pouvoir politique et le monde de l’entreprise et des promoteurs (Catusse, 2014 ; Valette et Dugué, 2017). Au-delà des enjeux quantitatifs de sécurité alimentaire de plus en plus prégnants, la demande évolue sur le plan qualitatif avec le développement de classes moyennes urbaines et de pratiques très différenciées : augmentation de la diversité de la diète alimentaire et consommation de plus de produits transformés dans la distribution moderne, avec l’apparition d’un triple fardeau alimentaire (Padilla, 2008 ; Rastoin et al., 2016). Dans le même temps, les catégories populaires, dotées de revenus faibles et instables, continuent à s’approvisionner principalement sur des marchés alimentaires informels, qui sont aussi des lieux où de nombreuses familles des quartiers aisés font leurs achats hebdomadaires.
En troisième lieu, la production agricole doit faire face à de nombreuses sources de fragilisation, liées au changement climatique et aux pressions sur les ressources, en particulier le foncier et l’eau (Brun, 2019 ; Rastoin et al., 2016), renforcées par des politiques favorables à l’intensification et à l’exportation. Le ministère de l’Agriculture marocain a estimé, en 2004, que la SAU consommée par l’urbanisation à l’horizon de 2025 sera de près de 90 000 ha, soit un rythme moyen d’environ 4 500 ha par an (Valette et Philifert, 2014).
Le gouvernement est pris dans le dilemme de répondre à différents objectifs : la mise à niveau économique, notamment par la multiplication de projets touristiques ; le logement des démunis ; le développement de transports ; la sécurité alimentaire – sans parler de la spéculation foncière. Ces objectifs difficilement compatibles sont des sources de tension sur le foncier périurbain, les terres facilement constructibles étant les terres de plaine les plus fertiles sur le plan agricole. En théorie, l’urbanisation ne doit pas s’opérer sur les terres agricoles fertiles, mais, en pratique, les dérogations sont nombreuses et conduisent à un mitage des espaces agricoles (Valette et al., 2013 ; Valette et Dugué, 2017).
Depuis les années 1970, les grandes villes ne sont plus approvisionnées par leur seule agriculture urbaine et périurbaine. L’agriculture pour l’exportation a fortement bénéficié de l’appui des politiques agricoles et notamment les productions de fruits et légumes frais. Le Plan Maroc vert adopté en 2008, dans le cadre de son pilier I, a notamment appuyé le développement des serres, subventionné la production intensive spécialisée, rendant encore plus maitrisable la production tout au 67long de l’année (Valette et Dugué, 2017 ; Akesbi, 2013). Le Maroc est classé quatrième exportateur mondial pour la tomate et huitième pour les agrumes (Maroc. DEPF, 2014). Mais cela ne suppose pas l’absence d’articulation entre bassin de production pour l’exportation et marché interne. En effet, une partie de l’approvisionnement urbain marocain est assuré par les écarts de triage des productions pour l’exportation (Codron et al., 2014) – profitant, entre autres, des bonnes infrastructures de transport qui maillent le pays.
Enfin, l’intervention publique a favorisé la centralisation des modes de logistique et de distribution. Pour le marché intérieur, c’est au niveau de la structuration des marchés de gros urbains que ces productions de fruits et légumes ont bénéficié de l’intervention publique. L’État impose le passage obligatoire de tous les produits frais par ces marchés de gros institutionnels. Il facilite les transactions pour des produits très périssables en réunissant l’offre et la demande et il stabilise les prix avec l’affichage quotidien des prix négociés la veille. S’il est connu qu’une part importante de la production ne respecte pas cette obligation au niveau national (30 à 50 % selon les chiffres non officiels du ministère de l’Industrie), il n’en reste pas moins que c’est autour de cette structuration formelle que l’ensemble des circuits s’articulent, même pour les produits qui ne sont pas assujettis à cette obligation. Dans l’agglomération de Rabat, il existe trois marchés de gros réglementaires – Rabat, Salé et Témara – qui jouent également le rôle de marchés de consommation.
Les transformations des SPDA au Maroc ont lieu tant à l’aval – avec la complexité de la demande urbaine et les formats de distribution – qu’à l’amont – avec la reconfiguration de l’approvisionnement pour les différents circuits. L’ensemble de ces facteurs d’évolution, présents dans l’agglomération de Rabat, en font une étude de cas pertinente pour analyser la question de l’organisation spatiale et relationnelle dans les SPDA urbains.
683. Méthode
Notre article constitue une première étape dans l’analyse, essentiellement centrée sur la question de l’organisation spatiale grâce à l’apport de la cartographie des flux, l’organisation relationnelle étant abordée par le nombre d’intermédiaires dans la chaîne et un premier repérage des relations entre acteurs (existence de contractualisation, échange d’informations).
3.1. Élaboration de la cartographie
Pour établir nos cartes, nous avons croisé deux types de données. Les premières, issues du Recensement de la population et de l’habitat (RGPH), concernent les taux d’urbanisation et la taille des villes, les deuxièmes, relatives à la production maraichère par région, sont issues des sources du ministère de l’Agriculture et de la Pêche maritime. Cette spatialisation, basée sur les seules données disponibles, ne permet pas d’aller dans le détail pour relever les nuances à l’intérieur des provinces, et nous empêche donc de faire figurer les espaces agricoles maraichers situés dans les banlieues urbaines en comparaison de ceux provenant des terres situées en pleine campagne, notamment dans les périmètres irrigués.
Pour mesurer les flux, des enquêtes quantitatives ont été réalisées sur les deux marchés de gros institutionnels (Rabat et Salé) à raison de 20 % de grossistes présents sur le marché au moment de l’enquête. Pour réaliser cet échantillonnage aléatoire, 1 grossiste sur 5 a été enquêté dans chaque allée du marché de gros, et ce sur un itinéraire exhaustif au sein du marché. Au total, 54 grossistes (27 à Rabat, 27 à Salé) ont été enquêtés à travers un questionnaire fermé portant sur les caractéristiques personnelles des grossistes (sexe, âge, niveau scolaire, situation familiale, lieu de naissance), leurs caractéristiques professionnelles (expérience, revenu mensuel, leurs autres activités, nombre de salariés), leurs relations commerciales et mode de transaction (type de fournisseurs, transport, prix, qualité, volume, etc.). Le même type d’enquêtes quantitatives a ensuite été réalisé sur 20 % des détaillants présents dans un ensemble de marchés de rue (souks) et de marchés municipaux de 69l’agglomération (38 emplacements au total sur les communes de Rabat, Salé et Témara). Là encore, 1 détaillant sur 5 pour chaque allée a été enquêté sur un itinéraire exhaustif des souks et marchés municipaux. Au total, 505 détaillants ont été enquêtés à travers un questionnaire rapide et fermé sur la diversité et les variétés des produits vendus, leur provenance et le type d’intermédiaire de vente qui les approvisionne. L’ensemble des enquêtes quantitatives ont été réalisées entre mai et juillet 2016. Les bases de données ont permis l’élaboration des cartes de flux ainsi que l’apport de données complémentaires pour l’analyse de la description des SDA de l’agglomération.
3.2. Choix des filières étudiées
pour les enquêtes qualitatives
Pour appréhender à la fois l’articulation entre différents espaces de productions locaux et nationaux et l’influence de la distance des lieux de production à la ville sur la caractérisation des SDA, nous devons éviter les biais liés à des zones de production trop spécifiques ou à des avantages comparatifs trop marqués pour certaines productions. Nous avons choisi des productions qui peuvent être produites dans divers lieux au Maroc et donc à des distances différentes de l’agglomération de Rabat. L’analyse porte sur les filières tomate et menthe. La tomate est un ingrédient de base dans l’alimentation marocaine et est consommée quotidiennement, toute l’année. La tomate fraîche est un produit moyennement périssable, c’est-à-dire qu’elle peut se conserver entre cinq jours et une semaine. La menthe fraiche est représentative de l’ensemble constitué par les légumes feuilles (céleri, épinard, laitue etc.) et les plantes aromatiques (coriandre, persil) très régulièrement consommées au Maroc et fortement périssables. On estime la durée de conservation de la menthe à une journée, voire une demi-journée, pendant les périodes chaudes. Sa consommation participe à la diversité de la diète alimentaire.
Notons enfin que la consommation de ces deux produits (tomate et menthe) augmente notablement durant le mois du ramadan (tout comme celle du sucre, de la farine, etc.) ; l’approvisionnement des villes en ces produits devient alors souvent problématique. Nos enquêtes de terrain de mai à juillet 2016 ont coïncidé en partie avec cette période.
703.3. Choix de l’échantillon
pour les enquêtes qualitatives : zone d’enquête
Nous avons choisi six quartiers dans l’agglomération de Rabat/Salé pour mener nos enquêtes auprès des détaillants : Akkari, la Medina et Bouqroun à Rabat ; Hay Rahma, Douar Jdid et Sala Al Jadida à Salé. Le choix est fondé sur plusieurs critères qui diffèrent selon les quartiers : (i) la proximité des marchés de gros de Rabat ou de Salé, (ii) le grand nombre de détaillants au niveau de ces quartiers et la diversité des classes sociales qui s’approvisionnent auprès de ces détaillants, (iii) l’émergence récente du quartier de Sala Al Jadida.
3.4. Choix de l’échantillon pour les enquêtes qualitatives : acteurs enquêtés
Les enquêtes qualitatives ont été réalisées en face à face avec des guides d’entretien semi-directifs de mai à juillet 2016.
Nous avons enquêté 51 détaillants traditionnels répartis dans les six quartiers choisis et en fonction des produits vendus (13 détaillants pour les tomates, 19 pour la menthe). Nous avons également questionné les responsables de magasins de grande distribution de 3 enseignes présentes dans nos quartiers cibles : BIM (2 superettes à Akkari), Marjane (1 supermarché à Hay Rahma), Carrefour (Carrefour Market à la Medina, et 1 hypermarché à Hay Rahma).
Les grossistes ont été enquêtés sur les deux marchés de gros de fruits et légumes de Rabat (8 grossistes sur 15 traitant la tomate, et 3 sur 5 pour la menthe) et Salé (10 grossistes sur les 20 pour la tomate et 5 sur 16 pour la menthe).
De plus, 60 producteurs ont été enquêtés. Ils sont répartis sur les deux zones de production périurbaine de Rabat. Des entretiens semi-directifs ont été réalisés avec ces producteurs pour connaître leurs caractéristiques personnelles, celles de leur exploitation (surface agricole utile, système de culture et d’élevage, capital physique) et leurs relations commerciales pour la vente de leur production (contrat, prix, qualité, etc.).
714. Résultats
4.1. Dynamiques des espaces agricoles et des flux de distribution alimentaire à l’échelle nationale et locale
4.1.1. Urbanisation et recomposition des bassins
de production des cultures maraichères
Dans l’objectif de démontrer la relation entre fait urbain et profil de la filière maraichère, nous avons pris en compte la dimension historique pour comprendre les processus ayant entrainé la recomposition des espaces de productions maraichères. Les cartes 1 et 2 réitèrent, à un intervalle de 20 ans – 1994 et 2014 – la structuration du réseau urbain marocain. Celle-ci est caractérisée par le poids du littoral où se concentrent les principales villes du pays. La population du littoral est passée de 5 millions en 1971 à 9,5 millions d’habitants en 2004 et 10,2 millions en 2010 (RGPH, 2010). Ces zones urbaines représentent un grand bassin de consommation des produits maraichers.
Les deux cartes superposent également la part de superficies maraichères par province entre 1996 et 2014 (Maroc. Ministère de l’Agriculture, 2014). Elles font ressortir deux principales zones maraichères en 1996, au nord de Rabat (Gharb-Bas Loukkos) et au sud de Casablanca (Chaouia-Doukkala). Ces zones se sont ensuite partiellement reconfigurées en 2014 avec l’allongement de la zone productrice du Gharb et le déplacement très marqué de la zone de production de Doukkala vers une nouvelle province maraichère à l’est et au sud d’Agadir, le Souss-Massa. Selon les données disponibles, les superficies occupées par les cultures maraichères en 2014 sont de 30 445 ha, contre 25 873 ha en 2010, soit plus de 5 000 ha en quatre ans. L’extension des superficies réservées aux productions maraichères n’a pas eu lieu dans les régions marquées par une forte croissance urbaine. Parmi les régions maraichères les plus emblématiques aujourd’hui, à côté de celle des plaines atlantiques moyennes, on trouve celles qualifiées autrefois de marginales. Ce type d’extension est comparable à celui décrit pour Antanarivo (N’Diénor et al., 2011), avec l’investissement des agriculteurs pour renforcer la fertilité des sols. À l’opposé, les superficies cultivées dans la région englobant Casablanca 72et la conurbation Rabat reflètent une relative régression durant ces dernières années. Loin d’une convergence des régions, c’est un modèle type « centre-périphérie » qui semble apparaitre pour cette activité.
Fig. 1 – Armature urbaine et répartition de la SAU maraichère en 1994 et 1996.
Fig 2 – Armature urbaine et répartition de la SAU maraichère en 2014.
Dans l’agglomération de Rabat, l’extension du bâti et la création de nouvelles zones d’activités industrielles ont entrainé un mitage progressif de l’espace rural et une réduction importante des terres vouées à la 73production agricole pour les marchés locaux. Selon l’étude du Schéma d’organisation fonctionnelle de l’aire métropolitaine centrale (MHUAE, 2008), les terres maraichères autour de la conurbation se répartissent en deux grandes zones : Skhirat-Témara à l’Ouest et Sidi Bouknadel à l’Est (carte 3). Cette ceinture maraichère semble céder devant l’urbanisation, car, selon les données disponibles, on comptait 5 916 ha de maraichage sur cette ceinture en 2009 contre 3 896 ha en 2014. La régression des superficies maraichères trouve son explication partielle dans l’extension urbaine, mais également dans l’épuisement de la nappe phréatique suite aux besoins en eau potable et en irrigation, surtout dans la zone de Skhirat, ce qui pousse les agriculteurs à abandonner la culture.
Fig. 3 – Étalement urbain dans la périphérie
de la conurbation Rabat avant et après 1990.
4.1.2. Cartographie des flux d’approvisionnement
interne/externe de l’agglomération de Rabat
D’après nos enquêtes réalisées dans les marchés de gros de Rabat et Salé, 30 % des transactions concernent des produits provenant de la région du Souss-Massa, 27 % de la région Chouia-Doukkala, 16 % du Gharb, et 15 % de la zone périurbaine. Nos résultats confirment le déplacement des lieux d’approvisionnement vers le Sud : alors que, en 1994, le Souss-Massa représentait la quatrième région d’approvisionnement (10 % des volumes) (Gergely, 1997), c’est aujourd’hui la première région d’approvisionnement, tous produits confondus. En revanche, la part des productions locales dans l’approvisionnement en fruits et légumes des marchés locaux reste du même ordre (20 % selon la FAO en 1994, 15 % selon nos données).
Il existe cependant des variations notables en termes de volumes et de saison en fonction des produits (carte 4). Alors que les tomates qui approvisionnent les marchés de la capitale proviennent essentiellement du Souss-Massa – même en été qui correspond à la saison de production locale – les pommes de terre proviennent d’un rayon bien moindre. Dans le cas des légumes feuilles et herbes aromatiques (laitues, persil, coriandre, et menthe), la part des productions locales atteint 33 %.
Fig. 4 – Principaux flux d’approvisionnement en fruits et légumes frais
des marchés de gros de l’agglomération de Rabat. Source : auteurs.
Les marchés de gros approvisionnent une multitude de petits marchés de détail répartis dans les différents quartiers de l’agglomération, et également des souks hebdomadaires qui se tiennent dans les communes limitrophes. Mais ces derniers s’appuient pour une partie de leur approvisionnement en fruits et légumes sur d’autres circuits parallèles, articulés aussi sur d’autres zones d’approvisionnement. Plus de 50 % des ventes en fruits et légumes échapperaient aux marchés de gros de Rabat, Salé et Témara (Valyans, 2010).
Les nombreux lieux d’achat traditionnels au sein de l’agglomération de Rabat témoignent de la forte résilience des circuits de distribution dits traditionnels que l’on avait crus menacés par le développement très rapide des supermarchés dans certains pays d’Afrique du Nord. Ces derniers sont apparus au Maroc dès le milieu des années 1980, mais c’est seulement à partir des années 1990 que les grandes surfaces menées par les groupes Marjane, Carrefour et BIM pénètrent réellement le marché national (Codron et al., 2014). Les quartiers les plus riches s’approvisionnent aujourd’hui principalement dans la grande distribution. On observe néanmoins que, même pour ces consommateurs aisés, il existe une migration alimentaire notamment lors des souks hebdomadaires qui représentent une offre alimentaire dynamique, particulièrement pour certains produits frais (Rousseau et al., 2017) bien que rudimentaire (vente en vrac, sans calibrage). Les entretiens qualitatifs mettent en avant les différents avantages de ces points de vente : la possibilité de marchander, les relations de long terme entre vendeur et client qui permettent des échanges et la confiance autour de la qualité des produits exposés. Ce sont des éléments de la transaction qui relèvent du socioculturel et dont sont dépourvues les places commerciales dites modernes.
4.2. Distance et mode de coordination en fonction des filières
L’allongement des flux d’approvisionnement de l’agglomération de Rabat nous amène à analyser comment cette distance a une influence sur l’organisation des SDA à l’intérieur et à l’extérieur de la ville, et sur les modalités de pratiques d’approvisionnement mises en œuvre par les différents acteurs pour gérer cette distance.
764.2.1. La distance varie en fonction
de la périssabilité des produits
D’après nos enquêtes qualitatives auprès des grossistes des marchés de gros, mais également des détaillants de souk traditionnels, il n’y a pas de segmentation dans des zones de production des produits étudiés en fonction des lieux de distribution. Que cela soit pour la tomate ou la menthe, les mêmes zones de production alimentent tant les circuits traditionnels formels et informels que les circuits modernes. La tomate provient de deux principales régions citées précédemment : la région du Souss-Massa à environ 550 km de Rabat et la région de Chouia-Doukkala à environ 260 km de Rabat. Les conditions climatiques et agronomiques de ces régions permettent une alternance dans la production. La région périphérique de Rabat à environ 60 km de Rabat, correspond à une production secondaire, présente sur les marchés de Rabat/Salé essentiellement entre juin et août. À l’inverse, la menthe ne bénéficie pas de bassin de production très spécialisé. Elle est cultivée un peu partout au Maroc, à des échelles de production différentes. Les principaux bassins de production et d’approvisionnement pour la menthe vendue à Rabat sont : la zone périurbaine de Salé comprise entre 30 à 60 km et la région de Casablanca à environ 120 km. Les distances pour la menthe sont donc moindres que pour la tomate. D’après nos enquêtes, ceci s’explique largement par la difficulté de transport de produits très périssables comme la menthe.
4.2.2. Les modes d’approvisionnement
varient en fonction des circuits
La grande différence entre les circuits d’approvisionnement traditionnels et la distribution moderne apparaissent dans les modalités d’approvisionnement : le nœud d’approvisionnement des SDA traditionnels reste majoritairement le marché de gros, alors que les SDA modernes s’approvisionnent directement auprès des producteurs via les centrales d’achat.
Pour la tomate, l’éloignement des zones de production engendre pour les grossistes sur les marchés de gros non seulement des coûts de transport, mais également de sérieux coûts de transaction liés à la difficulté 77de vérifier la qualité des produits. Aussi, dans la région du Souss-Massa, l’ensemble des grossistes enquêtés déclarent faire appel à des courtiers de confiance (ami, famille, associé) présents sur place pour réaliser et vérifier la bonne mise en œuvre des transactions. Ces courtiers négocient les prix pour le compte du grossiste, vérifient la qualité et les quantités proposées par le producteur, chargent les camions et paient les producteurs. Ils sont associés à 50 % des bénéfices ou payés à la commission, variable ou fixe. Dans la région de Chouia-Doukkala, les grossistes passent par des intermédiaires de confiance sur place, ou font eux-mêmes les trajets et assurent le bon déroulement des transactions, malgré les coûts de transport.
Les différentes possibilités d’approvisionnement en tomates pour les circuits traditionnels sont schématisées dans la figure 5 et montrent l’intervention d’au minimum deux intermédiaires.
Fig. 5 – Circuit traditionnel de la tomate : 2 à 3 intermédiaires. Source : Auteurs, à partir des enquêtes qualitatives menées en 2016 auprès de 18 grossistes et 13 détaillants. La part des différents circuits d’approvisionnement est évaluée à partir des enquêtes quantitatives auprès des 54 grossistes et 505 détaillants.
Dans le cas de la menthe1, le système d’approvisionnement des grossistes est plus court. La proximité géographique des bassins de 78production permet aux grossistes de réaliser les transactions directement avec le producteur, sans intermédiaire. Généralement, les grossistes achètent la production de menthe sur pied (figure 6). Le grossiste vient jusqu’à deux fois par semaine pour surveiller l’état de la parcelle – ce qui explique, entre autres, que la menthe soit achetée dans un rayon de 120 km maximum. Pour les grossistes interrogés, 60 % considèrent la zone de production de près de Casablanca (120 km) comme éloignée, mais dont la qualité de la menthe lui confère, toutefois, une attractivité. Lorsque les productions sont vendues sur pied, le prix est généralement faible pour le producteur. Dans le marché de gros de Salé, un tiers des grossistes de menthe a intégré verticalement la production de menthe en achetant des terres à proximité (figure 6).
Fig. 6 – Circuit traditionnel de la menthe : 1 à 2 intermédiaires. Source : Auteurs, à partir des enquêtes qualitatives menées en 2016 auprès de 8 grossistes et 19 détaillants. La part des différents circuits d’approvisionnement est évaluée à partir des enquêtes quantitatives auprès des 54 grossistes et 505 détaillants.
Nous avons remarqué lors de nos enquêtes que, pour les productions éloignées, les grossistes s’approvisionnent généralement auprès de grands producteurs alors que, pour les régions avoisinantes de Rabat, ce sont de petits producteurs qui sont concernés. La menthe est produite par de petites exploitations périurbaines, contraintes en surface par la pression foncière.
79Enfin, l’ensemble des détaillants traditionnels enquêtés pour la tomate ou pour la menthe passent par les marchés de gros. La centralité des marchés de gros dans les villes de Rabat et Salé amène les détaillants informels (marchands ambulants) à s’y approvisionner autant que les autres types de détaillants formels (épicerie, marchand du souk). Leurs faibles liquidités les limitent dans leurs déplacements et ne leur permettent pas d’aller sur des places de déchargement péri-urbain informel qui alimentent surtout les souks périphériques.
Concernant la distribution moderne, la provenance des tomates vendues est la même que pour les marchés traditionnels, sans que les réseaux d’approvisionnement soient organisés de la même façon. Depuis 2010, sous condition qu’elles créent des plateformes de conditionnement et de commercialisation, les grandes et les moyennes surfaces sont dispensées du passage obligatoire par les marchés de gros de fruits et légumes. Ainsi la distribution moderne (BIM, Carrefour, Marjane) s’approvisionne directement, toute l’année, auprès de gros producteurs (avec des superficies exploitées sous serres supérieures à 5 ha) situés au centre et dans le sud du pays. Occasionnellement, pendant les mois d’été, des compléments d’approvisionnement se font dans les régions de Salé et du Gharb. Des agents salariés de la grande distribution localisés dans les zones de production font l’interface : ils veillent à ce que les contrats qui les lient soient respectés (prix, volumes, qualité, échéances, avances, etc.). Cette intégration verticale de l’intermédiation contribue à la diminution du risque sur la qualité et de l’incertitude sur la régularité des volumes dans un contexte de forte concurrence avec l’exportation. Les producteurs sont payés régulièrement au comptant et à des prix avantageux ; en contrepartie, ils assurent la livraison d’une tomate homogène, triée et parfois emballée (en fonction de la variété). Le transport intégré (BIM) ou contractualisé (Marjane et Carrefour) est réalisé par des camions frigorifiques pour limiter les pertes durant le transport et la dépréciation de la qualité à l’arrivée. La tomate est ensuite stockée dans des dépôts (BIM) ou des centrales d’achats (Carrefour et Marjane) équipés de réfrigérateurs qui permettent aux produits de conserver leur fraicheur pendant plusieurs jours. En fonction de la demande, la tomate est livrée quotidiennement ou trois fois par semaine aux supérettes, supermarchés et hypermarchés.
80Le cas de la menthe est un peu différent. Ce produit est très peu vendu en supermarchés : d’une part, la vente de la menthe n’est pas rentable (prix fixe, donc peu de marge et très périssable) et, d’autre part, c’est un produit très peu demandé dans les supermarchés. Les Marocains préfèrent généralement acheter la menthe au souk populaire. BIM ne vend pas du tout de menthe, alors que Marjane et Carrefour proposent une dizaine de bouquets quotidiennement. Pour s’approvisionner, ces derniers ont des contrats avec des producteurs locaux qui leur livrent aussi les légumes feuilles (salades, épinards, etc.).
En résumé, quelle que soit la distance, la grande distribution organise son approvisionnement directement avec les producteurs au travers de contrats de vente (figure 7).
Fig. 7 – Circuit moderne de la tomate et de la menthe : 1 seul intermédiaire. Source : Auteurs, à partir des enquêtes qualitatives menées en 2016
auprès de 5 responsables de la distribution moderne).
4.2.3. La multitude invisible dans les circuits traditionnels
Le marché intérieur est donc organisé autour de ces marchés de gros et d’acteurs traditionnels dynamiques, mais qui ont très peu évolué depuis longtemps (on observe de très fortes similarités dans notre étude avec le diagnostic de 1994 ; Gergely, 1997).
Alors qu’on compte facilement trois voire quatre intermédiaires visibles (courtier local, grossiste, détaillant, prestataire de transport) pour la vente au détail de la tomate sur les marchés traditionnels urbains 81de l’agglomération de Rabat, les produits transitent par deux ou trois grossistes de plus quand elles sont vendues sur des marchés de villes moyennes (Chohin-Kuper et Doukkali, 2006 ; Lejars et Courilleau, 2015). Ceci est sans compter une multitude d’autres intervenants, relativement peu visibles, car relevant souvent du secteur informel, mais qui jouent également un vrai rôle de services dans les filières. En effet, les grossistes des marchés de gros sont relativement dépourvus d’équipements et présentent un faible niveau de technicité. Ainsi on répertorie des stockeurs, des peseurs, des loueurs de caisses, des transporteurs de caisses, des semi-grossistes et courtiers de transport et de vente, sans compter de multiples détaillants en chaine de plusieurs tailles. Il n’est pas rare, quand les prix sont bas pour un produit agricole particulier, que de petits détaillants informels (marchands de rue et marchands ambulants) apparaissent dans différents quartiers et rues pour vendre ces produits. Ils achètent des petits volumes à d’autres détaillants et font des marges très faibles jusqu’à ce que le prix réaugmente et ne leur permette plus financièrement de s’approvisionner. Ce fonctionnement est dépendant des liquidités de ces petits détaillants et du prix du produit concerné. Ainsi apparaissent et disparaissent des places de vente dans toute la ville au fur et à mesure des produits et des saisons.
4.2.4. Synthèse
Les facteurs qui influencent l’organisation de la chaîne d’approvisionnement alimentaire de Rabat sont résumés dans le tableau 2. La principale différence avec les observations conduites en Afrique sub-saharienne et en Asie du Sud-Est porte sur l’importance des chaînes longues d’approvisionnement, à la fois en termes de distance et de nombre d’intermédiaires, même pour des produits assez périssables et pour des circuits traditionnels. Ceci s’explique par les bonnes conditions logistiques, l’importance des marchés de gros, l’appui politique au développement de zones de production intensive et spécialisée et le lien entre exportation et marché local.
L’attribut de périssabilité reste important pour expliquer les différences de localisation entre la menthe et la tomate.
82Tab. 2 – Résumé des facteurs jouant sur l’organisation de la chaîne d’approvisionnement alimentaire dans le cas de Rabat.
Menthe |
Tomate |
|||
Distance à la ville |
Deux régions proches : 30-60 km et 120 km |
Une région proche (60 km) et une région éloignée (260 km) |
||
Nombre d’intermédiaires |
2-3 |
3-4 |
||
Facteurs |
Centripètes |
Centrifuges |
Centripètes |
Centrifuges |
Périssabilité |
Élevée |
Modérée |
||
Pression foncière |
Élevée |
Élevée |
||
Pollution |
Élevée |
|||
Coût du transport |
Modéré |
Modéré |
||
Diversification (économie de gamme) |
Faible |
Faible |
||
Spécialisation, intensification |
Élevée |
|||
Souhaits politiques et citoyens de relocalisation |
Faibles |
Faibles |
||
Proximité relationnelle producteurs-détaillants-consommateurs |
Élevée |
|||
Contractualisation |
Faible |
Forte en GD |
||
Développement logistique et grande distribution |
Faible |
Modéré |
Conclusion : une distanciation
dans la géographie et la coordination
Dans la littérature en économie du développement, la modernisation des SDA, des moyens technologiques et logistiques qui les accompagnent ainsi que les innovations organisationnelles, reconfigurent les SPDA en termes de distance, en s’affranchissant des couts de transport prédits par Von Thünen, et en termes organisationnels avec la mise en place d’arrangements contractuels divers. Nos résultats indiquent effectivement une régression des superficies cultivées en zone périurbaine de l’ensemble urbain de Rabat et une forte régionalisation de grands bassins de production horticoles spécialisés, généralement dans des périmètres irrigués équipés grâce à d’importants investissements publics. Cette relocalisation des activités maraichères et fruitières engendre un allongement des chaines d’approvisionnement pour ce grand centre urbain. La reconfiguration de ces zones de production est cependant le fruit d’une conjonction de facteurs en partie déconnectés de la demande intérieure : en premier lieu, les politiques de promotion de l’intensification des productions pour l’exportation et, en deuxième lieu, le soutien aux infrastructures logistiques (marchés de gros, camions frigorifiques), ce qui distingue le Maroc d’autres pays d’Afrique ou d’Asie où l’agriculture périurbaine maintient une place importante pour l’approvisionnement des produits alimentaires. Loin d’une convergence des régions, c’est un modèle type « centre-périphérie » qui apparait pour l’activité agricole marocaine, même lorsqu’elle alimente les marchés urbains. L’organisation des espaces de production qui alimentent le marché des légumes de Rabat est en archipel. Hormis les grandes surfaces qui privilégient la région du Souss, dans leurs approvisionnements contractuels, les autres circuits sont approvisionnés par d’autres régions de production. L’enquête a montré la prédominance des provenances Chaouia Doukkala, mais on peut trouver aussi Gharb et ses environs.
Au travers d’enquêtes qualitatives auprès des protagonistes concernés, nos résultats montrent que l’origine des produits ne diffère pas en fonction de la modernisation des lieux de distribution. Les SDA tant modernes que traditionnels sont capables de s’affranchir de la distance dans la mesure 84où les produits sont transportables, c’est-à-dire moyennement périssables. Ils passent outre la distance grâce à une rente foncière élevée dans un système d’agriculture industrielle intensive (serres, irrigation, main-d’œuvre agricole), des coûts de transports réduits par des infrastructures et des équipements de transport relativement performants. Néanmoins, ces transformations ne s’appliquent qu’en cas de périssabilité modérée des aliments. La périssabilité élevée de certains produits, notamment en période de forte chaleur, rend leurs coûts de transport tels qu’ils en deviennent intransportables et seule la proximité géographique supporte les échanges commerciaux avec la ville. Ils restent le privilège des zones de production à proximité des foyers de consommation. Sur ces activités, les coûts de transport restent une force centrifuge qui les maintient en zone périurbaine. L’étude des deux produits choisis pour cette étude est explicite de ce point de vue, avec une production de tomates (moyennement périssables) qui s’est fortement polarisée sur certaines régions et une production de menthe qui ne s’éloigne pas des marchés de consommation. Ces résultats concordent avec ce qui est documenté dans des pays de développement moins avancé en Afrique sub-saharienne ou en Asie du Sud-Est (Moustier, 2017). Relativement à ces autres régions, les circuits traditionnels au Maroc apparaissent moins courts, au sens où ils font intervenir de nombreux intermédiaires – plus ou moins visibles. Premièrement, la régulation des produits frais oblige le passage par un marché de gros institutionnel. On assiste à la multiplicité de petits prestataires de services qui jouent un vrai rôle dans un contexte où les productions sont peu normées et où les technologies restent précaires. Deuxièmement, on recense une multiplicité de points de vente de fruits et légumes dans l’espace de la ville et sa périphérie donnant lieu à des déplacements et des flux intra urbains de produits, de marchands et de consommateurs. L’existence et la pérennité de ces lieux de distribution sont fortement dépendantes des niveaux de prix du marché de gros et de liquidité de chaque revendeur. La distance n’a donc pas d’implication sur le nombre d’intervenants dans les circuits, car c’est après le nœud des marchés de gros que ces multiples acteurs interviennent.
Le principal impact de la distribution moderne sur l’organisation de la filière est la contractualisation avec les producteurs afin de mieux contrôler les paramètres de qualité et quantité, et un approvisionnement 85direct auprès des producteurs grâce à la possibilité accordée par les pouvoirs publics de ne pas passer par les marchés de gros. Cette recherche de proximité avec les producteurs de la grande distribution correspond aussi à une stratégie de communication auprès des consommateurs en termes de traçabilité, ce qui a pu s’observer dans d’autres contextes.
La description des SPDA tels qu’ils apparaissent au Maroc apporte des clés de compréhension sur l’articulation entre différentes échelles de production locale et nationale pour contribuer à la sécurité alimentaire et nutritionnelle urbaine. Les résultats de la recherche montrent, là encore, le rôle de l’agriculture périurbaine pour le maintien d’une disponibilité en produits très périssables dans la diète alimentaire urbaine. Or l’importance des légumes feuilles et des plantes aromatiques dans la sécurité alimentaire, notamment en termes de diversité alimentaire et de micronutriments pour la santé des consommateurs, n’est plus à démontrer.
Ce travail est une première étape dans le repérage de l’organisation spatiale et relationnelle de l’approvisionnement alimentaire de Rabat. Il conviendrait de le compléter par d’autres produits, par une analyse plus poussée des formes de relation entre les acteurs, et de différents indicateurs de performance (répartition des coûts et de la valeur, résilience en cas de crise, etc.).
Ce travail a bénéficié d’un financement de l’Agence française de développement, dans le cadre du projet « Les systèmes de distribution alimentaire dans les pays méditerranéens et d’Afrique sub-saharienne : repenser le rôle des marchés dans l’infrastructure commerciale » mené de 2015 à 2018.
86Références bibliographiques
Ait El Mekki A., 2014, Étude de la commercialisation de la menthe au Maroc, Report for FAO, Document non publié.
Akesbi N., 2013, « L’agriculture marocaine, entre les contraintes de la dépendance alimentaire et les exigences de la régulation sociale », Maghreb-Machrek, (1), p. 31-56.
Aubry C., Kebir L., 2013, “Shortening food supply chains : A means for maintaining agriculture close to urban areas ? The case of the French metropolitan area of Paris”, Food Policy, 41, p. 85-93.
Brun M., 2019, « Méditerranée-Moyen-Orient : on récolte ce que l’on sème ! », Confluences Méditerranée, (1), p. 11-15.
Calmette M.-F., 2008, « La dialectique ville/territoire : une ville qui aspire, ou une ville qui irrigue ? », Annales des Mines-Réalités industrielles, Eska, p. 26-31.
Calmette M.-F., Le Pottier J., 1995, « Localisation des activités : un modèle bisectoriel avec coûts de transport », Rev. Économique, p. 901-909.
De Cara S., Fournier A., Gaigné C., 2017, “Local Food, Urbanization, and Transport-Related Greenhouse Gas Emissions”, Journal of Regional Science, 57(1), p. 75-108.
Chohin-Kuper A., Doukkali M., 2006, « L’agriculture irriguée du Maghreb face aux évolutions des marchés agroalimentaires. Enseignements de la filière pomme au Maroc », L’avenir de l’agriculture irriguée en Méditerranée. Nouveaux arrangements institutionnels pour une gestion de la demande en eau, working paper.
Codron J.-M., Adanacioğlu H., Aubert M., Bouhsina Z., El Mekki A.A., Rousset S., Tozanli S., Yercan M., 2014, “The role of market forces and food safety institutions in the adoption of sustainable farming practices : The case of the fresh tomato export sector in Morocco and Turkey”, Food Policy, 49, p. 268-280.
Elame F., Lionboui H., Wifaya A., Mokrini F., Mimouni A., Azim K., 2019, « Analyse économique de la compétitivité de la filière tomate dans la région du Souss-Massa (Maroc) », Revue marocaine de Sciences agronomiques et vétérinaires, 7(4), p. 595-599.
Gergely N., 1997, « L’approvisionnement de la ville de Rabat en fruits et légumes », Aliments dans les villes, rapport FAO, Rome (Italy).
Krugman P., 1991, “Increasing returns and economic geography”, Journal of political economy, 99 (3), p. 483-499.
87Lejars C., Courilleau S., 2015, « Impact du développement de l’accès à l’eau souterraine sur la dynamique d’une filière irriguée. Le cas de l’oignon d’été dans le Saïs au Maroc », Cahiers Agricultures, 24 (1), p 1-10.
Maroc. DEPF (Direction des Études et des prévisions financières), 2014, Rapport d’activité. Ministère de l’Économie et des Finances.
Maroc. Ministère de l’Agriculture, 2014. Rapport statistique. URL URL http://www.agriculture.gov.ma/rapports-statistiques, RGPH, (Recensement Général de la Population et de l’Habitat), 2010. Le Maroc en chiffres, 2010.
Maroc. Ministère de l’Habitat, de l’Urbanisme et de l’Aménagement de l’Espace, 2008, Étude du Schéma d’organisation fonctionnelle de l’aire métropolitaine centrale. Région urbaine de Casablanca-Rabat. Rapport.
Moustier P., Tam P.T.G., Anh D.T., Binh V.T., Loc N.T.T., 2010, “The role of farmer organizations in supplying supermarkets with quality food in Vietnam”, Food Policy, 35(1), p. 69-78.
Moustier P., 2017, “Short urban food chains in developing countries : Signs of the past or of the future ?”, Natures Sciences Sociétés, 25 (1), p. 7-20.
Padilla M., 2008, « Alimentation et évolution de la consommation », Mediterra 2008 : the future of agriculture and food in Mediterranean countries = Les futurs agricoles et alimentaires en Méditerranée, https://hal.inrae.fr/hal-02818502.
Pecqueur B., Zimmermann J.-B., 2004, Économie de proximités, Hermès-Lavoisier, 264 p.
Reardon T., 2015, “The hidden middle : The quiet revolution in the midstream of agrifood value chains in developing countries”, Oxford Review of Economic Policy, 31 (1), p. 45-63.
Reardon T., Bereuter D., Glickman D., 2016, Growing food for growing cities : Transforming food systems in an urbanizing world, The Chicago Council on Global Affairs, Chicago (US).
Reardon T., Timmer P., 2007, “Transformation of Markets for Agricultural Output in Developing Countries since 1950 : How has thinking changed ?”, Handbook of Agricultural Economics : Agricultural Development : Farmers, Farm Production and Farm Markets / R. Evenson, P. Pingali (ed.), Amsterdam, Elsevier.
Ricardo D., 1817, On the principle of political economy and taxation.
Rousseau M., Harroud T., 2017, « Néolibéralisation de l’action publique et fragmentation des systèmes alimentaires urbains : l’exemple de l’agglomération de Rabat-Salé (Maroc) », Composante 2, Les systèmes de distribution alimentaire dans les pays méditerranéens et d’Afrique sub-saharienne : repenser le rôle des marchés dans l’infrastructure commerciale, Rabat, Maroc.
88Valette É., Dugué P., 2017, « L’urbanisation, facteur de développement ou d’exclusion de l’agriculture familiale en périphérie des villes : le cas de la ville de Meknès, Maroc », [VertigO] La revue électronique en sciences de l’environnement, 17(1).
Valette E., Philifert P., 2014, « L’agriculture urbaine : un impensé des politiques publiques marocaines ? », Géocarrefour, 89, p. 75-83.
Valyans, 2010, Étude relative à l’élaboration d’un schéma national d’orientation des marchés de gros de fruits et légumes du Maroc. Phase 5 : Lancement du marché pilote de Rabat, Concept et modèle cible. Document interne et non diffusé, Rabat (Maroc).
Von Thünen J., 1826, Der isolierte Staat in Beziehung auf Landwirtschaft Undnationalökonomie, Hamburg, Perthes. Traduction anglaise : The isolated state, Oxford, Pergammon Press, 1966.
Weatherspoon D.D., Reardon T., 2003, “The rise of supermarkets in Africa : Implications for agrifood systems and the rural poor”, Development Policy Revie, 21 (3), p. 333-355.
1 Pour une analyse détaillée, en particulier des différents circuits de commercialisation de la menthe sous ses diverses formes (fraiche ou transformée) au Maroc, on peut se référer à l’étude d’Aït El Mekki (2014).
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN : 978-2-406-11062-0
- EAN : 9782406110620
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11062-0.p.0059
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/11/2020
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : système de distribution alimentaire, sécurité alimentaire, distance, fruits et légumes frais, Rabat, Maroc