Local food systems in face of the Covid-19 Feedback from France
- Publication type: Journal article
- Journal: Systèmes alimentaires / Food Systems
2020, n° 5. varia - Authors: Darrot (Catherine), Chiffoleau (Yuna), Bodiguel (Luc), Akermann (Grégori), Maréchal (Gilles)
- Pages: 89 to 110
- Journal: Food systems
Les systèmes alimentaires de proximité
à l’épreuve de la Covid-19
Retours d’expérience en France
Catherine Darrot
UMR CNRS 6590
Espaces et Sociétés (ESO)
Yuna Chiffoleau
UMR 0951 Innovation, Univ. Montpellier, CIRAD, INRAE, Institut Agro, Montpellier, France
Luc Bodiguel
CNRS, UMR CNRS 6297
Droit et Changement social (DCS)
Grégori Akermann
INRAE, UMR Innovation 0951
Gilles Maréchal
Terralim, chercheur associé UMR CNRS 6590
Espaces et Sociétés (ESO)
Introduction
Le 17 mars 2020 a été mis en place en France, dans l’urgence, ce que les économistes désignent déjà à l’échelle mondiale comme « le grand confinement », en réponse à la propagation de l’épidémie de la Covid-19. Dans le domaine alimentaire, cette décision s’est traduite par la fermeture des marchés de plein vent, des cafés et restaurants, des cantines scolaires et par l’obligation de respecter la distance physique lors des achats. Dès mi-mars, nous avons voulu appréhender les effets de la crise sanitaire, et plus précisément du confinement, sur les dynamiques à l’œuvre dans les systèmes alimentaires (Malassis, 1994 ; Rastoin et Ghersi, 2010). Nous voulions en particulier saisir ces effets sur les systèmes alimentaires de proximité liés aux circuits courts de commercialisation et à l’alimentation locale (Fournier et Touzard, 2014), qui constituaient nos objets de travail antérieurs. Nous avons ainsi lancé une enquête en ligne1,dès le 15 mars. Environ 600 témoignages avaient été recueillis le 11 mai (amorce du déconfinement). Les données ont été analysées de manière qualitative et par lexicométrie. L’ensemble a donné lieu à l’édition de synthèses bimensuelles mises en ligne sur le site du réseau mixte technologique (RMT) Alimentation locale et rédigées collectivement2.
Dans la première partie de cet article, nous présentons brièvement les trois cadres à partir desquels, avant la crise, nous analysions les dynamiques à l’œuvre dans les systèmes alimentaires, en lien avec le renouveau des circuits courts de commercialisation et de l’alimentation locale. Nous exposons les trois hypothèses formulées à partir de ces cadres et détaillons la méthodologie de l’enquête que nous avons lancée à l’annonce du confinement. En seconde partie, nous présentons les principaux résultats, qui concernent principalement les systèmes alimentaires de proximité, en combinant analyse qualitative et approche lexicométrique des témoignages recueillis. Dans une troisième et dernière partie, nous commentons ces résultats et plus globalement les caractéristiques de cette crise au regard de nos travaux.
911. Cadre de l’enquête, hypothèses et méthode
Nos travaux antérieurs exploraient les dynamiques des systèmes alimentaires à travers trois entrées permettant de prendre en compte le rôle des systèmes alimentaires de proximité dans les dynamiques récentes : la première entrée explore les signaux éventuels d’une transition socio-technique modifiant significativement le système agro-industriel dominant et son fonctionnement, la seconde questionne les innovations sociales liées aux systèmes alimentaires de proximité et la troisième s’intéresse aux modalités de gouvernance de l’alimentation à l’échelle des territoires. L’enquête s’inscrit dans le cadre de ces travaux.
1.1. Trois approches des dynamiques des systèmes alimentaires
La Multi-Level Perspective (MLP, perspective multiniveau) (Geels et Schott, 2007) est le cadre le plus mobilisé pour aborder les transitions des systèmes alimentaires vers la durabilité, même s’il est souvent combiné avec d’autres cadres pour pallier ses limites, notamment pour expliquer les processus sociaux à l’œuvre dans ces transitions (El Bilali, 2018). La MLP repose sur un récit idéal-typique : les transitions se produisent à la faveur de crises dans le paysage sociotechnique (échelle macro) qui fragilisent le régime sociotechnique (échelle méso) et ouvrent des fenêtres d’opportunités aux niches d’innovation (échelles micro) qui parviennent ainsi à « percer ». La notion d’ancrage des niches d’innovation dans le régime sociotechnique (Elzen et al., 2012) insiste en complément sur le fait que le succès de la transition nécessite que toutes les dimensions du régime sociotechnique (technique, industrielle, culturelle, politique, marchés, recherche) aient progressivement été entraînées vers un nouveau référentiel cohérent. Ce cadre d’analyse a fait l’objet de nombreuses critiques dont les auteurs se sont saisis pour l’enrichir (Geels, 2011) : la MLP n’élucide pas les processus sociaux à l’origine des changements, accorde une importance excessive aux niches et aux dynamiques bottom-up en sous-estimant les innovations dans le régime lui-même, oppose trop radicalement niches et régime et gomme le rôle du paysage sociotechnique comme partie prenante effective de la transition.
92Cependant la MLP nous intéresse ici parce qu’elle accorde une place centrale à la notion de crise et à sa capacité transformatrice. Geels et Schot (2007) dégagent cinq scénarios, trois décrivant des crises peu soudaines et deux plus évocateurs de la crise de la Covid-19 : celui d’un « choc spécifique », évènement rare, de forte amplitude et rapide, limité cependant dans le nombre de dimensions du contexte qui sont affectées ; puis celui de « l’avalanche », événement lui aussi rare, rapide et ample, mais de portée plus systémique et entraînant des changements d’ensemble. Cette épreuve polymorphe et longue est susceptible de pousser le régime sociotechnique (ici le régime agro-industriel) vers la rupture : selon leur degré de maturité, les niches d’innovation (ici les circuits courts) sont susceptibles de s’aligner et percer ; ou, faute de maturité, d’ouvrir la voie à de multiples formes de niches. L’issue du scénario du « choc spécifique » est plus incertaine : un choc intense avec un système de niches déjà ancien et coordonné peut déboucher sur une trajectoire similaire à celle de l’avalanche ; sinon, le retour aux rapports de forces antérieurs peut être escompté.
Les systèmes alimentaires font aussi l’objet de travaux récents mettant en évidence les innovations sociales qui s’y développent. Même si le terme n’est pas stabilisé, l’innovation sociale désigne en général une initiative visant à répondre à des besoins sociaux peu ou pas satisfaits par le marché ou les politiques publiques, construite de manière participative, ancrée localement, contribuant au bien-être des personnes et des collectivités (Richez-Battesti et al., 2012). Les AMAP3 sont un des exemples les plus couramment cités, illustrant la capacité des acteurs sociaux à reprendre la main sur l’économie. Dans certains cas, ce type d’innovation locale s’ancre dans une critique radicale des modèles de développement dominants ; dans d’autres, l’innovation locale fait émerger la critique et devient, chemin faisant, un vecteur de transformation sociale (Laville, 2014 ; Chiffoleau, 2019). Les travaux sur ces innovations mettent alors l’accent sur l’importance du contexte institutionnel et local ainsi que sur les processus d’apprentissage et de coordination qui sous-tendent les changements de pratiques, localement et dans des niveaux englobants. Ils mettent en visibilité le rôle des citoyens ordinaires dans la construction de nouvelles règles et dispositifs, relevant dans de nombreux cas de l’ajustement ou du bricolage à partir de l’existant (Richez-Battesti et al., 2012 ; Chiffoleau et Paturel, 2016). Ils 93amènent ainsi à questionner, mais aussi enrichir les travaux mobilisant la MLP pour saisir les transitions en agriculture : le plus souvent, ces travaux présentent, de fait, des niches formées d’acteurs qualifiés « d’alternatifs », en ce sens qu’ils sont opposés au système dominant et porteurs d’innovations radicales. Ils tendent ainsi à occulter les dynamiques de changement portées au départ par des acteurs inscrits dans la vie ordinaire et valorisant leur expérience du quotidien. En revanche, l’approche par l’innovation sociale du renouveau des circuits courts alimentaires vient rappeler l’importance des évolutions du paysage sociotechnique dans la transition, en amenant à relier les bricolages locaux aux enjeux de reconnaissance des individus – de soi et de l’autre – dans la société contemporaine (Chiffoleau, 2019).
Les systèmes alimentaires sont parallèlement l’objet d’un nombre croissant de travaux sur la gouvernance de l’alimentation à l’échelle territoriale. Ancien terme utilisé pour signifier l’art ou la manière de gouverner, la notion de gouvernance a repris des couleurs à partir des années 1930 pour rendre compte et organiser les relations d’acteurs dans l’objectif de maximiser les profits des entreprises (corporate governance), puis est entrée dans le champ de la gouvernance urbaine et du new public management à l’aune du thatchérisme. Elle a ensuite pris corps dans les grandes organisations internationales, d’abord dans le cadre de la lutte mondiale contre la pauvreté dans les années 1990, puis de la Global Governance (Multi-level governance) et au sein de l’Union européenne (Joumard, 2009). Le concept est à dimension et orientation politique variables. Il a souvent été critiqué et rejeté en raison de ses orientations très libérales conduisant à privilégier le secteur privé et à appliquer à la chose publique les méthodes de gestion et d’efficacité du monde des affaires. Toutefois, il peut aussi être perçu comme une source d’innovations démocratiques fondées sur la participation de tous les acteurs concernés (ou parties prenantes) par une question donnée et situés sur des niveaux différents, horizontaux et verticaux, locaux et globaux (Jasanoff et Martello, 2004). L’ensemble des processus participatifs actuels conduits au niveau local, de co-production et de construction collective (Rossi et al., 2013) où se mêlent les corps liés à l’autorité publique et les acteurs privés, s’inspirent de cette recherche de bonne gouvernance. L’action publique dans le domaine de l’alimentation locale n’y échappe pas. Les combinaisons d’acteurs, d’instruments sociotechniques et d’échelles territoriales sont au cœur des travaux sur la gouvernance alimentaire locale qui peut être définie comme « l’ensemble des règles et des processus, 94formalisés ou non, par lequel tous les acteurs (publics et privés) concernés participent à la décision et à la mise en œuvre d’actions collectives autour de l’enjeu alimentaire (de la production à la consommation) conduites à l’échelle locale » (Bodiguel et Saleilles, 2017). L’intérêt du concept est donc de voir si la crise ouvre de « nouveaux espaces de dialogue autour des enjeux alimentaires au niveau territorial, associant des acteurs issus de sphères distinctes » (Billion, 2017), dans quels territoires, comment ils se forment et se développent et si apparaissent des « apprentissages collectifs, des reconfigurations/innovations institutionnelles et organisationnelles au sein des territoires » (Rey-Valette et al., 2011).
1.2. Hypothèses et méthodes
La conception de l’enquête et l’analyse des résultats ont été guidées par trois principales hypothèses relevant chacune d’une des trois approches citées précédemment sur les dynamiques à l’œuvre dans les systèmes alimentaires :
–L’épreuve organisationnelle et individuelle du confinement va infléchir le fonctionnement des systèmes alimentaires et ouvrir une fenêtre d’opportunité à la percée de niches d’innovation. Plus précisément, la période étudiée va présenter une succession rapide de changements.
–Les probables difficultés seront solutionnées par des innovations « bricolées » à partir de l’existant par des citoyens, sans forcément de visibilité publique ou collective.
–De nouveaux espaces de dialogue sur l’alimentation vont s’ouvrir au niveau local.
Une de nos ambitions était de capter et partager ces innovations pour contribuer à lever certaines difficultés dans l’urgence. Nous pensions que l’enquête qualitative sous forme de récit d’expérience nous aiderait à comprendre finement les dynamiques à l’œuvre, mais aussi que l’obtention de données en temps réel sur les expériences vécues permettrait de poser de nouvelles questions à la recherche. Un parti pris de réactivité a présidé à la mise en place de notre dispositif de remontée d’informations, sur la base d’un formulaire en libre accès sur Internet invitant chacun à exposer librement son expérience du confinement dans le domaine alimentaire. Ce questionnaire a été diffusé via les réseaux sociaux ainsi 95que dans les réseaux de recherche et de développement. La progressive couverture médiatique des bulletins de partage des résultats publiés tous les quinze jours a contribué à cette diffusion. Le questionnaire a été ouvert dès le 15 mars, deux jours avant la date du confinement. Nous traitons ici 540 contributions, recueillies entre le 15 mars et le 11 mai. Trois variables sont caractérisées pour l’heure : genre et statut du répondant (consommateur, producteur), type de témoignage (pour soi ou fait extérieur). Environ trois quarts des 443 réponses exploitables sur le genre proviennent de femmes. La proportion de réponses de personnes écrivant en tant que consommateurs est de deux tiers, décroissant avec le temps. Les professionnels déclarés de la chaîne alimentaire (producteurs, commerçants) représentent un peu plus d’un dixième des réponses, alors que les témoignages de représentants de la sphère publique restent rares (2 %). La moitié sont des témoignages directs (exposés d’actions ou de sentiments portés par le déposant lui-même), un sixième sont des récits de faits observés par le déposant, mais réalisés par d’autres (surtout par des producteurs ou des consommateurs dans les lieux d’achat). Un tiers mixe témoignages et observations de faits extérieurs. Ainsi, même avec une prépondérance de personnes contribuant en tant que consommateurs, nous avons recueilli de l’information sur une large gamme d’acteurs et de situations, en milieu urbain comme rural.
Fig. 1 – Cartographie des contributeurs à l’enquête
entre le 15 mars et le 11 mai 2020. Source : D. Guennoc, Terralim.
L’analyse qualitative des données a été conduite collectivement, par séquences régulières, en favorisant la mise en avant aussi fidèle que possible des propos des répondants. Cette analyse a été complétée par une analyse lexicométrique à l’aide du logiciel Iramuteq. La lexicométrie est une méthode d’analyse statistique, qui étudie les liens entre les mots, les cooccurrences et les surreprésentations de certains mots dans des segments de texte, ce qui permet d’identifier les univers lexicaux (classes) utilisés par les auteurs des contributions. Nous avons appliqué cette méthode sur l’ensemble des 540 contributions et sur 4 sous-corpus, équivalant à chaque fois à 15 jours de contributions, afin d’identifier des évolutions durant la période du confinement.
2. Principaux résultats de l’enquête
2.1. Évolution du corpus au cours de la période
Les deux premières semaines ont été marquées par la nécessité d’adapter dans l’urgence l’approvisionnement alimentaire aux contraintes. Les rayons vides et les files d’attente sont très présents dans les témoignages. La moitié des segments de texte décrit les acteurs du système alimentaire (notamment ceux de la vente en circuit court), la modification du contexte notamment la fermeture des marchés de plein vent, ainsi que les adaptations auxquelles les acteurs doivent faire face : de nouvelles manières d’interagir entre les producteurs et les clients liées aux nouvelles manières de vendre (commande) et aux contraintes sanitaires (distanciation physique). L’analyse qualitative montre aussi l’organisation de solidarités spontanées avec les proches, les voisins, mais aussi des personnes plus fragiles (personnes âgées et isolées) dans la proximité immédiate du palier, du quartier, du village.
Les témoignages des quatre premières semaines mettent en avant l’espace domestique et la réorganisation des repas, décrits par 20 % des segments de texte. Durant la troisième et quatrième semaine (avec l’arrivée du printemps), le potager apparaît dans les contributions.
Si les témoignages sur la seule situation personnelle dominent au début du confinement (52 % pendant la première semaine, 64 % pour la 97quinzaine suivante), ils deviennent minoritaires ensuite (34 % pour les semaines 4 et 5 et 42 % pour les semaines 6 et 7). Ce second mois du confinement est marqué par les initiatives institutionnelles, notamment l’entrée en scène des collectivités locales et des institutions (chambres d’agriculture, par exemple), avec des plateformes en ligne facilitant la mise en lien entre consommateurs et producteurs. Ce rapprochement avec les producteurs se fait sentir durant les semaines 4 et 5 où les fraises et les tomates détrônent les pâtes emblématiques des trois premières semaines ainsi que les légumes et les œufs ayant marqué le second mois. Internet semble aussi plus présent. Les témoignages de consommateurs ont également, discrètement, mais avec inquiétude, mis en avant les difficultés d’organisation rencontrées par les producteurs.
Les deux dernières semaines de confinement se démarquent nettement des périodes précédentes avec l’apparition d’un nouvel univers lexical, celui du bilan de la période de confinement, des espoirs quant à la pérennisation des changements d’habitudes alimentaires.
Certains aspects se sont progressivement stabilisés au fil des semaines pour constituer des faits marquants du confinement : le fourmillement d’initiatives de livraisons de produits agricoles locaux aux consommateurs ; le rôle significatif des solidarités individuelles et de quartier dans la prise en charge des publics fragiles et plus largement le fait de s’organiser entre voisins pour optimiser les déplacements pour les courses et les commandes ; la place emblématique du pain et de la pâtisserie faits maison, ainsi que du potager.
L’analyse lexicométrique de l’ensemble du corpus révèle plus largement une structuration du corpus en quatre univers lexicaux. Le premier (26,9 % des segments de texte) concerne les activités d’approvisionnement, en particulier en circuit court, en lien avec le fourmillement d’adaptations dont ont fait preuve producteurs et consommateurs. Un second univers est centré sur les adaptations d’ordre sanitaire auxquelles ont dû faire face les acteurs des systèmes alimentaires (12,9 %) : cet univers couvre à la fois les sentiments et les comportements, les équipements et les acteurs, les espaces et les interactions. Le troisième est l’univers du foyer (20,9 %) ; il décrit les activités qui s’y déploient (repas, télétravail, cuisine, jardinage) et les acteurs qui y participent (enfants, adultes, couple) dans le contexte du confinement. Le quatrième univers, celui des produits alimentaires (19,9 %), donne une place importante aux fruits et légumes (produits les 98plus décrits pendant le confinement), mais aussi aux pâtes, à la viande ou au pain, selon les semaines. Les univers lexicaux identifiés par l’analyse lexicométrique mettent ainsi en évidence le caractère systémique de la thématique de l’alimentation telle qu’elle est abordée par les participants.
2.2. Les comportements alimentaires, entre routines et ruptures
Les contraintes matérielles ont profondément affecté les usages alimentaires, particulièrement ceux des confinés : impossibilité de repas à l’extérieur, changement de composition du ménage, travail à domicile. Le 17 mars, une consommatrice marseillaise déclare :
Avec ces histoires de confinement […] si on trouve à manger, ce sera déjà bien.
D’autre part, le regard porté sur l’alimentation évolue. Elle est vue soit comme menaçante,
On sait qu’il faut faire d’autant plus attention à notre santé pour ne pas tomber malade donc on mange très sainement (consommatrice bretonne, 3 avril),
soit propice au réconfort (convivialité des repas, aliments-plaisir, expérimentations culinaires) ; certains cherchent la stabilité dans les routines antérieures :
Mon objectif est de conforter au maximum mon mode de vie habituel (consommateur lorrain, 24 mars),
d’autres expérimentent de nouvelles pratiques, impromptues ou latentes :
La crise est l’occasion de changer nos habitudes de consommation (consommateur de Nouvelle-Aquitaine, 27 mars).
Après la recherche de repères, des routines s’installent : menus, préparation, rassemblement autour des repas :
Les repas que nous ne prenions pas forcément ensemble sont redevenus des moments conviviaux et de partage (consommatrice confinée avec ses enfants, Île-de-France, 25 mars).
Certaines pratiques sont emblématiques du confinement : le pain maison, contribuant aux ruptures d’approvisionnement de farine :
99Je fais mon pain, chose que je ne faisais pas (consommatrice Pays de la Loire, 24 mars)
et l’autoproduction, le jardinage :
Je jardine au potager et voudrais bien avoir des plants de salades… (consommateur île d’Yeu, 20 mars)
ou petit élevage (poules pondeuses).
Les témoignages de lassitude se renforcent sur la fin, une consommatrice d’Occitanie note ainsi le 16 avril, à la sortie d’un magasin bio :
Je ressens une ambiance lourde. Quand je rentre, je me sens mal, fatiguée.
Les activités considérées comme rassurantes ou amusantes dans un premier temps perdent leurs vertus. Les contraintes imposées par l’environnement alimentaire pèsent :
Avant le confinement je pouvais choisir ce que je mettais dans mon assiette, aujourd’hui […] cela n’est plus totalement le cas (consommatrice d’Occitanie, 16 avril).
2.3. Des pratiques d’approvisionnement
sources d’innovations
En matière d’approvisionnement, la première grande tendance, particulièrement visible au début du confinement, est d’acheter tout et beaucoup à la fois en supermarché, si possible en version drive ou dans la moyenne surface située la plus près de chez soi. Les consommateurs y achètent « des produits qui se conservent », « l’indispensable » (élèves de terminale, interrogés par leur enseignante sur les achats au sein de leur foyer, 2 avril, Côtes-d’Armor). La seconde grande tendance est de se tourner vers les circuits courts, dans lesquels on achète davantage ou bien pour la première fois,
que ce soit par solidarité avec eux ou par peur de se rendre en supermarché (salariée d’une association, Finistère, 4 avril).
Lors de ces achats,
de nouveaux acheteurs du voisinage [sont] surpris par la qualité et le prix abordable des articles (productrice d’une boutique de producteurs, Aveyron, 13 avril).
100La fermeture des marchés le 24 mars – second circuit court le plus utilisé par les consommateurs – est compensée, dans la plupart des territoires, par des solutions de livraison mises en place par les producteurs avec l’appui du numérique, des réseaux sociaux ou simplement d’un téléphone. Des groupements d’achat entre voisins suscitent ou facilitent ces livraisons et conduisent de nouveaux consommateurs à découvrir les circuits courts :
J’ai organisé une commande à un maraîcher et livraison de paniers pour mes voisins. Nous avons commencé à 6, nous sommes 30. Les jours de livraisons deviennent des temps de rencontres pour les personnes qui ne se connaissaient pas. Des personnes qui ne consommaient pas de produits locaux, bio et de saison s’y sont mis (consommatrice, département 29, 4 mai).
Ces groupements sont souvent portés par des AMAPiens qui organisent un mini-marché autour de leur AMAP – en contactant d’autres producteurs et consommateurs, par des clients habitués des marchés, mais aussi par des citoyens peu engagés jusque-là dans les démarches autour de l’alimentation locale :
Un habitant du square qui de temps en temps a participé aux animations autour du jardin s’est proposé de faire le lien entre les habitants et les producteurs pour amener la nourriture au plus près des immeubles du square (31 mars, Bretagne).
Le développement de ces solutions pratiques et de proximité, appuyé sur de nouvelles solidarités d’immeuble, de quartier ou de village, amène certains à déclarer que
cette crise nous aidera donc à consommer encore plus local (consommateur de la banlieue parisienne, 19 avril).
2.4. Une réorganisation des débouchés
pour les agriculteurs et artisans
La période de confinement a conduit les producteurs à réorganiser leurs débouchés en urgence pour pallier l’arrêt des ventes aux restaurants privés et publics (cantines) et la limitation totale ou partielle des marchés.
Des collègues paysans, dont des jeunes agriculteurs en installation, se retrouvent en grosse difficulté de trésorerie et cherchent par leurs propres moyens et leur imagination de nouveaux circuits de commercialisation (apicultrice, 10 avril, Montpellier).
101Le recours massif aux livraisons et à la vente à la ferme se présente comme la solution qui s’impose face aux particularités du confinement et qui s’improvise tant bien que mal :
Il ne faut pas trop de monde en même temps : ça va vite d’être débordé, de devoir garer les voitures, gérer l’afflux de travaux aux champs, les oignons à planter (agriculteur bio du Morbihan à propos des ventes à la ferme, 14 avril).
L’organisation du travail dans les exploitations en circuits courts a posé question :
le constat partagé oralement avec les producteurs, c’est une multiplication par trois ou quatre des commandes. Les besoins de main-d’œuvre ont été multipliés par deux et le manque de production (en circuits courts) est criant. Le temps de travail des agriculteurs semble exploser : 80 h par semaine pour T. (chef d’exploitation), en l’occurrence, qui (maraîcher-éleveur) est déjà pas mal occupé au printemps normalement (60 h), avec une augmentation des livraisons en tournée pour le chef d’exploitation (agent de développement provisoirement ouvrier en maraîchage, Pays de la Loire, 30 avril).
L’enjeu de stabilisation de ces nouvelles expériences lors de l’après-confinement a constitué un des objectifs :
Toutes les prestations déjà prévues de mars à juin ont été/sont aujourd’hui reportées. J’ai développé depuis début avril : 1/ la vente de bocaux sous vide auprès d’épiceries […] 2/ la vente de mes plats en ligne […]. Ma démarche a été de penser une évolution de mes débouchés qui pourra être pérenne quand les prestations traiteur pourront reprendre (traiteur, Normandie, 28 avril).
2.5. Des solidarités multiples
Les problèmes d’accès à l’alimentation, mentionnés dans de nombreux témoignages, confirment que les inégalités sociales se creusent en période de crise : SDF, étudiants, familles monoparentales, travailleurs affectés par la perte d’emploi ou de revenus, mais aussi personnes âgées apparaissent particulièrement touchés. Pour certains, c’est une dégradation du régime alimentaire, quand les difficultés économiques s’accumulent :
Prélèvements imprévus et élevés de certains organismes : de grosses difficultés financières. On essaie de récolter un maximum de plantes sauvages comestibles […] Pour faire des cakes salés ou des salades avec ce que l’on a pu trouver 102d’œufs, des restes de farine… […] Le congélateur nous permettra de tenir autant que faire se peut… (consommatrice, Bretagne, 4 mai).
Les acteurs de l’aide alimentaire, privés (ONG) ou publics (communes, intercommunalités, départements), se sont mobilisés. Les témoignages précisent qu’ils ont renforcé leurs collaborations ou tissé de nouveaux partenariats pour amplifier leur action :
Grâce à la coordination des [13] associations d’aide alimentaire avec le CCAS et les services de la ville, a été très rapidement mise en place une aide financière aux familles qui bénéficiaient à la cantine de la gratuité ou du tarif de la tranche la plus basse (chargée de mission alimentation Brest Métropole, 14 avril).
Les répondants font aussi observer des partenariats entre ONG et entreprises ou réseaux alimentaires locaux, qui amènent à diversifier les actions et à innover : distribution de paniers alimentaires par des supermarchés, mais aussi par des particuliers, bons alimentaires, redistribution des surplus des cantines et des restaurants, préparation de repas par les cantines centrales, achat de paniers « suspendus ».
La société civile s’est également mise en mouvement. Des solidarités se sont constituées autour d’AMAP et de groupements de producteurs locaux pour une distribution aux plus démunis. Les groupements de voisins ont aussi porté des repas, fait des courses pour des personnes en difficulté :
Depuis maintenant 2 semaines, nous avons mis en place un groupe WhatsApp des habitants de la rue pour que chaque habitant puisse proposer des achats groupés en circuit court en solidarité avec les producteurs et en solidarité avec les habitants les plus âgés ou les plus faibles de la rue (9 avril, Rennes).
Certains commerçants ont participé à ces solidarités : dons de produits périssables, priorité d’accès au magasin pour les plus âgés, plafonnement des achats.
2.6. Des collectivités en première ligne,
mais aussi questionnées
Les maires ont joué un rôle de premier ordre dans la gestion pratique de la crise et de ses impacts sur l’alimentation. À côté des actions 103présentées ci-dessus en lien avec l’aide alimentaire, ils ont en particulier conçu les règles à appliquer pour la fréquentation des marchés rouverts (nombre d’étals et de clients notamment). Toutefois, la volonté d’être solidaire des producteurs locaux a pu aussi être contre-productive :
Dans cette nouvelle configuration [du marché], ce ne sont pas les étals les plus variés et les moins chers qui sont présents, mais les plus locaux, avec des prix assez élevés et une belle qualité de produit. Ce marché de centre-ville très fréquenté normalement par des retraités et des personnes à faibles revenus exclut une partie de ses consommateurs habituels (consommateur des environs de Toulouse, 9 avril).
Ce constat rend visible la faible prise en compte, dans les travaux sur les circuits courts comme dans l’action publique, de la frange de population située juste au-dessus des minima sociaux et n’entrant pas dans le périmètre de l’action sociale.
Un nombre important de retours signalent par ailleurs l’accumulation de plateformes pour que les ménages trouvent des fournisseurs de proximité : ainsi, dans un département d’Occitanie (9 avril) :
Plusieurs cartographies ou recensements sont proposés, sans aucune mise en relation et coordination.
Les acteurs concernés (producteurs, artisans, transformateurs) sont invités à se signaler. Si certains se réjouissent de la multiplication des sources d’information, d’autres déplorent au contraire un gaspillage d’énergie, le manque de lisibilité et la multiplication des tâches pour des producteurs déjà sur-sollicités.
3. Analyse et perspectives
Une des principales limites du matériau recueilli est que celui-ci concerne surtout les systèmes alimentaires de proximité, du fait, d’abord, de la diffusion de l’enquête à partir de nos réseaux professionnels au départ et de sa mise en visibilité sur le site du RMT Alimentation locale. De plus, il est courant, dans des enquêtes sur l’alimentation, que les 104répondants soient les personnes les plus concernées par celle-ci, ce qui, dans le contexte actuel, se superpose souvent avec une consommation – au moins partielle – de produits locaux en circuits courts. La nature de l’enquête a également pu jouer un rôle : la rédaction libre d’une expérience nécessite une démarche réflexive et un désir de témoignage par écrit, ici en lien explicite avec un travail de recherche, ce qui a sans doute opéré une sélection passive des répondants.
Notre matériau offre néanmoins une vue plus générale – même si celle-ci reste à approfondir – des effets du confinement sur les comportements alimentaires, l’approvisionnement des ménages, l’organisation des débouchés pour les producteurs et la solidarité vis-à-vis des personnes vulnérables. Analysé volontairement à l’échelle de périodes de 15 jours, il révèle un phasage des pratiques au fil des semaines qui ne se cale pas tout à fait sur ces périodes :
–d’abord une ruée sur les stocks et une désorganisation durant quelques jours ;
–puis une rapide réadaptation des modes d’approvisionnement : modes de consommation polarisés soit vers les grandes surfaces soit vers les produits locaux en circuits courts ; augmentation de la production domestique (plats cuisinés, pain et pâtisserie, jardinage, cueillette) ; organisation de solidarités de voisinage, mais aussi à l’égard des producteurs locaux, mise en place de réseaux de quartier pour passer des commandes alimentaires groupées ;
–puis, plus tard, entrée en scène des institutions et des collectivités locales : réouverture progressive des marchés avec de nouvelles règles, plateformes de coordination des offres en vente directe ; solidarités alimentaires institutionnelles notamment pour les publics en difficulté ayant émergé durant la crise.
Ces trois phases évoquent en accéléré le modèle proposé par la MLP : crise macro et désorganisation du système, renforcement et alignement des niches, ancrage institutionnel de ces niches favorable à une transition.
Ces observations évoquent cependant pour le moment plutôt le scénario du « choc spécifique » que celui de « l’avalanche » (Geels et Schott, 2007). Les signaux extérieurs montrent que le système agro-industriel s’est globalement maintenu, même si ses acteurs ont dû (et pu) encaisser le choc logistique occasionné par la ruée sur les stocks et 105introduire les gestes barrières dans tous les maillons de la chaîne. Les circuits courts ont en revanche significativement modifié leur fonctionnement et la démultiplication des systèmes de livraison ou de vente à la ferme ont accru la portée publique et économique de ces dispositifs pendant le confinement.
Nous avons signalé plus haut que l’issue du choc spécifique restait incertaine à moyen terme. D’un côté, plusieurs éléments suggèrent une inscription dans la durée en raison de l’ancrage des changements dans plusieurs dimensions du régime (Elzen et al., 2012). La mise en place de plateformes de coordination de l’offre en circuits courts par les collectivités locales, les chambres d’agriculture et diverses organisations agricoles a inscrit ces nouvelles formes de mise en marché dans les dimensions politiques et institutionnelles du régime. De nombreux consommateurs ont développé de nouvelles relations, expériences et compétences qui constituent un nouveau capital social et culturel auquel ont contribué également les pratiques de solidarité alimentaire entre habitants et avec les producteurs. L’apparition de nouveaux publics précarisés par la crise s’inscrit dans le temps long. La recherche scientifique fait l’objet d’une réorientation rapide de ses appels à projets vers les solutions de résilience face aux crises. De l’autre côté, la stabilité et la portée transformatrice de ces évolutions à une échelle plus systémique dépendra de la trajectoire future de la crise ; nous y reviendrons en conclusion.
L’approche par l’innovation sociale procure une lecture complémentaire des retours d’expérience issus de l’enquête. Elle permet de confirmer, à partir de la multiplication des groupements d’achats entre voisins, la vivacité des innovations « par le bas », bricolées par des citoyens, dans un contexte français et européen de régulation de l’innovation sociale qui tend plutôt à privilégier la fabrique de solutions par des entreprises sociales combinant finalités économiques et enjeux sociaux (Laville, 2014). Les acteurs du numérique libre, défendant l’idée d’une économie des communs et d’organisations agiles (Bouré, 2017), se sont rapidement mis au service de l’agir citoyen, contribuant à limiter la progression d’autres entreprises s’inscrivant davantage dans la perspective du business social. Parallèlement, la modernisation de l’action publique par la participation citoyenne, mise en avant comme une des conceptions de l’innovation sociale aujourd’hui (Richez-Battesti et al., 2012), ressort peu des retours d’expérience recueillis, au-delà des quelques appels des collectivités à 106s’impliquer dans une cartographie participative de l’alimentation de proximité ; des consultations, à l’occasion de la réouverture des marchés, auraient permis par exemple d’éviter les effets d’exclusion. Ce constat amène plus largement à questionner la nature et l’intensité du processus d’implication qui avait pu avoir lieu avant la crise – à travers des dispositifs de gouvernance alimentaire locale, notamment – et n’a pour autant pas forcément préparé à agir au mieux pour favoriser l’accès de tous à une alimentation de qualité.
Les innovations par le bas, portées par les citoyens, peuvent toutefois apparaître comme des innovations sociales « faibles » (Laville, 2014), ne visant qu’à résoudre un problème conjoncturel non pris en compte par les marchés ou les politiques publiques. À l’inverse, elles pourraient être pensées « fortes », au sens où ceux qui les portent, mais aussi ceux qui les observent, les associent à une reconnaissance de l’autre – les agriculteurs, les voisins – mais aussi à de nouvelles aspirations pour la société de l’après-Covid-19. Plutôt que faible ou forte a priori, l’innovation sociale a entraîné des citoyens ordinaires dans des circuits courts à taille humaine, adaptés à partir de l’expérience ordinaire et qui se sont inscrits facilement dans la vie quotidienne (livraison à domicile). En facilitant ainsi échanges et apprentissages entre profanes et novices, du circuit court, mais aussi de l’alimentation durable, en favorisant la reconnaissance de l’autre, l’innovation, sans être radicale, peut devenir vecteur de transformation sociale.
Étant donné la simultanéité entre ce travail et la crise, les grilles d’analyse de la gouvernance territoriale ou locale conduisent, elles, à des conclusions provisoires qui nécessiteront des analyses complémentaires à moyen terme. Nous pouvons tout de même déjà observer les acteurs en présence, les modalités de leur coordination, et les espaces de dialogue ou de conflit révélés par l’enquête. Tout d’abord, si les communes, du fait de leur champ de compétence technique et territoriale, se sont imposées comme des acteurs majeurs, elles n’ont pas agi seules. L’aide alimentaire est restée appuyée sur les ONG et les CCAS (Centres communaux d’action sociale), l’approvisionnement sur les producteurs, les associations de type AMAP, les commerces de proximité et les supermarchés, mais aussi, de manière beaucoup plus inattendue, sur les groupements d’achat entre consommateurs. En outre, un grand nombre d’actions collectives, en matière d’approvisionnement par exemple, n’ont pas impliqué les communes.
107Nous avons observé par ailleurs le renforcement de collaborations préétablies ou des relations complémentaires entre communes, associations et producteurs locaux. La différence entre réseau institué d’acteurs (Neuschwander, 1991) et partenariats spontanés reste néanmoins à approfondir, pour mieux saisir les espaces de dialogue ouverts ou renforcés par la crise. Des contributions affirment que la collaboration préexistante entre acteurs a permis une réaction plus rapide et plus efficace, mais rien n’assure pour autant que ces recombinaisons configurent des réseaux plus complexes et mieux articulés.
L’échelle locale a été dans tous les cas déterminante. L’enquête révèle que l’espace communal ou intercommunal a été largement investi et que la proximité géographique a constitué un moteur de gouvernance alimentaire : la commune, le village, le quartier, le voisinage sont des références récurrentes. La sécurité sanitaire s’est essentiellement jouée à l’échelle micro : les précautions ont été satisfaisantes dans certaines GMS (grandes et moyennes surfaces) et certains marchés, pas dans d’autres. Les arrangements locaux, où la collectivité peut avoir un rôle, ont construit par cumul le paysage sanitaire général. Ceci renvoie notamment aux travaux de Torre et Beuret (2012) qui montrent que la proximité est un concept dynamique et une variable pour l’action.
Enfin, si les actions des différents acteurs ont été conduites en fonctions des lois et règlements édictés à l’occasion de la crise, elles ont été aussi l’occasion de régulations entre le niveau global et le niveau local. Les tractations entre préfectures et mairies sur les marchés de plein vent, relayées par certains des répondants, l’illustrent. Elles révèlent les rapports de force et les conflits entre les niveaux local et national, source d’une gouvernance alimentaire multiniveau (Barling et al., 2002).
Conclusion
Cet article analyse 540 réponses à une enquête qualitative recueillies en ligne entre le 15 mars (confinement) et le 11 mai 2020 (déconfinement), invitant à des retours d’expériences dans le domaine alimentaire. Ce matériau, qui porte surtout sur les systèmes alimentaires de 108proximité et autour duquel sont mises en dialogue trois approches (transition, innovation sociale, gouvernance), témoigne d’adaptations et d’innovations des pratiques individuelles et collectives dans les habitudes et les comportements alimentaires, les pratiques d’approvisionnement notamment en circuits courts, l’organisation des débouchés des agriculteurs et les formes de solidarité à l’égard des plus vulnérables. Quelle sera leur pérennité ? Un changement de référentiel et de pratiques à l’échelle de l’ensemble du système alimentaire peut-il naître de cette crise ?
En faveur d’une réponse négative, on peut avancer que le déconfinement progressif va réintroduire les activités sociales d’avant la crise (pratiques de sociabilité, culturelles, sportives, professionnelles) et les contraintes temporelles qui en découlent, limitant la poursuite de l’engagement dans les initiatives alimentaires du temps de la crise. Les relations sociales nouées ou renforcées pendant la crise ne vont pas nécessairement résister à la modification du contexte qui les a fait émerger. En effet, la disparition du contexte dans lequel évolue la relation est une des principales causes de son délitement (Bidart et al., 2011). Même si la crise a modifié les paysages alimentaires – c’est-à-dire ce que connaissent les individus de l’offre commerciale alimentaire et la façon dont ils se la représentent (Nikolli et al., 2016), l’accroissement des déplacements (notamment domicile-travail) va impacter la façon dont ces paysages sont perçus et mobilisés. Enfin, la baisse du risque sanitaire pourrait faire perdre aux produits alimentaires vendus en circuit court une des qualités recherchées pendant la crise. Cependant ce scénario suppose un retour à la normale de la vie sociale et économique, ce qui semble encore incertain.
En faveur d’une réponse affirmative à ces questions, on peut tout d’abord avancer que les innovations observées structurent des interfaces apprenantes et socialement valorisantes avec le paysage alimentaire, qui touchent ou même impliquent des citoyens jusque-là peu impliqués dans des démarches alternatives, ce qui peut entraîner leur changement d’échelle. Ensuite, si l’ouverture de nouveaux espaces de dialogue autour de l’alimentation reste à confirmer, l’implication de nombreuses communes dans le soutien à l’alimentation locale est un facteur important de diffusion de nouvelles pratiques dans le quotidien des personnes. La pérennisation des changements différera toutefois sûrement selon les territoires. C’est dans cette direction que nous entendons poursuivre le suivi des dynamiques enclenchées.
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- CLIL theme: 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN: 978-2-406-11062-0
- EAN: 9782406110620
- ISSN: 2555-0411
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11062-0.p.0089
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-09-2020
- Periodicity: Annual
- Language: French
- Keyword: lockdown, food system, transition, innovation, governance