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Classiques Garnier

Les systèmes alimentaires de proximité à l’épreuve de la Covid-19 Retours d’expérience en France

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
    2020, n° 5
    . varia
  • Auteurs : Darrot (Catherine), Chiffoleau (Yuna), Bodiguel (Luc), Akermann (Grégori), Maréchal (Gilles)
  • Résumé : Cet article présente l’analyse qualitative et lexicométrique de 540 réponses à une enquête en ligne ouverte le 15 mars 2020, invitant à des retours d’expériences dans le domaine alimentaire durant le confinement lié à la crise de la Covid-19. Le matériau recueilli porte surtout sur les systèmes alimentaires de proximité. Analysé selon trois approches (perspective multi-niveau, innovation sociale, gouvernance territoriale), il témoigne des adaptations et innovations dans ces systèmes.
  • Pages : 89 à 110
  • Revue : Systèmes alimentaires
  • Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN : 9782406110620
  • ISBN : 978-2-406-11062-0
  • ISSN : 2555-0411
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-11062-0.p.0089
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/11/2020
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : confinement, système alimentaire, transition, innovation, gouvernance
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Les systèmes alimentaires de proximité
à lépreuve de la Covid-19

Retours dexpérience en France

Catherine Darrot

UMR CNRS 6590
Espaces et Sociétés (ESO)

Yuna Chiffoleau

UMR 0951 Innovation, Univ. Montpellier, CIRAD, INRAE, Institut Agro, Montpellier, France

Luc Bodiguel

CNRS, UMR CNRS 6297
Droit et Changement social (DCS)

Grégori Akermann

INRAE, UMR Innovation 0951

Gilles Maréchal

Terralim, chercheur associé UMR CNRS 6590
Espaces et Sociétés (ESO)

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Introduction

Le 17 mars 2020 a été mis en place en France, dans lurgence, ce que les économistes désignent déjà à léchelle mondiale comme « le grand confinement », en réponse à la propagation de lépidémie de la Covid-19. Dans le domaine alimentaire, cette décision sest traduite par la fermeture des marchés de plein vent, des cafés et restaurants, des cantines scolaires et par lobligation de respecter la distance physique lors des achats. Dès mi-mars, nous avons voulu appréhender les effets de la crise sanitaire, et plus précisément du confinement, sur les dynamiques à lœuvre dans les systèmes alimentaires (Malassis, 1994 ; Rastoin et Ghersi, 2010). Nous voulions en particulier saisir ces effets sur les systèmes alimentaires de proximité liés aux circuits courts de commercialisation et à lalimentation locale (Fournier et Touzard, 2014), qui constituaient nos objets de travail antérieurs. Nous avons ainsi lancé une enquête en ligne1,dès le 15 mars. Environ 600 témoignages avaient été recueillis le 11 mai (amorce du déconfinement). Les données ont été analysées de manière qualitative et par lexicométrie. Lensemble a donné lieu à lédition de synthèses bimensuelles mises en ligne sur le site du réseau mixte technologique (RMT) Alimentation locale et rédigées collectivement2.

Dans la première partie de cet article, nous présentons brièvement les trois cadres à partir desquels, avant la crise, nous analysions les dynamiques à lœuvre dans les systèmes alimentaires, en lien avec le renouveau des circuits courts de commercialisation et de lalimentation locale. Nous exposons les trois hypothèses formulées à partir de ces cadres et détaillons la méthodologie de lenquête que nous avons lancée à lannonce du confinement. En seconde partie, nous présentons les principaux résultats, qui concernent principalement les systèmes alimentaires de proximité, en combinant analyse qualitative et approche lexicométrique des témoignages recueillis. Dans une troisième et dernière partie, nous commentons ces résultats et plus globalement les caractéristiques de cette crise au regard de nos travaux.

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1. Cadre de lenquête, hypothèses et méthode

Nos travaux antérieurs exploraient les dynamiques des systèmes alimentaires à travers trois entrées permettant de prendre en compte le rôle des systèmes alimentaires de proximité dans les dynamiques récentes : la première entrée explore les signaux éventuels dune transition socio-technique modifiant significativement le système agro-industriel dominant et son fonctionnement, la seconde questionne les innovations sociales liées aux systèmes alimentaires de proximité et la troisième sintéresse aux modalités de gouvernance de lalimentation à léchelle des territoires. Lenquête sinscrit dans le cadre de ces travaux.

1.1. Trois approches des dynamiques des systèmes alimentaires

La Multi-Level Perspective (MLP, perspective multiniveau) (Geels et Schott, 2007) est le cadre le plus mobilisé pour aborder les transitions des systèmes alimentaires vers la durabilité, même sil est souvent combiné avec dautres cadres pour pallier ses limites, notamment pour expliquer les processus sociaux à lœuvre dans ces transitions (El Bilali, 2018). La MLP repose sur un récit idéal-typique : les transitions se produisent à la faveur de crises dans le paysage sociotechnique (échelle macro) qui fragilisent le régime sociotechnique (échelle méso) et ouvrent des fenêtres dopportunités aux niches dinnovation (échelles micro) qui parviennent ainsi à « percer ». La notion dancrage des niches dinnovation dans le régime sociotechnique (Elzen et al., 2012) insiste en complément sur le fait que le succès de la transition nécessite que toutes les dimensions du régime sociotechnique (technique, industrielle, culturelle, politique, marchés, recherche) aient progressivement été entraînées vers un nouveau référentiel cohérent. Ce cadre danalyse a fait lobjet de nombreuses critiques dont les auteurs se sont saisis pour lenrichir (Geels, 2011) : la MLP nélucide pas les processus sociaux à lorigine des changements, accorde une importance excessive aux niches et aux dynamiques bottom-up en sous-estimant les innovations dans le régime lui-même, oppose trop radicalement niches et régime et gomme le rôle du paysage sociotechnique comme partie prenante effective de la transition.

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Cependant la MLP nous intéresse ici parce quelle accorde une place centrale à la notion de crise et à sa capacité transformatrice. Geels et Schot (2007) dégagent cinq scénarios, trois décrivant des crises peu soudaines et deux plus évocateurs de la crise de la Covid-19 : celui dun « choc spécifique », évènement rare, de forte amplitude et rapide, limité cependant dans le nombre de dimensions du contexte qui sont affectées ; puis celui de « lavalanche », événement lui aussi rare, rapide et ample, mais de portée plus systémique et entraînant des changements densemble. Cette épreuve polymorphe et longue est susceptible de pousser le régime sociotechnique (ici le régime agro-industriel) vers la rupture : selon leur degré de maturité, les niches dinnovation (ici les circuits courts) sont susceptibles de saligner et percer ; ou, faute de maturité, douvrir la voie à de multiples formes de niches. Lissue du scénario du « choc spécifique » est plus incertaine : un choc intense avec un système de niches déjà ancien et coordonné peut déboucher sur une trajectoire similaire à celle de lavalanche ; sinon, le retour aux rapports de forces antérieurs peut être escompté.

Les systèmes alimentaires font aussi lobjet de travaux récents mettant en évidence les innovations sociales qui sy développent. Même si le terme nest pas stabilisé, linnovation sociale désigne en général une initiative visant à répondre à des besoins sociaux peu ou pas satisfaits par le marché ou les politiques publiques, construite de manière participative, ancrée localement, contribuant au bien-être des personnes et des collectivités (Richez-Battesti et al., 2012). Les AMAP3 sont un des exemples les plus couramment cités, illustrant la capacité des acteurs sociaux à reprendre la main sur léconomie. Dans certains cas, ce type dinnovation locale sancre dans une critique radicale des modèles de développement dominants ; dans dautres, linnovation locale fait émerger la critique et devient, chemin faisant, un vecteur de transformation sociale (Laville, 2014 ; Chiffoleau, 2019). Les travaux sur ces innovations mettent alors laccent sur limportance du contexte institutionnel et local ainsi que sur les processus dapprentissage et de coordination qui sous-tendent les changements de pratiques, localement et dans des niveaux englobants. Ils mettent en visibilité le rôle des citoyens ordinaires dans la construction de nouvelles règles et dispositifs, relevant dans de nombreux cas de lajustement ou du bricolage à partir de lexistant (Richez-Battesti et al., 2012 ; Chiffoleau et Paturel, 2016). Ils 93amènent ainsi à questionner, mais aussi enrichir les travaux mobilisant la MLP pour saisir les transitions en agriculture : le plus souvent, ces travaux présentent, de fait, des niches formées dacteurs qualifiés « dalternatifs », en ce sens quils sont opposés au système dominant et porteurs dinnovations radicales. Ils tendent ainsi à occulter les dynamiques de changement portées au départ par des acteurs inscrits dans la vie ordinaire et valorisant leur expérience du quotidien. En revanche, lapproche par linnovation sociale du renouveau des circuits courts alimentaires vient rappeler limportance des évolutions du paysage sociotechnique dans la transition, en amenant à relier les bricolages locaux aux enjeux de reconnaissance des individus – de soi et de lautre – dans la société contemporaine (Chiffoleau, 2019).

Les systèmes alimentaires sont parallèlement lobjet dun nombre croissant de travaux sur la gouvernance de lalimentation à léchelle territoriale. Ancien terme utilisé pour signifier lart ou la manière de gouverner, la notion de gouvernance a repris des couleurs à partir des années 1930 pour rendre compte et organiser les relations dacteurs dans lobjectif de maximiser les profits des entreprises (corporate governance), puis est entrée dans le champ de la gouvernance urbaine et du new public management à laune du thatchérisme. Elle a ensuite pris corps dans les grandes organisations internationales, dabord dans le cadre de la lutte mondiale contre la pauvreté dans les années 1990, puis de la Global Governance (Multi-level governance) et au sein de lUnion européenne (Joumard, 2009). Le concept est à dimension et orientation politique variables. Il a souvent été critiqué et rejeté en raison de ses orientations très libérales conduisant à privilégier le secteur privé et à appliquer à la chose publique les méthodes de gestion et defficacité du monde des affaires. Toutefois, il peut aussi être perçu comme une source dinnovations démocratiques fondées sur la participation de tous les acteurs concernés (ou parties prenantes) par une question donnée et situés sur des niveaux différents, horizontaux et verticaux, locaux et globaux (Jasanoff et Martello, 2004). Lensemble des processus participatifs actuels conduits au niveau local, de co-production et de construction collective (Rossi et al., 2013) où se mêlent les corps liés à lautorité publique et les acteurs privés, sinspirent de cette recherche de bonne gouvernance. Laction publique dans le domaine de lalimentation locale ny échappe pas. Les combinaisons dacteurs, dinstruments sociotechniques et déchelles territoriales sont au cœur des travaux sur la gouvernance alimentaire locale qui peut être définie comme « lensemble des règles et des processus, 94formalisés ou non, par lequel tous les acteurs (publics et privés) concernés participent à la décision et à la mise en œuvre dactions collectives autour de lenjeu alimentaire (de la production à la consommation) conduites à léchelle locale » (Bodiguel et Saleilles, 2017). Lintérêt du concept est donc de voir si la crise ouvre de « nouveaux espaces de dialogue autour des enjeux alimentaires au niveau territorial, associant des acteurs issus de sphères distinctes » (Billion, 2017), dans quels territoires, comment ils se forment et se développent et si apparaissent des « apprentissages collectifs, des reconfigurations/innovations institutionnelles et organisationnelles au sein des territoires » (Rey-Valette et al., 2011).

1.2. Hypothèses et méthodes

La conception de lenquête et lanalyse des résultats ont été guidées par trois principales hypothèses relevant chacune dune des trois approches citées précédemment sur les dynamiques à lœuvre dans les systèmes alimentaires :

Lépreuve organisationnelle et individuelle du confinement va infléchir le fonctionnement des systèmes alimentaires et ouvrir une fenêtre dopportunité à la percée de niches dinnovation. Plus précisément, la période étudiée va présenter une succession rapide de changements.

Les probables difficultés seront solutionnées par des innovations « bricolées » à partir de lexistant par des citoyens, sans forcément de visibilité publique ou collective.

De nouveaux espaces de dialogue sur lalimentation vont souvrir au niveau local.

Une de nos ambitions était de capter et partager ces innovations pour contribuer à lever certaines difficultés dans lurgence. Nous pensions que lenquête qualitative sous forme de récit dexpérience nous aiderait à comprendre finement les dynamiques à lœuvre, mais aussi que lobtention de données en temps réel sur les expériences vécues permettrait de poser de nouvelles questions à la recherche. Un parti pris de réactivité a présidé à la mise en place de notre dispositif de remontée dinformations, sur la base dun formulaire en libre accès sur Internet invitant chacun à exposer librement son expérience du confinement dans le domaine alimentaire. Ce questionnaire a été diffusé via les réseaux sociaux ainsi 95que dans les réseaux de recherche et de développement. La progressive couverture médiatique des bulletins de partage des résultats publiés tous les quinze jours a contribué à cette diffusion. Le questionnaire a été ouvert dès le 15 mars, deux jours avant la date du confinement. Nous traitons ici 540 contributions, recueillies entre le 15 mars et le 11 mai. Trois variables sont caractérisées pour lheure : genre et statut du répondant (consommateur, producteur), type de témoignage (pour soi ou fait extérieur). Environ trois quarts des 443 réponses exploitables sur le genre proviennent de femmes. La proportion de réponses de personnes écrivant en tant que consommateurs est de deux tiers, décroissant avec le temps. Les professionnels déclarés de la chaîne alimentaire (producteurs, commerçants) représentent un peu plus dun dixième des réponses, alors que les témoignages de représentants de la sphère publique restent rares (2 %). La moitié sont des témoignages directs (exposés dactions ou de sentiments portés par le déposant lui-même), un sixième sont des récits de faits observés par le déposant, mais réalisés par dautres (surtout par des producteurs ou des consommateurs dans les lieux dachat). Un tiers mixe témoignages et observations de faits extérieurs. Ainsi, même avec une prépondérance de personnes contribuant en tant que consommateurs, nous avons recueilli de linformation sur une large gamme dacteurs et de situations, en milieu urbain comme rural.

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Fig. 1 – Cartographie des contributeurs à lenquête
entre le 15 mars et le 11 mai 2020. Source : D. Guennoc, Terralim.

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Lanalyse qualitative des données a été conduite collectivement, par séquences régulières, en favorisant la mise en avant aussi fidèle que possible des propos des répondants. Cette analyse a été complétée par une analyse lexicométrique à laide du logiciel Iramuteq. La lexicométrie est une méthode danalyse statistique, qui étudie les liens entre les mots, les cooccurrences et les surreprésentations de certains mots dans des segments de texte, ce qui permet didentifier les univers lexicaux (classes) utilisés par les auteurs des contributions. Nous avons appliqué cette méthode sur lensemble des 540 contributions et sur 4 sous-corpus, équivalant à chaque fois à 15 jours de contributions, afin didentifier des évolutions durant la période du confinement.

2. Principaux résultats de lenquête

2.1. Évolution du corpus au cours de la période

Les deux premières semaines ont été marquées par la nécessité dadapter dans lurgence lapprovisionnement alimentaire aux contraintes. Les rayons vides et les files dattente sont très présents dans les témoignages. La moitié des segments de texte décrit les acteurs du système alimentaire (notamment ceux de la vente en circuit court), la modification du contexte notamment la fermeture des marchés de plein vent, ainsi que les adaptations auxquelles les acteurs doivent faire face : de nouvelles manières dinteragir entre les producteurs et les clients liées aux nouvelles manières de vendre (commande) et aux contraintes sanitaires (distanciation physique). Lanalyse qualitative montre aussi lorganisation de solidarités spontanées avec les proches, les voisins, mais aussi des personnes plus fragiles (personnes âgées et isolées) dans la proximité immédiate du palier, du quartier, du village.

Les témoignages des quatre premières semaines mettent en avant lespace domestique et la réorganisation des repas, décrits par 20 % des segments de texte. Durant la troisième et quatrième semaine (avec larrivée du printemps), le potager apparaît dans les contributions.

Si les témoignages sur la seule situation personnelle dominent au début du confinement (52 % pendant la première semaine, 64 % pour la 97quinzaine suivante), ils deviennent minoritaires ensuite (34 % pour les semaines 4 et 5 et 42 % pour les semaines 6 et 7). Ce second mois du confinement est marqué par les initiatives institutionnelles, notamment lentrée en scène des collectivités locales et des institutions (chambres dagriculture, par exemple), avec des plateformes en ligne facilitant la mise en lien entre consommateurs et producteurs. Ce rapprochement avec les producteurs se fait sentir durant les semaines 4 et 5 où les fraises et les tomates détrônent les pâtes emblématiques des trois premières semaines ainsi que les légumes et les œufs ayant marqué le second mois. Internet semble aussi plus présent. Les témoignages de consommateurs ont également, discrètement, mais avec inquiétude, mis en avant les difficultés dorganisation rencontrées par les producteurs.

Les deux dernières semaines de confinement se démarquent nettement des périodes précédentes avec lapparition dun nouvel univers lexical, celui du bilan de la période de confinement, des espoirs quant à la pérennisation des changements dhabitudes alimentaires.

Certains aspects se sont progressivement stabilisés au fil des semaines pour constituer des faits marquants du confinement : le fourmillement dinitiatives de livraisons de produits agricoles locaux aux consommateurs ; le rôle significatif des solidarités individuelles et de quartier dans la prise en charge des publics fragiles et plus largement le fait de sorganiser entre voisins pour optimiser les déplacements pour les courses et les commandes ; la place emblématique du pain et de la pâtisserie faits maison, ainsi que du potager.

Lanalyse lexicométrique de lensemble du corpus révèle plus largement une structuration du corpus en quatre univers lexicaux. Le premier (26,9 % des segments de texte) concerne les activités dapprovisionnement, en particulier en circuit court, en lien avec le fourmillement dadaptations dont ont fait preuve producteurs et consommateurs. Un second univers est centré sur les adaptations dordre sanitaire auxquelles ont dû faire face les acteurs des systèmes alimentaires (12,9 %) : cet univers couvre à la fois les sentiments et les comportements, les équipements et les acteurs, les espaces et les interactions. Le troisième est lunivers du foyer (20,9 %) ; il décrit les activités qui sy déploient (repas, télétravail, cuisine, jardinage) et les acteurs qui y participent (enfants, adultes, couple) dans le contexte du confinement. Le quatrième univers, celui des produits alimentaires (19,9 %), donne une place importante aux fruits et légumes (produits les 98plus décrits pendant le confinement), mais aussi aux pâtes, à la viande ou au pain, selon les semaines. Les univers lexicaux identifiés par lanalyse lexicométrique mettent ainsi en évidence le caractère systémique de la thématique de lalimentation telle quelle est abordée par les participants.

2.2. Les comportements alimentaires, entre routines et ruptures

Les contraintes matérielles ont profondément affecté les usages alimentaires, particulièrement ceux des confinés : impossibilité de repas à lextérieur, changement de composition du ménage, travail à domicile. Le 17 mars, une consommatrice marseillaise déclare :

Avec ces histoires de confinement [] si on trouve à manger, ce sera déjà bien.

Dautre part, le regard porté sur lalimentation évolue. Elle est vue soit comme menaçante,

On sait quil faut faire dautant plus attention à notre santé pour ne pas tomber malade donc on mange très sainement (consommatrice bretonne, 3 avril),

soit propice au réconfort (convivialité des repas, aliments-plaisir, expérimentations culinaires) ; certains cherchent la stabilité dans les routines antérieures :

Mon objectif est de conforter au maximum mon mode de vie habituel (consommateur lorrain, 24 mars),

dautres expérimentent de nouvelles pratiques, impromptues ou latentes :

La crise est loccasion de changer nos habitudes de consommation (consommateur de Nouvelle-Aquitaine, 27 mars).

Après la recherche de repères, des routines sinstallent : menus, préparation, rassemblement autour des repas :

Les repas que nous ne prenions pas forcément ensemble sont redevenus des moments conviviaux et de partage (consommatrice confinée avec ses enfants, Île-de-France, 25 mars).

Certaines pratiques sont emblématiques du confinement : le pain maison, contribuant aux ruptures dapprovisionnement de farine :

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Je fais mon pain, chose que je ne faisais pas (consommatrice Pays de la Loire, 24 mars)

et lautoproduction, le jardinage :

Je jardine au potager et voudrais bien avoir des plants de salades… (consommateur île dYeu, 20 mars)

ou petit élevage (poules pondeuses).

Les témoignages de lassitude se renforcent sur la fin, une consommatrice dOccitanie note ainsi le 16 avril, à la sortie dun magasin bio :

Je ressens une ambiance lourde. Quand je rentre, je me sens mal, fatiguée.

Les activités considérées comme rassurantes ou amusantes dans un premier temps perdent leurs vertus. Les contraintes imposées par lenvironnement alimentaire pèsent :

Avant le confinement je pouvais choisir ce que je mettais dans mon assiette, aujourdhui [] cela nest plus totalement le cas (consommatrice dOccitanie, 16 avril).

2.3. Des pratiques dapprovisionnement
sources dinnovations

En matière dapprovisionnement, la première grande tendance, particulièrement visible au début du confinement, est dacheter tout et beaucoup à la fois en supermarché, si possible en version drive ou dans la moyenne surface située la plus près de chez soi. Les consommateurs y achètent « des produits qui se conservent », « lindispensable » (élèves de terminale, interrogés par leur enseignante sur les achats au sein de leur foyer, 2 avril, Côtes-dArmor). La seconde grande tendance est de se tourner vers les circuits courts, dans lesquels on achète davantage ou bien pour la première fois,

que ce soit par solidarité avec eux ou par peur de se rendre en supermarché (salariée dune association, Finistère, 4 avril).

Lors de ces achats,

de nouveaux acheteurs du voisinage [sont] surpris par la qualité et le prix abordable des articles (productrice dune boutique de producteurs, Aveyron, 13 avril).

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La fermeture des marchés le 24 mars – second circuit court le plus utilisé par les consommateurs – est compensée, dans la plupart des territoires, par des solutions de livraison mises en place par les producteurs avec lappui du numérique, des réseaux sociaux ou simplement dun téléphone. Des groupements dachat entre voisins suscitent ou facilitent ces livraisons et conduisent de nouveaux consommateurs à découvrir les circuits courts :

Jai organisé une commande à un maraîcher et livraison de paniers pour mes voisins. Nous avons commencé à 6, nous sommes 30. Les jours de livraisons deviennent des temps de rencontres pour les personnes qui ne se connaissaient pas. Des personnes qui ne consommaient pas de produits locaux, bio et de saison sy sont mis (consommatrice, département 29, 4 mai).

Ces groupements sont souvent portés par des AMAPiens qui organisent un mini-marché autour de leur AMAP – en contactant dautres producteurs et consommateurs, par des clients habitués des marchés, mais aussi par des citoyens peu engagés jusque-là dans les démarches autour de lalimentation locale :

Un habitant du square qui de temps en temps a participé aux animations autour du jardin sest proposé de faire le lien entre les habitants et les producteurs pour amener la nourriture au plus près des immeubles du square (31 mars, Bretagne).

Le développement de ces solutions pratiques et de proximité, appuyé sur de nouvelles solidarités dimmeuble, de quartier ou de village, amène certains à déclarer que

cette crise nous aidera donc à consommer encore plus local (consommateur de la banlieue parisienne, 19 avril).

2.4. Une réorganisation des débouchés
pour les agriculteurs et artisans

La période de confinement a conduit les producteurs à réorganiser leurs débouchés en urgence pour pallier larrêt des ventes aux restaurants privés et publics (cantines) et la limitation totale ou partielle des marchés.

Des collègues paysans, dont des jeunes agriculteurs en installation, se retrouvent en grosse difficulté de trésorerie et cherchent par leurs propres moyens et leur imagination de nouveaux circuits de commercialisation (apicultrice, 10 avril, Montpellier).

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Le recours massif aux livraisons et à la vente à la ferme se présente comme la solution qui simpose face aux particularités du confinement et qui simprovise tant bien que mal :

Il ne faut pas trop de monde en même temps : ça va vite dêtre débordé, de devoir garer les voitures, gérer lafflux de travaux aux champs, les oignons à planter (agriculteur bio du Morbihan à propos des ventes à la ferme, 14 avril).

Lorganisation du travail dans les exploitations en circuits courts a posé question :

le constat partagé oralement avec les producteurs, cest une multiplication par trois ou quatre des commandes. Les besoins de main-dœuvre ont été multipliés par deux et le manque de production (en circuits courts) est criant. Le temps de travail des agriculteurs semble exploser : 80 h par semaine pour T. (chef dexploitation), en loccurrence, qui (maraîcher-éleveur) est déjà pas mal occupé au printemps normalement (60 h), avec une augmentation des livraisons en tournée pour le chef dexploitation (agent de développement provisoirement ouvrier en maraîchage, Pays de la Loire, 30 avril).

Lenjeu de stabilisation de ces nouvelles expériences lors de laprès-confinement a constitué un des objectifs :

Toutes les prestations déjà prévues de mars à juin ont été/sont aujourdhui reportées. Jai développé depuis début avril : 1/ la vente de bocaux sous vide auprès dépiceries [] 2/ la vente de mes plats en ligne []. Ma démarche a été de penser une évolution de mes débouchés qui pourra être pérenne quand les prestations traiteur pourront reprendre (traiteur, Normandie, 28 avril).

2.5. Des solidarités multiples

Les problèmes daccès à lalimentation, mentionnés dans de nombreux témoignages, confirment que les inégalités sociales se creusent en période de crise : SDF, étudiants, familles monoparentales, travailleurs affectés par la perte demploi ou de revenus, mais aussi personnes âgées apparaissent particulièrement touchés. Pour certains, cest une dégradation du régime alimentaire, quand les difficultés économiques saccumulent :

Prélèvements imprévus et élevés de certains organismes : de grosses difficultés financières. On essaie de récolter un maximum de plantes sauvages comestibles [] Pour faire des cakes salés ou des salades avec ce que lon a pu trouver 102dœufs, des restes de farine… [] Le congélateur nous permettra de tenir autant que faire se peut… (consommatrice, Bretagne, 4 mai).

Les acteurs de laide alimentaire, privés (ONG) ou publics (communes, intercommunalités, départements), se sont mobilisés. Les témoignages précisent quils ont renforcé leurs collaborations ou tissé de nouveaux partenariats pour amplifier leur action :

Grâce à la coordination des [13] associations daide alimentaire avec le CCAS et les services de la ville, a été très rapidement mise en place une aide financière aux familles qui bénéficiaient à la cantine de la gratuité ou du tarif de la tranche la plus basse (chargée de mission alimentation Brest Métropole, 14 avril).

Les répondants font aussi observer des partenariats entre ONG et entreprises ou réseaux alimentaires locaux, qui amènent à diversifier les actions et à innover : distribution de paniers alimentaires par des supermarchés, mais aussi par des particuliers, bons alimentaires, redistribution des surplus des cantines et des restaurants, préparation de repas par les cantines centrales, achat de paniers « suspendus ».

La société civile sest également mise en mouvement. Des solidarités se sont constituées autour dAMAP et de groupements de producteurs locaux pour une distribution aux plus démunis. Les groupements de voisins ont aussi porté des repas, fait des courses pour des personnes en difficulté :

Depuis maintenant 2 semaines, nous avons mis en place un groupe WhatsApp des habitants de la rue pour que chaque habitant puisse proposer des achats groupés en circuit court en solidarité avec les producteurs et en solidarité avec les habitants les plus âgés ou les plus faibles de la rue (9 avril, Rennes).

Certains commerçants ont participé à ces solidarités : dons de produits périssables, priorité daccès au magasin pour les plus âgés, plafonnement des achats.

2.6. Des collectivités en première ligne,
mais aussi questionnées

Les maires ont joué un rôle de premier ordre dans la gestion pratique de la crise et de ses impacts sur lalimentation. À côté des actions 103présentées ci-dessus en lien avec laide alimentaire, ils ont en particulier conçu les règles à appliquer pour la fréquentation des marchés rouverts (nombre détals et de clients notamment). Toutefois, la volonté dêtre solidaire des producteurs locaux a pu aussi être contre-productive :

Dans cette nouvelle configuration [du marché], ce ne sont pas les étals les plus variés et les moins chers qui sont présents, mais les plus locaux, avec des prix assez élevés et une belle qualité de produit. Ce marché de centre-ville très fréquenté normalement par des retraités et des personnes à faibles revenus exclut une partie de ses consommateurs habituels (consommateur des environs de Toulouse, 9 avril).

Ce constat rend visible la faible prise en compte, dans les travaux sur les circuits courts comme dans laction publique, de la frange de population située juste au-dessus des minima sociaux et nentrant pas dans le périmètre de laction sociale.

Un nombre important de retours signalent par ailleurs laccumulation de plateformes pour que les ménages trouvent des fournisseurs de proximité : ainsi, dans un département dOccitanie (9 avril) :

Plusieurs cartographies ou recensements sont proposés, sans aucune mise en relation et coordination.

Les acteurs concernés (producteurs, artisans, transformateurs) sont invités à se signaler. Si certains se réjouissent de la multiplication des sources dinformation, dautres déplorent au contraire un gaspillage dénergie, le manque de lisibilité et la multiplication des tâches pour des producteurs déjà sur-sollicités.

3. Analyse et perspectives

Une des principales limites du matériau recueilli est que celui-ci concerne surtout les systèmes alimentaires de proximité, du fait, dabord, de la diffusion de lenquête à partir de nos réseaux professionnels au départ et de sa mise en visibilité sur le site du RMT Alimentation locale. De plus, il est courant, dans des enquêtes sur lalimentation, que les 104répondants soient les personnes les plus concernées par celle-ci, ce qui, dans le contexte actuel, se superpose souvent avec une consommation – au moins partielle – de produits locaux en circuits courts. La nature de lenquête a également pu jouer un rôle : la rédaction libre dune expérience nécessite une démarche réflexive et un désir de témoignage par écrit, ici en lien explicite avec un travail de recherche, ce qui a sans doute opéré une sélection passive des répondants.

Notre matériau offre néanmoins une vue plus générale – même si celle-ci reste à approfondir – des effets du confinement sur les comportements alimentaires, lapprovisionnement des ménages, lorganisation des débouchés pour les producteurs et la solidarité vis-à-vis des personnes vulnérables. Analysé volontairement à léchelle de périodes de 15 jours, il révèle un phasage des pratiques au fil des semaines qui ne se cale pas tout à fait sur ces périodes :

dabord une ruée sur les stocks et une désorganisation durant quelques jours ;

puis une rapide réadaptation des modes dapprovisionnement : modes de consommation polarisés soit vers les grandes surfaces soit vers les produits locaux en circuits courts ; augmentation de la production domestique (plats cuisinés, pain et pâtisserie, jardinage, cueillette) ; organisation de solidarités de voisinage, mais aussi à légard des producteurs locaux, mise en place de réseaux de quartier pour passer des commandes alimentaires groupées ;

puis, plus tard, entrée en scène des institutions et des collectivités locales : réouverture progressive des marchés avec de nouvelles règles, plateformes de coordination des offres en vente directe ; solidarités alimentaires institutionnelles notamment pour les publics en difficulté ayant émergé durant la crise.

Ces trois phases évoquent en accéléré le modèle proposé par la MLP : crise macro et désorganisation du système, renforcement et alignement des niches, ancrage institutionnel de ces niches favorable à une transition.

Ces observations évoquent cependant pour le moment plutôt le scénario du « choc spécifique » que celui de « lavalanche » (Geels et Schott, 2007). Les signaux extérieurs montrent que le système agro-industriel sest globalement maintenu, même si ses acteurs ont dû (et pu) encaisser le choc logistique occasionné par la ruée sur les stocks et 105introduire les gestes barrières dans tous les maillons de la chaîne. Les circuits courts ont en revanche significativement modifié leur fonctionnement et la démultiplication des systèmes de livraison ou de vente à la ferme ont accru la portée publique et économique de ces dispositifs pendant le confinement.

Nous avons signalé plus haut que lissue du choc spécifique restait incertaine à moyen terme. Dun côté, plusieurs éléments suggèrent une inscription dans la durée en raison de lancrage des changements dans plusieurs dimensions du régime (Elzen et al., 2012). La mise en place de plateformes de coordination de loffre en circuits courts par les collectivités locales, les chambres dagriculture et diverses organisations agricoles a inscrit ces nouvelles formes de mise en marché dans les dimensions politiques et institutionnelles du régime. De nombreux consommateurs ont développé de nouvelles relations, expériences et compétences qui constituent un nouveau capital social et culturel auquel ont contribué également les pratiques de solidarité alimentaire entre habitants et avec les producteurs. Lapparition de nouveaux publics précarisés par la crise sinscrit dans le temps long. La recherche scientifique fait lobjet dune réorientation rapide de ses appels à projets vers les solutions de résilience face aux crises. De lautre côté, la stabilité et la portée transformatrice de ces évolutions à une échelle plus systémique dépendra de la trajectoire future de la crise ; nous y reviendrons en conclusion.

Lapproche par linnovation sociale procure une lecture complémentaire des retours dexpérience issus de lenquête. Elle permet de confirmer, à partir de la multiplication des groupements dachats entre voisins, la vivacité des innovations « par le bas », bricolées par des citoyens, dans un contexte français et européen de régulation de linnovation sociale qui tend plutôt à privilégier la fabrique de solutions par des entreprises sociales combinant finalités économiques et enjeux sociaux (Laville, 2014). Les acteurs du numérique libre, défendant lidée dune économie des communs et dorganisations agiles (Bouré, 2017), se sont rapidement mis au service de lagir citoyen, contribuant à limiter la progression dautres entreprises sinscrivant davantage dans la perspective du business social. Parallèlement, la modernisation de laction publique par la participation citoyenne, mise en avant comme une des conceptions de linnovation sociale aujourdhui (Richez-Battesti et al., 2012), ressort peu des retours dexpérience recueillis, au-delà des quelques appels des collectivités à 106simpliquer dans une cartographie participative de lalimentation de proximité ; des consultations, à loccasion de la réouverture des marchés, auraient permis par exemple déviter les effets dexclusion. Ce constat amène plus largement à questionner la nature et lintensité du processus dimplication qui avait pu avoir lieu avant la crise – à travers des dispositifs de gouvernance alimentaire locale, notamment – et na pour autant pas forcément préparé à agir au mieux pour favoriser laccès de tous à une alimentation de qualité.

Les innovations par le bas, portées par les citoyens, peuvent toutefois apparaître comme des innovations sociales « faibles » (Laville, 2014), ne visant quà résoudre un problème conjoncturel non pris en compte par les marchés ou les politiques publiques. À linverse, elles pourraient être pensées « fortes », au sens où ceux qui les portent, mais aussi ceux qui les observent, les associent à une reconnaissance de lautre – les agriculteurs, les voisins – mais aussi à de nouvelles aspirations pour la société de laprès-Covid-19. Plutôt que faible ou forte a priori, linnovation sociale a entraîné des citoyens ordinaires dans des circuits courts à taille humaine, adaptés à partir de lexpérience ordinaire et qui se sont inscrits facilement dans la vie quotidienne (livraison à domicile). En facilitant ainsi échanges et apprentissages entre profanes et novices, du circuit court, mais aussi de lalimentation durable, en favorisant la reconnaissance de lautre, linnovation, sans être radicale, peut devenir vecteur de transformation sociale.

Étant donné la simultanéité entre ce travail et la crise, les grilles danalyse de la gouvernance territoriale ou locale conduisent, elles, à des conclusions provisoires qui nécessiteront des analyses complémentaires à moyen terme. Nous pouvons tout de même déjà observer les acteurs en présence, les modalités de leur coordination, et les espaces de dialogue ou de conflit révélés par lenquête. Tout dabord, si les communes, du fait de leur champ de compétence technique et territoriale, se sont imposées comme des acteurs majeurs, elles nont pas agi seules. Laide alimentaire est restée appuyée sur les ONG et les CCAS (Centres communaux daction sociale), lapprovisionnement sur les producteurs, les associations de type AMAP, les commerces de proximité et les supermarchés, mais aussi, de manière beaucoup plus inattendue, sur les groupements dachat entre consommateurs. En outre, un grand nombre dactions collectives, en matière dapprovisionnement par exemple, nont pas impliqué les communes.

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Nous avons observé par ailleurs le renforcement de collaborations préétablies ou des relations complémentaires entre communes, associations et producteurs locaux. La différence entre réseau institué dacteurs (Neuschwander, 1991) et partenariats spontanés reste néanmoins à approfondir, pour mieux saisir les espaces de dialogue ouverts ou renforcés par la crise. Des contributions affirment que la collaboration préexistante entre acteurs a permis une réaction plus rapide et plus efficace, mais rien nassure pour autant que ces recombinaisons configurent des réseaux plus complexes et mieux articulés.

Léchelle locale a été dans tous les cas déterminante. Lenquête révèle que lespace communal ou intercommunal a été largement investi et que la proximité géographique a constitué un moteur de gouvernance alimentaire : la commune, le village, le quartier, le voisinage sont des références récurrentes. La sécurité sanitaire sest essentiellement jouée à léchelle micro : les précautions ont été satisfaisantes dans certaines GMS (grandes et moyennes surfaces) et certains marchés, pas dans dautres. Les arrangements locaux, où la collectivité peut avoir un rôle, ont construit par cumul le paysage sanitaire général. Ceci renvoie notamment aux travaux de Torre et Beuret (2012) qui montrent que la proximité est un concept dynamique et une variable pour laction.

Enfin, si les actions des différents acteurs ont été conduites en fonctions des lois et règlements édictés à loccasion de la crise, elles ont été aussi loccasion de régulations entre le niveau global et le niveau local. Les tractations entre préfectures et mairies sur les marchés de plein vent, relayées par certains des répondants, lillustrent. Elles révèlent les rapports de force et les conflits entre les niveaux local et national, source dune gouvernance alimentaire multiniveau (Barling et al., 2002).

Conclusion

Cet article analyse 540 réponses à une enquête qualitative recueillies en ligne entre le 15 mars (confinement) et le 11 mai 2020 (déconfinement), invitant à des retours dexpériences dans le domaine alimentaire. Ce matériau, qui porte surtout sur les systèmes alimentaires de 108proximité et autour duquel sont mises en dialogue trois approches (transition, innovation sociale, gouvernance), témoigne dadaptations et dinnovations des pratiques individuelles et collectives dans les habitudes et les comportements alimentaires, les pratiques dapprovisionnement notamment en circuits courts, lorganisation des débouchés des agriculteurs et les formes de solidarité à légard des plus vulnérables. Quelle sera leur pérennité ? Un changement de référentiel et de pratiques à léchelle de lensemble du système alimentaire peut-il naître de cette crise ?

En faveur dune réponse négative, on peut avancer que le déconfinement progressif va réintroduire les activités sociales davant la crise (pratiques de sociabilité, culturelles, sportives, professionnelles) et les contraintes temporelles qui en découlent, limitant la poursuite de lengagement dans les initiatives alimentaires du temps de la crise. Les relations sociales nouées ou renforcées pendant la crise ne vont pas nécessairement résister à la modification du contexte qui les a fait émerger. En effet, la disparition du contexte dans lequel évolue la relation est une des principales causes de son délitement (Bidart et al., 2011). Même si la crise a modifié les paysages alimentaires – cest-à-dire ce que connaissent les individus de loffre commerciale alimentaire et la façon dont ils se la représentent (Nikolli et al., 2016), laccroissement des déplacements (notamment domicile-travail) va impacter la façon dont ces paysages sont perçus et mobilisés. Enfin, la baisse du risque sanitaire pourrait faire perdre aux produits alimentaires vendus en circuit court une des qualités recherchées pendant la crise. Cependant ce scénario suppose un retour à la normale de la vie sociale et économique, ce qui semble encore incertain.

En faveur dune réponse affirmative à ces questions, on peut tout dabord avancer que les innovations observées structurent des interfaces apprenantes et socialement valorisantes avec le paysage alimentaire, qui touchent ou même impliquent des citoyens jusque-là peu impliqués dans des démarches alternatives, ce qui peut entraîner leur changement déchelle. Ensuite, si louverture de nouveaux espaces de dialogue autour de lalimentation reste à confirmer, limplication de nombreuses communes dans le soutien à lalimentation locale est un facteur important de diffusion de nouvelles pratiques dans le quotidien des personnes. La pérennisation des changements différera toutefois sûrement selon les territoires. Cest dans cette direction que nous entendons poursuivre le suivi des dynamiques enclenchées.

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1 https://framaforms.org/appel-a-retour-dexperience-manger-au-temps-du-coronavirus-1584194374 (consulté le 12/07/2020).

2 https://www.rmt-alimentation-locale.org/covid-19-et-alimentation (consulté le 12/07/2020).

3 Association pour le maintien dune agriculture paysanne.