Les déterminants de l’adoption de nouvelles variétés de semences de tomate en Algérie
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2019, n° 4. varia - Auteurs : Bouzid (Amel), Cheriet (Foued)
- Pages : 115 à 137
- Revue : Systèmes alimentaires
Les déterminants de l’adoption
de nouvelles variétés
de semences de tomate en Algérie
Amel Bouzid
CREAD (Alger)
Foued Cheriet
Montpellier SupAgro,
UMR 1110 Moisa
Introduction
L’adoption des innovations agricoles découle d’un processus complexe caractérisé par une co-construction évolutive et une interdépendance de plusieurs facteurs liés à l’innovation elle-même (disponibilité, accessibilité et potentiel économique) et aux caractéristiques propres aux exploitants (capacité d’absorption) ainsi qu’à leur environnement socioéconomique, technique et institutionnel. L’analyse économique de l’innovation a souvent expliqué les décisions d’adoption – ou non – par l’information imparfaite, le risque et l’incertitude, les contraintes institutionnelles, la disponibilité d’inputs et l’infrastructure (Kohli et Singh, 1998). Elle pourrait enfin s’expliquer par le rôle de coordinateur de filière d’un acteur important, en termes de mise à niveau ou d’organisation-intégration de la filière, de gestion de la chaîne de valeur (Temple et al., 2011).
La filière tomate industrielle est la principale filière dans le domaine agroalimentaire. Les unités de transformation de tomate en Algérie dominent l’activité de transformation de fruits et légumes. La fabrication 116de double concentré de tomate est obtenue soit à partir de l’importation du triple concentré de tomate importé de Chine, d’Italie et de Turquie, soit à partir de la transformation de la tomate industrielle locale. Les capacités de production installées ont augmenté progressivement passant de 2 600 tonnes/jour durant la période 1962-1975 à 9 600 tonnes/jour durant la période 1991-1995 et à 11 800tonnes/jour durant la période 1996-2006. Ensuite, les capacités ont stagné, voire chuté, du fait de la fermeture de nombreuses unités contraintes d’arrêter pour cause d’incapacité à honorer leurs dettes vis-à-vis des banques. Puis il y a eu une renaissance de la filière grâce aux politiques de soutien où deux programmes ont été engagés, 1) un programme d’intensification de la production – soutien aux prix des intrants – et 2) un programme de soutien aux prix à la production sous forme d’une prime, dans le cadre du système de régulation des produits de large consommation (SYRPALAC) – de l’ordre de 5,5 dinars algériens (DA)1 de subventions par kilogramme. Quatre dinars sont accordés aux agriculteurs pour chaque kilogramme de tomate fraîche produit, et 1,5 DA aux conserveries par kilogramme transformé.
Ces efforts ont abouti à l’augmentation de la production de tomate industrielle fraîche de 1 815 501 quintaux en 2009 à 3 190 829 quintaux en 2015 dans la wilaya de Guelma. Cette hausse des volumes peut aussi être expliquée par l’introduction par le plus grand acteur de la filière, la conserverie Amor Benamor (CAB), de plants de variétés hybrides (les plants hybrides donnent des rendements entre 600 et 1 000 qx/ha alors qu’avec les plants traditionnels, les rendements ne dépassent pas 500 qx/ha), dans le cadre de sa stratégie de contractualisation avec les agriculteurs de la région où les quantités de tomate réceptionnées par la CAB sont passées 1 323 000 quintaux en 2009 à 2 700 000 quintaux en 2015.
Selon les termes du contrat établi entre la CAB et les agriculteurs (près de la moitié de ceux qui livrent la CAB), ces derniers sont dans l’obligation d’utiliser des plants hybrides proposés par la CAB (avec une faible marge de 2,5 Da/plant, soit 0,018 euros), d’accepter les visites du technicien qui aura accès aux parcelles pour contrôler la conduite de la culture et la mise à jour de la fiche de suivi et de livrer 70 % de la récolte des parcelles engagées dans la démarche « Agri-confiance » à la conserverie CAB. En contrepartie, la CAB doit réceptionner la totalité 117de la récolte estimée en début de campagne, rémunérer les agriculteurs selon les prix fixés au préalable et assurer l’accompagnement technique.
En mobilisant le corpus de l’analyse des filières, notre recherche ambitionne donc d’apporter des explications quant aux facteurs qui déterminent l’adoption de la variété de semence hybride dans la filière de tomate industrielle. Le choix de cette variété par les agriculteurs se justifie, d’une part, par le fait qu’elle peut être considérée comme une variété d’introduction récente par rapport aux variétés traditionnelles et, d’autre part, parce qu’elle garantirait le rendement le plus élevé actuellement. Ainsi, la question principale à laquelle nous tenterons de répondre à travers cette recherche est la suivante : quels sont les déterminants de l’adoption de la variété hybride dans les exploitations agricoles contractualisées avec une grande entreprise de tomates industrielles de la région de Guelma ?
Pour y répondre, nous avons analysé les données recueillies par enquête auprès d’un échantillon représentatif de 150 agriculteurs par une estimation d’un modèle logit. Notre article est organisé en quatre parties. La première sera consacrée à la présentation des hypothèses retenues et leur positionnement par rapport à la littérature existante et aux études empiriques antérieures. Dans une seconde partie, nous présenterons les données utilisées ainsi que la méthode d’estimation des probabilités d’adoption de la variété hybride de tomate industrielle. La troisième partie analysera les résultats des estimations effectuées, et la dernière partie présentera les principaux éléments de conclusion et certaines perspectives de recherche future.
1. Cadrage théorique et hypothèses de recherche
Étudier les facteurs de l’adoption des innovations en agriculture présente un intérêt majeur pour concevoir des politiques publiques pertinentes, développer des programmes de soutien adaptés ou encore mettre en place des outils de conseil ciblés pour accompagner les agriculteurs dans leur démarche de changement. Pour les pouvoirs publics se pose finalement la question des cadres institutionnels à mettre en 118place pour stimuler l’adoption d’innovations agricoles et leur diffusion. Au-delà des enjeux d’amélioration des rendements, l’introduction d’une variété de semence hybride nouvelle s’apparente à une innovation pour les agriculteurs. De ce fait, elle engendre, pour eux, des incertitudes supplémentaires ainsi que, parfois, des investissements (matériels ou immatériels) pour sa mise en œuvre.
Traditionnellement, l’analyse économique de l’adoption de la technologie a cherché à expliquer le comportement d’adoption en fonction des caractéristiques personnelles et des dotations (Mabah Tene et al., 2013), de l’information du risque (Roussy et al., 2015), de l’incertitude, des contraintes institutionnelles (Eastwood et al., 2017), de la disponibilité des intrants et de l’infrastructure. D’autres travaux de recherche ont inclus les réseaux sociaux et l’apprentissage dans les catégories de facteurs déterminant l’adoption de la technologie. Certains auteurs ont regroupé les déterminants de l’adoption de technologies agricoles en trois catégories : économiques, sociaux et institutionnels (Akudugu et al., 2012).
Rares sont les études empiriques sur l’adoption de l’innovation en agriculture en Algérie. Nous pouvons néanmoins citer deux travaux portant sur des innovations agricoles liées aux systèmes d’irrigation. Le travail de Salhi et al. (2012) sur l’adoption des systèmes d’irrigation économes en eau montre que le montant de la subvention, le type de culture pratiqué et le niveau d’instruction des agriculteurs affectent positivement l’adoption du goutte-à-goutte. Le coût de l’investissement, les conditions d’accès à la subvention et le manque d’ouvrages hydrauliques semblent avoir des effets négatifs sur l’adoption.
La seconde recherche menée par Belaidi (2013) met en évidence le rôle déterminant du coût de l’investissement, la subvention à l’irrigation localisée, le niveau d’instruction, l’âge de l’agriculteur et la vulgarisation dans l’adoption de l’irrigation localisée. En revanche, l’adhésion à une association des irrigants, le statut de l’exploitation agricole, le prix de l’eau publique, l’accès à l’eau de la nappe par un forage sont des facteurs qui n’interviennent pas dans le choix de ce type d’irrigation. Les facteurs testés dans ces deux études témoignent déjà de la diversité des déterminants qui peuvent expliquer l’adoption d’une innovation agricole.
En nous basant sur une revue des études empiriques antérieures (Akudugu et al., 2012), nous avons pu identifier quatre groupes de facteurs que nous avons adaptés au contexte national et à la situation des 119agriculteurs en Algérie (par exemple, pour le type de propriété et l’accès au foncier). Ces groupes de facteurs regroupent une dizaine de variables, relatives à la fois à la structure des exploitations, à l’organisation de la filière (intégration verticale) et aux contextes institutionnels et informationnels (vulgarisation, réseaux associatifs professionnels) et économiques (spécialisation, intensification, diversification).
1.1. Les variables sociodémographiques
En premier lieu, trois variables d’ordre sociodémographiques – âge, niveau d’instruction et expérience professionnelle de l’agriculteur – peuvent être des facteurs explicatifs de l’adoption d’une innovation agricole.
En ce qui a trait à l’influence de l’âge de l’agriculteur, on notera une grande disparité dans les résultats obtenus : certains auteurs soutiennent une relation positive entre l’âge et l’adoption d’innovations agricoles (Mabah et al., 2013), alors que certains remarquent qu’il existe une relation significativement négative entre l’âge et la probabilité d’adoption des innovations (Gilly et Zeithaml, 1985). Généralement, les agriculteurs les plus âgés sont moins susceptibles d’explorer de nouvelles sources d’information. On peut donc considérer que l’âge réduit l’adoption car les agriculteurs âgés ont un horizon de planification plus court et valorisent moins les bénéfices à long terme de certaines innovations. En ce sens, nous allons vérifier l’hypothèse H1 suivante : plus les agriculteurs sont jeunes, plus la probabilité d’adoption de la variété hybride tomate industrielle augmente.
Le niveau d’instruction accroît la capacité de compréhension de l’information concernant la nouvelle technologie. De nos jours, il est généralement admis que pour adopter une innovation, il faut avoir un minimum d’instruction, qui puisse favoriser la « capacité d’absorption ». Le niveau d’éducation de l’exploitant est généralement reconnu comme favorisant l’adoption d’innovation, notamment celle dite intensive en capital humain (Sauer et Zilberman, 2009). Donc, plus le niveau d’instruction est élevé, plus l’individu a tendance à adopter l’innovation. Même si certains travaux n’identifient pas de relations significatives entre l’éducation et l’adoption (Knowler et Bradshaw, 2007), on peut considérer que les agriculteurs les plus éduqués disposent de plus d’informations qui leur permettent de mieux évaluer l’innovation et de limiter leur niveau d’incertitude.
120Par ailleurs, le niveau d’instruction peut être une variable déterminante dans l’adoption des innovations car il accroît la facilité d’apprécier les nouvelles technologies (Rahm et Singh, 1988). Les agriculteurs qui ont une meilleure éducation sont les adoptants potentiels de technologies modernes ou d’intrants nouveaux. Par conséquent, nous allons vérifier l’hypothèse H2 : plus le niveau d’éducation des agriculteurs est élevé, plus la probabilité d’adoption de la variété de semence hybride augmente.
Le rôle de l’expérience reste moins clair. Certaines études montrent le rôle positif de l’expérience sur l’adoption (Sauer et Zilberman, 2009) alors que d’autres, plus nombreuses, signalent des effets contrastés (Rubas, 2004 ; Knowler et Bradshaw, 2007, Floress et al., 2008, in Roussy et al., 2015). Par exemple, plus l’entreprise adopte de nouvelles technologies, plus son incertitude diminue à travers le temps et plus grande devient sa propension à adopter des innovations. On peut dire que les agriculteurs expérimentés auront généralement accumulé un capital de connaissances qui leur permettra de mieux évaluer les innovations. En conséquence, nous allons vérifier l’hypothèse H3 suivante : plus les agriculteurs sont expérimentés, plus la probabilité d’adoption de la variété de semence hybride augmente.
1.2. Les variables structurelles des exploitations agricoles
En deuxième lieu, les variables structurelles comme la taille de l’exploitation et l’accès au foncier sont aussi des facteurs déterminants de l’adoption de l’innovation. Roussy et al., (2015) soulignent que la taille de l’exploitation est un indicateur de « richesse » de l’agriculteur et il est « intuitif » que l’effet de la surface agricole utile (SAU) sur l’adoption soit le même que celui de la richesse et du patrimoine. Cet indicateur est considéré comme un facteur clé dans l’adoption. De plus, il conditionne l’investissement et permet de supporter des pertes à court terme lors de la mise en place de l’innovation.
Just et Zilberman (1983) développent un modèle d’analyse de l’adoption des nouvelles technologies par les agriculteurs et montrent que les exploitations de grande taille sont plus aptes à adopter les nouvelles technologies du fait de leurs capacités de diversification. À cet effet, nous allons émettre l’hypothèse H4 : plus l’exploitation agricole est de grande taille, plus la probabilité d’adoption de la variété de semence hybride augmente.
La variable mode d’accès au foncier peut influencer négativement ou positivement la prise de décision d’adoption de l’innovation. Généralement, 121il est admis que la propriété foncière a un effet positif (Caswell et al., 2001). En Algérie, on rencontre quatre types d’exploitations agricoles dans la région de notre étude : les exploitations agricoles collectives unies, les exploitations agricoles collectives éclatées, les exploitations agricoles individuelles et les locations agricoles. On peut considérer les agriculteurs des trois premiers types comme propriétaires du foncier puisqu’ils exploitent durablement leurs exploitations (concessions sur 40 ans). Nous tenterons donc de vérifier l’hypothèse H5 : les exploitants agricoles propriétaires de foncier ou qui ont un droit d’usage de la terre sur une longue période ont une incidence positive sur l’adoption de la variété de semence hybride.
1.3. Les variables économiques
Les facteurs économiques sont appréhendés par quatre variables : la pluriactivité, l’intensification, le degré de diversification et, enfin, l’intégration verticale.
La pluriactivité est une variable importante car elle peut influencer la prise de risque. Souvent, elle est appréhendée par une variable discrète pouvant prendre deux modalités : pas de revenu extérieur à l’agriculture pour l’exploitant agricole ou un revenu extérieur grâce à l’exercice d’une activité non agricole rémunérée ou grâce au revenu du conjoint s’il ne travaille pas déjà au sein de l’exploitation.
À première vue, la littérature constate que l’effet du revenu hors exploitation sur l’adoption est ambigu, ce qui augmente l’adoption de certaines pratiques et diminue l’adoption d’autres. En effet, les sources de revenu hors ferme augmentent les ressources financières des familles agricoles, ce qui peut accroître la probabilité d’adoption, en particulier pour les pratiques qui exigent des investissements initiaux importants. Cependant avoir un emploi saisonnier ou tout au long de l’année hors exploitation, réduit le temps disponible pour travailler à l’exploitation, ce qui peut accroître l’adoption de technologies qui permettent de gagner du temps (Sauer et Zilberman, 2009).
Prokopy et al. (2008) ont constaté que la disponibilité de main-d’œuvre, y compris la main-d’œuvre familiale et la main-d’œuvre salariée, tendait à accroître l’adoption des meilleures pratiques de gestion. Richefort (2008) montre que la probabilité d’adoption d’une nouvelle technologie d’irrigation s’accroît si l’agriculteur bénéficie d’un revenu extérieur à l’agriculture. En ce sens, nous allons vérifier 122l’hypothèse H6 : plus les agriculteurs bénéficient d’un revenu extérieur à l’agriculture, par l’intermédiaire notamment de l’exercice d’une activité non agricole rémunérée ou par un conjoint travaillant à l’extérieur de l’exploitation, plus la probabilité d’adoption d’une nouvelle variété de semence hybride augmente.
Concernant la diversification des productions, ce déterminant fait référence dans les études antérieures aux notions de risques et de gestion de l’incertitude. Par exemple, Just et Zilberman (1983) montrent que les exploitations de grande taille sont plus aptes à adopter les nouvelles technologies du fait de leurs capacités de diversification. A contrario, dans une étude faite au Brésil sur le rôle du niveau de diversification dans l’adoption des technologies modernes, Nerlove et al. (1996) n’ont trouvé aucun effet significatif de la diversification des productions sur le degré d’utilisation des intrants modernes (fertilisants, semences, mécanisation, etc.).
Face à ces résultats controversés concernant la gestion de l’incertitude via la diversification, les études empiriques portant sur les effets du « risque » sur l’innovation sont également équivoques. L’adoption d’une innovation sur l’exploitation amplifie le risque encouru par l’agriculteur. D’une part, parce qu’il doit investir, de manière matérielle ou immatérielle, pour la mettre en place mais, aussi, parce qu’il ne connait pas les performances de l’innovation sur son exploitation. La diversification de la production apparait donc comme un outil de gestion du risque. Les sources de revenu des productions diversifiées augmentent les ressources financières, ce qui pourrait accroître la probabilité d’adoption, en particulier pour les innovations qui exigent des investissements initiaux importants.
Sumpsi et al., 1996 in Richefort (2008), montrent que d’autres objectifs peuvent guider les choix des irrigants. En parallèle à la maximisation du profit, ils peuvent chercher à minimiser leur temps de travail ou être plus efficaces dans l’utilisation de l’eau disponible, un calendrier agricole modifié permettant de cultiver en dehors des périodes traditionnelles de production, une meilleure résistance aux maladies et aux nuisibles. Les liens semblent ainsi très importants entre objectifs de maximisation des profits, la gestion de l’incertitude et du risque, la diversification et l’intensification dans la prise de décision de l’adoption d’une innovation agricole. En conséquence, nous allons 123vérifier les hypothèses suivantes H7 (a et b) : on suppose que l’adoption d’une nouvelle variété de semence hybride répond à un objectif de productivité en tomate industrielle plus intensif (a). Ensuite, plus le degré de diversification de la production est important, plus la probabilité d’adoption d’une nouvelle variété de semence hybride augmente (b).
Enfin, une dernière variable peut être ajoutée aux caractéristiques structurelles des exploitations. Elle relève de l’intégration verticale et rend compte de la contractualisation des agriculteurs avec le fournisseur de semences et l’acheteur d’output (dans notre cas, il s’agit de la même entreprise, CAB). Plusieurs travaux ont été effectués sur les arrangements contractuels en agriculture en Algérie (Assassi, 2017 ; Benmehaia et Brabez, 2018). Le recours aux contrats liés à la production et à la vente de produits agricoles n’est pas une nouveauté mais son importance augmente rapidement depuis quelques années, sous l’effet d’un processus de transformation remarquable des systèmes agroalimentaires.
Eaton et Andrew (2002) soulignent que l’agriculture contractuelle présente des avantages pour les agriculteurs ainsi que pour les industriels qui achètent les produits pour les transformer. Pour les agriculteurs, la contractualisation introduit souvent une nouvelle technologie, une nouvelle variété et leur permet d’apprendre de nouvelles méthodes. Les investisseurs fournissent souvent des intrants et des services de production. Cette fourniture se fait souvent par le biais d’un crédit. Les agriculteurs courent ainsi moins de risques relatifs aux prix car les contrats sont établis d’avance. En outre, l’agriculture contractuelle peut ouvrir de nouveaux débouchés aux petits agriculteurs qui, autrement, leur auraient été inaccessibles. À cet effet, nous allons vérifier l’hypothèse H8 suivante : plus les agriculteurs sont intégrés, plus la probabilité d’adoption de la variété semence hybride tomate industrielle augmente.
1.4. Les variables institutionnelles et l’accès à l’information
Le dernier groupe de variables porte sur les contextes institutionnel et informationnel. Il concerne à la fois des éléments formels (visites des conseillers des Chambres d’agriculture, informations des centres techniques) et informels (réseaux de producteurs, forums, associations professionnelles, etc.). Ce contexte fait donc référence à l’encadrement des 124agriculteurs et à leur acceptation des activités de vulgarisation technique mais aussi au dynamisme de leurs réseaux. La littérature montre que ces éléments ont un effet sur l’adoption des innovations (Barham et al., 2004 ; Knowler et Bradshaw, 2007 ; Prokopy et al., 2008 ; Marra et al., 2003 in Roussy et al., 2015).
La variable vulgarisation et encadrement des agriculteurs pourrait influencer négativement ou positivement la prise de décision d’adoption de la variété semence hybride. Selon Featherstone et al. (1993), l’adoption d’une nouvelle pratique ou variété agricole suppose que l’utilisateur dispose de toute l’information sur la technologie et ses potentialités. Un producteur encadré et suivi par les institutions d’accompagnement et de vulgarisation serait davantage en faveur de la nouvelle technologie (Eastwood et al., 2017). En conséquence, le rôle des services de vulgarisation dans la diffusion des informations est un facteur qui influence positivement l’adoption de la variété semence hybride. En ce sens, nous allons vérifier l’hypothèse H9 suivante : plus les agriculteurs sont encadrés, plus la probabilité d’adoption de la variété semence hybride tomate industrielle augmente.
Ensuite, le second facteur informationnel explicatif est lié au contexte et au rôle du réseau social des agriculteurs et à l’apprentissage qui en découle : l’implication dans les associations professionnelles de la part des agriculteurs peut influencer négativement ou positivement la prise de décision d’adoption de la nouvelle variété. La prise en compte de la coopération et de l’interaction entre les agriculteurs permet de mieux expliquer le comportement d’adoption car l’accès à l’information est un des piliers de la diffusion des innovations (Rogers, 2003). L’adoption d’une innovation dépend aussi de la structure et de la nature des échanges des agriculteurs avec les réseaux sociaux et de leurs interactions avec les institutions de transfert d’innovations agricoles. Par exemple, Richefort (2008) montre que la probabilité d’adoption d’une nouvelle technologie d’irrigation s’accroît si l’agriculteur est impliqué dans un réseau associatif efficace.
Enfin, l’appartenance à une association ou à une organisation de producteurs permet aux agriculteurs d’avoir une idée sur les avantages et les inconvénients d’une innovation. La diffusion collective d’une innovation peut inciter certains agriculteurs à adopter de nouvelles technologies. Ainsi, nous allons vérifier l’hypothèse H10 suivante : plus 125les agriculteurs sont impliqués dans un réseau associatif ou d’organisation de producteurs, plus la probabilité d’adoption d’une nouvelle variété de semence hybride tomate industrielle augmente.
Nous avons ainsi une dizaine d’hypothèses à tester afin d’expliquer l’adoption de la variété hybride par les producteurs de tomate industrielle de la région de Guelma en Algérie.
2. Démarche méthodologique
2.1. Choix de la zone d’étude et échantillonnage
Depuis 2009, de vastes programmes de soutien agricole ont été entrepris par les autorités algériennes. Ils visent, entre autres, à mieux coordonner les filières afin de réduire les importations alimentaires. Les grands opérateurs se voient ainsi confier des missions de « coordinateur », qui s’apparenteraient au rôle d’un « maillon dominant » dans la littérature portant sur les chaînes de valeurs (Temple et al., 2011) : mise à niveau (upgrading), organisation des filières, notamment via les intégrations amont-aval, accompagnement des petits agriculteurs, contractualisation, etc.
Créée en 1984, la conserverie CAB, entreprise familiale faisant partie du groupe Benamor, est la plus grande conserverie d’Algérie. Elle est située dans la région de Guelma (Est algérien) et dispose de trois unités de transformation pour une production annuelle de 53 000 tonnes de double concentré de tomate ; elle absorbe la production de 300 agriculteurs, couvrant ainsi 50 % des besoins nationaux. Depuis 2011, l’entreprise a conclu des contrats avec les agriculteurs de la région pour sécuriser ses approvisionnements, d’une part, et mieux coordonner l’amont de la filière, d’autre part (Assassi, 2017 ; Brabez et Benmehaia, 2018). Ainsi, le contrat prévoit l’adoption d’une nouvelle variété de semences en échange de l’achat à prix fixe préétabli par la CAB de 70 % de la production annuelle des agriculteurs.
Notre enquête a été menée en collaboration étroite avec la CAB et a concerné 150 exploitants de la région en question. L’échantillonnage a 126été réalisé d’une façon aléatoire à partir d’une liste de 300 agriculteurs inscrits chez la CAB pour la livraison de tomate industrielle durant la campagne 2011-2012. À cette date, plus de la moitié (56 %) de ces agriculteurs avait adopté la nouvelle variété de semence (44 % n’ont donc pas adopté cette variété et produisent eux-mêmes leurs plants de façon artisanale à partir des variétés de semences traditionnelles et hybrides vendue par les fournisseurs privés ; l’auto-production de plants vise à diminuer les coûts de production, le plant auto-produit revenant à 0,75 DA (contre 2,5 DA par plant fourni par la CAB). La conserverie CAB, intéressée par les résultats de l’enquête (notamment en ce qui concerne le profil des agriculteurs contractualisés adoptant la nouvelle variété de semences hybrides, et celui de ceux qui ne l’ont pas encore fait) nous a ainsi permis un accès facilité auprès des agriculteurs concernés, afin de récolter des données sur les profils des agriculteurs et les motivations de leurs contractualisations.
L’enquête par questionnaire a été précédée par une première étape exploratoire via une série d’entretiens qualitatifs à la fois auprès d’agriculteurs de la région de Guelma et d’industriels-acteurs de la filière tomate. Ensuite, un questionnaire d’enquête a été conçu et testé afin d’identifier les facteurs pouvant affecter l’adoption de la variété hybride tomate industrielle. Notre questionnaire est composé d’une trentaine de questions, permettant de renseigner quatre catégories de facteurs : i) les facteurs sociodémographiques ; ii) les facteurs économiques ; iii) les facteurs structurels des exploitations agricoles ; iv) les facteurs informationnels.
Les données ont été recueillies par l’administration d’un questionnaire en entretiens semi-directifs individuels, menés en face-à-face avec les chefs d’exploitation. Il s’agit de données à coupe transversale sur une période allant de mars à juillet 2012. Entre autres, l’enquête a permis de recueillir des informations détaillées sur les systèmes de production (productions végétale et animale), l’utilisation des intrants (engrais, produits phytosanitaires, main-d’œuvre, etc.), les rendements moyens, les coûts de production, les revenus, les marges brutes, les caractéristiques structurelles des exploitations agricoles qui ont adopté ou non la variété de semence hybride de tomates industrielles.
127Tab. 1 – Description des variables
et mesures utilisées dans le modèle d’adoption.
Variables et hypothèses concernées |
Description |
Variable expliquée : Adoption de la variété de semences hybrides |
Adoption de la variété de semence hybride tomate industrielle. Elle prend la valeur 1 si la variété est adoptée, 0 sinon. |
H1 : Âge de l’agriculteur |
L’âge de l’agriculteur est mesuré par l’âge du répondant en nombre d’années au moment de la collecte des données. |
H2 : Formation |
Niveau d’instruction (1 = n’a pas été scolarisé, 2 = niveau primaire, 3 = niveau moyen, 4 = niveau secondaire, 5 = technicien agricole, 6 = niveau universitaire). |
H3 : Expérience professionnelle |
Nombre d’années d’expérience de la culture de tomate industrielle. |
H4 : Surface agricole utile (SAU) |
Taille de l’exploitation (mesurée en hectares). |
H5 : Foncier |
Mode d’accès à la terre (1 = propriété, EAC unies, éclatées, EAI, 0 = locataires). |
H6 : Pluriactivité |
Source de revenus autres qu’agricoles (1 = oui, 0 = non). |
H7a : Intensification |
Variable discrète pouvant prendre chacune trois modalités : 1 : peu intensif (< 400 quintaux/ha/an) ; 2 : intensif (de 400 à 600 quintaux/ha/an) ; 3 : très intensif (plus de 600 quintaux/hectare/an). |
H7b : Diversification |
La diversification est une variable discrète pouvant prendre chacune trois modalités avec : 1 : pas diversifiée (aucune culture autre que la tomate industrielle) ; 2 : diversifiée (une culture en complément à la tomate industrielle) ; 3 : très diversifiée (plus d’une culture en complément à la tomate industrielle). |
H8 : Intégration verticale |
Variable binaire qui prend la valeur 1 pour les exploitations agricoles qui concluent un contrat de vente de tomates industrielles et d’achat de plants hybrides avec la CAB et 0 pour les autres. |
H9 : Encadrement |
Fréquence avec des services de vulgarisation agricole (1 = oui, 0 = non). |
H10 : Réseau associatif ou de producteurs |
Membre d’une association ou organisation de producteurs (1 = oui, 0 = non) |
2.2. Modèle logit : facteurs explicatifs
de l’adoption de semence hybride
L’analyse de la décision d’adoption de la semence hybride repose sur le principe de rationalité des agents économiques et sur l’hypothèse de maximisation de l’utilité. Autrement dit, l’agriculteur rationnel va 128choisir l’alternative qui lui procure plus de satisfaction. Même si elle est dominante dans la littérature économique, cette hypothèse est fortement réductrice et contestable car ignorant le plus souvent des variables comportementales des agriculteurs (aversion au risque) ou des variables liées au contexte informationnel ou à l’environnement de l’exploitation.
Afin de simplifier la construction statistique, nous avons supposé que l’agriculteur se trouvait devant un choix « binaire » : adopter ou pas la nouvelle semence. Nous avons ainsi distingué ces deux catégories d’acteurs afin de tester les effets des différents déterminants, allant des variables structurelles, organisationnelles à celle liées à l’exploitant agricole. Ceci donne les équations à estimer pour le modèle logit binomial, basé sur les variables socioéconomiques et les caractéristiques de l’exploitation et de l’exploitant. La modélisation de la question dichotomique a été mise en œuvre en utilisant le logiciel Stata/SE, version 11.0.
Spécification du modèle d’estimation
des déterminants de l’adoption de la semence
Un agriculteur i doit choisir la semence j, et ayant une fonction d’utilité Uij = Uij (Xi), Xi étant un vecteur colonne de K facteurs déterminant l’adoption de la semence. Lorsque le producteur choisit la semence hybride, il retire une utilité Ui1. Lorsqu’il choisit la semence traditionnelle son utilité est Ui2. Le producteur optera la semence hybride s’il estime que celle-ci lui procure plus d’utilité que la semence traditionnelle, c’est-à-dire que si Ui1 >Ui2.
La probabilité d’adoption de la semence hybride peut être représentée dans ce cas par une variable non observée Yi* telle que :
Yi* = β’Xi + εi, avec β’ comme vecteur ligne de K paramètres et εi une perturbation aléatoire
Yi* > 0 Si le producteur i adopte la semence hybride
Yi* < 0 Si le producteur i adopte semence traditionnelle
Si l’on pose une variable dichotomique Yi telle que :
Yi =1 si le producteur i adopte la semence hybride
Yi =0 si le producteur i adopte la semence traditionnelle
Par conséquent, le modèle logit a été utilisé dans cette étude car il a été largement appliqué dans les études sur l’adoption d’innovations agricoles (Bagi, 1983 ; Polson et Spencer, 1991 ; Adesina et Sirajo, 1995).
Le modèle logit est généralement spécifié comme suit :
; j = 1, …j
1293. Résultats empiriques
3.1. Statistiques descriptives et estimation du modèle
Un résumé des caractéristiques socioéconomiques des agriculteurs enquêtés dans la zone d’étude révèle que les estimations moyennes réelles obtenues pour les variables ne montrent pas beaucoup de variation. Près de la moitié de notre échantillon a adopté des semences hybrides. La majorité (60 %) des agriculteurs est jeune avec des niveaux d’éducation faible 87 % inférieur au niveau scolaire moyen. Ils présentent néanmoins plus de 11 ans d’expérience professionnelle. La plupart appartiennent à des catégories de foncier « locataires de terre » (63 %) pour des surfaces moyennes de 12ha environs. Enfin, 67 % des agriculteurs ont des contrats avec la CAB, alors que 32 % ont des revenus hors exploitation. Seulement 34 % sont impliqués dans un réseau associatif, syndical ou professionnel.
Le tableau 2, représente les résultats de l’estimation du modèle logit binomial. Le modèle est statistiquement valide. En effet, le Wald Khi-Deux du modèle (45.17) est significatif à un seuil de 1 %. Au niveau de l’adéquation globale du modèle qui est mesurée par le coefficient de détermination R2, le pseudo-R2 (0.6823) est satisfaisant.
Tab. 2 – Statistiques descriptives des variables utilisés dans le modèle logit.
Variable |
Moyenne |
Écart-type |
Min. |
Max. |
Adoption de la variété hybride |
0,51 |
0,50 |
0 |
1 |
Age de l’agriculteur |
39,29 |
11,94 |
22 |
78 |
Formation |
2,65 |
1,10 |
1 |
6 |
Expérience professionnelle |
11,30 |
8,64 |
2 |
50 |
Surface agricole utile |
11,88 |
11,72 |
2 |
70 |
Encadrement |
0,60 |
0,49 |
0 |
1 |
Foncier |
0,04 |
0,19 |
0 |
1 |
Intégration verticale |
0,67 |
0,47 |
0 |
1 |
Intensification |
2,56 |
0,60 |
1 |
3 |
Diversification |
1,88 |
0,85 |
1 |
3 |
Pluriactivité |
0,32 |
0,47 |
0 |
1 |
Réseau associatif |
0,34 |
0,47 |
0 |
1 |
Nombre d’observation 150 |
Source : adaptation à partir de STATA 11.0.
1303.2. Quels facteurs explicatifs
de l’adoption des variétés hybrides ?
Pour identifier les facteurs déterminant l’adoption de la variété semence hybride tomate industrielle, nous avons estimé le modèle logit avec les variables indépendantes citées précédemment. Le tableau 3 illustre les résultats obtenus.
Le critère de choix du meilleur modèle s’est fait sur la base du rapport de maximum de vraisemblance qui a permis d’obtenir une bonne capacité prédictive puisqu’il classifie correctement 92,67 % de l’échantillon. Le pourcentage de bonne prédiction est calculé en se référant aux probabilités prédites par le modèle et aux probabilités observées. L’estimation a été effectuée par la méthode de maximum de vraisemblance et les résultats sont satisfaisants. En effet, le rapport du maximum de vraisemblance est statiquement significatif au seuil de 1 %, les pourcentages obtenus de classification correcte sont élevés et le R2 de McFadden de modèle présente une valeur relativement élevée, soit 0,68. De plus, les signes des coefficients des différentes variables sont globalement conformes à nos attentes.
Les résultats obtenus font apparaître que les variables âge (AGE), niveau d’instruction (FORMATION), expérience, surface agricole utile (SAU), le mode d’accès à la terre, la diversification des cultures et l’adhésion à une association n’affectent pas d’une manière significative l’adoption de la variété hybride tomate industrielle (H1, H2, H3, H4, H5, H7b et H10 non validées). Cependant, les variables « intégration verticale » (contrat avec l’industriel CAB) et « intensification » de la production de la tomate industrielle ont un effet positif et statistiquement significatif au seuil de 1 % (H7a et H8 validées).
L’étude a également révélé que les producteurs de tomate industrielle consultent habituellement les techniciens de vulgarisation pour avoir de l’information. L’industriel CAB désigne des conseillers techniques pour suivre régulièrement les producteurs de tomate industrielle. Environ 43 % des agriculteurs enquêtés confirment que les agents de vulgarisation dans leur localité ont été la principale source d’information sur la variété hybride. La vulgarisation et l’encadrement ont un effet positif et statistiquement significatif au seuil de 5 % (H9 validée).
131Tab. 3 – Estimation des paramètres du modèle Logit binomial.
Adoption |
Coef. |
z |
P>z |
Eff. marginaux |
Âge |
0,135642 (0,429676) |
0,32 |
0,752 |
0,0136 (-0,043) |
Formation |
0,4374409 (0,4003876) |
1,09 |
0,275 |
0,437 (-0,4) |
Expérience |
0,068669 (0,5686662) |
1,21 |
0,227 |
0,068 (-0,0569) |
SAU |
-0,018918 (0,0508058) |
-0,37 |
0,71 |
-0,0189 (0,0508) |
Encadrement |
1,748898 (0,772137) |
2,27 |
0,024** |
1,749 (-0,772) |
Foncier |
-1,305355 (1,458115) |
-0,9 |
0,371 |
-1,305 (-1,458) |
Contrat |
5,235283 (1,445706) |
3,62 |
0,000*** |
5,235 (5,235) |
Intensification |
4,910269 (1,216408) |
4,04 |
0,000*** |
4,910 (-1,216) |
Diversification |
0,431056 (0,6023157) |
0,72 |
0,474 |
0,431 (-0,602) |
Pluriactivité |
2,108793 (0,8915438) |
2,37 |
0,018** |
2,109 (-0,892) |
Adhésion |
1,1025911 (1,247807) |
0,89 |
0,375 |
1,106 (-1,248) |
Constante |
-22,29257 (5,661687) |
-3,94 |
0 |
-22,29 (-5,662) |
***significativité à P<1 %, ** significativité à p<5 %, *significativité à p<10 %. Entre parenthèses : écarts types.
Source : adaptation des auteurs à partir des résultats des tests effectués sous STATA 11.0.
La variable pluriactivité a un effet positif et statistiquement significatif au seuil de 5 % (H6 validée). Les signes des coefficients de ces variables sont positifs, ce qui indique que les exploitants avec une productivité de la tomate élevée et un contrat avec la CAB, les agriculteurs qui bénéficient d’un revenu extérieur à l’activité agricole ainsi que ceux qui ont subi un encadrement par les services de vulgarisation et les techniciens de la CAB adoptent la nouvelle variété hybride tomate industrielle.
Ces premiers résultats sont importants pour trois raisons.
132D’abord, par rapport aux variables non significatives (âge, formation et expérience). Cette non-significativité impliquerait que l’innovation pourrait être adoptée en dehors des déterminants propres au profil de l’exploitant agricole. Néanmoins, et parce que ne portant que sur un contexte spécifique (un seul pays, l’Algérie ; une seule filière, la tomate ; une seule entreprise, la CAB), nos résultats ne permettent pas de remettre en cause totalement certaines relations déjà démontrées dans la littérature. Ils invitent donc à une certaine prudence dans l’interprétation. Le contexte particulier réduit ainsi la portée et la généralisation de certaines relations causales.
Ensuite, parce qu’ils montrent que l’adoption d’une nouvelle variété dépend à la fois de variables d’ordre économique (pluriactivité, recherche de rendements) et de structuration de la filière (intégration et dynamisme des structures d’appui et de vulgarisation agricoles).
Enfin, les variables liées à la nature du foncier ou de la taille de l’exploitation n’exercent pas d’effets significatifs. Cela signifie que les petites exploitations et les non propriétaires adopteraient tout autant les innovations agricoles que les autres. Nos résultats plaident ainsi pour des analyses méso-économiques des filières tant les variables liées à ce niveau d’analyse sont importantes dans l’explication du comportement des agriculteurs en termes d’innovation.
Notre travail sur les facteurs déterminant l’adoption de la nouvelle variété de semences hybrides par les producteurs de tomate industrielle de la région de Guelma s’est concentré seulement sur des facteurs directement observables par l’enquêteur dans le processus de décision de l’agriculteur. D’autres facteurs, non observables, comme les perceptions du risque par rapport à l’adoption ainsi que les préférences pour les caractéristiques de l’innovation (dans notre cas : forme du fruit, allongée ou pas, poids, fermeté, couleur, homogénéité, maturité groupée ou échelonnée) sont importantes dans le processus de décision. Par ailleurs, notre travail a traité l’adoption comme une variable « dichotomique » (adopter ou pas). Or, nous pouvons nous interroger sur les effets de certaines des variables explicatives de l’adoption selon son intensité, en considérant par exemple la variable « adoption » sous une forme continue, avec plusieurs degrés d’intensité.
Les variétés de semence sur le marché en Algérie sont principalement des variétés à maturité échelonnée. Ce type de variété risquerait de perdurer longtemps sur le marché étant donné la méfiance chronique des 133agriculteurs à l’égard des industriels et leur volonté de garder l’option de livrer eux-mêmes une partie de leur production sur le marché du frais : (10 DA/kg, prix pour la transformation contre 20 à 25 DA/kg sur le marché de gros/frais). Ce différentiel de rémunération des deux débouchés et les liens antérieurs agriculteurs-industriels parfois tendus peuvent jouer un rôle important sur la décision d’adoption de la semence hybride. Concernant les préférences non observables des agriculteurs, certaines méthodes d’évaluation des perceptions (évaluation contingente ou conjointe selon Roussy et al., 2015) permettent de mesurer le risque perçu par les agriculteurs. Ainsi, il est possible de pondérer l’effet de ce risque subjectif dans la décision d’adoption.
Conclusions, limites et perspectives de recherche
Un des objectifs de notre travail était d’identifier les facteurs qui pourraient influencer l’adoption de la variété de semence hybride tomate industrielle. Une analyse de type régression logistique a permis d’évaluer la disposition des producteurs de la tomate industrielle de la région de Guelma à adopter les variétés hybrides de tomate industrielle. Les résultats empiriques ont montré que la disposition à adopter ces variétés est affectée positivement par l’intégration verticale, la vulgarisation, l’intensification et la pluriactivité. En revanche, l’âge, l’expérience professionnelle, le niveau d’instruction, le mode de faire-valoir, la diversification, l’adhésion à une association n’ont pas d’effets statiquement significatifs sur la disposition à adopter les variétés hybrides.
Tenant compte de ces résultats, notre travail montre que l’adoption de variétés de semences hybrides tomate industrielle est tributaire d’un élément technique de productivité et d’une utilisation optimale d’intrants (rendement élevé de la variété hybride ainsi qu’une utilisation fiable d’engrais et de pesticides), mais aussi d’une forme de coordination, en l’occurrence l’intégration verticale. Cela témoigne de la pertinence des analyses des innovations agricoles par des approches socioéconomiques, complétées par des explications techniques « pures » ou par des éléments d’ordre organisationnel. Il est donc clair que l’intégrateur (l’entreprise 134CAB) et les dispositifs incitatifs publics ont fortement joué en faveur de l’adoption des semences hybrides par les agriculteurs.
Dans leur ensemble, nos résultats soutiennent une complémentarité des approches techniques et socioéconomiques et soulignent l’importance des déterminants liés à la structuration des filières agricoles (intégration verticale amont et aval) par la présence d’un acteur « pilote » permettant et accélérant les mises à niveau des autres acteurs. Cela est en cohérence avec des approches mobilisant les outils de pilotage des chaines de valeur et de gouvernance des filières. Sur le plan empirique, cela correspond également à ce qui a été adopté, par exemple, par le plan Maroc Vert, en octroyant un rôle prépondérant aux « agrégateurs », grandes entreprises, responsables de la structuration des filières agricoles et l’accompagnement des petits agriculteurs d’un territoire déterminé. Ce rôle de coordination, joué dans le cas de la filière tomate industrielle en Algérie par la grande entreprise CAB, et noté dans une étude récente sur la coordination de la filière (Assassi, 2017 ; Benmehaia et Brabez, 2018), reste spécifique à notre cas d’étude. Néanmoins, cette coordination qui semble primordiale devrait être le plus souvent assurée par une institution de régulation, une plateforme ou une organisation professionnelle, qui viserait à mettre à niveau les différents acteurs. Cet acteur devrait ainsi assurer le « pilotage » de la filière.
Sur un plan conceptuel, dans cette recherche, nous n’avons appréhendé l’innovation agricole que sous un angle de « finalité-résultats » en utilisant le proxy de l’adoption d’une nouvelle variété hybride. Cela limite la portée de nos résultats car, comme nous l’avons rappelé précédemment, l’innovation agricole est davantage un processus co-construit, dynamique et ancré dans un environnement institutionnel complexe. Il est donc nécessaire de compléter cette recherche par d’autres investigations mobilisant des méthodes qualitatives afin de comprendre le processus d’adoption des nouvelles variétés, d’analyser leurs utilisation, diffusion et valorisation, de déterminer les principaux freins et interactions entre les évolutions des déterminants individuels et la construction collective de l’innovation agricole.
Nos résultats permettent de souligner quelques implications institutionnelles et interpellent par rapport aux choix de politique publique en agriculture. Le rôle des structures d’appui et d’accompagnement est clairement identifié dans l’adoption et la diffusion des innovations 135agricoles. Cela implique un intérêt plus marqué des pouvoirs publics quant à l’efficacité de ces acteurs et une attention à une meilleure circulation de l’information entre eux et vers les agriculteurs concernés. Par ailleurs, nos résultats suggèrent de renforcer les mécanismes d’incitation mixtes en soutenant à la fois la production et la transformation. Enfin, ces résultats révèlent une acceptation élevée des innovations de la part des agriculteurs, au-delà de leurs spécificités (petits versus grands, formés ou pas, âgés ou jeunes). Il est donc impératif d’encourager ce type d’initiative, notamment par une meilleure articulation de la recherche agronomique portant sur la sélection variétale et par un renforcement de la coordination des liens entre les acteurs impliqués : université et réseaux de recherches, organisations professionnelles agricoles, industriels, institutions de financement et de politique agricole et structures d’appui technique et de vulgarisation.
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1 Un euro = 137 dinars algériens (selon le cours officiel de janvier 2018).
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN : 978-2-406-09829-4
- EAN : 9782406098294
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-09829-4.p.0115
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 26/11/2019
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : Variété hybride, tomate industrielle, modèle logit binomial, Algérie