Collective entrepreneurship in agricultural biogas Motivations and challenges
- Publication type: Journal article
- Journal: Systèmes alimentaires / Food Systems
2019, n° 4. varia - Author: Condor (Roland)
- Pages: 71 to 91
- Journal: Food systems
L’entrepreneuriat collectif
dans la méthanisation agricole
Motivations et challenges1
Roland Condor
École de management
de Normandie (EMN)
Introduction
L’entrepreneuriat collectif consiste à construire des projets à plusieurs (Ben-Hafaïedh, 2006 ; Condor et Chabaud, 2012). Dans le monde agricole, il prend des formes diverses : groupements agricoles d’exploitation en commun (Gaec), coopératives d’utilisation de matériel agricole (Cuma), sociétés d’intérêt collectif agricole (Sica), sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic), etc. (Thomas, 2008 ; Koulytchizky et Mauget, 2003). Ces formes d’entrepreneuriat permettent à des agriculteurs qui n’ont pas les moyens d’investir seuls de créer un effet de levier sur des ressources et des compétences. Grâce à l’effort collectif, les agriculteurs peuvent réaliser des économies d’échelle (Valentinov, 2007), compliquées à obtenir en agriculture (Boussard, 1987). Ils peuvent également réduire les coûts de transaction et renforcer leur pouvoir de négociation au sein de leur chaine de valeur (Valentinov and Iliopoulos, 2013).
72Si l’entrepreneuriat collectif, et en particulier le modèle coopératif, présente plusieurs avantages pour les agriculteurs, peu de travaux évoquent ses limites. Thomas (2008), dont l’article porte sur les Scic agricoles montre, par exemple, que l’association de plusieurs entités différentes (producteurs, salariés, consommateurs, collectivités locales) est profitable au territoire. Cependant, les projets collectifs portés par ces Scic sont difficiles à monter et encore plus difficiles à pérenniser du fait d’enjeux différents pour les entités du groupement. Boussard (1987) évoque également l’opportunisme de certains agriculteurs qui se servent des Cuma comme d’un moyen de tester des innovations avant de procéder à des investissements sur leur propre exploitation.
Ces exemples montrent qu’il est nécessaire de s’interroger sur la capacité des modèles collectifs à renforcer la résilience de l’entreprise agricole mais aussi, à l’inverse, sur leurs difficultés à atteindre ce but (objectifs divergents, opportunisme, dispersion des efforts, nécessité de compétences multiples, conflits dans l’équipe, etc.). En d’autres termes, une discussion sur les atouts et les limites de l’entrepreneuriat collectif en agriculture semble utile alors que les chercheurs et les acteurs du monde agricole s’interrogent sur les modèles entrepreneuriaux agricoles vecteurs de résilience (Almas et Campbell, 2012).
Dans ce papier, nous nous interrogeons sur les avantages et les inconvénients de l’entrepreneuriat collectif en agriculture en prenant appui sur le cas de la méthanisation. Aujourd’hui, ce procédé de production d’énergie à partir de déchets agricoles se présente sous deux modèles génériques : l’un collectif, l’autre individuel. Nous montrons que les modèles collectifs sont pluriels et qu’ils répondent à des enjeux à la fois réglementaires et économiques. Toutefois, alors que le taux d’échecs de projets collectifs est important, leurs modèles de gouvernance sont sources d’interrogations. Ce travail contribue ainsi à appréhender les difficultés de l’entrepreneuriat collectif dans la méthanisation agricole en distinguant plusieurs modèles en fonction des entités présentes dans les groupements.
Pour arriver à ces résultats, nous revenons dans une première partie sur la notion d’entrepreneuriat collectif appliquée à l’agriculture. Dans une seconde partie, nous présentons notre terrain de recherche. Les résultats et la discussion sont présentés dans une troisième et dernière partie.
731. L’entrepreneuriat collectif en agriculture : intérêts et limites
Si le modèle coopératif a fait l’objet de nombreuses recherches dans le domaine de l’économie agricole et rurale, ce sont principalement les grands collectifs agricoles matures qui ont été étudiés. À l’inverse, les travaux sur l’entrepreneuriat collectif en sciences de gestion, bien que reposant peu sur le secteur agricole, s’intéressent davantage aux petites équipes constituées de 4 à 5 personnes qui créent des entreprises. L’intérêt d’appréhender la méthanisation agricole par l’entrepreneuriat collectif est alors d’intégrer des réflexions de chercheurs travaillant sur des unités plus petites que les coopératives et qui sont en cours de création. C’est aussi un moyen de croiser le point de vue de chercheurs habitués à travailler avec le monde agricole et celui d’autres qui travaillent davantage avec les secteurs de l’industrie, de l’artisanat ou des services.
1.1. Intérêts de l’entrepreneuriat collectif
L’entrepreneuriat collectif consiste à entreprendre à plusieurs, soit sous la forme d’associations d’individus (équipes entrepreneuriales ou intrapreneuriales), soit par des associations d’entreprises (alliances stratégiques), soit en recourant à un mix des deux (structures composées de porteurs de projets individuels et d’organisations) autour d’un projet commun (Ben Hafaiedh, 2006 ; Reich, 1987).
Plusieurs travaux montrent l’intérêt de l’entrepreneuriat collectif. Reich (1987) a été parmi les premiers militants de ce modèle entrepreneurial en montrant que le modèle capitaliste américain reposant sur le self-made man était révolu et qu’il fallait désormais penser en termes d’équipes et non plus en termes d’individus. Selon Reich (1987), l’entrepreneuriat collectif est source de créativité, de revenus, d’emplois et d’implication des salariés. Même si son pamphlet vise plus à bousculer les codes de fonctionnement des entreprises qu’à inciter les entrepreneurs à créer des équipes entrepreneuriales, son travail est fondateur. De nombreux auteurs en sciences de gestion ont, par la suite, montré l’intérêt d’entreprendre à plusieurs.
74Condor (2013) montre, par exemple, que l’entrepreneuriat collectif répond à trois enjeux : trouver des ressources (financières) suffisantes pour mener à bien le projet, obtenir un panel de compétences suffisant pour relever les défis techniques et économiques du projet (cas des start-up notamment) et générer de la confiance pour entreprendre. Les deux premiers enjeux sont liés à la nature du projet : quand le projet est complexe et qu’il nécessite une importante levée de capitaux, l’ajout de compétences et de ressources est souvent incontournable. Le troisième enjeu est plus lié au profil des entrepreneurs, certains ayant besoin d’être seuls pour entreprendre, alors que d’autres ont besoin du collectif, quelle que soit la complexité du projet. Ces trois enjeux laissent suggérer que l’entrepreneuriat collectif est potentiellement générateur de résilience : en s’associant, chaque entité ou membre peut mettre en commun des moyens autour d’un projet rémunérateur à terme et bénéficier du soutien moral des autres membres.
Dans le registre des coopératives agricoles, plusieurs travaux montrent l’intérêt des modèles collectifs. Bardsley et Bardsley (2014) montrent, dans le contexte des paysages montagneux de la Suisse, que le modèle collectif est source de résilience. Les petites coopératives peuvent trouver des débouchés à la production. C’est également un moyen de partager des matériels et des conseils pour mieux maîtriser les intrants et donc les coûts. Valentinov (2007) ainsi que Valentinov et Iliopoulos (2013) rappellent qu’en coopérant, les agriculteurs augmentent leur pouvoir de négociation avec leurs fournisseurs et leurs clients (qui sont généralement plus concentrés qu’eux). Ils peuvent ainsi conserver leur modèle familial tout en disposant d’un certain poids dans les négociations. Le modèle coopératif permet également de réduire les coûts de transaction car les transactions sont supportées par la coopérative et non par l’agriculteur lui-même. Le modèle coopératif contribue aussi à l’augmentation des marges soit par le biais d’économies d’échelle, soit par la négociation de tarifs de groupe. Enfin, Valentinov et Iliopoulos (2013) montrent que le modèle coopératif permet de gérer certains risques comme ceux liés à la fluctuation des prix et/ou des volumes ou ceux liés à l’opportunisme des acteurs.
Les sciences de gestion et l’économie agricole et rurale partagent une même vision de l’entrepreneuriat collectif en agriculture : accéder à des ressources et des compétences pour faire aboutir des projets et être plus fort sur son marché. Les deux champs disciplinaires voient également des limites à ce modèle comme le montre le paragraphe suivant.
751.2. Limites de l’entrepreneuriat collectif
Le modèle coopératif a fait l’objet de critiques dans les travaux en économie agricole. Cook (1995) met en avant le problème du cavalier seul, c’est-à-dire une forme d’opportunisme interne conduisant un membre de la coopérative à servir son intérêt particulier avant de servir l’intérêt collectif. Ce propos rejoint celui de Boussard (1987) à propos de certains agriculteurs appartenant à une Cuma qui s’impliquent collectivement pour tester des innovations avant d’investir individuellement. Il met également en avant un risque de vision financière court terme, c’est-à-dire une recherche de cash-flow pour les membres plutôt qu’une recherche d’investissement sur le long-terme. L’auteur pointe également du doigt les difficultés à concilier « prise de risque » et « démarche prudente » entre les différents membres de la coopérative ainsi que les difficultés pour les agriculteurs à contrôler l’activité des managers. Enfin, il évoque l’existence de coûts d’influence qui seraient les coûts induits par une forme de lobbying interne. Au final, Cook (1995) soulève l’existence de multiples coûts de transaction internes qui questionnent l’intérêt du modèle coopératif par rapport au modèle de l’entrepreneur individuel contractant directement sur le marché.
Dans le domaine des Scic, plusieurs travaux mettent en avant les limites du multi-sociétariat. Draperi et Margado (2016) soulignent les difficultés à maintenir la cohésion dans un groupe constitué de plusieurs entités (producteurs, consommateurs, salariés, bénévoles) qui ont rarement les mêmes intérêts. De savant calculs quant aux droits de vote prennent souvent le pas sur la définition ou la redéfinition du projet collectif. La gestion des divergences est, par ailleurs, très chronophage.
Ces difficultés propres aux coopératives ne sont pas sans rappeler celles relatées dans les travaux sur l’entrepreneuriat collectif. Plusieurs travaux notent la prégnance des conflits dans les équipes entrepreneuriales, y compris celles qui ont moins de cinq associés (Ensley et al., 2002). Des conflits de nature relationnelle ou en relation avec les tâches du projet pèsent sur la performance des équipes, voire sur le projet lui-même. La diversité fonctionnelle, notamment, est génératrice de conflits : si des compétences ou des expériences variées sont utiles sur un plan cognitif, elles s’avèrent problématiques quand les projets sont complexes. Les conflits peuvent aboutir à des sorties de membres ce qui peut altérer 76le projet, soit en rétrécissant son périmètre, soit en conduisant à son abandon (Condor et Chabaud, 2012). Les recherches n’établissent pas de façon prononcée que l’association de profils différents est source d’échec. Cependant, elle est source de difficultés, ce qui peut conduire certains porteurs de projets à ne vouloir entreprendre qu’avec des individus qui ont le même profil professionnel.
Les coopératives rassemblent généralement un plus grand nombre de membres qu’une équipe entrepreneuriale. Par ailleurs, le statut juridique, la maturité des organisations (start-up) et les secteurs étudiés dans les travaux sur l’entrepreneuriat en équipe diffèrent des coopératives agricoles. Toutefois, dans les deux cas, l’existence d’un collectif soulève des difficultés qui rendent l’aventure compliquée sur le plan humain et organisationnel. Les effets de l’entrepreneuriat collectif sur la réussite du projet restent ainsi incertains, d’où l’intérêt de les étudier plus en avant.
2. Étude empirique
Notre recherche porte sur la méthanisation collective agricole. Avant de présenter le protocole de l’étude, une brève présentation de cette filière est nécessaire.
2.1. Présentation de la filière de méthanisation agricole
La méthanisation consiste à produire du gaz à partir de la fermentation de déchets. On parle de méthanisation « agricole » quand le gaz est produit à partir de déchets agricoles (fumiers, lisiers), mélangés ou non à d’autres déchets (boues d’épuration, déchets verts, déchets agro-industriels, graisses animales, résidus d’équarrissage). Le gaz produit est injecté dans le réseau de gaz naturel (système d’injection) mais il peut aussi être brûlé pour produire de l’électricité et du chauffage (système de cogénération). Il alimente ainsi les besoins énergétiques du ou des exploitants ainsi que ceux de la population environnante. En produisant cette énergie, l’agriculteur est rémunéré sur la base de tarifs fixés par l’État. Le biogaz représente ainsi une source de revenus complémentaires pour l’agriculteur. Il lui permet, par ailleurs, de faire des économies en intrants chimiques. En effet, le 77digestat, c’est-à-dire le déchet ultime issu du processus de méthanisation, peut être utilisé comme fertilisant pour les cultures.
La méthanisation agricole a connu une importante progression en Europe au cours des années 2000, soutenue à la fois par de fortes déclarations d’intention de l’Union européenne et par des programmes de développement des énergies renouvelables au sein des pays de la zone euro (Jacobsen et al., 2014). Toutefois, malgré un dispositif de subventionnement et des actions permettant de revendre l’énergie à bon prix, la méthanisation agricole connait une stagnation depuis le début des années 2010, qui s’explique en partie par les difficultés à rentabiliser les investissements (Zemo et Termansen, 2018). Une étude réalisée en France pour le compte de l’Ademe en 2010 (Solagro et al., 2010) montre que seulement 16 % des installations sont rentables. Les prix de revente de l’énergie, la faible maturité du secteur et les coûts de construction (notamment le génie civil) sont les principales raisons du manque de rentabilité de la méthanisation en France. Une étude du Cereq (2016) montre, par ailleurs, que les unités de méthanisation françaises ont été inspirées du modèle allemand qui repose sur une philosophie d’intégration de matière méthanogène qui n’a pas été retenue par la France, ce qui a conduit à une rentabilité moindre que prév.
Outre les problèmes de rentabilité, les délais sont très longs : s’il faut entre sept et dix ans pour rentabiliser l’investissement une fois l’unité de méthanisation construite (Club Biogaz, 2011), il faut à peu près le même temps pour voir aboutir un projet (entre le moment où l’idée germe, qu’un collectif se crée, qu’un bureau d’étude évalue la faisabilité, que le débat public s’installe, que les autorisations et les financements soient accordés et qu’un constructeur soit identifié). À cela s’ajoutent des problèmes d’acceptabilité sociétale qui font ralentir les projets. En effet, un débat existe sur le fait que les projets de méthanisation œuvrent à la transition agro-écologique (Cereq, 2016), certains détracteurs estimant qu’ils confortent un certain modèle d’agriculture productiviste. Le Cereq (2016) évoque également des difficultés à court, moyen et long terme en matière de capital humain. En effet, l’exploitation des unités de méthanisation nécessite des compétences techniques (pilotage, maintenance, sécurité) que les agriculteurs n’ont pas. La formation et le recrutement de personnes dédiées font donc partie des enjeux du développement de la filière.
78Les projets de méthanisation sont souvent portés par des collectifs d’agriculteurs : soit des petits groupes de quatre à cinq exploitants agricoles, soit des groupes de plusieurs dizaines d’agriculteurs, soit encore un mix d’agriculteurs et d’industriels qui disposent d’importants réservoirs de déchets. Le portage des projets de méthanisation par plusieurs entités est rendu nécessaire par le montant de l’investissement, par la nécessité de disposer d’un stock suffisant de matière méthanogène et, d’une façon générale, par la nécessité d’atteindre une taille critique. Zemo et Termansen (2018), au Danemark, considèrent qu’il existe un seuil critique aux environs de quinze fermes : en-dessous de quinze unités, les économies d’échelle ne sont pas possibles et, au-dessus, les agriculteurs considèrent qu’une unité supplémentaire réduit les bénéfices attribués à chacun. Si le contexte danois est différent des autres pays et, par conséquent, que les conclusions ne peuvent pas être généralisées, leur étude présente l’avantage de montrer l’importance du collectif, mais dans une certaine mesure (ni trop, ni pas assez) ; par ailleurs, les agriculteurs ne sont pas prêts à travailler avec des structures autres qu’agricoles sauf si le projet s’avère plus rentable elles : le partage de la valeur ajoutée fait partie des enjeux de l’entrepreneuriat collectif dans ce type de projets.
2.2. Protocole de l’étude empirique
Cette recherche repose sur une étude de la filière de méthanisation agricole dans le Grand Ouest de la France. L’étude en question a pour objectif, entre autres, d’identifier les freins et les leviers du développement de la méthanisation agricole dans trois régions administratives françaises : la Bretagne, les Pays-de-la-Loire et la Normandie. Ces trois régions, connues pour leurs productions agricoles et leur industrie agroalimentaire ont des niveaux d’avancement différents en matière de projets de méthanisation. La Bretagne, par exemple – région de production porcine –, a compris rapidement l’intérêt de la méthanisation, en particulier pour valoriser l’importante quantité de lisier produite par les exploitations agricoles (Cereq, 2016). En Normandie, région moins touchée par la question du traitement des déchets agricoles, la méthanisation a suscité de l’intérêt plus tardivement. Un des enjeux était de comparer la situation d’une région à une autre, d’identifier les freins, les leviers ainsi que les modèles de méthanisation les plus 79vertueux. Au total, l’étude a porté sur 75 projets de méthanisation2. Au stade intermédiaire de l’étude, en octobre 2017, 35 % des unités de méthanisation étaient au stade de projet, 21 % étaient en construction, 16 % étaient en fonctionnement, 16 % étaient arrêtées momentanément et 12 % étaient abandonnées.
Le protocole de l’étude repose sur une étude documentaire des 75 projets et sur des entretiens avec des acteurs de 4 projets collectifs de méthanisation agricole. Les quatre cas sont présentés brièvement dans le tableau 1.
Tab. 1 – Présentation des cas.
Cas |
Localisation |
Nombre d’entités dans le groupement |
Type d’entités |
Valorisation |
Cas C |
Normandie |
Entre 2 et 153 |
Lycée agricole, collectivités locales, industriel, 10 agri-culteurs dont une partie appartenant à une Cuma, organisme public |
Cogénération / Arrêté |
Cas M |
Bretagne |
3 |
Agriculteurs en Cuma, organisme public, industriel |
Cogénération / |
Cas P |
Normandie |
22 |
Uniquement des agriculteurs |
Injection/Arrêté |
Cas V |
Normandie |
28 |
Agriculteurs, industriel, collectivité locale, |
Injection / |
L’étude documentaire – qui a reposé sur la lecture d’articles de presse (Ouest France et presse locale) et sur la consultation de sites internet – a permis d’obtenir des données factuelles ou quantifiables telles que les entités portant le projet, leur nombre, les parties prenantes, les lieux d’implantation des unités de méthanisation et les jalons du projet. Elle a permis également d’avoir un aperçu général des facteurs de succès et d’échec des projets, permettant de compléter l’analyse des cas. Après le recensement et la lecture d’une partie des articles de presse, nous avons construit une base de données sous tableur afin de recenser toutes les informations utiles pour chaque unité de méthanisation. Nous avons notamment constaté l’hétérogénéité des formes collectives, certaines rassemblant uniquement 80des agriculteurs, d’autres intégrant des industries voire des collectivités locales. Au fil des lectures, les caractéristiques du groupe portant le projet (uniquement des agriculteurs, mix agriculteurs et industriels, participation de collectivités locales) ont donc été intégrées dans la base avec l’hypothèse qu’elles pouvaient potentiellement influencer l’issue du projet.
Les entretiens ont consisté à interroger plusieurs acteurs impliqués dans quatre projets (leader du projet et organismes ayant accompagné le projet) afin de mieux comprendre l’organisation du projet et les difficultés rencontrées. Les quatre projets ont été sélectionnés à partir de deux critères : mixité des issues (projets aboutis, arrêtés et en cours) et qualité de la documentation. Accessoirement, pour des raisons pratiques, nous avons été attentifs aux projets situés à proximité de notre lieu de travail. Nous n’avons pas choisi systématiquement des projets issus de la typologie présentée dans la section suivante car celle-ci étaient en cours de construction. En revanche, nous avons veillé à choisir des cas hétérogènes qui – sans être représentatifs de notre typologie – permettaient d’avoir une vision des difficultés rencontrées dans différentes configurations d’entrepreneuriat collectif. Les entretiens se sont déroulés majoritairement sur le lieu de travail des interviewés et ont duré en moyenne une heure. Pour chaque cas, entre cinq et huit interviews ont été réalisés, représentant une trentaine d’heures passées avec les acteurs des projets.
3. Résultats et discussion
La méthanisation agricole collective se présente sous plusieurs formes qui laissent supposer que les avantages et les limites de la méthanisation collective doivent être analysés plus finement que par la simple comparaison entre individuel et collectif.
3.1. Une pluralité de modèles
L’Ademe distingue deux types de méthanisation agricole : la méthanisation à la ferme et la méthanisation territoriale (Cereq, 2016 ; Club Biogaz, 2011). La première est l’œuvre d’agriculteurs seuls ou en groupe qui portent un projet à la ferme, en utilisant principalement de la 81matière première issue du groupement. La méthanisation territoriale réunit des agriculteurs, des industriels et des acteurs publics locaux qui créent une unité de méthanisation à l’échelle d’une communauté de communes et qui est approvisionnée en matières diverses : fumiers, lisiers, déchets agroalimentaires, déchets verts, boues d’épuration. Ce type de méthanisation s’inscrit dans un projet territorial de réduction des déchets et de production d’énergie propre.
Notre recherche affine cette typologie en distinguant six types de groupements (en fonction des partenaires représentés dans le groupement : agriculteurs, collectivités locales et/ou industriels) :
1. le collectif d’agriculteurs à taille humaine (uniquement des agriculteurs mais en petit nombre) ;
2. le groupement de producteurs d’énergie (uniquement des agriculteurs mais en grand nombre) ;
3. le projet territorial rural (agriculteurs et collectivités locales) ;
4. le projet territorial multi-acteurs (agriculteurs, collectivités locales et industriels) ;
5. le projet territorial industriel (collectivités locales et industriels) ;
6. le consortium d’agriculteurs et d’industriels (voir figure 1).
Fig. 1 – Les modèles d’entrepreneuriat collectif en méthanisation agricole.
82La figure 1 ne fait apparaître que les modèles entrepreneuriaux collectifs, c’est-à-dire les partenariats qui aboutissent à la création d’une structure juridique commune aux acteurs qui portent le projet (souvent une association, puis une société par actions simplifiée). Il n’intègre pas les projets portés par des industriels spécialisés dans la construction et l’exploitation d’unités de production d’énergies renouvelables, ni ceux portés par une PME ou une collectivité locale. Ces modèles sont associés à des modèles d’entrepreneuriat individuel car les porteurs du projet nouent simplement des contrats avec les autres acteurs (les agriculteurs notamment, pour l’apport de matière) plutôt que de les associer à la gouvernance.
Les projets collectifs les plus courants sont les projets portés par des agriculteurs, soit en « collectifs à taille humaine » (moins de 13 agriculteurs dans le groupement, soit environ 20 % de notre base), soit en « groupements de producteurs d’énergie » (plus de 13 agriculteurs dans le groupement, soit environ 30 % de notre base4). Les collectivités locales investissent assez peu dans le capital des sociétés qui portent les projets : les projets territoriaux ruraux (agriculteurs et collectivités) représentent un peu plus de 1 % des cas, tandis que les projets territoriaux multi-acteurs (associant agriculteurs, collectivités et industriels) représentent 2,7 % des cas et les projets territoriaux industriels (collectivités et industriels) 4,05 % des cas. Les consortiums réunissant des agriculteurs et des industriels sont plus courants : cinq cas recensés dans notre base, soit 6,75 % des cas. Au total, les six modèles collectifs représentent environ 70 % de notre base et les modèles individuels procédant par « contrats » représentent environ 30 % de la base.
Au final, si les collectivités sont souvent impliquées dans les projets, les agriculteurs restent généralement indépendants dans le montage des projets et la structuration juridique des groupements. Les industriels sont peu associés aux agriculteurs et lorsque qu’un consortium agri-industriel est créé, c’est bien souvent parce qu’une gouvernance d’agriculteurs est à la tête de l’industriel (coopérative) ou lorsque la direction de l’industriel connait bien le monde agricole.
833.2. Motivations à choisir un modèle
En réalité, le choix parmi les six modèles dépend principalement du réservoir de matière disponible pour faire fonctionner une unité rentable. Comparé à l’entrepreneuriat individuel, l’entrepreneuriat collectif est un choix par défaut : si la taille de l’exploitation le permet, l’agriculteur se lancera seul, non seulement parce qu’il en a les moyens mais également parce qu’il tirera profit d’une ressource qu’il produit (énergie et digestat). L’entrepreneuriat collectif permet d’atteindre une taille critique et donc de rentabiliser le projet :
Nous, on a 65 vaches laitières. On n’avait pas forcément assez de matière par rapport à l’investissement qu’il fallait […]. Donc, c’était compliqué de partir seul. On avait besoin du collectif (Chef de projet, Cas C).
Ensuite, si l’entrepreneuriat collectif s’avère nécessaire pour rentabiliser le projet, l’agriculteur va d’abord choisir de s’associer à ses pairs. À ce niveau, c’est la quantité de matière apportée qui va déterminer le nombre d’agriculteurs dans le consortium. Ainsi, le groupement agricole à taille humaine peut être suffisant lorsque les exploitations sont de taille importante. Quant au modèle de type « groupement de producteurs d’énergie », il s’avère nécessaire lorsque les exploitations sont plus petites, ce qui peut conduire – comme le montre le commentaire suivant – à s’approvisionner plus ou moins loin de l’unité de méthanisation.
On était parti un peu plus près, et puis, on a vu qu’il fallait grossir parce qu’au départ, on était 18-20 et puis, pour que le projet tienne, il faut impérativement que l’efficacité économique soit là. Partager des profits, c’est facile ! Gérer des pertes, c’est beaucoup plus difficile. Donc, on voulait consolider le business plan et la solution sur ce projet-là c’est d’être assez nombreux, parce qu’en fait il y a beaucoup d’appareils qui sont à peu près les mêmes : les appareils de contrôle, la chargeuse, etc. Donc, il y a des économies d’échelle qui fonctionnent quand même bien sur un type de projet comme celui-là au niveau du site. Donc, à 40, on a augmenté les charges opérationnelles de transports, certes, mais on amortit mieux les équipements de base (Agriculteur, Cas V).
L’intégration d’autres parties prenantes (industriels et collectivités locales) semble être une option par défaut. Plusieurs interviewés mentionnent que si le recours à un industriel permet l’apport de matière méthanogène, l’utilisation de cette matière entraine des surcoûts. Par 84ailleurs, se pose la question du partage de la valeur ajoutée entre les agriculteurs et l’industriel :
Prenez des produits plus méthanogènes. Allez voir par exemple une laiterie, allez voir un abattoir, pour qu’ils vous donnent des produits extérieurs : un, on se doit de l’épandre sur nos plans d’épandage, parce qu’il faut avoir l’épandage pour le faire, et deux, on se doit d’hygiéniser le produit, c’est-à-dire que c’est des coûts supplémentaires d’investissement. Théoriquement, il y avait un million de plus à mettre pour hygiéniser. Donc, on y regarde quand même deux fois ! Et derrière, on n’est plus sur un projet agricole. On est sur un projet pour produire de l’énergie (Agriculteur, Cas C).
Le groupe d’agriculteurs a bien compris que la valeur ajoutée de ce projet-là ne devait pas leur échapper… Ils veulent et ils ont prévu de faire évoluer leur SAS de manière à ce que, quel que soit le cas de figure en termes de participation, de présence, d’actionnariat, la majorité en termes de décision revienne au collège d’agriculteurs. Ça reste un fondement agricole […] (Conseiller, Cas V).
Concernant les collectivités locales, notre enquête de terrain n’apporte pas d’explications quant à leur manque d’implication dans le capital des groupements. En prenant appui sur Draperi et Margado (2016), deux explications sont possibles. D’une part, l’entrée de collectivités locales dans la gouvernance suppose d’être dans une logique de multi-sociétariat et donc de proposer un projet sociétal et non plus seulement agricole. Or, dans la mesure où les agriculteurs veulent réduire les influents d’élevage et générer des revenus par la vente de l’énergie, le projet est plus agricole que sociétal. Les collectivités n’ont donc pas vocation à entrer dans le groupement et les agriculteurs n’ont pas intérêt à transformer leur projet s’ils veulent capter de la valeur ajoutée. D’autre part, pour des raisons de marges de manœuvre accordées par l’État aux collectivités locales, celles-ci sont réticentes à s’investir dans ce type de projet. Les problèmes d’acceptabilité sociétale soulevés par la méthanisation peuvent également dissuader ces dernières d’entrer dans le capital.
Concernant l’intégration d’industriels, si ces derniers sont susceptibles d’apporter de la matière méthanogène et donc de contribuer à la rentabilité de l’investissement, les agriculteurs peinent à les intégrer. Comme nous le montrons dans le paragraphe suivant, c’est la recherche d’indépendance et de captation de la valeur ajoutée par les agriculteurs qui conduit le plus souvent à relayer les consortiums agri-industriels au rang des options par défaut. Cette difficulté à intégrer d’autres acteurs 85économiques que les agriculteurs eux-mêmes n’est pas sans poser de problèmes.
3.3. Les échecs de projets :
la structuration du collectif en question
Notre recherche montre que les projets collectifs de méthanisation agricole échouent à cause de problèmes d’acceptabilité sociétale, d’enjeux politiques, de lourdeurs administratives, de défis techniques non anticipés et de manque de rentabilité des projets, confirmant ainsi les conclusions du Cereq (2016).
On peut toutefois s’interroger sur la manière dont les collectifs se sont structurés et se demander si cette structuration a contribué à faire échouer les projets. Dans le cas P, les agriculteurs avaient la possibilité d’intégrer un groupe dans lequel un industriel était présent et qui leur aurait permis d’atteindre leurs objectifs de réduction des effluents d’épandage. Toutefois, la recherche de l’indépendance, la crainte d’être perdant dans les négociations à terme et la volonté de capter le maximum de valeur ajoutée leur a fait prendre un autre chemin. À l’arrivée, le projet a échoué pour des raisons d’acceptabilité sociétale et de rentabilité du projet. Toutefois, la recherche d’indépendance et la volonté de capter la valeur ajoutée a conduit les porteurs de projets à s’enfermer dans un modèle compliqué à mettre en œuvre, peu rentable et fortement générateur de coûts de transaction (coûts liés à la gestion du projet par les agriculteurs eux-mêmes). Le porteur de projet le reconnait d’ailleurs :
En 2013 et 2014, je passais quasiment une journée par semaine. Des fois deux jours ! […] En nombre de jours, c’était impressionnant, le nombre de jours qu’on y a passé […]. On avait des commissions, des sous-commissions… Les responsables de groupe se réunissaient une fois tous les mois. […] Des fois… Des réunions avec le service de la Safer et la mairie… C’était n’importe quand… Il fallait y aller, quoi ! Mais ce n’était pas une personne qui portait tout ! Tout le monde avait son rôle. Ça n’empêche que… Là, on est tous en veille et ne sait plus quoi faire. On voudrait que ça sorte, mais… Il arrive un moment… (Porteur de projet, Cas P).
Cette tendance à l’indépendance a été observée également dans le cas C. Dans ce cas, le projet était porté par un lycée agricole qui s’est progressivement ouvert à d’autres acteurs mais en mobilisant les agriculteurs très tardivement et en ne cherchant pas à mobiliser des industriels 86apporteurs de matière. Le projet, assez autocentré, a été conçu par le lycée (en collaboration avec une structure spécialisée dans le montage de projets) et surtout pour le lycée (création d’un outil pédagogique et génération de revenus complémentaires). D’autres structures ont été associées au projet, transformant un projet fermé au départ en un projet plus ouvert de type « territorial multi-acteurs ». Au bout du compte, le projet a échoué pour des raisons financières et d’acceptabilité sociétale. Cependant, la manière dont le collectif a été formé n’a pas joué en faveur des porteurs de projet. Alors qu’ils avaient besoin d’une structure financière solide qui aurait été permise par un travail plus collaboratif, les porteurs de projets ont choisi une forme d’indépendance. Lorsqu’ils ont voulu élargir à d’autres acteurs, certains ont réagi avec sourire, regrettant une inclusion quelque peu opportuniste.
À l’inverse, le cas P est un modèle plus ouvert et plus compact. Il est composé d’un nombre important d’agriculteurs qui partagent tous le même projet agricole (modèle de type « groupement de producteurs d’énergies »). Le groupe est, par ailleurs, aidé par des structures d’accompagnement tandis que le leader du groupe dispose d’un bon carnet d’adresses pour faciliter certains passages obligés administratifs. Malgré de réelles qualités, le projet échoue. Les raisons sont les mêmes que dans le cas précédent : facteurs politiques, acceptabilité sociétale, rentabilité de projet, etc. Dans ce cas, les difficultés à entreprendre de manière collective ne sont pas flagrantes car le groupe est soudé. Deux points sont cependant à soulever : d’une part, les difficultés rencontrées en termes d’acceptabilité sociétale fragilisent le groupe qui s’effrite ; d’autre part, le groupe n’est pas ouvert aux industriels pour des raisons d’indépendance et de captation de valeur ajoutée. C’est sans doute le changement du projet agricole qui a pénalisé le groupe (logique de réduction des effluents au départ, puis volonté de récupérer toute la valeur ajoutée). Ne souhaitant pas s’associer à un industriel apporteur de matière première, le groupe a suivi le chemin de l’indépendance. Or, alors que l’objectif initial était simplement de réduire les effluents d’élevage, le groupe s’est engagé dans une voie, certes à plus fort potentiel, mais très éprouvante (réunions, vindicte populaire, etc.). Dans cet exemple, le collectif est un atout pour le projet mais le manque d’ouverture à d’autres acteurs est pénalisant. Cet exemple montre que les modèles associant uniquement des agriculteurs permettent de monter des projets 87agricoles solides, basés sur des intentions partagées. Néanmoins, leur cohésion est aussi leur fragilité : ils peuvent manquer d’ouverture alors que le projet mériterait d’associer d’autres acteurs.
Dans les deux autres cas, M et V, les projets sont initiés par des agriculteurs qui ont un projet agricole solide ouvert aux industriels. Les deux groupes d’agriculteurs présentent une bonne cohésion. Celle-ci est construite au fur des échanges grâce à du leadership, de la confiance et une bonne communication. De plus, les porteurs de projets sont soutenus et accompagnés dans leur projet par des organismes divers (organismes d’accompagnement, élus). Dans les deux cas, c’est le principe d’ouverture qui prédomine. Si les projets servent les agriculteurs et que ces derniers sont attentifs à leur indépendance, ils ont conscience que leur projet n’est faisable qu’avec l’appui d’industriels et des collectivités. Pour permettre l’entrée des industriels sans perdre en indépendance, les porteurs de projets ont recours à du conseil juridique pour définir le statut juridique, la répartition des parts sociales et les engagements réciproques. Dans les deux cas, le projet aboutit malgré d’importantes réticences de la population, de nombreuses contraintes techniques, des questionnements en termes de rentabilité mais avec vraisemblablement moins de querelles politiques.
La comparaison des quatre cas ne permet pas d’affirmer que l’adossement à un industriel est un gage de réussite. Néanmoins, ces exemples montrent qu’il existe chez les agriculteurs une tendance à l’indépendance qui peut se traduire par une forme d’enfermement peu profitable au projet. Si la recherche d’indépendance et la volonté de capter de la valeur ajoutée sont dignes d’un comportement entrepreneurial, elles peuvent conduire à sous-estimer les coûts de transaction qui sont associés à la méthanisation (nombreuses réunions de concertation, animation de groupes de travail, discussion avec la population, dossiers de subventions, demandes d’autorisation, présentations auprès des élus, changements au niveau du cahier des charges, etc.), ce qui va dans le sens des travaux de Valentinov (2007). La recherche d’indépendance peut conduire également à se priver de ressources qui sont stratégiques pour la réussite du projet. Nous ne conclurons pas en affirmant qu’il vaut mieux s’associer à un ou plusieurs industriels plutôt que de monter un projet entre confrères. Simplement, cette option ne doit pas être relayée au rang des options par défaut.
88Conclusion
Les projets collectifs de méthanisation agricole fournissent une bonne illustration des motivations et des risques à entreprendre de manière collective. On voit bien au travers de la méthanisation que l’enjeu des agriculteurs est d’abord économique : il s’agit de résoudre le problème des effluents, de trouver une nouvelle source de revenu et de permettre une réduction de certains postes de charge. Les agriculteurs sont également soucieux de conserver leur indépendance et la valeur ajoutée produite, d’où des réticences parfois à coopérer avec des industriels. Les motivations à l’entrepreneuriat collectif sont donc essentiellement économiques avant d’être relationnelles ce qui rejoint les conclusions des travaux sur le modèle coopératif en agriculture (Valentinov, 2007 ; Valentinov et Iliopoulos, 2013). Même si les relations amicales sont privilégiées dans la constitution du groupe, l’entrepreneuriat collectif agricole est d’abord une question de bon sens et de rentabilité.
Cette observation ne va pas dans le sens de certains travaux sur l’entrepreneuriat collectif (Condor, 2013 ; Condor et Chabaud, 2012) qui montrent que, en général, il y a un équilibre entre les motifs économiques et les motifs relationnels dans les équipes entrepreneuriales. La différence peut s’expliquer ici par la nécessité d’atteindre une taille critique dans les projets de méthanisation. Dans les équipes entrepreneuriales (dont le nombre dépasse rarement quatre), l’objectif est de générer de l’innovation dans la confiance et en favorisant la polyvalence. Dans le cas de la méthanisation, la recherche d’une taille optimale l’emporte sur les autres motifs d’association. On peut toutefois s’interroger sur les effets d’une vision centrée sur la taille critique. En effet, elle suggère que c’est le nombre d’agriculteurs dans le groupe qui compte. Or, nous avons vu qu’au-delà de la quantité, c’est la qualité des partenariats qui est importante (avec un industriel apporteur de matière méthanogène, par exemple).
La méthanisation agricole montre également qu’il existe plusieurs modèles d’entrepreneuriat collectif allant de quelques agriculteurs à plusieurs dizaines d’agriculteurs. Le cas des groupements de producteurs d’énergie est atypique dans l’univers de l’entrepreneuriat collectif. En 89effet, il rassemble un nombre de personnes supérieur à ce qu’on appelle généralement un « groupe » (Anzieu et Martin, 1968). Cela soulève des questions quant à la pertinence de monter de tels ensembles. En dynamique des groupes, les seuils de taille se situent en général à six, treize et vingt-cinq personnes. Au-delà de treize personnes, la dynamique de groupe est compliquée tandis qu’au-delà de vingt-cinq personnes, on passe d’une logique de groupe à une logique d’entreprise. On peut alors se demander si les groupements de producteurs sont judicieux pour monter des projets collectifs en agriculture…
Aucune difficulté majeure n’a été mise en avant par nos interlocuteurs en rapport avec le nombre d’agriculteurs dans les groupements. Le projet agricole apparaît comme un puissant vecteur de cohésion qui dépasse les limites du nombre de membres dans un groupe. Néanmoins, cette cohésion masque une difficulté à s’ouvrir à d’autres professionnels. Si un nombre important de membres peut peser dans les négociations et permettre à la profession agricole de conserver son indépendance, il reste un obstacle dans la perspective de renforcer la rentabilité du projet (et peut-être son acceptabilité). Un modèle plus ouvert n’est toutefois pas optimal. Les modèles collectifs multi-acteurs semblent plus difficiles à manager que les groupes uni-sociétaux (Draperi et Margado, 2016 ; Thomas, 2008), en particulier ceux qui intègrent des collectivités locales. Comme l’indique un de nos interviewés, il est plus facile de discuter avec des industriels qu’avec des collectivités locales car les agriculteurs et les entrepreneurs partagent un même langage et ont des objectifs similaires. Nos résultats auraient tendance à valoriser les partenariats agriculteurs-entreprises mais une analyse plus fine des avantages et des inconvénients des différents modèles est nécessaire pour asseoir cette proposition.
Pour finir, l’analyse comparée des différents modèles de méthanisation ne doit pas faire oublier que la méthanisation agricole est un choix stratégique pour un agriculteur. Au-delà des aspects tactiques liés au choix du modèle, se pose la question de l’intérêt stratégique de la méthanisation. Alors que la diversification des activités est souvent perçue comme une source de résilience, on peut s’interroger sur l’intérêt de la méthanisation agricole pour renforcer la résilience des fermes. La faible maturité des unités de méthanisation en France ne permet pas encore d’apporter des réponses claires mais la question reste posée et elle nécessitera que l’on s’y penche dans les années à venir.
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1 Cette recherche s’inscrit dans le cadre d’un financement du programme scientifique PSDR (INRA, région Normandie, Bretagne, Pays de la Loire) et dans le cadre des travaux de recherche de la Chaire sur les modèles entrepreneuriaux en agriculture (MEA) de l’EM Normandie. L’auteur remercie François Raulin et Mathilde Colas pour leur appui opérationnel dans la collecte des données. Nos remerciements s’adressent également aux mécènes de la chaire MEA : Cerfrance, Crédit mutuel Normandie et Groupama Centre Manche. Enfin, nous remercions les deux évaluateurs anonymes pour leurs remarques constructives et leurs suggestions.
2 Une carte disponible sur le site http://carto.sinoe.org/carto/methanisation/flash/ permet de recenser toutes les unités de méthanisation sur tout le territoire français.
3 Le chiffre a évolué au fil du temps.
4 Des modèles de plusieurs dizaines d’agriculteurs ne sont pas rares. On observe même des cas de groupements rassemblant plus de 100 agriculteurs.
- CLIL theme: 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN: 978-2-406-09829-4
- EAN: 9782406098294
- ISSN: 2555-0411
- DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-09829-4.p.0071
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 11-26-2019
- Periodicity: Annual
- Language: French
- Keyword: Agriculture, biogas project, collective entrepreneurship, cooperative