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Classiques Garnier

L’entrepreneuriat collectif dans la méthanisation agricole Motivations et challenges

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
    2019, n° 4
    . varia
  • Auteur : Condor (Roland)
  • Résumé : Le papier étudie les différentes formes d’entrepreneuriat collectif en matière de méthanisation agricole. S’appuyant sur une étude documentaire de 75 projets de méthanisation et l’analyse de quatre cas dans le Grand Ouest de la France, l’article identifie six modèles d’entrepreneuriat collectif, à partir de l’association de trois types d’acteurs : agriculteurs, industriels et collectivités locales. La manière dont les collectifs se sont structurés est présentée, analysée et discutée.
  • Pages : 71 à 91
  • Revue : Systèmes alimentaires
  • Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN : 9782406098294
  • ISBN : 978-2-406-09829-4
  • ISSN : 2555-0411
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-09829-4.p.0071
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 26/11/2019
  • Périodicité : Annuelle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Agriculture, coopérative, entrepreneuriat collectif, méthanisation, projet
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Lentrepreneuriat collectif
dans la méthanisation agricole

Motivations et challenges1

Roland Condor

École de management
de Normandie (EMN)

Introduction

Lentrepreneuriat collectif consiste à construire des projets à plusieurs (Ben-Hafaïedh, 2006 ; Condor et Chabaud, 2012). Dans le monde agricole, il prend des formes diverses : groupements agricoles dexploitation en commun (Gaec), coopératives dutilisation de matériel agricole (Cuma), sociétés dintérêt collectif agricole (Sica), sociétés coopératives dintérêt collectif (Scic), etc. (Thomas, 2008 ; Koulytchizky et Mauget, 2003). Ces formes dentrepreneuriat permettent à des agriculteurs qui nont pas les moyens dinvestir seuls de créer un effet de levier sur des ressources et des compétences. Grâce à leffort collectif, les agriculteurs peuvent réaliser des économies déchelle (Valentinov, 2007), compliquées à obtenir en agriculture (Boussard, 1987). Ils peuvent également réduire les coûts de transaction et renforcer leur pouvoir de négociation au sein de leur chaine de valeur (Valentinov and Iliopoulos, 2013).

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Si lentrepreneuriat collectif, et en particulier le modèle coopératif, présente plusieurs avantages pour les agriculteurs, peu de travaux évoquent ses limites. Thomas (2008), dont larticle porte sur les Scic agricoles montre, par exemple, que lassociation de plusieurs entités différentes (producteurs, salariés, consommateurs, collectivités locales) est profitable au territoire. Cependant, les projets collectifs portés par ces Scic sont difficiles à monter et encore plus difficiles à pérenniser du fait denjeux différents pour les entités du groupement. Boussard (1987) évoque également lopportunisme de certains agriculteurs qui se servent des Cuma comme dun moyen de tester des innovations avant de procéder à des investissements sur leur propre exploitation.

Ces exemples montrent quil est nécessaire de sinterroger sur la capacité des modèles collectifs à renforcer la résilience de lentreprise agricole mais aussi, à linverse, sur leurs difficultés à atteindre ce but (objectifs divergents, opportunisme, dispersion des efforts, nécessité de compétences multiples, conflits dans léquipe, etc.). En dautres termes, une discussion sur les atouts et les limites de lentrepreneuriat collectif en agriculture semble utile alors que les chercheurs et les acteurs du monde agricole sinterrogent sur les modèles entrepreneuriaux agricoles vecteurs de résilience (Almas et Campbell, 2012).

Dans ce papier, nous nous interrogeons sur les avantages et les inconvénients de lentrepreneuriat collectif en agriculture en prenant appui sur le cas de la méthanisation. Aujourdhui, ce procédé de production dénergie à partir de déchets agricoles se présente sous deux modèles génériques : lun collectif, lautre individuel. Nous montrons que les modèles collectifs sont pluriels et quils répondent à des enjeux à la fois réglementaires et économiques. Toutefois, alors que le taux déchecs de projets collectifs est important, leurs modèles de gouvernance sont sources dinterrogations. Ce travail contribue ainsi à appréhender les difficultés de lentrepreneuriat collectif dans la méthanisation agricole en distinguant plusieurs modèles en fonction des entités présentes dans les groupements.

Pour arriver à ces résultats, nous revenons dans une première partie sur la notion dentrepreneuriat collectif appliquée à lagriculture. Dans une seconde partie, nous présentons notre terrain de recherche. Les résultats et la discussion sont présentés dans une troisième et dernière partie.

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1. Lentrepreneuriat collectif en agriculture : intérêts et limites

Si le modèle coopératif a fait lobjet de nombreuses recherches dans le domaine de léconomie agricole et rurale, ce sont principalement les grands collectifs agricoles matures qui ont été étudiés. À linverse, les travaux sur lentrepreneuriat collectif en sciences de gestion, bien que reposant peu sur le secteur agricole, sintéressent davantage aux petites équipes constituées de 4 à 5 personnes qui créent des entreprises. Lintérêt dappréhender la méthanisation agricole par lentrepreneuriat collectif est alors dintégrer des réflexions de chercheurs travaillant sur des unités plus petites que les coopératives et qui sont en cours de création. Cest aussi un moyen de croiser le point de vue de chercheurs habitués à travailler avec le monde agricole et celui dautres qui travaillent davantage avec les secteurs de lindustrie, de lartisanat ou des services.

1.1. Intérêts de lentrepreneuriat collectif

Lentrepreneuriat collectif consiste à entreprendre à plusieurs, soit sous la forme dassociations dindividus (équipes entrepreneuriales ou intrapreneuriales), soit par des associations dentreprises (alliances stratégiques), soit en recourant à un mix des deux (structures composées de porteurs de projets individuels et dorganisations) autour dun projet commun (Ben Hafaiedh, 2006 ; Reich, 1987).

Plusieurs travaux montrent lintérêt de lentrepreneuriat collectif. Reich (1987) a été parmi les premiers militants de ce modèle entrepreneurial en montrant que le modèle capitaliste américain reposant sur le self-made man était révolu et quil fallait désormais penser en termes déquipes et non plus en termes dindividus. Selon Reich (1987), lentrepreneuriat collectif est source de créativité, de revenus, demplois et dimplication des salariés. Même si son pamphlet vise plus à bousculer les codes de fonctionnement des entreprises quà inciter les entrepreneurs à créer des équipes entrepreneuriales, son travail est fondateur. De nombreux auteurs en sciences de gestion ont, par la suite, montré lintérêt dentreprendre à plusieurs.

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Condor (2013) montre, par exemple, que lentrepreneuriat collectif répond à trois enjeux : trouver des ressources (financières) suffisantes pour mener à bien le projet, obtenir un panel de compétences suffisant pour relever les défis techniques et économiques du projet (cas des start-up notamment) et générer de la confiance pour entreprendre. Les deux premiers enjeux sont liés à la nature du projet : quand le projet est complexe et quil nécessite une importante levée de capitaux, lajout de compétences et de ressources est souvent incontournable. Le troisième enjeu est plus lié au profil des entrepreneurs, certains ayant besoin dêtre seuls pour entreprendre, alors que dautres ont besoin du collectif, quelle que soit la complexité du projet. Ces trois enjeux laissent suggérer que lentrepreneuriat collectif est potentiellement générateur de résilience : en sassociant, chaque entité ou membre peut mettre en commun des moyens autour dun projet rémunérateur à terme et bénéficier du soutien moral des autres membres.

Dans le registre des coopératives agricoles, plusieurs travaux montrent lintérêt des modèles collectifs. Bardsley et Bardsley (2014) montrent, dans le contexte des paysages montagneux de la Suisse, que le modèle collectif est source de résilience. Les petites coopératives peuvent trouver des débouchés à la production. Cest également un moyen de partager des matériels et des conseils pour mieux maîtriser les intrants et donc les coûts. Valentinov (2007) ainsi que Valentinov et Iliopoulos (2013) rappellent quen coopérant, les agriculteurs augmentent leur pouvoir de négociation avec leurs fournisseurs et leurs clients (qui sont généralement plus concentrés queux). Ils peuvent ainsi conserver leur modèle familial tout en disposant dun certain poids dans les négociations. Le modèle coopératif permet également de réduire les coûts de transaction car les transactions sont supportées par la coopérative et non par lagriculteur lui-même. Le modèle coopératif contribue aussi à laugmentation des marges soit par le biais déconomies déchelle, soit par la négociation de tarifs de groupe. Enfin, Valentinov et Iliopoulos (2013) montrent que le modèle coopératif permet de gérer certains risques comme ceux liés à la fluctuation des prix et/ou des volumes ou ceux liés à lopportunisme des acteurs.

Les sciences de gestion et léconomie agricole et rurale partagent une même vision de lentrepreneuriat collectif en agriculture : accéder à des ressources et des compétences pour faire aboutir des projets et être plus fort sur son marché. Les deux champs disciplinaires voient également des limites à ce modèle comme le montre le paragraphe suivant.

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1.2. Limites de lentrepreneuriat collectif

Le modèle coopératif a fait lobjet de critiques dans les travaux en économie agricole. Cook (1995) met en avant le problème du cavalier seul, cest-à-dire une forme dopportunisme interne conduisant un membre de la coopérative à servir son intérêt particulier avant de servir lintérêt collectif. Ce propos rejoint celui de Boussard (1987) à propos de certains agriculteurs appartenant à une Cuma qui simpliquent collectivement pour tester des innovations avant dinvestir individuellement. Il met également en avant un risque de vision financière court terme, cest-à-dire une recherche de cash-flow pour les membres plutôt quune recherche dinvestissement sur le long-terme. Lauteur pointe également du doigt les difficultés à concilier « prise de risque » et « démarche prudente » entre les différents membres de la coopérative ainsi que les difficultés pour les agriculteurs à contrôler lactivité des managers. Enfin, il évoque lexistence de coûts dinfluence qui seraient les coûts induits par une forme de lobbying interne. Au final, Cook (1995) soulève lexistence de multiples coûts de transaction internes qui questionnent lintérêt du modèle coopératif par rapport au modèle de lentrepreneur individuel contractant directement sur le marché.

Dans le domaine des Scic, plusieurs travaux mettent en avant les limites du multi-sociétariat. Draperi et Margado (2016) soulignent les difficultés à maintenir la cohésion dans un groupe constitué de plusieurs entités (producteurs, consommateurs, salariés, bénévoles) qui ont rarement les mêmes intérêts. De savant calculs quant aux droits de vote prennent souvent le pas sur la définition ou la redéfinition du projet collectif. La gestion des divergences est, par ailleurs, très chronophage.

Ces difficultés propres aux coopératives ne sont pas sans rappeler celles relatées dans les travaux sur lentrepreneuriat collectif. Plusieurs travaux notent la prégnance des conflits dans les équipes entrepreneuriales, y compris celles qui ont moins de cinq associés (Ensley et al., 2002). Des conflits de nature relationnelle ou en relation avec les tâches du projet pèsent sur la performance des équipes, voire sur le projet lui-même. La diversité fonctionnelle, notamment, est génératrice de conflits : si des compétences ou des expériences variées sont utiles sur un plan cognitif, elles savèrent problématiques quand les projets sont complexes. Les conflits peuvent aboutir à des sorties de membres ce qui peut altérer 76le projet, soit en rétrécissant son périmètre, soit en conduisant à son abandon (Condor et Chabaud, 2012). Les recherches nétablissent pas de façon prononcée que lassociation de profils différents est source déchec. Cependant, elle est source de difficultés, ce qui peut conduire certains porteurs de projets à ne vouloir entreprendre quavec des individus qui ont le même profil professionnel.

Les coopératives rassemblent généralement un plus grand nombre de membres quune équipe entrepreneuriale. Par ailleurs, le statut juridique, la maturité des organisations (start-up) et les secteurs étudiés dans les travaux sur lentrepreneuriat en équipe diffèrent des coopératives agricoles. Toutefois, dans les deux cas, lexistence dun collectif soulève des difficultés qui rendent laventure compliquée sur le plan humain et organisationnel. Les effets de lentrepreneuriat collectif sur la réussite du projet restent ainsi incertains, doù lintérêt de les étudier plus en avant.

2. Étude empirique

Notre recherche porte sur la méthanisation collective agricole. Avant de présenter le protocole de létude, une brève présentation de cette filière est nécessaire.

2.1. Présentation de la filière de méthanisation agricole

La méthanisation consiste à produire du gaz à partir de la fermentation de déchets. On parle de méthanisation « agricole » quand le gaz est produit à partir de déchets agricoles (fumiers, lisiers), mélangés ou non à dautres déchets (boues dépuration, déchets verts, déchets agro-industriels, graisses animales, résidus déquarrissage). Le gaz produit est injecté dans le réseau de gaz naturel (système dinjection) mais il peut aussi être brûlé pour produire de lélectricité et du chauffage (système de cogénération). Il alimente ainsi les besoins énergétiques du ou des exploitants ainsi que ceux de la population environnante. En produisant cette énergie, lagriculteur est rémunéré sur la base de tarifs fixés par lÉtat. Le biogaz représente ainsi une source de revenus complémentaires pour lagriculteur. Il lui permet, par ailleurs, de faire des économies en intrants chimiques. En effet, le 77digestat, cest-à-dire le déchet ultime issu du processus de méthanisation, peut être utilisé comme fertilisant pour les cultures.

La méthanisation agricole a connu une importante progression en Europe au cours des années 2000, soutenue à la fois par de fortes déclarations dintention de lUnion européenne et par des programmes de développement des énergies renouvelables au sein des pays de la zone euro (Jacobsen et al., 2014). Toutefois, malgré un dispositif de subventionnement et des actions permettant de revendre lénergie à bon prix, la méthanisation agricole connait une stagnation depuis le début des années 2010, qui sexplique en partie par les difficultés à rentabiliser les investissements (Zemo et Termansen, 2018). Une étude réalisée en France pour le compte de lAdeme en 2010 (Solagro et al., 2010) montre que seulement 16 % des installations sont rentables. Les prix de revente de lénergie, la faible maturité du secteur et les coûts de construction (notamment le génie civil) sont les principales raisons du manque de rentabilité de la méthanisation en France. Une étude du Cereq (2016) montre, par ailleurs, que les unités de méthanisation françaises ont été inspirées du modèle allemand qui repose sur une philosophie dintégration de matière méthanogène qui na pas été retenue par la France, ce qui a conduit à une rentabilité moindre que prév.

Outre les problèmes de rentabilité, les délais sont très longs : sil faut entre sept et dix ans pour rentabiliser linvestissement une fois lunité de méthanisation construite (Club Biogaz, 2011), il faut à peu près le même temps pour voir aboutir un projet (entre le moment où lidée germe, quun collectif se crée, quun bureau détude évalue la faisabilité, que le débat public sinstalle, que les autorisations et les financements soient accordés et quun constructeur soit identifié). À cela sajoutent des problèmes dacceptabilité sociétale qui font ralentir les projets. En effet, un débat existe sur le fait que les projets de méthanisation œuvrent à la transition agro-écologique (Cereq, 2016), certains détracteurs estimant quils confortent un certain modèle dagriculture productiviste. Le Cereq (2016) évoque également des difficultés à court, moyen et long terme en matière de capital humain. En effet, lexploitation des unités de méthanisation nécessite des compétences techniques (pilotage, maintenance, sécurité) que les agriculteurs nont pas. La formation et le recrutement de personnes dédiées font donc partie des enjeux du développement de la filière.

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Les projets de méthanisation sont souvent portés par des collectifs dagriculteurs : soit des petits groupes de quatre à cinq exploitants agricoles, soit des groupes de plusieurs dizaines dagriculteurs, soit encore un mix dagriculteurs et dindustriels qui disposent dimportants réservoirs de déchets. Le portage des projets de méthanisation par plusieurs entités est rendu nécessaire par le montant de linvestissement, par la nécessité de disposer dun stock suffisant de matière méthanogène et, dune façon générale, par la nécessité datteindre une taille critique. Zemo et Termansen (2018), au Danemark, considèrent quil existe un seuil critique aux environs de quinze fermes : en-dessous de quinze unités, les économies déchelle ne sont pas possibles et, au-dessus, les agriculteurs considèrent quune unité supplémentaire réduit les bénéfices attribués à chacun. Si le contexte danois est différent des autres pays et, par conséquent, que les conclusions ne peuvent pas être généralisées, leur étude présente lavantage de montrer limportance du collectif, mais dans une certaine mesure (ni trop, ni pas assez) ; par ailleurs, les agriculteurs ne sont pas prêts à travailler avec des structures autres quagricoles sauf si le projet savère plus rentable elles : le partage de la valeur ajoutée fait partie des enjeux de lentrepreneuriat collectif dans ce type de projets.

2.2. Protocole de létude empirique

Cette recherche repose sur une étude de la filière de méthanisation agricole dans le Grand Ouest de la France. Létude en question a pour objectif, entre autres, didentifier les freins et les leviers du développement de la méthanisation agricole dans trois régions administratives françaises : la Bretagne, les Pays-de-la-Loire et la Normandie. Ces trois régions, connues pour leurs productions agricoles et leur industrie agroalimentaire ont des niveaux davancement différents en matière de projets de méthanisation. La Bretagne, par exemple – région de production porcine –, a compris rapidement lintérêt de la méthanisation, en particulier pour valoriser limportante quantité de lisier produite par les exploitations agricoles (Cereq, 2016). En Normandie, région moins touchée par la question du traitement des déchets agricoles, la méthanisation a suscité de lintérêt plus tardivement. Un des enjeux était de comparer la situation dune région à une autre, didentifier les freins, les leviers ainsi que les modèles de méthanisation les plus 79vertueux. Au total, létude a porté sur 75 projets de méthanisation2. Au stade intermédiaire de létude, en octobre 2017, 35 % des unités de méthanisation étaient au stade de projet, 21 % étaient en construction, 16 % étaient en fonctionnement, 16 % étaient arrêtées momentanément et 12 % étaient abandonnées.

Le protocole de létude repose sur une étude documentaire des 75 projets et sur des entretiens avec des acteurs de 4 projets collectifs de méthanisation agricole. Les quatre cas sont présentés brièvement dans le tableau 1.

Tab. 1 – Présentation des cas.

Cas

Localisation

Nombre dentités dans le groupement

Type dentités

Valorisation
de lénergie /
Issue du projet

Cas C

Normandie

Entre 2 et 153

Lycée agricole, collectivités locales, industriel, 10 agri-culteurs dont une partie appartenant à une Cuma, organisme public

Cogénération /

Arrêté

Cas M

Bretagne

3

Agriculteurs en Cuma, organisme public, industriel

Cogénération /
En fonctionnement

Cas P

Normandie

22

Uniquement des agriculteurs

Injection/Arrêté

Cas V

Normandie

28

Agriculteurs, industriel, collectivité locale,
partie prenante

Injection /
En construction

Létude documentaire – qui a reposé sur la lecture darticles de presse (Ouest France et presse locale) et sur la consultation de sites internet – a permis dobtenir des données factuelles ou quantifiables telles que les entités portant le projet, leur nombre, les parties prenantes, les lieux dimplantation des unités de méthanisation et les jalons du projet. Elle a permis également davoir un aperçu général des facteurs de succès et déchec des projets, permettant de compléter lanalyse des cas. Après le recensement et la lecture dune partie des articles de presse, nous avons construit une base de données sous tableur afin de recenser toutes les informations utiles pour chaque unité de méthanisation. Nous avons notamment constaté lhétérogénéité des formes collectives, certaines rassemblant uniquement 80des agriculteurs, dautres intégrant des industries voire des collectivités locales. Au fil des lectures, les caractéristiques du groupe portant le projet (uniquement des agriculteurs, mix agriculteurs et industriels, participation de collectivités locales) ont donc été intégrées dans la base avec lhypothèse quelles pouvaient potentiellement influencer lissue du projet.

Les entretiens ont consisté à interroger plusieurs acteurs impliqués dans quatre projets (leader du projet et organismes ayant accompagné le projet) afin de mieux comprendre lorganisation du projet et les difficultés rencontrées. Les quatre projets ont été sélectionnés à partir de deux critères : mixité des issues (projets aboutis, arrêtés et en cours) et qualité de la documentation. Accessoirement, pour des raisons pratiques, nous avons été attentifs aux projets situés à proximité de notre lieu de travail. Nous navons pas choisi systématiquement des projets issus de la typologie présentée dans la section suivante car celle-ci étaient en cours de construction. En revanche, nous avons veillé à choisir des cas hétérogènes qui – sans être représentatifs de notre typologie – permettaient davoir une vision des difficultés rencontrées dans différentes configurations dentrepreneuriat collectif. Les entretiens se sont déroulés majoritairement sur le lieu de travail des interviewés et ont duré en moyenne une heure. Pour chaque cas, entre cinq et huit interviews ont été réalisés, représentant une trentaine dheures passées avec les acteurs des projets.

3. Résultats et discussion

La méthanisation agricole collective se présente sous plusieurs formes qui laissent supposer que les avantages et les limites de la méthanisation collective doivent être analysés plus finement que par la simple comparaison entre individuel et collectif.

3.1. Une pluralité de modèles

LAdeme distingue deux types de méthanisation agricole : la méthanisation à la ferme et la méthanisation territoriale (Cereq, 2016 ; Club Biogaz, 2011). La première est lœuvre dagriculteurs seuls ou en groupe qui portent un projet à la ferme, en utilisant principalement de la 81matière première issue du groupement. La méthanisation territoriale réunit des agriculteurs, des industriels et des acteurs publics locaux qui créent une unité de méthanisation à léchelle dune communauté de communes et qui est approvisionnée en matières diverses : fumiers, lisiers, déchets agroalimentaires, déchets verts, boues dépuration. Ce type de méthanisation sinscrit dans un projet territorial de réduction des déchets et de production dénergie propre.

Notre recherche affine cette typologie en distinguant six types de groupements (en fonction des partenaires représentés dans le groupement : agriculteurs, collectivités locales et/ou industriels) :

1. le collectif dagriculteurs à taille humaine (uniquement des agriculteurs mais en petit nombre) ;

2. le groupement de producteurs dénergie (uniquement des agriculteurs mais en grand nombre) ;

3. le projet territorial rural (agriculteurs et collectivités locales) ;

4. le projet territorial multi-acteurs (agriculteurs, collectivités locales et industriels) ;

5. le projet territorial industriel (collectivités locales et industriels) ;

6. le consortium dagriculteurs et dindustriels (voir figure 1).

Fig. 1 – Les modèles dentrepreneuriat collectif en méthanisation agricole.

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La figure 1 ne fait apparaître que les modèles entrepreneuriaux collectifs, cest-à-dire les partenariats qui aboutissent à la création dune structure juridique commune aux acteurs qui portent le projet (souvent une association, puis une société par actions simplifiée). Il nintègre pas les projets portés par des industriels spécialisés dans la construction et lexploitation dunités de production dénergies renouvelables, ni ceux portés par une PME ou une collectivité locale. Ces modèles sont associés à des modèles dentrepreneuriat individuel car les porteurs du projet nouent simplement des contrats avec les autres acteurs (les agriculteurs notamment, pour lapport de matière) plutôt que de les associer à la gouvernance.

Les projets collectifs les plus courants sont les projets portés par des agriculteurs, soit en « collectifs à taille humaine » (moins de 13 agriculteurs dans le groupement, soit environ 20 % de notre base), soit en « groupements de producteurs dénergie » (plus de 13 agriculteurs dans le groupement, soit environ 30 % de notre base4). Les collectivités locales investissent assez peu dans le capital des sociétés qui portent les projets : les projets territoriaux ruraux (agriculteurs et collectivités) représentent un peu plus de 1 % des cas, tandis que les projets territoriaux multi-acteurs (associant agriculteurs, collectivités et industriels) représentent 2,7 % des cas et les projets territoriaux industriels (collectivités et industriels) 4,05 % des cas. Les consortiums réunissant des agriculteurs et des industriels sont plus courants : cinq cas recensés dans notre base, soit 6,75 % des cas. Au total, les six modèles collectifs représentent environ 70 % de notre base et les modèles individuels procédant par « contrats » représentent environ 30 % de la base.

Au final, si les collectivités sont souvent impliquées dans les projets, les agriculteurs restent généralement indépendants dans le montage des projets et la structuration juridique des groupements. Les industriels sont peu associés aux agriculteurs et lorsque quun consortium agri-industriel est créé, cest bien souvent parce quune gouvernance dagriculteurs est à la tête de lindustriel (coopérative) ou lorsque la direction de lindustriel connait bien le monde agricole.

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3.2. Motivations à choisir un modèle

En réalité, le choix parmi les six modèles dépend principalement du réservoir de matière disponible pour faire fonctionner une unité rentable. Comparé à lentrepreneuriat individuel, lentrepreneuriat collectif est un choix par défaut : si la taille de lexploitation le permet, lagriculteur se lancera seul, non seulement parce quil en a les moyens mais également parce quil tirera profit dune ressource quil produit (énergie et digestat). Lentrepreneuriat collectif permet datteindre une taille critique et donc de rentabiliser le projet :

Nous, on a 65 vaches laitières. On navait pas forcément assez de matière par rapport à linvestissement quil fallait []. Donc, cétait compliqué de partir seul. On avait besoin du collectif (Chef de projet, Cas C).

Ensuite, si lentrepreneuriat collectif savère nécessaire pour rentabiliser le projet, lagriculteur va dabord choisir de sassocier à ses pairs. À ce niveau, cest la quantité de matière apportée qui va déterminer le nombre dagriculteurs dans le consortium. Ainsi, le groupement agricole à taille humaine peut être suffisant lorsque les exploitations sont de taille importante. Quant au modèle de type « groupement de producteurs dénergie », il savère nécessaire lorsque les exploitations sont plus petites, ce qui peut conduire – comme le montre le commentaire suivant – à sapprovisionner plus ou moins loin de lunité de méthanisation.

On était parti un peu plus près, et puis, on a vu quil fallait grossir parce quau départ, on était 18-20 et puis, pour que le projet tienne, il faut impérativement que lefficacité économique soit là. Partager des profits, cest facile ! Gérer des pertes, cest beaucoup plus difficile. Donc, on voulait consolider le business plan et la solution sur ce projet-là cest dêtre assez nombreux, parce quen fait il y a beaucoup dappareils qui sont à peu près les mêmes : les appareils de contrôle, la chargeuse, etc. Donc, il y a des économies déchelle qui fonctionnent quand même bien sur un type de projet comme celui-là au niveau du site. Donc, à 40, on a augmenté les charges opérationnelles de transports, certes, mais on amortit mieux les équipements de base (Agriculteur, Cas V).

Lintégration dautres parties prenantes (industriels et collectivités locales) semble être une option par défaut. Plusieurs interviewés mentionnent que si le recours à un industriel permet lapport de matière méthanogène, lutilisation de cette matière entraine des surcoûts. Par 84ailleurs, se pose la question du partage de la valeur ajoutée entre les agriculteurs et lindustriel :

Prenez des produits plus méthanogènes. Allez voir par exemple une laiterie, allez voir un abattoir, pour quils vous donnent des produits extérieurs : un, on se doit de lépandre sur nos plans dépandage, parce quil faut avoir lépandage pour le faire, et deux, on se doit dhygiéniser le produit, cest-à-dire que cest des coûts supplémentaires dinvestissement. Théoriquement, il y avait un million de plus à mettre pour hygiéniser. Donc, on y regarde quand même deux fois ! Et derrière, on nest plus sur un projet agricole. On est sur un projet pour produire de lénergie (Agriculteur, Cas C).

Le groupe dagriculteurs a bien compris que la valeur ajoutée de ce projet-là ne devait pas leur échapper… Ils veulent et ils ont prévu de faire évoluer leur SAS de manière à ce que, quel que soit le cas de figure en termes de participation, de présence, dactionnariat, la majorité en termes de décision revienne au collège dagriculteurs. Ça reste un fondement agricole [] (Conseiller, Cas V).

Concernant les collectivités locales, notre enquête de terrain napporte pas dexplications quant à leur manque dimplication dans le capital des groupements. En prenant appui sur Draperi et Margado (2016), deux explications sont possibles. Dune part, lentrée de collectivités locales dans la gouvernance suppose dêtre dans une logique de multi-sociétariat et donc de proposer un projet sociétal et non plus seulement agricole. Or, dans la mesure où les agriculteurs veulent réduire les influents délevage et générer des revenus par la vente de lénergie, le projet est plus agricole que sociétal. Les collectivités nont donc pas vocation à entrer dans le groupement et les agriculteurs nont pas intérêt à transformer leur projet sils veulent capter de la valeur ajoutée. Dautre part, pour des raisons de marges de manœuvre accordées par lÉtat aux collectivités locales, celles-ci sont réticentes à sinvestir dans ce type de projet. Les problèmes dacceptabilité sociétale soulevés par la méthanisation peuvent également dissuader ces dernières dentrer dans le capital.

Concernant lintégration dindustriels, si ces derniers sont susceptibles dapporter de la matière méthanogène et donc de contribuer à la rentabilité de linvestissement, les agriculteurs peinent à les intégrer. Comme nous le montrons dans le paragraphe suivant, cest la recherche dindépendance et de captation de la valeur ajoutée par les agriculteurs qui conduit le plus souvent à relayer les consortiums agri-industriels au rang des options par défaut. Cette difficulté à intégrer dautres acteurs 85économiques que les agriculteurs eux-mêmes nest pas sans poser de problèmes.

3.3. Les échecs de projets :
la structuration du collectif en question

Notre recherche montre que les projets collectifs de méthanisation agricole échouent à cause de problèmes dacceptabilité sociétale, denjeux politiques, de lourdeurs administratives, de défis techniques non anticipés et de manque de rentabilité des projets, confirmant ainsi les conclusions du Cereq (2016).

On peut toutefois sinterroger sur la manière dont les collectifs se sont structurés et se demander si cette structuration a contribué à faire échouer les projets. Dans le cas P, les agriculteurs avaient la possibilité dintégrer un groupe dans lequel un industriel était présent et qui leur aurait permis datteindre leurs objectifs de réduction des effluents dépandage. Toutefois, la recherche de lindépendance, la crainte dêtre perdant dans les négociations à terme et la volonté de capter le maximum de valeur ajoutée leur a fait prendre un autre chemin. À larrivée, le projet a échoué pour des raisons dacceptabilité sociétale et de rentabilité du projet. Toutefois, la recherche dindépendance et la volonté de capter la valeur ajoutée a conduit les porteurs de projets à senfermer dans un modèle compliqué à mettre en œuvre, peu rentable et fortement générateur de coûts de transaction (coûts liés à la gestion du projet par les agriculteurs eux-mêmes). Le porteur de projet le reconnait dailleurs :

En 2013 et 2014, je passais quasiment une journée par semaine. Des fois deux jours ! [] En nombre de jours, cétait impressionnant, le nombre de jours quon y a passé []. On avait des commissions, des sous-commissions… Les responsables de groupe se réunissaient une fois tous les mois. [] Des fois… Des réunions avec le service de la Safer et la mairie… Cétait nimporte quand… Il fallait y aller, quoi ! Mais ce nétait pas une personne qui portait tout ! Tout le monde avait son rôle. Ça nempêche que… Là, on est tous en veille et ne sait plus quoi faire. On voudrait que ça sorte, mais… Il arrive un moment… (Porteur de projet, Cas P).

Cette tendance à lindépendance a été observée également dans le cas C. Dans ce cas, le projet était porté par un lycée agricole qui sest progressivement ouvert à dautres acteurs mais en mobilisant les agriculteurs très tardivement et en ne cherchant pas à mobiliser des industriels 86apporteurs de matière. Le projet, assez autocentré, a été conçu par le lycée (en collaboration avec une structure spécialisée dans le montage de projets) et surtout pour le lycée (création dun outil pédagogique et génération de revenus complémentaires). Dautres structures ont été associées au projet, transformant un projet fermé au départ en un projet plus ouvert de type « territorial multi-acteurs ». Au bout du compte, le projet a échoué pour des raisons financières et dacceptabilité sociétale. Cependant, la manière dont le collectif a été formé na pas joué en faveur des porteurs de projet. Alors quils avaient besoin dune structure financière solide qui aurait été permise par un travail plus collaboratif, les porteurs de projets ont choisi une forme dindépendance. Lorsquils ont voulu élargir à dautres acteurs, certains ont réagi avec sourire, regrettant une inclusion quelque peu opportuniste.

À linverse, le cas P est un modèle plus ouvert et plus compact. Il est composé dun nombre important dagriculteurs qui partagent tous le même projet agricole (modèle de type « groupement de producteurs dénergies »). Le groupe est, par ailleurs, aidé par des structures daccompagnement tandis que le leader du groupe dispose dun bon carnet dadresses pour faciliter certains passages obligés administratifs. Malgré de réelles qualités, le projet échoue. Les raisons sont les mêmes que dans le cas précédent : facteurs politiques, acceptabilité sociétale, rentabilité de projet, etc. Dans ce cas, les difficultés à entreprendre de manière collective ne sont pas flagrantes car le groupe est soudé. Deux points sont cependant à soulever : dune part, les difficultés rencontrées en termes dacceptabilité sociétale fragilisent le groupe qui seffrite ; dautre part, le groupe nest pas ouvert aux industriels pour des raisons dindépendance et de captation de valeur ajoutée. Cest sans doute le changement du projet agricole qui a pénalisé le groupe (logique de réduction des effluents au départ, puis volonté de récupérer toute la valeur ajoutée). Ne souhaitant pas sassocier à un industriel apporteur de matière première, le groupe a suivi le chemin de lindépendance. Or, alors que lobjectif initial était simplement de réduire les effluents délevage, le groupe sest engagé dans une voie, certes à plus fort potentiel, mais très éprouvante (réunions, vindicte populaire, etc.). Dans cet exemple, le collectif est un atout pour le projet mais le manque douverture à dautres acteurs est pénalisant. Cet exemple montre que les modèles associant uniquement des agriculteurs permettent de monter des projets 87agricoles solides, basés sur des intentions partagées. Néanmoins, leur cohésion est aussi leur fragilité : ils peuvent manquer douverture alors que le projet mériterait dassocier dautres acteurs.

Dans les deux autres cas, M et V, les projets sont initiés par des agriculteurs qui ont un projet agricole solide ouvert aux industriels. Les deux groupes dagriculteurs présentent une bonne cohésion. Celle-ci est construite au fur des échanges grâce à du leadership, de la confiance et une bonne communication. De plus, les porteurs de projets sont soutenus et accompagnés dans leur projet par des organismes divers (organismes daccompagnement, élus). Dans les deux cas, cest le principe douverture qui prédomine. Si les projets servent les agriculteurs et que ces derniers sont attentifs à leur indépendance, ils ont conscience que leur projet nest faisable quavec lappui dindustriels et des collectivités. Pour permettre lentrée des industriels sans perdre en indépendance, les porteurs de projets ont recours à du conseil juridique pour définir le statut juridique, la répartition des parts sociales et les engagements réciproques. Dans les deux cas, le projet aboutit malgré dimportantes réticences de la population, de nombreuses contraintes techniques, des questionnements en termes de rentabilité mais avec vraisemblablement moins de querelles politiques.

La comparaison des quatre cas ne permet pas daffirmer que ladossement à un industriel est un gage de réussite. Néanmoins, ces exemples montrent quil existe chez les agriculteurs une tendance à lindépendance qui peut se traduire par une forme denfermement peu profitable au projet. Si la recherche dindépendance et la volonté de capter de la valeur ajoutée sont dignes dun comportement entrepreneurial, elles peuvent conduire à sous-estimer les coûts de transaction qui sont associés à la méthanisation (nombreuses réunions de concertation, animation de groupes de travail, discussion avec la population, dossiers de subventions, demandes dautorisation, présentations auprès des élus, changements au niveau du cahier des charges, etc.), ce qui va dans le sens des travaux de Valentinov (2007). La recherche dindépendance peut conduire également à se priver de ressources qui sont stratégiques pour la réussite du projet. Nous ne conclurons pas en affirmant quil vaut mieux sassocier à un ou plusieurs industriels plutôt que de monter un projet entre confrères. Simplement, cette option ne doit pas être relayée au rang des options par défaut.

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Conclusion

Les projets collectifs de méthanisation agricole fournissent une bonne illustration des motivations et des risques à entreprendre de manière collective. On voit bien au travers de la méthanisation que lenjeu des agriculteurs est dabord économique : il sagit de résoudre le problème des effluents, de trouver une nouvelle source de revenu et de permettre une réduction de certains postes de charge. Les agriculteurs sont également soucieux de conserver leur indépendance et la valeur ajoutée produite, doù des réticences parfois à coopérer avec des industriels. Les motivations à lentrepreneuriat collectif sont donc essentiellement économiques avant dêtre relationnelles ce qui rejoint les conclusions des travaux sur le modèle coopératif en agriculture (Valentinov, 2007 ; Valentinov et Iliopoulos, 2013). Même si les relations amicales sont privilégiées dans la constitution du groupe, lentrepreneuriat collectif agricole est dabord une question de bon sens et de rentabilité.

Cette observation ne va pas dans le sens de certains travaux sur lentrepreneuriat collectif (Condor, 2013 ; Condor et Chabaud, 2012) qui montrent que, en général, il y a un équilibre entre les motifs économiques et les motifs relationnels dans les équipes entrepreneuriales. La différence peut sexpliquer ici par la nécessité datteindre une taille critique dans les projets de méthanisation. Dans les équipes entrepreneuriales (dont le nombre dépasse rarement quatre), lobjectif est de générer de linnovation dans la confiance et en favorisant la polyvalence. Dans le cas de la méthanisation, la recherche dune taille optimale lemporte sur les autres motifs dassociation. On peut toutefois sinterroger sur les effets dune vision centrée sur la taille critique. En effet, elle suggère que cest le nombre dagriculteurs dans le groupe qui compte. Or, nous avons vu quau-delà de la quantité, cest la qualité des partenariats qui est importante (avec un industriel apporteur de matière méthanogène, par exemple).

La méthanisation agricole montre également quil existe plusieurs modèles dentrepreneuriat collectif allant de quelques agriculteurs à plusieurs dizaines dagriculteurs. Le cas des groupements de producteurs dénergie est atypique dans lunivers de lentrepreneuriat collectif. En 89effet, il rassemble un nombre de personnes supérieur à ce quon appelle généralement un « groupe » (Anzieu et Martin, 1968). Cela soulève des questions quant à la pertinence de monter de tels ensembles. En dynamique des groupes, les seuils de taille se situent en général à six, treize et vingt-cinq personnes. Au-delà de treize personnes, la dynamique de groupe est compliquée tandis quau-delà de vingt-cinq personnes, on passe dune logique de groupe à une logique dentreprise. On peut alors se demander si les groupements de producteurs sont judicieux pour monter des projets collectifs en agriculture…

Aucune difficulté majeure na été mise en avant par nos interlocuteurs en rapport avec le nombre dagriculteurs dans les groupements. Le projet agricole apparaît comme un puissant vecteur de cohésion qui dépasse les limites du nombre de membres dans un groupe. Néanmoins, cette cohésion masque une difficulté à souvrir à dautres professionnels. Si un nombre important de membres peut peser dans les négociations et permettre à la profession agricole de conserver son indépendance, il reste un obstacle dans la perspective de renforcer la rentabilité du projet (et peut-être son acceptabilité). Un modèle plus ouvert nest toutefois pas optimal. Les modèles collectifs multi-acteurs semblent plus difficiles à manager que les groupes uni-sociétaux (Draperi et Margado, 2016 ; Thomas, 2008), en particulier ceux qui intègrent des collectivités locales. Comme lindique un de nos interviewés, il est plus facile de discuter avec des industriels quavec des collectivités locales car les agriculteurs et les entrepreneurs partagent un même langage et ont des objectifs similaires. Nos résultats auraient tendance à valoriser les partenariats agriculteurs-entreprises mais une analyse plus fine des avantages et des inconvénients des différents modèles est nécessaire pour asseoir cette proposition.

Pour finir, lanalyse comparée des différents modèles de méthanisation ne doit pas faire oublier que la méthanisation agricole est un choix stratégique pour un agriculteur. Au-delà des aspects tactiques liés au choix du modèle, se pose la question de lintérêt stratégique de la méthanisation. Alors que la diversification des activités est souvent perçue comme une source de résilience, on peut sinterroger sur lintérêt de la méthanisation agricole pour renforcer la résilience des fermes. La faible maturité des unités de méthanisation en France ne permet pas encore dapporter des réponses claires mais la question reste posée et elle nécessitera que lon sy penche dans les années à venir.

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1 Cette recherche sinscrit dans le cadre dun financement du programme scientifique PSDR (INRA, région Normandie, Bretagne, Pays de la Loire) et dans le cadre des travaux de recherche de la Chaire sur les modèles entrepreneuriaux en agriculture (MEA) de lEM Normandie. Lauteur remercie François Raulin et Mathilde Colas pour leur appui opérationnel dans la collecte des données. Nos remerciements sadressent également aux mécènes de la chaire MEA : Cerfrance, Crédit mutuel Normandie et Groupama Centre Manche. Enfin, nous remercions les deux évaluateurs anonymes pour leurs remarques constructives et leurs suggestions.

2 Une carte disponible sur le site http://carto.sinoe.org/carto/methanisation/flash/ permet de recenser toutes les unités de méthanisation sur tout le territoire français.

3 Le chiffre a évolué au fil du temps.

4 Des modèles de plusieurs dizaines dagriculteurs ne sont pas rares. On observe même des cas de groupements rassemblant plus de 100 agriculteurs.