Exploring the drivers of Tunisian farmers’ pro-environmental behaviors
- Publication type: Journal article
- Journal: Systèmes alimentaires / Food Systems
2018, n° 3. varia - Authors: Mjahed (Samiha), Ben Yahia-Boumaiza (Imene)
- Pages: 193 to 218
- Journal: Food systems
Explorer les déterminants
des comportements
pro-environnementaux
des agriculteurs tunisiens
Samiha Mjahed
College of Business Administration, King Saud University, Riyadh
Labo ARBRE (Université de Tunis)
Imene Ben Yahia
École supérieure de commerce
de Tunis
Labo ARBRE (Université de Tunis)
Introduction
Face à la dégradation de l’environnement, à la rareté des ressources naturelles et aux problèmes de sécurité alimentaire, la remise en cause des modèles dominants de production agricole, basés sur l’utilisation intensive d’intrants chimiques, a fait émerger de nouveaux modèles de production plus écologiques, comme l’agriculture biologique (AB). L’AB s’appuie sur une vision écosystémique, pour que les générations actuelles et à venir puissent vivre dans des conditions sociales, économiques et environnementales convenables. Elle interdit toute utilisation de produits chimiques de synthèse et diminue fortement ainsi les risques environnementaux liés aux intrants. Par conséquent, l’AB vise à préserver l’environnement, à mieux valoriser les ressources naturelles 194et à maintenir la fertilité naturelle du sol (Bihannic et Michel-Guillou, 2011 ; Michel-Guillou, 2012).
La Tunisie est classée deuxième exportateur de produits biologiques en Afrique (soit un revenu de 345 millions de dinars). Ces performances sont d’abord une conséquence des opportunités commerciales du marché européen, de la reconnaissance du label bio à l’étranger et des conventions établies par la république tunisienne et l’Europe. En 1999, la transition du conventionnel au biologique a été régulée grâce à l’élaboration d’une loi fixant le système de contrôle et de certification du secteur AB ainsi que ses règles de production, de préparation et de commercialisation. Les efforts déployés par l’État ont été renforcés par la suite par une infrastructure technique et des recherches innovantes sur le secteur, ce qui a favorisé l’adoption d’une attitude eco-friendly et d’une philosophie de permaculture parmi les jeunes agro-entrepreneurs.
Malgré ses efforts pour favoriser le secteur, la Tunisie peine à motiver ses agriculteurs pour qu’ils s’engagent dans le développement durable. Depuis son plan d’actions de 1991, la Tunisie n’a cessé de déployer des incitations fiscales, financières et réglementaires. Certes, le nombre d’agriculteurs biologiques est passé de 481 opérateurs en 2002 à 3 300 en 20141 qui produisent de l’huile d’olive, des dattes, des plantes aromatiques et médicinales, des fruits et légumes. Leur nombre reste toutefois restreint par rapport à l’agriculture intensive.
Par ailleurs, selon le Centre technique de l’agriculture biologique, les surfaces dédiées à la culture biologiques ont diminué (plus de 400 000 ha en 2010 à seulement 197 000 ha en 2015) et la production végétale biologique a connu une dégradation de 175 000 tonnes entre 2011 et 2014. Beaucoup de travail reste alors à faire pour développer le secteur, surtout que le gouvernement tunisien s’est engagé à mettre en place, avant 2020, une stratégie qui vise la préservation de l’espace rural, de la santé humaine et animale2.
Dans ce cadre, cette recherche vise à mettre en avant les facteurs qui déterminent l’engagement des agriculteurs tunisiens dans une démarche pro-environnementale. Son originalité réside dans le fait qu’elle prend 195en compte non seulement des agriculteurs conventionnels mais aussi des agriculteurs biologiques qui ont déjà entamé l’expérience. Les résultats serviront de guide pour trouver des pistes pour aider les décideurs à concevoir et à mettre en œuvre les moyens d’accompagnement des changements comportementaux vers un modèle agroécologique.
Trois parties composent ce papier. La revue de la littérature commence par un aperçu sur l’émergence et le développement de l’AB et mobilise ensuite la théorie de la dissonance cognitive pour appréhender le comportement pro-environnemental. La seconde partie détaille l’étude qualitative basée sur 12 entretiens semi-directifs avec des agriculteurs biologiques et conventionnels tunisiens. Enfin, les résultats sont étayés et discutés. La conclusion présente les implications théoriques et managériales et propose des voies de recherches futures.
1. Revue de littérature
1.1. Émergence et développement
de l ’ agriculture biologique
Depuis le début de la révolution industrielle, les progrès scientifiques et l’augmentation du besoin d’alimentation chez des populations en croissance rapide ont renforcé la productivité et l’industrialisation de l’agriculture, favorisant ainsi le passage de sociétés à dominante agricole et artisanale à des sociétés commerciales et industrielles (Reijntjes, Haverkort et Waters-Bayer, 1995).
L’agriculture industrialisée est une agriculture productive qui découle d’une approche libérale d’optimisation de la rentabilité des moyens de production afin d’assurer des rendements élevés et des excédents orientés vers l’exportation. En revanche, elle a des impacts dangereux sur la biodiversité puisqu’une telle production nécessite l’utilisation massive de techniques sophistiquées (grandes machines agricoles, engrais artificiels, pesticides et cultures génétiquement modifiées…). À titre d’illustration, les mauvaises pratiques agricoles conventionnelles engendrent l’érosion et la dégradation du sol, la pollution de l’eau et des écosystèmes terrestres à cause des engrais azotés utilisés. En outre, l’agriculture industrialisée peut 196causer à l’être humain des maladies dues aux pesticides et à l’utilisation d’antibiotiques dans l’élevage (Vidal et Marquer, 2002).
L’agriculture durable consiste, selon le comité de consultation technique du groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CCT/GCRAI 1988), à « gérer de manière efficace les ressources utilisables par l’agriculture dans le but de satisfaire les besoins changeants de l’être humain, tout en veillant au maintien voire à l’amélioration de la qualité de l’environnement ainsi qu’à la préservation des ressources naturelles » (Reijntjes, Haverkort et Waters-Bayer, 1995, p. 21).
La consolidation de l’AB dans les années 80 est considérée comme un véritable départ pour l’agriculture durable. Elle est définie comme un système de production écologique qui favorise et améliore la biodiversité, les cycles biologiques et l’activité biologique du sol. Elle est basée sur une utilisation minimale des intrants ne provenant pas de l’exploitation agricole et sur les pratiques de gestion qui rétablissent, maintiennent et améliorent l’harmonie écologique. Selon le Conseil national des standards organiques (NOSB de l’USDA), l’objectif principal de l’AB est d’optimiser la santé et la productivité des communautés interdépendantes (vie du sol, plantes, animaux et hommes). Elle est basée sur un ensemble de principes tels que la préservation de l’environnement naturel par l’interdiction de l’utilisation de produits synthétiques et d’organismes génétiquement modifiés, le respect de l’animal, le maintien de la fertilité des sols à long terme, la favorisation de la prévention et l’observation et la production d’une alimentation naturelle.
L’AB doit son origine à trois grands courants de pensées : Premièrement, l’AB dynamique apparue en Allemagne en 1924 grâce au philosophe Rudolf Steiner qui pose les principes d’une agriculture réconciliant l’homme et la nature. Deuxièmement, l’agriculture organique pensée par Albert Howard en Angleterre en 1940. Elle incite à l’utilisation des matières organiques compostées afin de conserver la fertilité du sol. Troisièmement, l’AB développée en 1945 en Suisse grâce à la collaboration entre le médecin Allemand Hans Peter Rusch et le biologiste Suisse H. Muller qui se sont inspirés des idées de Steiner ; elle propose une approche plus économique de l’AB (Cazals et Bélis-Bergouignan, 2009).
1971.2. Comportement pro-environnemental
et dissonance cognitive
Nombreux sont les travaux de recherches en Science de gestion qui ont examiné l’engagement dans le développement durable (Binninger et Nallet, 2009 ; Fiorello et Luu, 2014 ; Michel-Guillou, 2006 ; Ghozzi et Kamoun, 2012 ; Marshall et al., 2005). Cette recherche s’appuie sur la théorie de la dissonance cognitive pour comprendre l’écart entre comportement et attitude envers l’AB.
Selon cette théorie, l’individu cherche à maintenir une harmonie interne au niveau de ses attitudes, ses opinions et ses valeurs. Une incohérence après la prise de décision provoque un état d’inconfort psychologique. Selon Festinger (1957), il y a dissonance lorsqu’il y a des éléments d’information favorables ou positifs dans l’alternative rejetée, ou des éléments défavorables ou négatifs dans l’alternative choisie.
Récemment, des recherches ont mobilisé la dissonance cognitive dans le cadre d’un comportement pro-environnemental (Dekhili et Achabou, 2016 ; McDonald et al., 2015). Séré de Lanauze et Siadou-Martin (2016) ont montré que, malgré la conscience qu’ils ont des effets néfastes de certains produits sur leur santé et l’environnement, certains consommateurs ne modifient pas leurs comportements mais adoptent des stratégies de réduction de la dissonance cognitive. Les résultats de la recherche montrent plusieurs stratégies de réduction de la dissonance qui, toutes, visent à accorder attitudes et comportements. Des « stratégies d’ajout de cognitions consistantes / neutralisation des cognitions dissonantes » consistent à effectuer un travail cognitif sur toute information critique afin d’en réduire le poids en l’évitant (en niant ou en ignorant l’information dissonante), la modifiant ou en décrédibilisant la source. Dans les « stratégies de minimisations des enjeux perçus », l’individu ne change ni son comportement ni son attitude mais seulement sa perception en minimisant l’importance de la décision et en dédramatisant les conséquences du comportement.
Quatre stratégies sont distinguées dans ce sens :
–l’engagement est soumis à une contrainte externe imposée par l’entourage et son renforcement est justifié par un bénéficie pour autrui sur lequel le répondant rejette la responsabilité de son comportement problématique : la défense contre attitudinale du comportement (1) ;
198–les critiques sont souvent perçues comme abusives, exagérées et irritantes et, par conséquent, ne méritant pas un changement de comportement : la trivialisation (2) ;
–la dissimulation du comportement contestable : l’hypocrisie (3) ;
–la comparaison à d’autres qui ont des comportements encore plus graves et, en conséquence, la banalisation de ses propres actions : la dilution comparative (4).
Les auteurs ajoutent que la récompense ou la promesse de récompense d’une part, la contrainte, la sanction ou menace de sanction d’autre part, sont les deux modes principaux de justification externe des comportements, pour réduire ou supprimer la dissonance.
Dans la même ligne d’idées, Benhallam et Amine (2017) montrent qu’une orientation sociale et éthique du consommateur favorise le sentiment de réalisation morale et personnelle qui a pour avantage de réduire la dissonance cognitive. Van Dam et Nizet (2015), de leur côté, attirent l’attention sur la complexité du processus de conversion vers le bio. Leur article met l’accent sur les nouvelles contraintes et nouvelles dépendances auxquelles font face les nouveaux acteurs convertis au bio.
La théorie de la dissonance cognitive semble alors être très pertinente pour mieux appréhender les attitudes des agriculteurs conventionnels et biologiques vis-à-vis de leurs activités.
2. Méthodologie de recherche
L’objectif de la recherche étant de nature exploratoire, notre choix méthodologique est orienté vers une étude qualitative. Après une introduction du sujet de l’étude, le guide d’entretien aborde les freins et les motivations à l’adoption de l’AB.
La saturation théorique est atteinte au bout du 12e entretien (Jill et al., 2010). Sept entretiens sont conduits auprès d’agriculteurs conventionnels et cinq autres auprès d’agriculteurs biologiques. Le nombre d’entretiens est certes limité mais la profondeur des entretiens a été favorisée aux dépens de la représentativité de l’échantillon (Étienne et Hichem, 2000 ; Bardin, 2013).
199Les entretiens ont duré entre 60 et 90 minutes. Les répondants ont été recrutés en boule de neige assurant une diversité qualitative (Étienne et Hichem, 2000) plutôt qu’une représentation statistique. L’échantillon des agriculteurs interrogés est diversifié selon plusieurs critères (voir tableaux 1 et 2) : type d’exploitation (productions végétales et animales), superficie de l’exploitation, âge de l’agriculteur, ancienneté dans la filière bio ainsi que la répartition sur le territoire (la localisation).
Pour l’analyse de contenu (Bardin, 2013), une grille d’analyse a été établie pour servir de modèle de codage pour l’ensemble des entretiens et réaliser une analyse verticale et une analyse horizontale (Étienne et Hichem, 2000). Un double codage entre les auteurs a été réalisé pour s’assurer de la fiabilité de cette étape de l’analyse des données (Étienne et Hichem, 2000 ; Bardin, 2013).
Un comptage des fréquences absolues et relatives des facteurs émergeants a été effectué pour chaque dimension, respectivement pour les agriculteurs conventionnels et biologiques. Nous avons aussi effectué une analyse qui tient compte des catégories les plus évoquées pour chaque type d’agriculteur ainsi qu’une mesure des écarts entre les agriculteurs biologiques et conventionnels.
Tab. 1 – Profils des agriculteurs conventionnels.
No |
Type d’agriculture |
Région |
Âge |
Niveau d’éducation |
Sexe (M/F) |
Autre profession |
1 |
Produits maraîchers, fraiseraies et olives |
Nabeul (Korba) |
39 ans |
6e année primaire |
M |
– |
2 |
Produits maraîchers, olives |
Nabeul (Somaa) |
35 ans |
aucun |
F |
– |
3 |
Olives et citronniers |
Nabeul |
59 ans |
aucun |
M |
– |
4 |
Olives, fraiseraie, produits maraîchers |
Nabeul (Korba) |
39 ans |
5e année secondaire |
M |
– |
5 |
Olives, produits maraîchers |
Zaghouane |
39 ans |
aucun |
M |
– |
6 |
Élevage de poules pondeuses |
Nabeul |
37 ans |
Mastère marketing |
M |
– |
7 |
Produits maraîchers, olives, blé, élevage de vaches, arbres fruitiers. |
Zaghouane |
45 ans |
universitaire |
F |
– |
Tab. 2 – Profils des agriculteurs biologiques.
No |
Type d’agriculture |
Région |
Âge |
Niveau d’éducation |
Sexe (M/F) |
Autre profession |
1 |
Olives, miel, plantes médicinales |
Zaghouane |
29 ans |
Universitaire |
M |
Médecin |
2 |
Olives, citronniers, grenadiers |
Nabeul |
57 ans |
Universitaire (mastère en management) |
M |
Conseiller |
3 |
Poules pondeuses, ail |
Mannouba |
35 ans |
Universitaire (mastère en gestion) |
M |
_ |
4 |
Élevage de vaches et production de produits laitiers |
Bizerte |
60 ans |
Universitaire (ingénieur mécanique) |
M |
Retraité d’une usine de mécanique en Suisse |
5 |
Olives |
Sousse |
58 ans |
Universitaire |
M |
Directeur du centre de recherche en développement durable |
L’analyse thématique consistait donc, dans un premier temps, à réaliser un comptage fréquentiel des apparitions des différentes dimensions de sens, par catégories de sens et par groupe de répondants. L’article distingue les fréquences absolues d’apparition de chaque catégorie dans l’ensemble des interviews (fa : somme de la fréquence d’apparition des unités de sens apparues dans le corpus) et les fréquences relatives d’apparition de chaque catégorie (fr). La fréquence relative est le rapport entre la fréquence absolue des unités de sens affectées dans une catégorie et le total des unités de sens du contenu relatif à un groupe des interviewés. Le calcul de la fréquence relative est utile pour détecter les facteurs clés de motivations et de freins des agriculteurs biologiques et conventionnels.
Les résultats soulignent aussi le rang R de chaque catégorie, le classement étant effectué selon la fréquence d’apparition.
2013. Résultats et discussion
L’analyse de contenu a mis en avant des mobiles internes sous-tendant le comportement socialement responsable des producteurs ainsi que des stratégies de réduction de la dissonance cognitive. Les motivations identifiées sont principalement sociales, économiques, environnementales et expérientielles et sont présentées dans les paragraphes suivants. Au fur et à mesure de ces facteurs dissonants, des stratégies de réduction de la dissonance de la part des deux types d’agriculteurs sont mises en avant. Ensuite, une analyse comparative souligne les écarts entre les deux types d’agriculture et est suivie par une identification de trois facteurs externes qui justifient le choix de l’agriculteur réduisant sa dissonance. Ces justificatifs externes sont relatifs à l’environnement institutionnel, à un savoir-faire et à un type d’exploitation hérités et aux attentes et soutien de l’entourage.
3.1. Des facteurs motivationnels
3.1.1. Des motivations sociales
Pour les agriculteurs bio, la dimension sociale est très évoquée dans le corpus avant même la dimension économique (fa = 35,1 %). L’avenir (fa = 9,3 %) et la sécurité sanitaire (fa = 9,8 %) sont les attributs les plus évoqués dans cette dimension suivis par le bien-être collectif (fa = 8,8 %) et la qualité et le goût des aliments bio (fa = 7,2 %).
L’avenir des générations futures semble important, en effet, pour les répondants agriculteurs biologiques qui souhaitent établir une culture d’alimentation saine et respectueuse de toutes les composantes du cycle biologique :
Une agriculture saine sans produits chimiques ne provoque pas de maladies telles que le cancer.
Les techniques biologiques garantissent des aliments de haute qualité nutritionnelle et qui gardent le goût authentique des aliments.
Des raisons sociales sont nettement plus prononcées que des raisons purement individualistes puisque ces agriculteurs sont plus concernés 202par le risque sanitaire ou encore les problématiques sociales qu’avec le risque économique :
Je travaille dans un contexte de fortes contraintes budgétaires mais, heureusement, la quête du sens dans mon travail, le plaisir de développer une agriculture saine et humaine assurent mon équilibre interne et apaisent mon inquiétude.
Quant aux agriculteurs conventionnels, la dimension sociale occupe la deuxième place des dimensions les plus évoquées avec un fa = 15,9 %. Similairement à l’AB, le corpus des agriculteurs conventionnels fait apparaître les quatre attributs identifiés précédemment : le bien-être collectif (fa = 8,2 %), la qualité de dégustation (fa = 3,8 %), la sécurité sanitaire (fa = 3,3 %) et l’avenir (avec un fa = 0,5 %). Toutefois, les résultats montrent que ces attributs sont seulement admis par les agriculteurs conventionnels. Certains reconnaissent les conséquences néfastes des traitements chimiques sur la santé. Pourtant, ils continuent leurs pratiques :
Ce que l’on mange est de plus en plus chimique. Aujourd’hui, il y a une prépondérance de cancers et d’Alzheimer, dans le monde
Un autre agriculteur exprime son inquiétude pour la suffisance alimentaire :
Un jour ou l’autre, il n’y aura pas assez de blé pour nourrir tout le monde.
Cette contradiction entre les connaissances et les comportements forme chez l’agriculteur conventionnel une dissonance qui le met dans un état d’inconfort psychologique. Pour y remédier, les agriculteurs conventionnels réduisent l’importance de leurs valeurs environnementales et sociales en comparaison des valeurs économiques qui sont importantes pour eux. Par ailleurs, ils tissent des liens avec des agriculteurs qui pratiquent le même mode de production agricole. Le comportement dissonant est comparé aux comportements des autres et dilué dans la somme des effets collectifs (Séré de Lanauze et Siadou-Martin, 2016). L’utilisation du « nous » en témoigne :
Je ne suis pas le seul agriculteur conventionnel… Pour nous, les agriculteurs, notre travail est de nourrir les gens, c’est une préoccupation collective et c’est noble comme métier.
203Ces agriculteurs établissent également un réseau de relations avec la communauté locale en s’engageant dans des initiatives collectives et des associations locales, cela dans le but de compenser le mode de production non socialement responsable et d’apaiser leur inconfort.
En somme, les agriculteurs conventionnels réduisent la dissonance en augmentant le poids des informations consonantes, en se focalisant sur les bénéfices de l’AC (stratégie de renforcement) et en évitant les informations à connotations menaçantes (McDonald et al., 2015).
3.1.2. Des motivations économiques
Pour les agriculteurs bio, la rentabilité et les coûts de production sont les premiers attributs évoqués comme freins à l’adoption de l’AB. En effet, les répondants affirment que l’AB n’est pas rentable bien que les prix de vente des aliments bio soient plus élevés que ceux des aliments conventionnels. Le discours des agriculteurs biologiques interrogés révèle aussi que, bien que les coûts d’achat des pesticides et des produits phytosanitaires soient faibles, les coûts de production restent très élevés à cause d’une main-d’œuvre insuffisante réticente aux conditions de travail (charge de travail, emploi saisonnier et donc instable, travaux manuels, bouleversements récents connus par le pays). De plus, vu sa rareté, les agriculteurs biologiques sont obligés d’accepter les conditions fixées par la main-d’œuvre.
Les interviewés ajoutent que les coûts de l’AB sont immédiats alors que les bénéfices ne seront obtenus que dans le futur, une fois que la labellisation sera obtenue et qu’elle pourra être valorisée sur le marché. En conséquence, les répondants surévaluent souvent les pertes immédiates et sous-valorisent les gains futurs mêmes s’ils sont importants. Cette incohérence temporelle réduit le bien-être et génère un état d’inconfort :
Je travaille dans un contexte de fortes contraintes budgétaires : des moments pauvre et d’autres riche…
Les agriculteurs sont souvent plus sensibles à la baisse des rendements qu’à l’évolution des revenus. […] Même si la réduction des dépenses d’intrants peut compenser une baisse de rendements, je sens que j’ai subi une perte plus importante que le gain retiré ce qui induit mon état d’inconfort.
Dans ce sens, le rendement et les coûts d’opportunité sont parmi les attributs les plus évoqués par les exploitants agricoles biologiques avec fa rendement = 8,8 % et fa coûts d’opportunité = 7,8 %.
204Le rendement de l’AB est très faible et incertain par rapport au rendement de l’AC dû à la non-utilisation des intrants chimiques qui sont à l’origine du rendement élevé de l’AC. Cependant, les agriculteurs biologiques précisent que ces coûts d’opportunité sont compensés par la certification bio reconnue à l’international qui permet d’affronter les marchés étrangers.
De l’autre côté, la dimension économique représente le facteur qui motive le plus l’agriculture conventionnelle (AC) avec un total de fa = 61,3 %. Elle traduit l’attention que les agriculteurs conventionnels portent à la rentabilité, au rendement et aussi aux coûts de production et d’opportunité.
Les coûts de production sont l’attribut le plus évoqué dans le corpus avec fa = 21,5 %. Les agriculteurs se plaignent de l’AC car elle est devenue coûteuse et elle nécessite beaucoup de produits chimiques et de matériels qui sont très chers. De plus, comme le souligne un interviewé, « la main-d’œuvre est très coûteuse ».Les agriculteurs cherchent à compenser leurs efforts par une récolte satisfaisante en produits de bon calibre. L’augmentation des dépenses d’intrants est compensée par une augmentation de rendements.
Les coûts d’opportunité constituent l’attribut le moins évoqué dans la dimension économique (fa = 9,4 %). Ce mode de production agricole permet, contrairement à l’AB, d’offrir une récolte tout au long de l’année avec des calibres élevés en grandes quantités :
L’utilisation des produits chimiques me permet d’assurer tous les types et les variétés des aliments agricoles tout au long de l’année.
Un changement vers les pratiques plus socialement responsables ne peut pas se faire sans subir une perte… Pour adopter un nouveau cahier des charges, des surcoûts et des manques à gagner s’imposent.
Les AC sont extrinsèquement motivés par la compensation monétaire :
Malgré le contact des pesticides ce travail assure ma survie. C’est mon destin…
Pour eux, l’AB doit être une passion et non pas une activité principale de survie. L’explication causale de cette affirmation prend la forme d’une stratégie de rationalisation cognitive où les AC adaptent leurs attitudes aux problématiques (Van Dam et al., 2010 ; McDonald et al., 2015). Cette préoccupation liée à la rentabilité trouve sa source dans des motivations 205purement individualistes. Dans cette perspective, les motivations économiques semblent davantage être en amont d’une forme de motivation socialement responsable. La contrainte budgétaire et la complexité perçue qu’exige l’engagement dans une démarche de conversion vers l’AB constituent un frein à la mobilisation d’un comportement socialement responsable et génèrent une tendance à reporter la décision de la conversion vers l’AB de la part des producteurs conventionnels, en dépit de l’intention de transition chez certains.
3.1.3. Des motivations écologiques
Le discours des interviewés AB a révélé quatre types de mobiles écologiques : la régulation du cycle biologique (1), le développement des produits de terroir (2), le respect des plantes et des animaux (3) et enfin les conditions climatiques (4).
1. La régulation du cycle biologique : la motivation de maintenir la richesse et l’équilibre naturel du cycle biologique apparait comme une motivation profonde pour reconstruire ce qui a été détruit par les techniques de l’AC :
J’insiste à supprimer les produits chimiques qui brulent le sol et dénaturent la faune afin de restituer la productivité du sol.
2. Le développement des variétés locales : à la différence des agriculteurs conventionnels, les agriculteurs biologiques valorisent la richesse naturelle et culturelle du pays et cherchent à la maintenir par l’implantation de produits de terroir. Un des répondants agricoles en témoigne :
J’implante des variétés comme le Nessri qui est une plante noble d’origine andalouse.
3. Le respect de la nature : les agriculteurs biologiques maîtrisent des techniques culturales prenant en compte des principes éthiques aussi bien qu’écologiques. Ils respectent les besoins particuliers de chaque espèce animale élevée. Ils n’utilisent pas non plus d’antibiotiques dangereux pour l’animal :
L’AB m’a permis d’acquérir de nouvelles connaissances comme soigner les animaux par les plantes ou encore l’autoproduction de semences.
2064. Les conditions climatiques : la production biologique est très dépendante des conditions climatiques en termes de quantité et de qualité. La menace des changements climatiques qui caractérise le pays n’a toutefois pas empêché certains agriculteurs d’adopter l’AB et de s’y adapter :
Bien que pleinement conscients que les aléas climatiques sont difficilement gommés à l’échelle de l’exploitation générant ainsi une situation d’instabilité de production et de rendement, nous resterons engagés aux pratiques bio auxquelles nous croyons fortement.
L’agriculteur cité ajoute que l’AB n’est pas seulement bénéfique à la santé humaine mais « peut agir aussi en tant qu’atout de lutte contre les perturbations climatiques et limiter amplement la problématique du réchauffement climatique ».
Pour les conventionnels, cette dimension occupe le dernier rang avec fa = 9,9 %. Les agriculteurs conventionnels ne s’intéressent qu’à deux attributs : l’attribut des conditions climatiques avec fa = 6,6 % et la régulation du cycle biologique avec fa = 2,2 %. Un des répondants déclare :
Je continue à pratiquer l’AC pour faire face aux conditions climatiques qui affectent ma récolte.
Les producteurs accentuent cet aspect positif de l’AC pour rétablir la cohérence entre action et attitude.
Certains agriculteurs conventionnels reconnaissent l’impact de leurs activités sur l’environnement, mais le banalisent. Ils optent pour le déni et l’inaction. D’autres encore considèrent que les croyances communes concernant l’avantage environnemental de l’AB aux dépens de l’AC sont exagérées et ne méritent pas en conséquence que leur comportement soit modifié. C’est la stratégie de trivialisation (Séré de Lanauze et Siadou-Martin, 2016). Les agriculteurs conventionnels expriment franchement le refus de s’engager dans l’AB car, à leurs yeux, la différence des impacts environnementaux des deux systèmes d’exploitation agricole n’est pas fondée.
3.1.4. Des motivations expérientielles
Les agriculteurs biologiques expriment leur intérêt affectif pour l’AB en mettant l’accent sur deux sous-dimensions particulières, à savoir la 207nostalgie (fa =3,6 %) et la passion (fa = 9,8 %). Certains répondants avouent en effet la nostalgie du bon vieux temps de l’enfance…
J’ai pu retrouver les goûts des produits de nos grands-parents.
Une sorte de révolte contre l’abandon des activités des ancêtres et des coutumes les pousse à investir dans le secteur.
D’autres expriment leur passion pour l’agriculture :
L’agriculture est ma vie, je ne me vois pas dans un autre domaine d’activité. […] J’ai fait des études en commerce et pourtant j’ai choisi l’agriculture comme activité professionnelle.
Un autre répondant révèle qu’il a mené un projet d’agriculture uniquement par amour des abeilles. Cette passion pousse les agriculteurs à améliorer leurs compétences dans le domaine pour acquérir de nouvelles techniques et améliorer leur savoir-faire.
Tandis que les aspects environnemental et social s’apparentent à des motivations extrinsèques, cet aspect est perçu comme motivation intrinsèque, impliquant une évaluation sensorielle de leur activité qui incarnerait une « image symbolique » évaluée positivement :
À travers ce travail, je vois la sensualité de la nature.
La recherche de sens dans la production plonge l’agriculteur biologique dans un état de flow avec le ressenti des émotions sensorielles (Van Dam et Nizet, 2015). En d’autres termes, le vécu expérientiel résorbe les tensions et les conflits internes liés à l’aspect économique et climatique de ce mode de production.
Pour les conventionnels, la dimension expérientielle occupe le troisième rang des dimensions émergeantes avec fa = 13,2 %. Cette dimension est reflétée par deux facteurs intrinsèques : la nostalgie (fa = 4,4 %) et la passion (fa = 8,8 %). Certains répondants déclarent en effet leur nostalgie du bon vieux temps de l’enfance pour un métier hérité des parents et des grands-parents :
Ça me rappelle mon enfance.
Ainsi, la pratique de l’AC ranime des souvenirs personnels liés à la famille et permet de revivre son passé.
208Outre la nostalgie, les entretiens mettent l’accent sur la passion :
Ce qui m’attache à l’AC, c’est la passion et l’amour des activités agricoles. […] Être en contact avec la terre et les arbres est mon travail… J’ai envie de rester comme ça : je ne veux pas changer et je pense que la gravité des pesticides sur la santé n’est pas assez alarmante comme communément critiqué.
3.2. Analyse des écarts des motivations
des agriculteurs (biologiques et conventionnels)
D’après le tableau 1 (en annexe) et la figure 1, les motivations économiques rivalisent fortement avec les motivations sociales, distinguant ainsi les deux formes d’agricultures :
Je ne vois pas pourquoi migrer vers un mode de production où la charge de travail est plus importante et la productivité est inférieure.
Ce type de réaction est lié à la préférence des agriculteurs conventionnels pour les informations en consonance avec leurs attitudes. Ils retiennent les éléments positifs de l’AC et les caractéristiques négatives de l’AB
Fig. 1 – Analyse comparative des motivations
entre l’agriculture biologique et conventionnelle.
Les AC vont même au-delà de ces biais sélectifs et cherchent à réinterpréter et modifier les informations dissonantes afin de les rendre 209consonantes. L’information est donc déformée, tronquée et « tordue » (Séré de Lanauze et Siadou-Martin, 2016). Par exemple, un des agriculteurs avance :
Après tout, les fruits que je produis ne sont pas aussi mauvais que les fruits bio.
La dimension expérientielle est en revanche évoquée de manière similaire par les répondants. Toutefois, les agriculteurs conventionnels ont des besoins beaucoup plus personnels. Ils agissent par simple habitude et leurs émotions sont plus positives, liées à des souvenirs d’enfance. La pratique de l’AC représente, en effet, une sorte d’héritage auquel ils sont attachés. L’AC leur procure un sentiment d’appartenance et de continuité. Les agriculteurs adoptant ce mode traditionnel expriment un rejet conscient et volontaire de tout ce qui les éloigne de leur communauté d’hier. À cause de leur attachement à la transmissibilité des exploitations et des émotions ressenties dans l’exercice de leur métier, les agriculteurs conventionnels rejettent toute information qui pourrait affecter négativement leur attitude vis-à-vis de l’AC. Ils minimisent les conséquences par modification ou décrédibilisation de la source (Dekhili et Achabou, 2016 ; Séré de Lanauze et Siadou-Martin, 2016).
Les émotions liées à l’AB sont, elles, associées à un regret d’une époque révolue. Les agriculteurs biologiques expriment ainsi une amertume pour la perte d’authenticité des produits agricoles et justifient leur activité par le désir continu de contourner un système de production marchand diffusant des produits sans saveur. Très clairement avouée dans leurs propos, cette motivation ressort comme une auto-gratification. Par ailleurs, les émotions ressenties par les agriculteurs biologiques dans le contact avec la nature vont de pair avec des émotions d’accomplissement et de défi ; elles diffèrent de celles que ressentent les agriculteurs conventionnels à propos de leur sphère d’activité professionnelle.
La comparaison de la dimension écologique rend bien compte de la divergence écologique entre l’AB et l’AC, en termes de fertilité du sol et de régulation du cycle biologique. Face à ces critiques environnementales de l’AC et pour réduire cette source de tension, les AC continuent à croire que, sans devoir quitter le système, on peut prendre des mesures telles que le recours aux méthodes alternatives : rotations, assolements, 210travail du sol sans labour, diversité des cultures, etc. La rationalisation cognitive est donc bien mise en place par la plupart de nos interviewés. Un traitement défensif de fatalisme et de rejet est adopté par les agriculteurs conventionnels qui affirment qu’un changement vers l’AB n’est pas la solution étant donné que d’autres secteurs d’activité sont plus nocifs à l’environnement et à la planète en général. On retrouve ici aussi la trivialisation comme stratégie (Dekhili et Achabou, 2016 ; Séré de Lanauze et Siadou-Martin, 2016). À la différence des agriculteurs conventionnels, pour les agriculteurs biologiques, l’identité territoriale passe avant tout et se manifeste par la production de variétés de territoires qui représentent l’histoire, la richesse naturelle et culturelle du pays.
Une autre différence remarquable au niveau des motivations des deux modes d’agriculture est liée aux conditions climatiques. Le climat du pays menace l’AB car il affecte considérablement la qualité, la quantité et la survie des récoltes et augmente les coûts de transaction du secteur biologique. Cet attribut oriente les agriculteurs vers l’AC puisque ses techniques s’adaptent à tous les changements climatiques. Les conditions climatiques sont à l’origine d’une dissonance cognitive liée à la nature économique et écologique de l’AB. En d’autres termes, la non-récompense des efforts des agriculteurs et la non-conformité de leurs attentes relatives aux coûts d’opportunité, au rendement, à la rentabilité et aux coûts de production génèrent ce contraste psychologique (Festinger, 1957).
3.3. Des facteurs externes justificatifs
du comportement adopté
3.3.1. Absence d’incitations institutionnelles
Un des résultats récurrents dans les verbatim des répondants est l’absence de dispositifs technico-économiques incitatifs publics et privés de l’AB (crédits, subventions, vulgarisation, prix spécifiques bio). Les résultats montrent que cette lassitude institutionnelle réduit le sentiment d’inconfort chez l’agriculteur puisqu’elle représente une justification de l’adoption de l’AC :
Même si je m’intéresse au domaine de l’AB, les procédures administratives très rigides et coûteuses me font fuir.
211Le choix semble justifié par le fait que les pouvoirs publics, porteurs par essence de la « responsabilité sociale », ne s’engagent pas politiquement dans le bio. Dans le même sens, les agriculteurs biologiques confirment ces contraintes d’incitation fiscale et le manque de soutien et d’accompagnement des politiques publiques à l’AB :
Les procédures administratives sont lourdes et la politique d’endettement décourage les entrepreneurs. Il faut inciter les petits agriculteurs avec des taux d’intérêts raisonnables.
3.3.2. Un savoir-faire et un type d ’ exploitation hérités
Le savoir-faire des méthodes conventionnelles permet de se sentir compétent et efficace dans son domaine. En conséquence, les agriculteurs traditionnels maintiennent ce mode de production et refusent de passer à un autre mode qu’ils ne maîtrisent pas. Un des agriculteurs avoue :
Je suis habitué à l’AC et à ses techniques.
Pour réussir leurs projets agricoles, les agriculteurs biologiques ont, cependant, accepté le changement et ont même fait des efforts pour améliorer leurs compétences dans le domaine. De plus, les répondants justifient leur pratique de l’AC par le fait qu’ils sont héritiers de l’activité. Certains se justifient par un manque de connaissances à propos de l’AB, lié à leur faible niveau d’éducation :
Je suis le seul héritier, j’ai acquis ce métier de mon père et mon grand-père, c’est ce qui a fait mon choix… Je travaillais beaucoup avec lui depuis mon enfance et j’ai tout appris sur l’AC…
Je suis le fils d’un agriculteur, l’héritier d’une culture de métier avec une charge de travail pénible. Je n’ai pas choisi, je dois accepter ces contraintes.
Une autre contrainte externe tient au type d’exploitation :
Notre activité porte sur des variétés fragiles qui ne peuvent résister aux conditions climatiques du pays. D’où la nécessité de l’utilisation des produits chimiques. D’autres plantes comme les oliviers font partie des variétés robustes qui résistent aux conditions climatiques du pays sans besoin de produits chimiques.
2123.3.3. Influence de l’entourage
L’entourage de l’exploitant est une autre source de justification externe du comportement adopté et de réduction de la dissonance. Les exploitants se trouvent au centre d’un réseau d’attentes et de rapports de forces qui contraint leurs modes de production.
Des interviewés adoptant l’AC justifient leur choix d’activité par des contraintes familiales mettant la responsabilité de ce choix sur les proches de la famille. Ce transfert de responsabilité à autrui délivre de l’inconfort lié aux pratiques dissonantes.
De l’autre côté, l’influence de l’entourage semble un facteur motivant pour les agriculteurs biologiques :
À chaque fois, je m’échappe à mes remords et je m’en sors grâce à un coup de pouce de la part de mes proches et surtout de ma femme.
J’ai réalisé le rêve de mon vieux père, il me suffit de voir la joie dans ses yeux et j’oublie tout malaise… Dans le temps, mon père n’a pas réussi à se détourner des pratiques conventionnelles malgré l’incident qu’il a eu à cause de l’usage de produits phytosanitaires chimiques.
Selon les agriculteurs biologiques, la force des réseaux sociaux accélère la dynamique d’engagement grâce à l’échange d’information et de conseils et facilite l’accès aux compétences requise. Le réseau permet même de construire une norme locale. À titre d’illustration, un répondant avance :
Avant de me convertir au bio, j’ai repoussé constamment mon adoption à plus tard ; après, j’ai dépassé ma peur en me ressourçant auprès de mes voisins ayant adopté l’AB, ils ne m’ont pas laissé me décourager par les difficultés rencontrées. Ce n’est pas nouveau cette cohésion, c’est toute une culture et une éducation de ce village qui cherche une bonne qualité nutritive assurant une bonne santé à tous.
213Conclusion
L’objectif de ce papier était d’explorer les facteurs qui influencent l’engagement des agriculteurs tunisiens dans une démarche pro-environnementale. Premièrement, les résultats ont mis en valeur des motivations intrinsèques et extrinsèques portant sur des motivations sociales, économiques, écologiques et expérientielles. Deuxièmement, ils ont souligné des facteurs dissonants et des stratégies de réduction de la dissonance de la part des deux types d’agriculteurs. Conformément à la littérature (Dekhili et Achabou, 2016 ; McDonald et al., 2015 ; Séré de Lanauze et Siadou-Martin 2016 ; Van Dam et al., 2010 et 2015), ces mécanismes de réduction de la dissonance se réfèrent à la stratégie d’exposition sélective de l’information (par ex. minimiser les dangers induits par l’AC en faisant ressortir ses aspects positifs), à la stratégie de distorsion sélective (par ex. une remise en question de l’exemplarité des produits AB) et au report de la décision de transition vers l’AB. Troisièmement, les résultats ont mis en évidence le rôle de la justification externe du comportement dans la neutralisation de l’inconfort lié aux comportements dissonants. Certaines de ces justifications sont des pressions liées à l’agriculteur lui-même et aux contraintes qui pèsent sur sa situation personnelle. D’autres proviennent de son entourage direct (famille, enfants, amis, collègues), mais aussi des institutions, à travers la fiscalité ou la réglementation.
D’un point de vue théorique, la plupart des recherches antérieures ont porté sur le comportement pro-environnemental du consommateur. Cette recherche est parmi les premières recherches qui se positionnent du côté du producteur. Par ailleurs, outre les trois aspects du développement durable identifiés par la littérature, la recherche en ajoute une autre, cette fois de nature expérientielle. La mobilisation de la dissonance cognitive est aussi une piste novatrice pour appréhender le secteur.
D’un point de vue managérial, cette recherche explique les facteurs de blocage et les leviers facilitant l’adoption de l’AB offrant des pistes intéressantes pour élaborer des campagnes de sensibilisation plus efficaces. Connaitre les facteurs de motivation ou d’inhibition aidera non seulement les agriculteurs engagés mais aussi l’État à favoriser le secteur biologique.
214Tout d’abord, cette recherche veut attirer l’attention des décideurs sur le fait que l’adoption de l’AB n’est pas seulement tributaire du marché mais aussi des motivations des producteurs. Une comparaison des récompenses liées à l’AC et des sanctions liées à l’AB encouragerait le maintien du mode conventionnel. L’État peut alors perforer le filtre perceptuel de ces agriculteurs. Il peut vanter les promesses de récompenses liées à l’AB et les convaincre des dangers et sanctions liées à l’AC. De plus, il peut engager des programmes sociaux pour minimiser les incertitudes de l’AB. Les résultats recommandent dans ce sens de stimuler une dissonance forte chez les agriculteurs conventionnels pour abandonner leur mode de production et réduire la dissonance chez les agriculteurs biologiques en minimisant la récompense de l’AC ou la punition de l’AB. Des campagnes de communication pourraient mettre en avant les pertes liées à la non-adoption de l’AB plutôt que les gains liés à son adoption.
Par ailleurs, il serait utile de faciliter la conversion en en allégeant les coûts et en en réduisant les complications, tout cela dans le but de limiter la stratégie de défense visant à diminuer la valeur de l’option rejetée (AB). Il serait nécessaire aussi de répondre aux motivations intrinsèques en proposant des incitations morales, éthiques et sociales, et aux motivations extrinsèques en infligeant des sanctions. Une communication sur les risques et dangers serait intéressante pour pallier les biais cognitifs et développer une dissonance cognitive chez les AC.
Les résultats montrent également que les agriculteurs biologiques et les agriculteurs conventionnels partagent leurs inquiétudes à l’égard de la crédibilité des mesures de régulation. Les agriculteurs ne refuseraient pas ces mesures à condition d’y participer. Il serait donc intéressant de considérer les agriculteurs comme parties prenantes en les impliquant dans une démarche participative via des associations environnementales, des chambres d’agriculture ou des collectivités territoriales. Des mesures collectives peuvent ainsi valoriser la conformité à la norme sociale et l’engagement collectif à l’AB dans un processus agro-environnemental à l’échelle d’un territoire. L’État peut opter pour des incitations monétaires, au-delà des compensations des surcoûts et des manques à gagner, et concentrer les efforts sur les registres émotionnel et sensoriel. En somme, il serait bénéfique de sortir d’une logique adaptative et d’une vision normative (efficacité technique et économique) pour aller vers des modes de pensée qui intègrent les valeurs.
215Enfin, des stratégies de communication valorisant la bonne qualité gustative et sanitaire des produits de l’AB, l’identité territoriale et le développement local, renforceraient les cognitions concordantes avec les comportements des agriculteurs biologiques et provoqueraient l’inconfort psychologique chez les agriculteurs conventionnels. Les preneurs de décisions sont donc appelés à mettre en avant des arguments en lien avec la structure des motivations des producteurs sur les plans économique, social, émotionnel et environnemental.
Comme pour toute recherche, certaines limites peuvent être soulevées. D’abord, ce travail ne valide que d’une manière qualitative et exploratoire les déterminants de l’AB. Les recherches futures peuvent étendre l’étude en considérant dans ce sens les régions et les filières de l’AB, ainsi que les surfaces et systèmes de production. Les recherches futures peuvent aussi développer une échelle de mesure des motivations pour tester l’impact sur l’engagement et étudier le processus du comportement pro-environnemental. Cet axe de recherche nécessiterait des études longitudinales. Enfin, l’étude s’est concentrée sur les agriculteurs tunisiens. Les recherches futures peuvent explorer les motivations dans des contextes culturels différents.
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Vidal C., Marquer P., 2002, Vers une agriculture européenne durable : outils et méthode, Dijon, Éducagri.
218Annexe
Tab. 1 – Écarts des fréquences absolues d’apparition des motivations.
Dimension économique |
Dimension sociale |
Dimension écologique |
Dimension expérientielle |
|||||||||||
Attributs |
Coûts d ’ opportunité |
Rendement |
Rentabilité |
Coûts de production |
Bien-être collectif |
Sécurité sanitaire |
Qualité et goût |
Avenir |
Conditions climatiques |
Régulation de cycle biologique |
Développement des produits de territoire |
Respect des plantes et des animaux |
Nostalgie |
Passion |
fa (%) ABi |
7,8 |
8,8 |
7,2 |
5,7 |
8,8 |
9,8 |
7,2 |
9,3 |
3,6 |
9,3 |
5,18 |
3,6 |
3,6 |
9,8 |
fa (%) ACii |
9,4 |
13,25 |
17,12 |
21,54 |
8,28 |
3,31 |
3,86 |
0,53 |
6,63 |
2,2 |
0 |
1,1 |
4,41 |
8,83 |
Écart |
-1,6 |
-4,45 |
-9,92 |
-15,84 |
0,52 |
6,49 |
3,34 |
8,77 |
-3,03 |
7,1 |
5,18 |
2,5 |
-0,81 |
0,97 |
i. Agriculteur biologique.
ii. Agriculteur conventionnel.
- CLIL theme: 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN: 978-2-406-08722-9
- EAN: 9782406087229
- ISSN: 2555-0411
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08722-9.p.0193
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-10-2018
- Periodicity: Annual
- Language: French
- Keyword: Pro-environmental approach, biological agriculture, drivers, sustainable development, qualitative research, cognitive dissonance