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Classiques Garnier

Exploring the drivers of Tunisian farmers’ pro-environmental behaviors

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Systèmes alimentaires / Food Systems
    2018, n° 3
    . varia
  • Authors: Mjahed (Samiha), Ben Yahia-Boumaiza (Imene)
  • Abstract: Three decades after the Brundtland report which popularized the concept of sustainable development, pro-environmental behaviors in agriculture are still undeveloped. Findings from the analysis of in-depth interviews with organic and conventional Tunisian farmers distinguish various motivations and strategies for reducing cognitive dissonance for both types of farmers. After a gap analysis of their motivations, external justifications for the adopted behaviors are identified.
  • Pages: 193 to 218
  • Journal: Food systems
  • CLIL theme: 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
  • EAN: 9782406087229
  • ISBN: 978-2-406-08722-9
  • ISSN: 2555-0411
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08722-9.p.0193
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 12-10-2018
  • Periodicity: Annual
  • Language: French
  • Keyword: Pro-environmental approach, biological agriculture, drivers, sustainable development, qualitative research, cognitive dissonance
193

Explorer les déterminants
des comportements
pro-environnementaux
des agriculteurs tunisiens

Samiha Mjahed

College of Business Administration, King Saud University, Riyadh

Labo ARBRE (Université de Tunis)

Imene Ben Yahia

École supérieure de commerce
de Tunis

Labo ARBRE (Université de Tunis)

Introduction

Face à la dégradation de lenvironnement, à la rareté des ressources naturelles et aux problèmes de sécurité alimentaire, la remise en cause des modèles dominants de production agricole, basés sur lutilisation intensive dintrants chimiques, a fait émerger de nouveaux modèles de production plus écologiques, comme lagriculture biologique (AB). LAB sappuie sur une vision écosystémique, pour que les générations actuelles et à venir puissent vivre dans des conditions sociales, économiques et environnementales convenables. Elle interdit toute utilisation de produits chimiques de synthèse et diminue fortement ainsi les risques environnementaux liés aux intrants. Par conséquent, lAB vise à préserver lenvironnement, à mieux valoriser les ressources naturelles 194et à maintenir la fertilité naturelle du sol (Bihannic et Michel-Guillou, 2011 ; Michel-Guillou, 2012).

La Tunisie est classée deuxième exportateur de produits biologiques en Afrique (soit un revenu de 345 millions de dinars). Ces performances sont dabord une conséquence des opportunités commerciales du marché européen, de la reconnaissance du label bio à létranger et des conventions établies par la république tunisienne et lEurope. En 1999, la transition du conventionnel au biologique a été régulée grâce à lélaboration dune loi fixant le système de contrôle et de certification du secteur AB ainsi que ses règles de production, de préparation et de commercialisation. Les efforts déployés par lÉtat ont été renforcés par la suite par une infrastructure technique et des recherches innovantes sur le secteur, ce qui a favorisé ladoption dune attitude eco-friendly et dune philosophie de permaculture parmi les jeunes agro-entrepreneurs.

Malgré ses efforts pour favoriser le secteur, la Tunisie peine à motiver ses agriculteurs pour quils sengagent dans le développement durable. Depuis son plan dactions de 1991, la Tunisie na cessé de déployer des incitations fiscales, financières et réglementaires. Certes, le nombre dagriculteurs biologiques est passé de 481 opérateurs en 2002 à 3 300 en 20141 qui produisent de lhuile dolive, des dattes, des plantes aromatiques et médicinales, des fruits et légumes. Leur nombre reste toutefois restreint par rapport à lagriculture intensive.

Par ailleurs, selon le Centre technique de lagriculture biologique, les surfaces dédiées à la culture biologiques ont diminué (plus de 400 000 ha en 2010 à seulement 197 000 ha en 2015) et la production végétale biologique a connu une dégradation de 175 000 tonnes entre 2011 et 2014. Beaucoup de travail reste alors à faire pour développer le secteur, surtout que le gouvernement tunisien sest engagé à mettre en place, avant 2020, une stratégie qui vise la préservation de lespace rural, de la santé humaine et animale2.

Dans ce cadre, cette recherche vise à mettre en avant les facteurs qui déterminent lengagement des agriculteurs tunisiens dans une démarche pro-environnementale. Son originalité réside dans le fait quelle prend 195en compte non seulement des agriculteurs conventionnels mais aussi des agriculteurs biologiques qui ont déjà entamé lexpérience. Les résultats serviront de guide pour trouver des pistes pour aider les décideurs à concevoir et à mettre en œuvre les moyens daccompagnement des changements comportementaux vers un modèle agroécologique.

Trois parties composent ce papier. La revue de la littérature commence par un aperçu sur lémergence et le développement de lAB et mobilise ensuite la théorie de la dissonance cognitive pour appréhender le comportement pro-environnemental. La seconde partie détaille létude qualitative basée sur 12 entretiens semi-directifs avec des agriculteurs biologiques et conventionnels tunisiens. Enfin, les résultats sont étayés et discutés. La conclusion présente les implications théoriques et managériales et propose des voies de recherches futures.

1. Revue de littérature

1.1. Émergence et développement
de l
agriculture biologique

Depuis le début de la révolution industrielle, les progrès scientifiques et laugmentation du besoin dalimentation chez des populations en croissance rapide ont renforcé la productivité et lindustrialisation de lagriculture, favorisant ainsi le passage de sociétés à dominante agricole et artisanale à des sociétés commerciales et industrielles (Reijntjes, Haverkort et Waters-Bayer, 1995).

Lagriculture industrialisée est une agriculture productive qui découle dune approche libérale doptimisation de la rentabilité des moyens de production afin dassurer des rendements élevés et des excédents orientés vers lexportation. En revanche, elle a des impacts dangereux sur la biodiversité puisquune telle production nécessite lutilisation massive de techniques sophistiquées (grandes machines agricoles, engrais artificiels, pesticides et cultures génétiquement modifiées…). À titre dillustration, les mauvaises pratiques agricoles conventionnelles engendrent lérosion et la dégradation du sol, la pollution de leau et des écosystèmes terrestres à cause des engrais azotés utilisés. En outre, lagriculture industrialisée peut 196causer à lêtre humain des maladies dues aux pesticides et à lutilisation dantibiotiques dans lélevage (Vidal et Marquer, 2002).

Lagriculture durable consiste, selon le comité de consultation technique du groupe consultatif pour la recherche agricole internationale (CCT/GCRAI 1988), à « gérer de manière efficace les ressources utilisables par lagriculture dans le but de satisfaire les besoins changeants de lêtre humain, tout en veillant au maintien voire à lamélioration de la qualité de lenvironnement ainsi quà la préservation des ressources naturelles » (Reijntjes, Haverkort et Waters-Bayer, 1995, p. 21).

La consolidation de lAB dans les années 80 est considérée comme un véritable départ pour lagriculture durable. Elle est définie comme un système de production écologique qui favorise et améliore la biodiversité, les cycles biologiques et lactivité biologique du sol. Elle est basée sur une utilisation minimale des intrants ne provenant pas de lexploitation agricole et sur les pratiques de gestion qui rétablissent, maintiennent et améliorent lharmonie écologique. Selon le Conseil national des standards organiques (NOSB de lUSDA), lobjectif principal de lAB est doptimiser la santé et la productivité des communautés interdépendantes (vie du sol, plantes, animaux et hommes). Elle est basée sur un ensemble de principes tels que la préservation de lenvironnement naturel par linterdiction de lutilisation de produits synthétiques et dorganismes génétiquement modifiés, le respect de lanimal, le maintien de la fertilité des sols à long terme, la favorisation de la prévention et lobservation et la production dune alimentation naturelle.

LAB doit son origine à trois grands courants de pensées : Premièrement, lAB dynamique apparue en Allemagne en 1924 grâce au philosophe Rudolf Steiner qui pose les principes dune agriculture réconciliant lhomme et la nature. Deuxièmement, lagriculture organique pensée par Albert Howard en Angleterre en 1940. Elle incite à lutilisation des matières organiques compostées afin de conserver la fertilité du sol. Troisièmement, lAB développée en 1945 en Suisse grâce à la collaboration entre le médecin Allemand Hans Peter Rusch et le biologiste Suisse H. Muller qui se sont inspirés des idées de Steiner ; elle propose une approche plus économique de lAB (Cazals et Bélis-Bergouignan, 2009).

197

1.2. Comportement pro-environnemental
et dissonance cognitive

Nombreux sont les travaux de recherches en Science de gestion qui ont examiné lengagement dans le développement durable (Binninger et Nallet, 2009 ; Fiorello et Luu, 2014 ; Michel-Guillou, 2006 ; Ghozzi et Kamoun, 2012 ; Marshall et al., 2005). Cette recherche sappuie sur la théorie de la dissonance cognitive pour comprendre lécart entre comportement et attitude envers lAB.

Selon cette théorie, lindividu cherche à maintenir une harmonie interne au niveau de ses attitudes, ses opinions et ses valeurs. Une incohérence après la prise de décision provoque un état dinconfort psychologique. Selon Festinger (1957), il y a dissonance lorsquil y a des éléments dinformation favorables ou positifs dans lalternative rejetée, ou des éléments défavorables ou négatifs dans lalternative choisie.

Récemment, des recherches ont mobilisé la dissonance cognitive dans le cadre dun comportement pro-environnemental (Dekhili et Achabou, 2016 ; McDonald et al., 2015). Séré de Lanauze et Siadou-Martin (2016) ont montré que, malgré la conscience quils ont des effets néfastes de certains produits sur leur santé et lenvironnement, certains consommateurs ne modifient pas leurs comportements mais adoptent des stratégies de réduction de la dissonance cognitive. Les résultats de la recherche montrent plusieurs stratégies de réduction de la dissonance qui, toutes, visent à accorder attitudes et comportements. Des « stratégies dajout de cognitions consistantes / neutralisation des cognitions dissonantes » consistent à effectuer un travail cognitif sur toute information critique afin den réduire le poids en lévitant (en niant ou en ignorant linformation dissonante), la modifiant ou en décrédibilisant la source. Dans les « stratégies de minimisations des enjeux perçus », lindividu ne change ni son comportement ni son attitude mais seulement sa perception en minimisant limportance de la décision et en dédramatisant les conséquences du comportement.

Quatre stratégies sont distinguées dans ce sens :

lengagement est soumis à une contrainte externe imposée par lentourage et son renforcement est justifié par un bénéficie pour autrui sur lequel le répondant rejette la responsabilité de son comportement problématique : la défense contre attitudinale du comportement (1) ;

198

les critiques sont souvent perçues comme abusives, exagérées et irritantes et, par conséquent, ne méritant pas un changement de comportement : la trivialisation (2) ;

la dissimulation du comportement contestable : lhypocrisie (3) ;

la comparaison à dautres qui ont des comportements encore plus graves et, en conséquence, la banalisation de ses propres actions : la dilution comparative (4).

Les auteurs ajoutent que la récompense ou la promesse de récompense dune part, la contrainte, la sanction ou menace de sanction dautre part, sont les deux modes principaux de justification externe des comportements, pour réduire ou supprimer la dissonance.

Dans la même ligne didées, Benhallam et Amine (2017) montrent quune orientation sociale et éthique du consommateur favorise le sentiment de réalisation morale et personnelle qui a pour avantage de réduire la dissonance cognitive. Van Dam et Nizet (2015), de leur côté, attirent lattention sur la complexité du processus de conversion vers le bio. Leur article met laccent sur les nouvelles contraintes et nouvelles dépendances auxquelles font face les nouveaux acteurs convertis au bio.

La théorie de la dissonance cognitive semble alors être très pertinente pour mieux appréhender les attitudes des agriculteurs conventionnels et biologiques vis-à-vis de leurs activités.

2. Méthodologie de recherche

Lobjectif de la recherche étant de nature exploratoire, notre choix méthodologique est orienté vers une étude qualitative. Après une introduction du sujet de létude, le guide dentretien aborde les freins et les motivations à ladoption de lAB.

La saturation théorique est atteinte au bout du 12e entretien (Jill et al., 2010). Sept entretiens sont conduits auprès dagriculteurs conventionnels et cinq autres auprès dagriculteurs biologiques. Le nombre dentretiens est certes limité mais la profondeur des entretiens a été favorisée aux dépens de la représentativité de léchantillon (Étienne et Hichem, 2000 ; Bardin, 2013).

199

Les entretiens ont duré entre 60 et 90 minutes. Les répondants ont été recrutés en boule de neige assurant une diversité qualitative (Étienne et Hichem, 2000) plutôt quune représentation statistique. Léchantillon des agriculteurs interrogés est diversifié selon plusieurs critères (voir tableaux 1 et 2) : type dexploitation (productions végétales et animales), superficie de lexploitation, âge de lagriculteur, ancienneté dans la filière bio ainsi que la répartition sur le territoire (la localisation). 

Pour lanalyse de contenu (Bardin, 2013), une grille danalyse a été établie pour servir de modèle de codage pour lensemble des entretiens et réaliser une analyse verticale et une analyse horizontale (Étienne et Hichem, 2000). Un double codage entre les auteurs a été réalisé pour sassurer de la fiabilité de cette étape de lanalyse des données (Étienne et Hichem, 2000 ; Bardin, 2013).

Un comptage des fréquences absolues et relatives des facteurs émergeants a été effectué pour chaque dimension, respectivement pour les agriculteurs conventionnels et biologiques. Nous avons aussi effectué une analyse qui tient compte des catégories les plus évoquées pour chaque type dagriculteur ainsi quune mesure des écarts entre les agriculteurs biologiques et conventionnels.

Tab. 1 – Profils des agriculteurs conventionnels.

No

Type dagriculture

Région

Âge

Niveau déducation

Sexe (M/F)

Autre profession

1

Produits maraîchers, fraiseraies et olives

Nabeul (Korba)

39 ans

6e année primaire

M

2

Produits maraîchers, olives

Nabeul (Somaa)

35 ans

aucun

F

3

Olives et citronniers

Nabeul
(Béni Khiar)

59 ans

aucun

M

4

Olives, fraiseraie, produits maraîchers

Nabeul (Korba)

39 ans

5e année secondaire

M

5

Olives, produits maraîchers

Zaghouane

39 ans

aucun

M

6

Élevage de poules pondeuses

Nabeul
(Béni Khiar)

37 ans

Mastère marketing

M

7

Produits maraîchers, olives, blé, élevage de vaches, arbres fruitiers.

Zaghouane

45 ans

universitaire

F

200

Tab. 2 – Profils des agriculteurs biologiques.

No

Type dagriculture

Région

Âge

Niveau déducation

Sexe (M/F)

Autre profession

1

Olives, miel, plantes médicinales

Zaghouane

29 ans

Universitaire

M

Médecin

2

Olives, citronniers, grenadiers

Nabeul

57 ans

Universitaire (mastère en management)

M

Conseiller
en France

3

Poules pondeuses, ail

Mannouba

35 ans

Universitaire (mastère en gestion)

M

_

4

Élevage de vaches et production de produits laitiers

Bizerte

60 ans

Universitaire (ingénieur mécanique)

M

Retraité dune usine de mécanique en Suisse

5

Olives

Sousse

58 ans

Universitaire

M

Directeur du centre de recherche en développement durable

Lanalyse thématique consistait donc, dans un premier temps, à réaliser un comptage fréquentiel des apparitions des différentes dimensions de sens, par catégories de sens et par groupe de répondants. Larticle distingue les fréquences absolues dapparition de chaque catégorie dans lensemble des interviews (fa : somme de la fréquence dapparition des unités de sens apparues dans le corpus) et les fréquences relatives dapparition de chaque catégorie (fr). La fréquence relative est le rapport entre la fréquence absolue des unités de sens affectées dans une catégorie et le total des unités de sens du contenu relatif à un groupe des interviewés. Le calcul de la fréquence relative est utile pour détecter les facteurs clés de motivations et de freins des agriculteurs biologiques et conventionnels.

Les résultats soulignent aussi le rang R de chaque catégorie, le classement étant effectué selon la fréquence dapparition.

201

3. Résultats et discussion

Lanalyse de contenu a mis en avant des mobiles internes sous-tendant le comportement socialement responsable des producteurs ainsi que des stratégies de réduction de la dissonance cognitive. Les motivations identifiées sont principalement sociales, économiques, environnementales et expérientielles et sont présentées dans les paragraphes suivants. Au fur et à mesure de ces facteurs dissonants, des stratégies de réduction de la dissonance de la part des deux types dagriculteurs sont mises en avant. Ensuite, une analyse comparative souligne les écarts entre les deux types dagriculture et est suivie par une identification de trois facteurs externes qui justifient le choix de lagriculteur réduisant sa dissonance. Ces justificatifs externes sont relatifs à lenvironnement institutionnel, à un savoir-faire et à un type dexploitation hérités et aux attentes et soutien de lentourage.

3.1. Des facteurs motivationnels

3.1.1. Des motivations sociales

Pour les agriculteurs bio, la dimension sociale est très évoquée dans le corpus avant même la dimension économique (fa = 35,1 %). Lavenir (fa = 9,3 %) et la sécurité sanitaire (fa = 9,8 %) sont les attributs les plus évoqués dans cette dimension suivis par le bien-être collectif (fa = 8,8 %) et la qualité et le goût des aliments bio (fa = 7,2 %).

Lavenir des générations futures semble important, en effet, pour les répondants agriculteurs biologiques qui souhaitent établir une culture dalimentation saine et respectueuse de toutes les composantes du cycle biologique :

Une agriculture saine sans produits chimiques ne provoque pas de maladies telles que le cancer.

Les techniques biologiques garantissent des aliments de haute qualité nutritionnelle et qui gardent le goût authentique des aliments.

Des raisons sociales sont nettement plus prononcées que des raisons purement individualistes puisque ces agriculteurs sont plus concernés 202par le risque sanitaire ou encore les problématiques sociales quavec le risque économique :

Je travaille dans un contexte de fortes contraintes budgétaires mais, heureusement, la quête du sens dans mon travail, le plaisir de développer une agriculture saine et humaine assurent mon équilibre interne et apaisent mon inquiétude.

Quant aux agriculteurs conventionnels, la dimension sociale occupe la deuxième place des dimensions les plus évoquées avec un fa = 15,9 %. Similairement à lAB, le corpus des agriculteurs conventionnels fait apparaître les quatre attributs identifiés précédemment : le bien-être collectif (fa = 8,2 %), la qualité de dégustation (fa = 3,8 %), la sécurité sanitaire (fa = 3,3 %) et lavenir (avec un fa = 0,5 %). Toutefois, les résultats montrent que ces attributs sont seulement admis par les agriculteurs conventionnels. Certains reconnaissent les conséquences néfastes des traitements chimiques sur la santé. Pourtant, ils continuent leurs pratiques :

Ce que lon mange est de plus en plus chimique. Aujourdhui, il y a une prépondérance de cancers et dAlzheimer, dans le monde

Un autre agriculteur exprime son inquiétude pour la suffisance alimentaire :

Un jour ou lautre, il ny aura pas assez de blé pour nourrir tout le monde.

Cette contradiction entre les connaissances et les comportements forme chez lagriculteur conventionnel une dissonance qui le met dans un état dinconfort psychologique. Pour y remédier, les agriculteurs conventionnels réduisent limportance de leurs valeurs environnementales et sociales en comparaison des valeurs économiques qui sont importantes pour eux. Par ailleurs, ils tissent des liens avec des agriculteurs qui pratiquent le même mode de production agricole. Le comportement dissonant est comparé aux comportements des autres et dilué dans la somme des effets collectifs (Séré de Lanauze et Siadou-Martin, 2016). Lutilisation du « nous » en témoigne :

Je ne suis pas le seul agriculteur conventionnel… Pour nous, les agriculteurs, notre travail est de nourrir les gens, cest une préoccupation collective et cest noble comme métier.

203

Ces agriculteurs établissent également un réseau de relations avec la communauté locale en sengageant dans des initiatives collectives et des associations locales, cela dans le but de compenser le mode de production non socialement responsable et dapaiser leur inconfort.

En somme, les agriculteurs conventionnels réduisent la dissonance en augmentant le poids des informations consonantes, en se focalisant sur les bénéfices de lAC (stratégie de renforcement) et en évitant les informations à connotations menaçantes (McDonald et al., 2015).

3.1.2. Des motivations économiques

Pour les agriculteurs bio, la rentabilité et les coûts de production sont les premiers attributs évoqués comme freins à ladoption de lAB. En effet, les répondants affirment que lAB nest pas rentable bien que les prix de vente des aliments bio soient plus élevés que ceux des aliments conventionnels. Le discours des agriculteurs biologiques interrogés révèle aussi que, bien que les coûts dachat des pesticides et des produits phytosanitaires soient faibles, les coûts de production restent très élevés à cause dune main-dœuvre insuffisante réticente aux conditions de travail (charge de travail, emploi saisonnier et donc instable, travaux manuels, bouleversements récents connus par le pays). De plus, vu sa rareté, les agriculteurs biologiques sont obligés daccepter les conditions fixées par la main-dœuvre.

Les interviewés ajoutent que les coûts de lAB sont immédiats alors que les bénéfices ne seront obtenus que dans le futur, une fois que la labellisation sera obtenue et quelle pourra être valorisée sur le marché. En conséquence, les répondants surévaluent souvent les pertes immédiates et sous-valorisent les gains futurs mêmes sils sont importants. Cette incohérence temporelle réduit le bien-être et génère un état dinconfort :

Je travaille dans un contexte de fortes contraintes budgétaires : des moments pauvre et dautres riche…

Les agriculteurs sont souvent plus sensibles à la baisse des rendements quà lévolution des revenus. [] Même si la réduction des dépenses dintrants peut compenser une baisse de rendements, je sens que jai subi une perte plus importante que le gain retiré ce qui induit mon état dinconfort.

Dans ce sens, le rendement et les coûts dopportunité sont parmi les attributs les plus évoqués par les exploitants agricoles biologiques avec fa rendement = 8,8 % et fa coûts dopportunité = 7,8 %.

204

Le rendement de lAB est très faible et incertain par rapport au rendement de lAC dû à la non-utilisation des intrants chimiques qui sont à lorigine du rendement élevé de lAC. Cependant, les agriculteurs biologiques précisent que ces coûts dopportunité sont compensés par la certification bio reconnue à linternational qui permet daffronter les marchés étrangers.

De lautre côté, la dimension économique représente le facteur qui motive le plus lagriculture conventionnelle (AC) avec un total de fa = 61,3 %. Elle traduit lattention que les agriculteurs conventionnels portent à la rentabilité, au rendement et aussi aux coûts de production et dopportunité.

Les coûts de production sont lattribut le plus évoqué dans le corpus avec fa = 21,5 %. Les agriculteurs se plaignent de lAC car elle est devenue coûteuse et elle nécessite beaucoup de produits chimiques et de matériels qui sont très chers. De plus, comme le souligne un interviewé, « la main-dœuvre est très coûteuse ».Les agriculteurs cherchent à compenser leurs efforts par une récolte satisfaisante en produits de bon calibre. Laugmentation des dépenses dintrants est compensée par une augmentation de rendements.

Les coûts dopportunité constituent lattribut le moins évoqué dans la dimension économique (fa = 9,4 %). Ce mode de production agricole permet, contrairement à lAB, doffrir une récolte tout au long de lannée avec des calibres élevés en grandes quantités :

Lutilisation des produits chimiques me permet dassurer tous les types et les variétés des aliments agricoles tout au long de lannée.

Un changement vers les pratiques plus socialement responsables ne peut pas se faire sans subir une perte… Pour adopter un nouveau cahier des charges, des surcoûts et des manques à gagner simposent.

Les AC sont extrinsèquement motivés par la compensation monétaire :

Malgré le contact des pesticides ce travail assure ma survie. Cest mon destin…

Pour eux, lAB doit être une passion et non pas une activité principale de survie. Lexplication causale de cette affirmation prend la forme dune stratégie de rationalisation cognitive où les AC adaptent leurs attitudes aux problématiques (Van Dam et al., 2010 ; McDonald et al., 2015). Cette préoccupation liée à la rentabilité trouve sa source dans des motivations 205purement individualistes. Dans cette perspective, les motivations économiques semblent davantage être en amont dune forme de motivation socialement responsable. La contrainte budgétaire et la complexité perçue quexige lengagement dans une démarche de conversion vers lAB constituent un frein à la mobilisation dun comportement socialement responsable et génèrent une tendance à reporter la décision de la conversion vers lAB de la part des producteurs conventionnels, en dépit de lintention de transition chez certains.

3.1.3. Des motivations écologiques

Le discours des interviewés AB a révélé quatre types de mobiles écologiques : la régulation du cycle biologique (1), le développement des produits de terroir (2), le respect des plantes et des animaux (3) et enfin les conditions climatiques (4).

1. La régulation du cycle biologique  : la motivation de maintenir la richesse et léquilibre naturel du cycle biologique apparait comme une motivation profonde pour reconstruire ce qui a été détruit par les techniques de lAC :

Jinsiste à supprimer les produits chimiques qui brulent le sol et dénaturent la faune afin de restituer la productivité du sol.

2. Le développement des variétés locales  : à la différence des agriculteurs conventionnels, les agriculteurs biologiques valorisent la richesse naturelle et culturelle du pays et cherchent à la maintenir par limplantation de produits de terroir. Un des répondants agricoles en témoigne :

Jimplante des variétés comme le Nessri qui est une plante noble dorigine andalouse.

3. Le respect de la nature  : les agriculteurs biologiques maîtrisent des techniques culturales prenant en compte des principes éthiques aussi bien quécologiques. Ils respectent les besoins particuliers de chaque espèce animale élevée. Ils nutilisent pas non plus dantibiotiques dangereux pour lanimal :

LAB ma permis dacquérir de nouvelles connaissances comme soigner les animaux par les plantes ou encore lautoproduction de semences.

206

4. Les conditions climatiques  : la production biologique est très dépendante des conditions climatiques en termes de quantité et de qualité. La menace des changements climatiques qui caractérise le pays na toutefois pas empêché certains agriculteurs dadopter lAB et de sy adapter :

Bien que pleinement conscients que les aléas climatiques sont difficilement gommés à léchelle de lexploitation générant ainsi une situation dinstabilité de production et de rendement, nous resterons engagés aux pratiques bio auxquelles nous croyons fortement.

Lagriculteur cité ajoute que lAB nest pas seulement bénéfique à la santé humaine mais « peut agir aussi en tant quatout de lutte contre les perturbations climatiques et limiter amplement la problématique du réchauffement climatique ».

Pour les conventionnels, cette dimension occupe le dernier rang avec fa = 9,9 %. Les agriculteurs conventionnels ne sintéressent quà deux attributs : lattribut des conditions climatiques avec fa = 6,6 % et la régulation du cycle biologique avec fa = 2,2 %. Un des répondants déclare :

Je continue à pratiquer lAC pour faire face aux conditions climatiques qui affectent ma récolte.

Les producteurs accentuent cet aspect positif de lAC pour rétablir la cohérence entre action et attitude.

Certains agriculteurs conventionnels reconnaissent limpact de leurs activités sur lenvironnement, mais le banalisent. Ils optent pour le déni et linaction. Dautres encore considèrent que les croyances communes concernant lavantage environnemental de lAB aux dépens de lAC sont exagérées et ne méritent pas en conséquence que leur comportement soit modifié. Cest la stratégie de trivialisation (Séré de Lanauze et Siadou-Martin, 2016). Les agriculteurs conventionnels expriment franchement le refus de sengager dans lAB car, à leurs yeux, la différence des impacts environnementaux des deux systèmes dexploitation agricole nest pas fondée.

3.1.4. Des motivations expérientielles

Les agriculteurs biologiques expriment leur intérêt affectif pour lAB en mettant laccent sur deux sous-dimensions particulières, à savoir la 207nostalgie (fa =3,6 %) et la passion (fa = 9,8 %). Certains répondants avouent en effet la nostalgie du bon vieux temps de lenfance…

Jai pu retrouver les goûts des produits de nos grands-parents.

Une sorte de révolte contre labandon des activités des ancêtres et des coutumes les pousse à investir dans le secteur.

Dautres expriment leur passion pour lagriculture :

Lagriculture est ma vie, je ne me vois pas dans un autre domaine dactivité. [] Jai fait des études en commerce et pourtant jai choisi lagriculture comme activité professionnelle.

Un autre répondant révèle quil a mené un projet dagriculture uniquement par amour des abeilles. Cette passion pousse les agriculteurs à améliorer leurs compétences dans le domaine pour acquérir de nouvelles techniques et améliorer leur savoir-faire.

Tandis que les aspects environnemental et social sapparentent à des motivations extrinsèques, cet aspect est perçu comme motivation intrinsèque, impliquant une évaluation sensorielle de leur activité qui incarnerait une « image symbolique » évaluée positivement :

À travers ce travail, je vois la sensualité de la nature.

La recherche de sens dans la production plonge lagriculteur biologique dans un état de flow avec le ressenti des émotions sensorielles (Van Dam et Nizet, 2015). En dautres termes, le vécu expérientiel résorbe les tensions et les conflits internes liés à laspect économique et climatique de ce mode de production.

Pour les conventionnels, la dimension expérientielle occupe le troisième rang des dimensions émergeantes avec fa = 13,2 %. Cette dimension est reflétée par deux facteurs intrinsèques : la nostalgie (fa = 4,4 %) et la passion (fa = 8,8 %). Certains répondants déclarent en effet leur nostalgie du bon vieux temps de lenfance pour un métier hérité des parents et des grands-parents :

Ça me rappelle mon enfance.

Ainsi, la pratique de lAC ranime des souvenirs personnels liés à la famille et permet de revivre son passé.

208

Outre la nostalgie, les entretiens mettent laccent sur la passion :

Ce qui mattache à lAC, cest la passion et lamour des activités agricoles. [] Être en contact avec la terre et les arbres est mon travail… Jai envie de rester comme ça : je ne veux pas changer et je pense que la gravité des pesticides sur la santé nest pas assez alarmante comme communément critiqué.

3.2. Analyse des écarts des motivations
des agriculteurs (biologiques et conventionnels)

Daprès le tableau 1 (en annexe) et la figure 1, les motivations économiques rivalisent fortement avec les motivations sociales, distinguant ainsi les deux formes dagricultures :

Je ne vois pas pourquoi migrer vers un mode de production où la charge de travail est plus importante et la productivité est inférieure.

Ce type de réaction est lié à la préférence des agriculteurs conventionnels pour les informations en consonance avec leurs attitudes. Ils retiennent les éléments positifs de lAC et les caractéristiques négatives de lAB

Fig. 1 – Analyse comparative des motivations
entre lagriculture biologique et conventionnelle.

Les AC vont même au-delà de ces biais sélectifs et cherchent à réinterpréter et modifier les informations dissonantes afin de les rendre 209consonantes. Linformation est donc déformée, tronquée et « tordue » (Séré de Lanauze et Siadou-Martin, 2016). Par exemple, un des agriculteurs avance :

Après tout, les fruits que je produis ne sont pas aussi mauvais que les fruits bio.

La dimension expérientielle est en revanche évoquée de manière similaire par les répondants. Toutefois, les agriculteurs conventionnels ont des besoins beaucoup plus personnels. Ils agissent par simple habitude et leurs émotions sont plus positives, liées à des souvenirs denfance. La pratique de lAC représente, en effet, une sorte dhéritage auquel ils sont attachés. LAC leur procure un sentiment dappartenance et de continuité. Les agriculteurs adoptant ce mode traditionnel expriment un rejet conscient et volontaire de tout ce qui les éloigne de leur communauté dhier. À cause de leur attachement à la transmissibilité des exploitations et des émotions ressenties dans lexercice de leur métier, les agriculteurs conventionnels rejettent toute information qui pourrait affecter négativement leur attitude vis-à-vis de lAC. Ils minimisent les conséquences par modification ou décrédibilisation de la source (Dekhili et Achabou, 2016 ; Séré de Lanauze et Siadou-Martin, 2016).

Les émotions liées à lAB sont, elles, associées à un regret dune époque révolue. Les agriculteurs biologiques expriment ainsi une amertume pour la perte dauthenticité des produits agricoles et justifient leur activité par le désir continu de contourner un système de production marchand diffusant des produits sans saveur. Très clairement avouée dans leurs propos, cette motivation ressort comme une auto-gratification. Par ailleurs, les émotions ressenties par les agriculteurs biologiques dans le contact avec la nature vont de pair avec des émotions daccomplissement et de défi ; elles diffèrent de celles que ressentent les agriculteurs conventionnels à propos de leur sphère dactivité professionnelle.

La comparaison de la dimension écologique rend bien compte de la divergence écologique entre lAB et lAC, en termes de fertilité du sol et de régulation du cycle biologique. Face à ces critiques environnementales de lAC et pour réduire cette source de tension, les AC continuent à croire que, sans devoir quitter le système, on peut prendre des mesures telles que le recours aux méthodes alternatives : rotations, assolements, 210travail du sol sans labour, diversité des cultures, etc. La rationalisation cognitive est donc bien mise en place par la plupart de nos interviewés. Un traitement défensif de fatalisme et de rejet est adopté par les agriculteurs conventionnels qui affirment quun changement vers lAB nest pas la solution étant donné que dautres secteurs dactivité sont plus nocifs à lenvironnement et à la planète en général. On retrouve ici aussi la trivialisation comme stratégie (Dekhili et Achabou, 2016 ; Séré de Lanauze et Siadou-Martin, 2016). À la différence des agriculteurs conventionnels, pour les agriculteurs biologiques, lidentité territoriale passe avant tout et se manifeste par la production de variétés de territoires qui représentent lhistoire, la richesse naturelle et culturelle du pays.

Une autre différence remarquable au niveau des motivations des deux modes dagriculture est liée aux conditions climatiques. Le climat du pays menace lAB car il affecte considérablement la qualité, la quantité et la survie des récoltes et augmente les coûts de transaction du secteur biologique. Cet attribut oriente les agriculteurs vers lAC puisque ses techniques sadaptent à tous les changements climatiques. Les conditions climatiques sont à lorigine dune dissonance cognitive liée à la nature économique et écologique de lAB. En dautres termes, la non-récompense des efforts des agriculteurs et la non-conformité de leurs attentes relatives aux coûts dopportunité, au rendement, à la rentabilité et aux coûts de production génèrent ce contraste psychologique (Festinger, 1957).

3.3. Des facteurs externes justificatifs
du comportement adopté

3.3.1. Absence dincitations institutionnelles

Un des résultats récurrents dans les verbatim des répondants est labsence de dispositifs technico-économiques incitatifs publics et privés de lAB (crédits, subventions, vulgarisation, prix spécifiques bio). Les résultats montrent que cette lassitude institutionnelle réduit le sentiment dinconfort chez lagriculteur puisquelle représente une justification de ladoption de lAC :

Même si je mintéresse au domaine de lAB, les procédures administratives très rigides et coûteuses me font fuir.

211

Le choix semble justifié par le fait que les pouvoirs publics, porteurs par essence de la « responsabilité sociale », ne sengagent pas politiquement dans le bio. Dans le même sens, les agriculteurs biologiques confirment ces contraintes dincitation fiscale et le manque de soutien et daccompagnement des politiques publiques à lAB :

Les procédures administratives sont lourdes et la politique dendettement décourage les entrepreneurs. Il faut inciter les petits agriculteurs avec des taux dintérêts raisonnables.

3.3.2. Un savoir-faire et un type d exploitation hérités

Le savoir-faire des méthodes conventionnelles permet de se sentir compétent et efficace dans son domaine. En conséquence, les agriculteurs traditionnels maintiennent ce mode de production et refusent de passer à un autre mode quils ne maîtrisent pas. Un des agriculteurs avoue :

Je suis habitué à lAC et à ses techniques.

Pour réussir leurs projets agricoles, les agriculteurs biologiques ont, cependant, accepté le changement et ont même fait des efforts pour améliorer leurs compétences dans le domaine. De plus, les répondants justifient leur pratique de lAC par le fait quils sont héritiers de lactivité. Certains se justifient par un manque de connaissances à propos de lAB, lié à leur faible niveau déducation :

Je suis le seul héritier, jai acquis ce métier de mon père et mon grand-père, cest ce qui a fait mon choix… Je travaillais beaucoup avec lui depuis mon enfance et jai tout appris sur lAC…

Je suis le fils dun agriculteur, lhéritier dune culture de métier avec une charge de travail pénible. Je nai pas choisi, je dois accepter ces contraintes.

Une autre contrainte externe tient au type dexploitation :

Notre activité porte sur des variétés fragiles qui ne peuvent résister aux conditions climatiques du pays. Doù la nécessité de lutilisation des produits chimiques. Dautres plantes comme les oliviers font partie des variétés robustes qui résistent aux conditions climatiques du pays sans besoin de produits chimiques.

212

3.3.3. Influence de lentourage

Lentourage de lexploitant est une autre source de justification externe du comportement adopté et de réduction de la dissonance. Les exploitants se trouvent au centre dun réseau dattentes et de rapports de forces qui contraint leurs modes de production.

Des interviewés adoptant lAC justifient leur choix dactivité par des contraintes familiales mettant la responsabilité de ce choix sur les proches de la famille. Ce transfert de responsabilité à autrui délivre de linconfort lié aux pratiques dissonantes.

De lautre côté, linfluence de lentourage semble un facteur motivant pour les agriculteurs biologiques :

À chaque fois, je méchappe à mes remords et je men sors grâce à un coup de pouce de la part de mes proches et surtout de ma femme.

Jai réalisé le rêve de mon vieux père, il me suffit de voir la joie dans ses yeux et joublie tout malaise… Dans le temps, mon père na pas réussi à se détourner des pratiques conventionnelles malgré lincident quil a eu à cause de lusage de produits phytosanitaires chimiques.

Selon les agriculteurs biologiques, la force des réseaux sociaux accélère la dynamique dengagement grâce à léchange dinformation et de conseils et facilite laccès aux compétences requise. Le réseau permet même de construire une norme locale. À titre dillustration, un répondant avance :

Avant de me convertir au bio, jai repoussé constamment mon adoption à plus tard ; après, jai dépassé ma peur en me ressourçant auprès de mes voisins ayant adopté lAB, ils ne mont pas laissé me décourager par les difficultés rencontrées. Ce nest pas nouveau cette cohésion, cest toute une culture et une éducation de ce village qui cherche une bonne qualité nutritive assurant une bonne santé à tous.

213

Conclusion

Lobjectif de ce papier était dexplorer les facteurs qui influencent lengagement des agriculteurs tunisiens dans une démarche pro-environnementale. Premièrement, les résultats ont mis en valeur des motivations intrinsèques et extrinsèques portant sur des motivations sociales, économiques, écologiques et expérientielles. Deuxièmement, ils ont souligné des facteurs dissonants et des stratégies de réduction de la dissonance de la part des deux types dagriculteurs. Conformément à la littérature (Dekhili et Achabou, 2016 ; McDonald et al., 2015 ; Séré de Lanauze et Siadou-Martin 2016 ; Van Dam et al., 2010 et 2015), ces mécanismes de réduction de la dissonance se réfèrent à la stratégie dexposition sélective de linformation (par ex. minimiser les dangers induits par lAC en faisant ressortir ses aspects positifs), à la stratégie de distorsion sélective (par ex. une remise en question de lexemplarité des produits AB) et au report de la décision de transition vers lAB. Troisièmement, les résultats ont mis en évidence le rôle de la justification externe du comportement dans la neutralisation de linconfort lié aux comportements dissonants. Certaines de ces justifications sont des pressions liées à lagriculteur lui-même et aux contraintes qui pèsent sur sa situation personnelle. Dautres proviennent de son entourage direct (famille, enfants, amis, collègues), mais aussi des institutions, à travers la fiscalité ou la réglementation.

Dun point de vue théorique, la plupart des recherches antérieures ont porté sur le comportement pro-environnemental du consommateur. Cette recherche est parmi les premières recherches qui se positionnent du côté du producteur. Par ailleurs, outre les trois aspects du développement durable identifiés par la littérature, la recherche en ajoute une autre, cette fois de nature expérientielle. La mobilisation de la dissonance cognitive est aussi une piste novatrice pour appréhender le secteur.

Dun point de vue managérial, cette recherche explique les facteurs de blocage et les leviers facilitant ladoption de lAB offrant des pistes intéressantes pour élaborer des campagnes de sensibilisation plus efficaces. Connaitre les facteurs de motivation ou dinhibition aidera non seulement les agriculteurs engagés mais aussi lÉtat à favoriser le secteur biologique.

214

Tout dabord, cette recherche veut attirer lattention des décideurs sur le fait que ladoption de lAB nest pas seulement tributaire du marché mais aussi des motivations des producteurs. Une comparaison des récompenses liées à lAC et des sanctions liées à lAB encouragerait le maintien du mode conventionnel. LÉtat peut alors perforer le filtre perceptuel de ces agriculteurs. Il peut vanter les promesses de récompenses liées à lAB et les convaincre des dangers et sanctions liées à lAC. De plus, il peut engager des programmes sociaux pour minimiser les incertitudes de lAB. Les résultats recommandent dans ce sens de stimuler une dissonance forte chez les agriculteurs conventionnels pour abandonner leur mode de production et réduire la dissonance chez les agriculteurs biologiques en minimisant la récompense de lAC ou la punition de lAB. Des campagnes de communication pourraient mettre en avant les pertes liées à la non-adoption de lAB plutôt que les gains liés à son adoption.

Par ailleurs, il serait utile de faciliter la conversion en en allégeant les coûts et en en réduisant les complications, tout cela dans le but de limiter la stratégie de défense visant à diminuer la valeur de loption rejetée (AB). Il serait nécessaire aussi de répondre aux motivations intrinsèques en proposant des incitations morales, éthiques et sociales, et aux motivations extrinsèques en infligeant des sanctions. Une communication sur les risques et dangers serait intéressante pour pallier les biais cognitifs et développer une dissonance cognitive chez les AC.

Les résultats montrent également que les agriculteurs biologiques et les agriculteurs conventionnels partagent leurs inquiétudes à légard de la crédibilité des mesures de régulation. Les agriculteurs ne refuseraient pas ces mesures à condition dy participer. Il serait donc intéressant de considérer les agriculteurs comme parties prenantes en les impliquant dans une démarche participative via des associations environnementales, des chambres dagriculture ou des collectivités territoriales. Des mesures collectives peuvent ainsi valoriser la conformité à la norme sociale et lengagement collectif à lAB dans un processus agro-environnemental à léchelle dun territoire. LÉtat peut opter pour des incitations monétaires, au-delà des compensations des surcoûts et des manques à gagner, et concentrer les efforts sur les registres émotionnel et sensoriel. En somme, il serait bénéfique de sortir dune logique adaptative et dune vision normative (efficacité technique et économique) pour aller vers des modes de pensée qui intègrent les valeurs.

215

Enfin, des stratégies de communication valorisant la bonne qualité gustative et sanitaire des produits de lAB, lidentité territoriale et le développement local, renforceraient les cognitions concordantes avec les comportements des agriculteurs biologiques et provoqueraient linconfort psychologique chez les agriculteurs conventionnels. Les preneurs de décisions sont donc appelés à mettre en avant des arguments en lien avec la structure des motivations des producteurs sur les plans économique, social, émotionnel et environnemental.

Comme pour toute recherche, certaines limites peuvent être soulevées. Dabord, ce travail ne valide que dune manière qualitative et exploratoire les déterminants de lAB. Les recherches futures peuvent étendre létude en considérant dans ce sens les régions et les filières de lAB, ainsi que les surfaces et systèmes de production. Les recherches futures peuvent aussi développer une échelle de mesure des motivations pour tester limpact sur lengagement et étudier le processus du comportement pro-environnemental. Cet axe de recherche nécessiterait des études longitudinales. Enfin, létude sest concentrée sur les agriculteurs tunisiens. Les recherches futures peuvent explorer les motivations dans des contextes culturels différents.

216

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Vidal C., Marquer P., 2002, Vers une agriculture européenne durable : outils et méthode, Dijon, Éducagri.

218

Annexe

Tab. 1 – Écarts des fréquences absolues dapparition des motivations.

Dimension économique

Dimension sociale

Dimension écologique

Dimension expérientielle

Attributs

Coûts d opportunité

Rendement

Rentabilité

Coûts de production

Bien-être collectif

Sécurité sanitaire

Qualité et goût

Avenir

Conditions climatiques

Régulation de cycle biologique

Développement des produits de territoire

Respect des plantes et des animaux

Nostalgie

Passion

fa (%)

ABi

7,8

8,8

7,2

5,7

8,8

9,8

7,2

9,3

3,6

9,3

5,18

3,6

3,6

9,8

fa (%)

ACii

9,4

13,25

17,12

21,54

8,28

3,31

3,86

0,53

6,63

2,2

0

1,1

4,41

8,83

Écart

-1,6

-4,45

-9,92

-15,84

0,52

6,49

3,34

8,77

-3,03

7,1

5,18

2,5

-0,81

0,97

i. Agriculteur biologique.

ii. Agriculteur conventionnel.

1 Source : Agence de promotion des investissements agricoles (APIA).

2 Samia Maamer, directrice générale de lagriculture biologique lors de la 12e édition du Salon international de lagriculture, du machinisme agricole et de la pêche (SIAMAP).