Disqualifier les labels pour requalifier produits, acteurs et lieux
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2017, n° 2. varia - Auteurs : Garçon (Lucile), Delfosse (Claire), Lamine (Claire)
- Pages : 57 à 80
- Revue : Systèmes alimentaires
Disqualifier les labels
pour requalifier produits,
acteurs et lieux
Lucile Garçon
Docteur en Géographie,
chercheuse indépendante
Claire Delfosse
Université Lyon 2, LER
Claire Lamine
INRA-SAD Avignon,
unité Ecodéveloppement
Au cours des enquêtes que nous avons menées ces dernières années en France et en Italie, divers acteurs s’intéressant à des questions de qualité des produits alimentaires ont exprimé une volonté de prendre leurs distances vis-à-vis des dispositifs de qualification existants. Outre le label AB, dont plusieurs associations et militants pour la reconnaissance de l’agriculture biologique discutent le bienfondé (Teil, 2012 ; Fouilleux et Loconto, 2017), les indications géographiques (IG) apparaissent particulièrement touchées par de tels mouvements critiques. Tandis que les produits qualifiés par une IG souffrent de banalisation auprès des consommateurs, certains agriculteurs et éleveurs envisagent de quitter les syndicats de défense et de gestion des appellations dont ils bénéficient pour envisager une commercialisation par le biais de circuits de proximité.
58Instrument de développement rural prisé par de nombreux agriculteurs et privilégié par les collectivités territoriales depuis plusieurs décennies (Delfosse, 2013), les IG sont également critiquées dans une littérature scientifique qui s’étoffe depuis le début des années 2000 pour évaluer ces signes de qualité en termes de grandeur sociale et environnementale. Initialement conçues comme des alternatives, et définies comme telles par l’Inao (Letablier et Delfosse, 1995), les IG peuvent en définitive se rapprocher d’un système assez conventionnel. Leur impact sur les territoires ruraux est en effet à double tranchant : si elles peuvent stimuler de nouveaux réseaux et enclencher une dynamique d’action locale, elles peuvent aussi s’avérer incompatibles avec des perspectives de développement territorial, du fait de leur ancrage idéologique dans la théorie des avantages comparatifs (Tregear, Arfini, Belletti et Marescotti, 2007) et de leurs conséquences en termes de spécialisation de l’agriculture. Plusieurs travaux de recherche sanctionnent avec les IG un modèle parfois concentré sur un nombre limité d’exploitations agricoles (Linck et Barragan, 2009). Le coût d’entrée dans le cadre normé que requiert un tel dispositif de certification par tierce partie (CTP) engendre des phénomènes d’exclusion. Ces derniers touchent en particulier les territoires de montagne où dominent les petites exploitations (Allaire, 2011a).
Reconnues par les instances de commerce international depuis 1995, nombre d’IG jouent de fait le jeu du marché mondial, en destinant les produits qu’elles qualifient à l’exportation ou à des consommateurs venus d’ailleurs, parfois au détriment d’enjeux locaux. À l’heure où les questions de qualité de l’alimentation se posent en termes d’approvisionnement local et d’adaptation aux spécificités des milieux agro-écologiques, les IG apparaissent comme un dispositif de qualification trop strictement sectoriel, négligeant la diversité qui caractérise la plupart des espaces ruraux. Un tel contexte invite donc à rouvrir le questionnement quant aux démarches de qualification des produits, et notamment des produits « ordinaires ». D’autres types d’acteurs et d’autres modalités de construction territoriale appellent à être caractérisés au-delà du modèle des IG.
Cet article se fonde sur un travail d’enquête réalisé dans deux pays champions des indications géographiques, la France et l’Italie (Garçon, 2015). Menées entre 2011 et 2014, dans deux espaces de moyenne montagne, les enquêtes conduisent à s’intéresser à divers collectifs constitués autour de projets de valorisation de pommes de terre locales : les uns sur les contreforts du Massif central, dans le département de l’Ardèche, un 59autre sur la partie septentrionale de l’Apennin (voir fig. 1, en annexe). En tant que produits tenant une place importante dans les régimes alimentaires d’Europe occidentale, les pommes de terre nous permettent d’élargir la question de la qualité à des produits ordinaires. Ces derniers apparaissent, davantage que d’autres biens de consommation, comme objets de médiation, aiguillons d’une prise de conscience et déclencheurs d’engagement (Dubuisson-Quellier et Lamine, 2004). Dès lors, ils permettent de toucher d’autres acteurs que ceux habituellement considérés pour étudier la construction de produits de qualité.
À partir d’une analyse de comptes rendus de réunions, d’ébauches de cahiers des charges et de dossiers de candidature pour l’obtention ou le maintien d’un label, et sur la base de données collectées lors d’entretiens avec une diversité d’acteurs (producteurs, commerçants, restaurateurs, chargés de mission des institutions territoriales, habitants consommateurs et membres de la société civile), nous proposons une analyse détaillée des trajectoires de cinq collectifs dont les membres ont fait évoluer les dispositifs de qualification qu’ils envisageaient au moment de leur création. Nous mettons en lumière les raisons qui ont porté divers acteurs à se réunir autour d’un projet d’obtention d’indication géographique (1), puis les points de controverse qui les conduisent finalement à abandonner la perspective d’une telle reconnaissance (2). C’est vers des dispositifs de qualification hybrides que s’orientent finalement les collectifs étudiés, privilégiant une commercialisation via des circuits de proximité, tout en mobilisant de nombreux opérateurs intermédiaires. Les observations réalisées nous permettent de décrire de manière fine le fonctionnement de ces dispositifs de qualification originaux que nous proposons d’étudier à travers le concept heuristique de « système agri-alimentaire territorial » (3).
1. Les indications géographiques,
instrument privilégié des politiques
de développement rural
En France comme en Italie, les indications géographiques apparaissent comme le principal instrument dont se saisissent les collectivités 60territoriales et les chambres d’agriculture pour œuvrer au développement des territoires ruraux.
Sur les terrains étudiés, outre les appellations d’origine contrôlée obtenues dès les années 1980 pour qualifier la production de châtaigne et le picodon en Ardèche ou le basilic, le vin et l’huile d’olive en Ligurie, de nombreux projets d’indications géographiques émergent dans les années 1990 pour maintenir voire favoriser la relance de l’activité agricole sur le territoire. Initiés par des groupements de producteurs qui ne bénéficiaient qu’en partie des IG existantes, la plupart de ces projets ont finalement échoué. C’est par exemple le cas d’un projet d’AOC sur la pêche de l’Eyrieux en Ardèche (Praly, 2010) ou d’un projet portant sur des variétés maraîchères cultivées sur la côte ligure, dans la plaine d’Albenga. C’est dans ce contexte qu’émergent les projets de valorisation de pommes de terre locales qui nous intéressent (voir fig. 1).
Fig. 1 – Les IG, un dispositif de qualification très prisé,
mais de nombreux projets abandonnés.
Un des quatre collectifs identifiés en Ardèche est l’Association de promotion de la Truffole, qui se constitue dès 1995 dans le village de Saint-Alban-d’Ay, puis s’étend à un groupement de producteurs localisés entre les communes de Saint-Victor et Saint-Félicien. Cherchant à construire un produit de qualité leur permettant de mieux valoriser leur travail auprès des distributeurs qui commercialisent leurs produits, une dizaine d’agriculteurs profitent d’une dynamique locale engendrée autour de la pomme de terre par quelques passionnés d’histoire pour construire un projet de produit spécifique.
Un second collectif rassemble des producteurs de la vallée de l’Eyrieux qui étudient diverses possibilités de sécurisation de leurs exploitations, après une crise fruitière les ayant conduits à arracher une large part de leurs vergers. Mettant à profit des terres de coteaux bien exposées et bénéficiant d’ores et déjà de systèmes d’irrigation performants, ils optent pour une production de pomme de terre primeur.
Enfin, deux autres collectifs se forment sur le plateau ardéchois, à la frontière du département de Haute-Loire. Dans les deux cas, les producteurs se saisissent de variétés de pommes de terre mises au ban de la modernité agricole et reléguées au jardin : une pomme de terre à chair blanche auréolée de rose pour les membres de l’Association de promotion de la pomme de terre du Gerbier-de-Jonc, et une pomme de terre intégralement violette pour les membres de l’Association de promotion de la Violine de Borée.
En Ligurie, c’est aussi autour d’une variété de pommes de terre spécifique que se constitue un groupe d’acteurs préoccupés par le phénomène de déprise agricole et le déclin économique de l’espace qu’ils habitent. Fondé en 1999, le Comité de récupération de la pomme de terre de la montagne de Gênes (Co.Re.Pa.) rassemble plusieurs citoyens et élus impliqués dans un groupe de développement local, un expert en gastronomie, un restaurateur et quelques agriculteurs.
Comme c’est le cas de nombreux autres collectifs constitués en Europe autour d’un projet de valorisation de produits alimentaires, la qualification par indication géographique est généralement encouragée voire suggérée dès le départ par des experts (Fonte, 2008). L’ensemble de ces collectifs sont, à leurs débuts, soutenus par une chambre d’agriculture. Certains d’entre eux bénéficient en outre de l’appui d’une municipalité ou d’une collectivité territoriale. Tandis que le projet de la Truffole est 62appuyé par la mairie de Saint-Alban-d’Ay, puis par le pays d’Ardèche verte, le groupe qui se constitue dans la vallée de l’Eyrieux bénéficie du soutien du PNR des monts d’Ardèche, dont plusieurs chargés de mission sont fortement intéressés par le maintien du paysage de terrasses singulier que représentent les « échamps ». Il en va de même en Ligurie où la démarche du Co.Re.Pa. est soutenue non seulement par la chambre d’agriculture régionale, mais également par la commune de Né, puis par la province de Gênes et le parc de l’Aveto.
Quelle que soit l’alliance qu’ils nouent avec les acteurs du développement rural ou agricole, l’ensemble des collectifs envisage dans un premier temps de faire labelliser le produit autour duquel ils se sont constitués par une indication géographique. S’ils prennent d’abord la forme d’une association, plusieurs d’entre eux évoluent dans leurs statuts ou simplement dans leurs noms lorsqu’ils engagent la démarche de qualification. Le Co.Re.Pa. s’institue par exemple en « Consorzio della Quarantina » en 2001, adoptant ainsi une forme juridique propre aux organismes chargés de la protection et de la promotion des produits agricoles et alimentaires en Italie, équivalant en France aux organismes de gestion des appellations d’origine et interprofessions régionales. Quant aux producteurs de la vallée de l’Eyrieux, ils s’organisent en 2003 en groupement d’intérêt économique (GIE).
Telle qu’elle est décrite dans la littérature scientifique s’intéressant à de tels processus de qualification, la construction de produit est généralement divisée en deux temps (Scheffer, 2002) :
–un premier temps au cours duquel les acteurs visent à l’identification de caractéristiques d’antériorité et de notoriété pour faire reconnaître une identité forgée sur le long terme,
–et un second temps au cours duquel, à travers un dialogue avec les institutions en charge de la certification, sont abordées des questions de définition et de normalisation de la qualité.
Si les collectifs étudiés suivent un processus respectant globalement ces deux phases, la phase au cours de laquelle sont abordées les questions de définition de la qualité n’aboutit dans aucun des cas à l’obtention d’une indication géographique.
63En effet, construire un produit local dans une perspective de reconnaissance par une indication géographique suppose de se conformer à une doctrine de la qualité qui s’appuie sur un puissant « faisceau normatif » (Allaire, 2011b, p. 75). Au moment où se forment les divers collectifs qui nous intéressent, se dessine en effet un nouveau contexte législatif qui influe directement sur la définition des produits de qualité. La période de 1989 à 1992 représente une charnière dans les modalités de qualification par indication géographique. D’une part, le plan de développement social économique et culturel français1 fait de la qualité une priorité stratégique nationale au nom de laquelle sont impliqués plusieurs cabinets ministériels et de nombreuses institutions de contrôle. D’autre part, l’Inao devient l’acteur pivot d’un appareil de qualification qui s’étend désormais à l’ensemble des produits agroalimentaires, mais dont les procédures restent largement calquées sur le modèle des appellations viticoles2. Enfin, la reconnaissance des indications géographiques par la législation européenne impose un degré accru de normalisation des produits. Bien qu’ils datent tous deux de 1992, le règlement européen reconnaissant la valeur des indications géographiques et la convention sur la diversité biologique apparaissent ainsi contradictoires dans les cas de spécialisation des systèmes productifs (Boisvert et Caron, 2010).
De nombreux producteurs contestent ces évolutions, refusant de codifier leurs pratiques aussi bien que de se soumettre à l’obligation de mise en conformité de leurs produits qu’ils considèrent comme une forme de standardisation. En outre, l’appareillage technique et institutionnel que suppose la protection d’une indication géographique et le coût que représente la certification par tierce partie s’avèrent finalement inadaptés aux situations de la plupart des exploitations concernées par un tel projet. La prise de distance d’avec les modèles de qualification existants se traduit par une reconfiguration des collectifs et de leurs alliances. Certains acteurs se démarquent des collectifs auxquels ils appartiennent dès lors que ces derniers s’éloignent d’une perspective de reconnaissance par IG. D’autres excluent de fait certains types de partenariat, refusant 64par exemple le statut d’adhérent à des chefs d’exploitation employant plus de trois salariés et nouant des alliances avec de petits commerçants plutôt qu’avec des distributeurs. En Ardèche, la chambre d’agriculture tente de réactiver les processus de labellisation par le lancement d’un projet d’IGP transversale, qui concernerait les quatre collectifs producteurs de pommes de terre dans le département, mais les producteurs ne se montrent guère intéressés. Le renoncement à la qualification par une indication géographique conduit ainsi dans la plupart des cas à une dislocation des partenariats engagés avec les chambres d’agriculture. En effet, en l’absence de projets de labellisation, de nombreux collectifs cessent d’intéresser les institutions qui les accompagnaient voire certains de leurs membres. Un vif débat anime les collectifs dont la composition évolue au fur et à mesure que divers points de controverse sont soulevés.
2. Des trajectoires collectives
qui s’éloignent du modèle des IG
La plupart des collectifs s’interrogent quant à la meilleure stratégie à adopter pour valoriser leur spécificité, et ainsi se préserver de la concurrence. Enregistrer une variété apparaît dans la plupart des cas comme un moyen de « consolider » ou de « solidifier3 » une définition du produit, et ainsi de favoriser une relance économique sous couvert de protection réglementaire. Toutefois, si une telle démarche n’est pas possible dans la vallée de l’Ay en Ardèche, où les producteurs des environs de Saint-Alban-d’Ay prennent conscience qu’ils n’ont « pas le terroir4 » nécessaire au maintien d’une variété originale, sur le plateau ardéchois et dans les Boutières, en revanche, les conditions sont réunies pour la mise en œuvre d’une telle stratégie, qui apparaît d’ailleurs aux acteurs comme la seule valable. Le président de l’Association de promotion de la Violine de Borée dénigre par exemple toute démarche 65de qualité qui ne serait pas fondée sur un code génétique singulier et spécifiquement protégé. La comparaison avec des démarches existant à propos des races animales, comme l’AOC du Fin Gras du Mézenc qui définit une méthode d’élevage et un type de viande, mais pas une race particulière, sert de repoussoir pour critiquer les produits de qualité existant dans le département :
Il y a un truc qu’ils n’ont pas compris en Ardèche, on le voit bien quand ils font l’AOC du Fin Gras5.
La spécification d’une variété ou d’une race apparaît comme une étape fondamentale, sans laquelle ne vaut aucune codification du système de production.
Quand on a l’AOC du Taureau de Camargue, on sait ce qu’on mange, c’est pas un mélange, on est dans une race. Dans le Fin Gras, vous mangez aussi bien de la Charolaise que de l’Aubrac. […] C’est un problème cette affaire ; à la fin vous mangez quoi ? Tant qu’à faire, ils n’avaient qu’à faire leur AOC avec du yack !
Pour le président de l’Association de promotion de la Violine de Borée, qui est aussi le maire de la commune du même nom à la date de l’entretien, l’enregistrement d’une variété spécifique au catalogue officiel apparaît comme un outil indispensable pour développer et défendre la valeur ajoutée d’un produit, ici la pomme de terre.
Cette position, particulièrement affirmée au sein de l’Association de la Violine de Borée, est partagée dans un premier temps par les membres de l’Association de promotion de la pomme de terre du mont Gerbier-de-Jonc, qui inscrivent également une variété au catalogue officiel français : la Fleur de pêcher, dont les producteurs deviennent ainsi les seuls mainteneurs6 à l’échelle nationale. Cependant, l’enregistrement d’une variété au catalogue fait débat au sein du collectif, et ce pour deux principales raisons : d’une part les producteurs soulèvent des questions de légitimité d’une entreprise d’appropriation de ressources phytogénétiques que certains considèrent comme des biens relevant d’un patrimoine commun ; d’autre part ils contestent les critères de distinction, homogénéité et 66stabilité (DHS) requis pour l’inscription. Ils considèrent que ces derniers réduisent le taux de fluctuation intra-variétale et compromettent les possibilités d’adaptation à une diversité de milieux.
En Ligurie, plusieurs membres du Consorzio della Quarantina voient le catalogue officiel comme un verrou technologique, empêchant l’accès à de potentielles ressources pour l’innovation végétale :
Si tu vas voir les magasins de semences, dans toute l’Italie tu vas trouver les mêmes choses. Autrefois, il y avait des myriades de variétés, des choses intéressantes, et puis il y a eu cette homologation généralisée… Aujourd’hui, il est plus important que jamais de sauver ces choses-là (entretien avec un restaurateur, membre fondateur du Consorzio della Quarantina).
Ces « choses-là », ce sont non seulement des variétés dont le nom ne figure pas au catalogue officiel, mais ce sont aussi des fruits ou des légumes dont la définition ne correspond pas à la catégorie « variété » telle qu’elle a été définie dans les années 1940 pour les plantes cultivées. La plupart des membres du Consorzio della Quarantina soulignent la nécessaire variabilité dans la façon de concevoir l’identité des plantes, afin de pouvoir tenir compte de la diversité de zones où des producteurs sont installés. Or, se conformer à la catégorie de variété, c’est trahir l’hétérogénéité des environnements dans lesquels les plantes sont susceptibles d’évoluer :
D’un endroit à l’autre, elle [la Quarantina] change un peu. Il y a par exemple des endroits où le rose se voit moins, et d’autres où il se voit plus ; dans certains endroits, elle sort de terre plus allongée, dans d’autres, elle est plus ronde. Quoi qu’il arrive, elle est bonne, mais d’un endroit à l’autre elle est différente. Probablement, c’est une de ces variétés-populations qui ont un code génétique plus ample, et qui s’adaptent aux différents terrains (entretien avec un producteur membre du Consorzio della Quarantina).
La notion de « variété-population » est alors mobilisée pour tenir compte de la diversité d’altérations possibles d’une même identité génétique en prise avec un milieu singulier, et ainsi reconnaître une diversité intra-variétale. De tels plaidoyers pour l’hétérogénéité peuvent entrer en tension avec la possibilité d’usage d’outils de protection classiques tels que les IG, qui tendent au contraire à restreindre cette identité génétique, en exigeant qu’elle soit stabilisée.
Le second point de controverse porte sur le régime d’administration de la preuve auquel doivent se soumettre les collectifs prétendant à 67l’obtention d’une indication géographique. Rendre tangible les liens aux lieux ne consiste alors plus seulement à authentifier, par une combinaison de sources historiques, l’antériorité d’une espèce au sein d’un espace donné, mais suppose de mettre en évidence un lien de cause à effet entre l’écosystème où le matériel végétal est cultivé et le produit qui y est engendré. La plupart des membres des collectifs étudiés se refusent aux formes de codification des produits – et de fait des pratiques – présentes dans les cahiers des charges des IG ; ils contestent même ouvertement une telle conception de la qualité. À la qualité telle qu’elle est conçue par les institutions en charge de la certification, la plupart des collectifs étudiés opposent un système d’évaluation des produits essentiellement fondé sur l’appréciation des consommateurs locaux après dégustation.
Ce dispositif diffère pourtant des séances de dégustation mises en place par les syndicats de défense et de gestion des produits sous AOC. Il ne s’agit pas de reconnaître un produit défini en amont ni de mesurer le degré de typicité des récoltes d’une année. Dans certains cas, ces séances de dégustation servent à déterminer les produits les plus susceptibles de contribuer à l’originalité de la gamme valorisée. Dans d’autres cas, les participants sont invités à mobiliser leur imagination pour trouver un nom ou plus simplement des adjectifs permettant de caractériser le produit vis-à-vis de potentiels partenaires commerciaux. Quelques producteurs sont toujours présents, accompagnés parfois de commerçants, restaurateurs et divers habitants.
En faisant essentiellement reposer le processus de qualification sur le goût, les collectifs s’opposent à une conception de la qualité décomposable et donc réductible à une somme de propriétés. Par ailleurs, en donnant pleine autorité aux acteurs participant à ces séances de dégustation peu protocolaires, ils font exister un système de qualification alternatif à la certification par un organisme extérieur.
C’est là le troisième point de controverse que fait émerger l’analyse des entretiens : plusieurs acteurs tendent en effet à s’éloigner d’un modèle où les produits sont évalués par des organismes certificateurs non seulement extérieurs aux territoires, mais aussi jugés trop procéduriers. Bien que l’indication géographique apparaisse au départ comme le moyen le plus sûr de se préserver d’éventuelles contrefaçons, conçues comme des formes de concurrence déloyale, de nombreux producteurs se refusent aux formes de certification par tiers pour diverses raisons : 68ils jugent que la transparence se joue autrement ou encore que ces systèmes sont coûteux et peu fiables. C’est ainsi qu’ils critiquent toute forme de certification :
Nous avons une façon de produire qui est proche de l’agriculture biologique. Malheureusement, le signe « biologique » a un coût excessif, et pour cette raison, même les exploitations qui avaient le label s’en défont petit à petit. Pour de petites productions, tu ne réussis pas à couvrir le coût de la certification (entretien avec une productrice, membre fondatrice du Consorzio della Quarantina, Zerli/Né – GE).
Plus encore que l’indication géographique, c’est le label AB qui se trouve au cœur de cette controverse quant à la légitimité du système de certification. Estimant « faire plus » que ne le requièrent les cahiers des charges nationaux de l’agriculture biologique, certains producteurs refusent toute certification, craignant de voir leur travail finalement méprisé par une telle indication.
Un bio extrême comme on en fait nous, en faisant en sorte que la nature remplisse ses fonctions, sans interférer ou en le faisant le moins possible, il n’y en a pas beaucoup qui en font autant (entretien avec le jardinier de l’association Anidagri, Borzonasca – GE).
De telles déclarations font écho à des controverses classiques, propres à la filière biologique, où s’opposent, d’un côté, les partisans d’une homologation des produits de sorte à permettre la reconnaissance institutionnelle de l’agriculture biologique par un label et, de l’autre, les militants refusant la récupération marchande d’une forme de qualification dont ils estiment qu’une part des principes fondamentaux sont trahis par sa conventionnalisation (Fouilleux et Loconto, 2017). Au mieux, lorsque les labels ne sont pas critiqués, ils sont jugés purement inutiles :
Les Quarantine se vendent, les gens les cherchent et, grosso modo, il y a plus de demande que de production. Alors les certifications faites de tonnes de papier, ça va bien pour la grande distribution, mais nous, nous avons estimé que cela augmentait la charge de travail administratif des producteurs. Nous avons essayé d’avoir une certification fondée sur une connaissance directe, et de fait, avec le temps, nous avons vu que la DOP7 ne nous était pas utile (entretien avec un éleveur laitier, producteur de pommes de terre, membre fondateur du Consorzio della Quarantina).
69L’ensemble des collectifs s’éloignent ainsi d’un objectif initial commun de reconnaissance par une institution en charge de la certification des produits. La tension entre la variabilité inhérente aux produits et les exigences de normalisation d’un label font échouer le dialogue entre les collectifs promoteurs du projet et les institutions en charge des procédures de certification qui se trouvent discréditées. À produit local, certification locale, revendiquent-ils, évoquant ainsi un problème propre à la certification AB où les organismes de certification locaux sont globalement peu représentés (Boivin et Traversac, 2011) et où les systèmes participatifs de garantie apparaissent comme des initiatives de plus en plus robustes (Lemeilleur et Allaire, 2016). Il s’agit là d’une revendication générale d’un affranchissement par rapport aux formes de contrôle externes, les institutions nationales étant particulièrement discréditées. L’absence de certification se présente avant tout comme l’expression d’un rejet des règlements coercitifs et un refus de se soumettre à des obligations de moyens qui excluraient une partie des exploitations pourtant destinataires du projet à l’origine. C’est finalement pour d’autres dispositifs de qualification qu’optent les collectifs étudiés.
3. Invention de dispositifs
de qualification hybrides ancrés dans des systèmes
agri-alimentaires territoriaux
S’il existe dans la plupart des collectifs de sommaires cahiers des charges, ces derniers s’assouplissent progressivement et perdent en importance au profit d’autres instruments de coordination. Bien qu’ils se présentent a priori comme de simples outils de communication, bulletins d’informations, forums internet et lettres ouvertes opèrent tels des supports d’expression et de partage de valeurs. La valorisation des produits opère alors par un dispositif de reconnaissance mutuelle, des producteurs par les consommateurs, mais aussi par les restaurateurs et par les commerçants, ainsi que par leurs propres pairs. En outre, la qualification des produits ne s’arrête pas au seuil des espaces de concertation que sont les lieux de réunion aménagés lors de la phase de conception 70et de spécification du produit, mais elle continue de se négocier dans d’autres arènes qui apparaissent comme des espaces politiques engageant une diversité d’acteurs dans des échanges dont le fonctionnement fait l’objet de règles singulières.
C’est principalement la responsabilité personnelle de chaque producteur qui est considérée comme garante de bonnes pratiques. La qualité est en effet envisagée sur la base d’une convergence de propositions déclaratives au sein d’un réseau constitué autour d’une même idée d’identité territoriale plutôt qu’à l’issue d’un dispositif de contrôle. Ainsi, le cahier des charges de production de la Truffole précise d’emblée que « chaque producteur est responsable de son application8 ». Les producteurs sont tenus d’effectuer une déclaration de pratiques auprès d’un représentant désigné par le collectif ou de consigner quelques données élémentaires sur un cahier spécialement dédié, ouvert à la consultation. La parcelle doit être localisée sur le cadastre communal, précisant la date de plantation, la quantité, les variétés et la provenance des tubercules plantés. L’Association agricole de promotion de la Truffole institue la démarche en une procédure intitulée « notre champ à votre table ».
C’est en Italie qu’émerge le dispositif de qualification le plus abouti de ce point de vue. En effet, le Consorzio della Quarantina exige aussi une déclaration portant sur les pratiques d’amendement et les précédents culturaux. C’est ce que les membres du collectif décrivent par le terme d’« auto-certification » :
Personne n’est tenu de se faire certifier et de dépenser pour des marques, des timbres, pastilles et autres succédanés de la qualité, mais tous sont obligés de procéder à l’auto-certification, en déclarant loyalement – sous peine de poursuites pour usage de faux et fraude en situation de commerce – aussitôt après la plantation : variétés et quantités plantées, jour et lieu de la plantation, provenance des tubercules semés, amendements utilisés et cultures effectuées sur le terrain l’année précédente ; aussitôt après la récolte, chacun doit déclarer le jour de récolte, interventions sur le terrain et éventuels produits utilisés, quantité totale produite et quantité de pommes de terre de premier choix récoltées (entretien avec le président du Consorzio della Quarantina).
Des formulaires sont mis à disposition des producteurs qui, chaque année, renseignent des rubriques concernant leurs pratiques (dates de 71semis, engrais utilisés, rotation effectuée ou non, etc.). Pour pouvoir faire usage des signes d’identification établis par le collectif, chacun doit se livrer à un exercice de transparence, en rendant publics ses modes de production :
Nous disons que ne peuvent se vendre dans les sachets que les pommes de terre ayant un diamètre supérieur à 45 millimètres. Il n’y a pas d’autres règles, même sur le mode de culture ; chacun fait ce qu’il veut, mais il doit dire ce qu’il fait (entretien avec le président du Consorzio della Quarantina).
Le site internet qui collecte les fiches d’auto-certification est un instrument de traçabilité pour les consommateurs, autant qu’un dispositif d’observation mutuelle, jouant sur un effet de proximité pour favoriser l’apprentissage interpersonnel et valoriser ainsi des pratiques proches d’un mode d’agriculture biologique sans les imposer.
Ce système de l’auto-certification s’est mis en place au fil du temps. Au départ, des contrôles étaient réalisés dans les champs pour vérifier le respect des préceptes du cahier des charges interdisant les produits phytosanitaires, puis face aux difficultés de deux agriculteurs cultivant à l’échelle d’exploitations plus importantes, ce qui ne leur permettait pas d’apporter aux différentes parcelles le même soin que d’autres producteurs, l’interdiction formelle a été supprimée. Toutefois, certaines pratiques sont proscrites de manière tacite ; sans n’être jamais mises à l’index, elles sont néanmoins pointées du doigt. C’est ainsi qu’il en va, par exemple, de l’usage des produits phytosanitaires. À l’occasion des dix ans du collectif en 2010, le président rappelait que les producteurs sont « appelés à faire une agriculture propre, pour eux-mêmes, pour l’environnement et pour les consommateurs9 ». Le contrôle opère sur deux plans : de pair à pair entre les producteurs et vis-à-vis des clients. La qualification repose ainsi sur un dispositif de reconnaissance mutuelle entre une diversité d’acteurs habitant un même territoire et partageant une même vision de son devenir.
Si la plupart des collectifs renoncent donc à une reconnaissance par les signes de qualité nationaux ou européens, ils n’en ont pas moins recours à des outils de protection de leur réputation. En Ardèche et en Ligurie, tous les collectifs déposent auprès des organismes garants de la propriété industrielle une marque collective. Bien qu’elle ne permette 72pas de s’approprier un produit, la marque protège celui-ci en rendant inaliénable le prestige social que le nom confère au produit. En outre, la marque permet de déplacer la focale de la qualification du produit vers une série de valeurs. C’est dans le cas du Consorzio della Quarantina que s’exprime le mieux ce fonctionnement. Plus qu’une variété de pommes de terre, le nom seul de Quarantina est un esprit, qui porte avec lui l’atmosphère existant au sein du collectif :
Si tu parles de la Quarantina, déjà les gens te cernent, ils savent quel type de producteur tu es, quelle philosophie tu portes. C’est ça la chose importante que nous avons réussi à faire (entretien avec un éleveur de vaches laitières, membre du Consorzio della Quarantina).
Plutôt qu’un spécimen rare de pomme de terre, la Quarantina finit par apparaître comme l’aboutissement et l’emblème d’une aventure collective singulière, faite de débats gageant d’une attention particulière portée à la définition de la qualité. En définitive, cette dernière fait peu de cas des critères classiques d’aspect visuel ou de calibre, pour mieux mettre en valeur des enjeux d’entretien des établissements humains sur le territoire, de respect de l’environnement ou de justice sociale dans l’accès à une alimentation de qualité. Une telle définition de la qualité permet aux producteurs du Consorzio della Quarantina de valoriser des objets peu réguliers et d’étendre la réputation du collectif à une diversité d’autres produits que la variété de pommes de terre éponyme. D’une part, le détachement vis-à-vis des critères physiques permet aux producteurs de se livrer à des expérimentations susceptibles de modifier l’aspect du produit10, sans pour autant mettre en péril sa valorisation. D’autre part, la teneur immatérielle du dispositif de qualification permet aux producteurs de valoriser conjointement, sous le nom et le logo de la Quarantina, plusieurs variétés de pommes de terre ainsi que des variétés anciennes de blé, de haricots, de châtaignes ou de maïs, et d’autres produits résultant de savoir-faire qu’ils reconnaissent, et sont reconnus par une diversité d’autres habitants et acteurs (transformateurs, commerçants, restaurateurs, consommateurs) comme le gage d’un lien entre environnement local, agriculture et alimentation, appuyé sur les 73spécificités agro-physiques et culturelles du territoire auquel ils sont attachés.
La marque collective permet de protéger la rhétorique du terroir développée dans le cadre du projet de reconnaissance par une indication géographique, tout en s’adossant à une diversité de circuits de commercialisation puisque ces acteurs investissent les marchés de plein vent, créent des points de vente collectifs ou négocient avec de grandes chaînes de distribution. Comme dans le cas de la Truffole, la marque « Belle des Échamps » a constitué un dispositif d’intéressement qui a donné lieu à des contacts inédits avec une diversité de partenaires commerciaux. On observe ainsi une dynamique de développement des circuits courts à l’échelle territoriale ; le GIE des Échamps de l’Eyrieux approvisionne en effet plusieurs sites de restauration collective, parmi lesquels plusieurs établissements scolaires locaux, l’hôpital du Cheylard et les maisons de retraite de Saint-Pierreville et Saint-Sauveur-de-Montagut. À partir de la fin des années 1990 ont été créés en Ardèche divers points de vente collectifs qui servent de débouchés commerciaux à une diversité de produits locaux.
À l’instar de nombreuses initiatives européennes qualifiées de « nouvelles » ou d’« alternatives », ces dispositifs de qualification originaux reposent sur des circuits de proximité qui ne sont pas pour autant des circuits courts au sens strict puisqu’ils font appel à une diversité d’intermédiaires (Renting et al., 2003). Ce sont des systèmes hybrides, tant par les conventions sur la base desquelles ils sont bâtis que par les circuits de commercialisation auxquels ils font appel (ibid., p. 401). En analysant les formes de coordination et les structures internes de gouvernance qui permettent à ces collectifs de s’affranchir de la certification par tierce partie, on voit comment des dispositifs de confiance peuvent se construire – sur des appuis souvent informels – une réputation, des relations de fidélité, des contrats tacites.
Le concept de « système agri-alimentaire territorial » (Lamine, 2012) apparaît particulièrement pertinent pour étudier les dynamiques qui président au fonctionnement de tels dispositifs. En effet, il permet d’une part de comprendre, à travers une analyse de réseaux, les alliances et rapports de force qui permettent aux acteurs de reconfigurer les systèmes de production et d’approvisionnement alimentaires existants. D’autre part, en mobilisant la notion de « territoire », il invite à questionner la 74dimension politique des espaces concernés, entre action collective privée et action publique.
S’il s’inscrit dans la lignée des travaux menés autour du concept de système agro-alimentaire localisé ou SyAL (Muchnik et De Sainte-Marie, 2010), il s’en distingue néanmoins par la façon dont il conduit à considérer les acteurs et à analyser leurs alliances. Si les divers cas d’étude présentés ci-dessus apparaissent telles des formes socio-spatiales complexes, ils associent des acteurs qui ne sont ni émissaires de structures de développement, ni simplement opérateurs économiques des filières. Le rôle qu’ils jouent dans la reconfiguration des systèmes alimentaires invite donc à mettre à l’épreuve les catégories d’acteurs habituellement mobilisées pour penser la connexion entre environnement local, agriculture et alimentation à l’échelle territoriale. Les consommateurs ne sont plus simplement situés à l’« extrême aval » des filières d’où ils exprimaient un « pouvoir de la bouche » (ibid.) pour sanctionner la réussite d’une construction de produits alimentaires de qualité. Ils apparaissent également à l’origine des initiatives ou en tant que moteurs participant aux débats déterminant la trajectoire des collectifs. De la même façon, la contribution de restaurateurs et de commerçants ne se résume pas à la mise en œuvre de savoir-faire spécifiques pour valoriser un produit. Ils agissent également en moteur d’une dynamique territoriale, ouvrant régulièrement des arènes de débat qui s’articulent aux enjeux de qualité de l’alimentation tout en les dépassant. C’est parce qu’ils sont en relation avec d’autres acteurs sensibles aux enjeux de conservation de la biodiversité et à l’entretien d’un territoire cultivé que les producteurs peuvent jouir d’une liberté d’invention dans leur activité. Ainsi, des individus habituellement traités en opérateurs économiques occupant une place bien déterminée au sein d’une filière sont requalifiés en acteurs et interviennent à d’autres niveaux et à d’autres fonctions pour la construction de systèmes agri-alimentaires.
La mise en regard des terrains et des collectifs étudiés suggère que les systèmes agri-alimentaires territoriaux se démarquent fondamentalement d’une logique de filière, non seulement parce que la qualification procède en mobilisant une plus large diversité d’acteurs, mais aussi parce que ces derniers entretiennent des relations qui ne respectent pas nécessairement la logique amont/aval. En effet, ces dispositifs de qualification se caractérisent par des structures de gouvernance favorisant les interactions 75entre une multitude d’acteurs, faisant fi de la distinction qui conduit généralement à opposer circuits conventionnels et alternatifs et donnant lieu à des modes de qualification intégrée et évolutive.
Conclusion
On observe ainsi en Ligurie et en Ardèche des dispositifs de qualification originaux, qui ne correspondent pas aux principaux modèles décrits par la littérature scientifique qui s’intéresse aux systèmes de valorisation de produits « locaux ». Ces dispositifs de qualification tirent du modèle des indications géographiques une rhétorique du terroir, mais celle-ci ne se traduit pas en contraintes réglementaires et s’étend à une diversité de produits. Reposant essentiellement sur de la vente directe, ils s’apparentent aux circuits courts de proximité sans entrer tout à fait dans cette catégorie. En effet, ils définissent l’espace « local » par-delà des questions de distance, pour jouer davantage sur l’appartenance d’une diversité d’acteurs à un territoire partagé.
Ceci permet aux collectifs étudiés de mettre en place des dispositifs de qualification s’affranchissant de la certification par tierce partie, c’est l’existence de réseaux denses et diversifiés, rassemblant une multitude d’acteurs autour d’enjeux de qualité. Ces derniers ne sont pas seulement d’ordre alimentaire, mais également environnemental, à propos d’un territoire auquel ils sont attachés. Les démarches des collectifs étudiés ici donnent à voir des processus de construction qui reposent principalement sur la convergence d’expressions d’un attachement à un environnement spécifique, à la fois en termes agro-physiques et culturels. Ces modalités d’attachement sont suffisamment variées pour que s’y reconnaisse une diversité d’acteurs, progressivement amenés à agir de concert.
Ces réseaux d’acteurs ne se constituent pas avec la même densité sur les deux terrains. Faits d’histoires singulières, produits de jeux sociaux spécifiques et issus de cadres institutionnels et juridiques parfois sensiblement différents, les cas décrits ici montrent qu’il n’existe pas de formes territoriales a priori, mais plutôt des contextes plus ou moins favorables à la construction de systèmes agri-alimentaires originaux. 76La diversité des initiatives et des trajectoires collectives décrites ici ouvre de nouvelles perspectives de réflexion concernant les dispositifs de qualification des produits. Elle invite à considérer le territoire par-delà les périmètres définis pour l’action publique, et à s’intéresser aux habitants d’un territoire par-delà les fonctions socio-professionnelles qui les qualifient au premier abord. Néanmoins, l’hétérogénéité d’objets et d’acteurs engagés dans ces dispositifs de qualification les rend fragiles, et porte à s’interroger quant aux cadres et structures institutionnels susceptibles de favoriser leur durabilité.
77Annexe
Pommes de terre |
La Truffole |
Fleur de pêcher |
La Belle |
Violine |
Quarantina |
Début du projet |
1995 |
1997 |
2001 |
2003 |
1999 |
Principaux acteurs impliqués |
Habitants et agriculteurs |
Agriculteurs |
Agriculteurs |
Habitants, agriculteurs, restaurateurs |
Habitants, agriculteurs, restaurateurs, commerçants |
Principaux soutiens |
Commune, Pays, Chambre d’agriculture |
Chambre d’agriculture |
Chambre d’agriculture, PNR |
Chambre d’agriculture |
Commune, Province, Chambre d’agriculture, PNR |
Noms choisis |
Association agricole pour |
Gerzenc |
Les échamps de l’Eyrieux |
Association Violine de Borée |
Consorzio della Quarantina |
Structures juridiques |
Association |
Association |
Association puis GIE |
Association puis SARL |
Consortium |
Zone de référence |
Haut-Vivarais (F) |
Plateau ardéchois (F) |
Vallée de l’Eyrieux (F) |
Commune |
Ancienne République |
Qualification visée |
AOC |
AOC |
AOC |
AOC |
DOC |
Qualification choisie |
Marque collective |
Marque collective + AB |
Marque collective |
Marque collective |
Marque collective |
Pommes de terre |
La Truffole |
Fleur de pêcher |
La Belle |
Violine |
Quarantina |
Mode de production |
conventionnel |
AB |
conventionnel |
en voie de certification AB |
« bio » |
Circuits de commercialisation |
Leclerc Valence, Marché de gros de Pont d’Isère, épiceries fines, restaurants |
Magasins bio locaux, vente directe |
Marchés de gros de Lyon et St-Étienne, Centrales d’achat Grand Frais, RHD collectivités, PVC |
Restaurants gastronomiques, METRO |
Vente directe, Restaurants et épiceries fines membres du Consorzio |
Production annuelle moyenne (t.) |
150 |
110 |
160 (35 primeur) |
5 (6-800kg transformés) |
40 |
Prix au kg (€) |
(0,6=prix de gros) |
2 |
5-8 |
1,5-2 |
1,5-2 |
Membres |
8 |
10 |
6 |
6 |
72 (400) |
Fig. 2 – Tableau de présentation des collectifs étudiés.
79Références bibliographiques
Allaire G., 2011a, Petits agriculteurs et marchés locaux dans le contexte de la politique européenne de la qualité, Note, Bruxelles, Direction Générale des Politiques internes de l’Union Européenne, 72 p.
Allaire G., 2011b, « La rhétorique du terroir », in Delfosse C. (éd.), La mode du terroir et les produits alimentaires, Paris, Les Indes savantes, p. 75-100 (Mondes ruraux contemporains).
Boivin N., Traversac J.-B., 2011, « Acteurs et agriculture biologique dans la fabrique alternative des espaces : le cas de l’Île-de-France », Norois, vol. 1, no 218, p. 41-55.
Boisvert V., Caron A., 2010, « La conservation de la biodiversité : un nouvel argument de différenciation des produits et de leur territoire d’origine », Géographie, économie, société, vol. 12, no 3, p. 307-328.
Delfosse C., 2013, « Produits de terroir et territoires. Des riches heures du développement rural à la gouvernance métropolitaine », Sud-Ouest européen, no 35, p. 17-30.
Fonte M., 2008, “Knowledge, Food and Place. A Way of Producing, a Way of Knowing”, Sociologia Ruralis, vol. 48, no 3, p. 200-223.
Fouilleux E., Loconto A., 2017, “Voluntary standards, certification, and accreditation in the global organic agriculture field: a tripartite model of techno-politics”, Agriculture and Human Values, vol. 34, no 1, p. 1-14.
Garçon L., 2015, Réinventer les pommes et les pommes de terre. Géographie de la qualité à l’épreuve de produits ordinaires, Thèse de doctorat en géographie et aménagement, Université Lyon 2, 512 p.
Lamine C., 2012, « “Changer de système” : une analyse des transitions vers l’agriculture biologique à l’échelle des systèmes agri-alimentaires territoriaux », Terrains & travaux, no 20, vol. 1, p. 139-156.
Lemeilleur S., Allaire G., 2016, « Certification participative : les labels du mouvement de l’agriculture biologique. Une réappropriation des communs intellectuels », 12e conférence internationale de l’AFD sur le développement, Paris, 13 p.
Letablier M.-T., Delfosse C., 1995, « Genèse d’une convention de qualité », in La grande transformation de l’agriculture, G. Allaire et R. Boyer (éds), Paris, INRA Éditions/Economica, p. 97-118.
Linck T., Barragan E., 2009, « Une indication géographique pour détourner les patrimoines pastoraux ? Le cas du queso Cotija (Mexique) », Autrepart, vol. 50, no 2, p. 187.
80Muchnik J., De Sainte-Marie C., 2010, Le temps des SyAL : Techniques, vivres et territoires, Versailles, éd. Quae, 327 p.
Praly C., 2010, Nouvelles formes de valorisation territoriale en agriculture. Le cas de l’arboriculture de la moyenne vallée du Rhône, Thèse de doctorat en géographie, Université Lyon 2, 430 p.
Renting H., Marsden T.K., Banks J., 2003, “Understanding alternative food networks: exploring the role of short food supply chains in rural development”, Environment and PlanningA, vol. 35, p. 393-411.
Scheffer S., 2002, Qu’est-ce qu’un produit alimentaire lié à une origine géographique ? Thèse de doctorat en géographie, Université Paris 1, 900 p.
Teil G., 2012, « Le bio s’use-t-il ? Analyse du débat autour de la conventionnalisation du label bio », Économie rurale, no 332, p. 102-118.
Tregear A., Arfini F., Belletti G., Marescotti A., 2007, “Regional foods and rural development: The role of product qualification”, Journal of Rural Studies, vol. 23, no 1, p. 12-22.
1 Loi no 89-470 du 10 juillet 1989.
2 Fondé par décret le 16 juillet 1947, l’Institut national des appellations d’origine des vins et des eaux-de-vie est chargé depuis 1990 des appellations d’une diversité de productions. La loi d’orientation agricole de 2006 poursuit le processus de transformation de l’institution à laquelle revient désormais la responsabilité de l’ensemble des signes de qualité, y compris le label AB par exemple.
3 Les deux termes sont employés par le président de l’association agricole de promotion de la Truffole pour rendre compte des arguments favorables à l’enregistrement d’une variété que mobilisent certains des acteurs du collectif.
4 Entretien avec le président de l’association agricole de promotion de la Truffole, Saint-Victor – 07.
5 Entretien avec l’ancien maire de Borée (2001-2014), président de l’association Violine de Borée.
6 Le mainteneur d’une variété peut être une entreprise, un syndicat ou une association de producteurs attestant de compétences de multiplicateurs suffisantes pour assurer la reproduction de variétés inscrites au catalogue officiel français.
7 Denominazione di Origine Protetta, équivalent italien de l’AOP française.
8 Cahier des charges de la production de la Truffole rédigé par l’Association agricole de promotion de la Truffole en 1998, p. 3.
9 Extrait d’un bulletin d’information du Consorzio della Quarantina.
10 Certains producteurs testent de nouvelles techniques de culture quand d’autres se lancent dans des démarches d’innovation variétale qui peuvent les conduire à commercialiser des pommes de terre de différentes formes et différentes couleurs.
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN : 978-2-406-07196-9
- EAN : 9782406071969
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07196-9.p.0057
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 17/11/2017
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : Qualité, indication géographique, circuit court de proximité, système agri-alimentaire, construction territoriale