Inutilité publique, histoire d’une culture politique française Frédéric Graber, Éditions Amsterdam, 2022, 192 pages
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food systems
2023, n° 8. varia - Auteur : Ilbert (Hélène)
- Pages : 287 à 292
- Revue : Systèmes alimentaires
Inutilité publique, histoire
d ’ une culture politique française
Frédéric Graber, Éditions Amsterdam, 2022, 192 pages
Plogoff, le nucléaire dans les années 1980, l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes dans les années 2000, sont emblématiques des mobilisations contre les « grands projets inutiles ». Les enquêtes d’utilité publique sont des points de passage obligés de ces combats. En France, près de 5 000 enquêtes publiques sont conduites chaque année pour valider les projets d’infrastructure : ronds-points, routes, supermarchés, parcs d’attractions, mines, méga-bassines ou enfouissements des déchets nucléaires constituent quelques exemples familiers de ces grands projets d’aménagement.
Dans l’ouvrage « Inutilité publique, histoire d’une culture française », Frédéric Graber, historien de l’environnement au CNRS en poste au Centre Marc-Bloch à Berlin, interroge le dispositif de l’enquête publique, outil ancré dans nos traditions et pratiques réglementaires. Le lecteur peut trouver des exemples de consultations publiques, de débats politiques ou approfondir le rôle de l’ordre des commissaires-enquêteurs. L’information y est référencée et l’auteur fournit une matière dense et raisonnée : études de cas, histoire longue et actualité sont les trois mouvements qui organisent cet essai critique.
La première partie, « L’art de prendre en compte », étudie l’enquête publique du projet d’hypermarché de Béner, en banlieue du Mans, en 2015. Cet aménagement de 200 millions d’euros entraîne l’artificialisation d’une trentaine d’hectares. La conclusion du commissaire-enquêteur reconnaît la qualité argumentaire des questions environnementales mais écarte ces observations et donne un avis favorable au projet de la Métropole.
Pour comprendre cette conclusion, l’auteur analyse le dispositif de l’enquête publique : les observations sont recensées pour ensuite revenir 288aux fondamentaux, c’est-à-dire au respect des exigences légales et à l’acceptabilité sociale. Le commissaire n’est pas là pour interroger un projet mais pour évaluer la qualité des procédures et vérifier le respect des règles. Le travail du commissaire-enquêteur se focalise sur la cohérence institutionnelle portée par les autorités territoriales et les aménageurs : les études et analyses fournies au public constituent des éléments indispensables à la tenue de l’enquête, tant par le volume d’informations (près d’un millier de pages) que par leur technicité. Tous les documents nécessaires à la réalisation du projet sont produits (plans, cartes, calendriers, coûts, prospections, etc.). Le commissaire-enquêteur en souligne la qualité, même si les manquements sont nombreux. Comptage faussé, données invérifiables, sources et méthodes non explicitées, culture du secret, etc., constituent la longue liste des manquements.
Qu’importe que l’étude soit imprécise et financée par le promoteur du projet : les documents sont réglementaires et n’ont nul besoin d’être validés. Les maîtres mots sont là : « moteurs du développement :revitalisation du centre, rééquilibrage territorial, facilité d’accès en voiture avec parking, fluidification du trafic, attractivité, création d’emplois, etc. ». Le commissaire-enquêteur reprend cette rhétorique et conclut au bien-fondé de la logique initiale du projet.
Quant aux études environnementales introduites dans le droit administratif depuis les années 1990, elles sont saisies par le dispositif « Éviter, Réduire, Compenser » (ERC). Les compensations se cantonnent aux listes d’espèces protégées et à des séries d’aménagements convenus : construction de talus, bassins de rétention, plantation d’arbustes, sont les « mesures usuelles » acceptées au nom de la valorisation de la biodiversité.
Le « hors sujet » règne en maître : si les observations portent sur les risques d’inondation accrus par l’artificialisation par exemple, le commissaire déclare qu’ils « seront examinés ultérieurement, dans le cadre de l’enquête prévue par la loi sur l’Eau ». Si elles portent sur des usages alternatifs (agriculture périurbaine, etc.), le commissaire-enquêteur renvoie au fait que « l’objet de l’enquête n’est pas une révision du Scot ».
L’art du découpage administratif élimine les contestations de fond. Tout converge pour que les objections de fond soient disqualifiées : mode de raisonnement, objectifs, méthodes, documents et séquençage de la consultation sont là pour valider le projet conçu et piloté en amont par les aménageurs et les autorités afin de le rendre réglementaire et acceptable.
289La deuxième partie, « La vue d’en haut », retrace l’histoire des enquêtes publiques en France. De l’Ancien Régime au xviiie siècle jusqu’à la Restauration au xixe siècle, l’administration organise les consultations et les autorisations afin d’édicter ce qui est juste.
Sous la monarchie, les projets d’infrastructure ou d’aménagement « utiles pour le roi » supposent l’obtention de droits particuliers en rupture avec les droits existants. Par des enquêtes dites de « commodité » le pouvoir s’informe, consulte, entend la voix de ses sujets et tranche afin de redistribuer les droits et les privilèges. Après avoir pris connaissance des désaccords et des droits des uns et des autres, le monarque rend justice. L’exemple du canal de Givors au sud de Lyon analyse le fonctionnement de la consultation (textes lus à voix haute à la sortie de l’église le dimanche, etc..) et le processus de décision réservée aux notables ou aux « principaux habitants ». La soumission à la volonté du monarque suppose une justice qui « assume le sacrifice ». Elle affirme que sa décision produit plus de bien pour le public que de mal pour les « sacrifiés ». La redistribution des droits est canalisée par les enquêtes publiques soumises à la volonté du monarque qui dit ce qui est juste.
Avec la Révolution, puis la Restauration, se créée le droit administratif. Les enquêtes publiques font partie de ce droit qui s’unifie entre 1820 et 1830. L’affiche y prend une place prépondérante car elle permet de communiquer les tenants et les aboutissants des projets et de solliciter les avis de tous. Les procédures sont listées et clarifiées. Elles incluent le dépôt de l’avant-projet, l’affichage, l’accès de tous au dossier, la possibilité de déposer des observations pendant une durée donnée. Par ce dispositif, tout le monde est au courant et les restrictions d’appartenance sociale ou de domiciliation sont levées. La configuration est conforme aux valeurs de liberté, égalité et fraternité issues de la Révolution.
Mais l’égalité est formelle. Le dispositif adopté en 1831 relève de l’enregistrement et de l’écoute d’observations qui sont pesées et jugées par une commission d’enquête qui réserve à une élite le droit d’examiner, d’évaluer et de dire ce qui est juste. L’inégalité politique ressurgit. La commission d’enquête organise, trie, arbitre et contrôle la décision. L’idée est d’anticiper les problèmes, de gérer les oppositions et d’améliorer le projet au nom de l’utilité publique. L’indépendance des commissaires est relative, car la sélection et la nomination des membres de la commission 290d’enquête relèvent de l’autorité des préfets et des tribunaux administratifs qui in fine sont seuls habilités à choisir et décider.
Comme sous l’Ancien Régime, les grands travaux d’aménagement prioritaires sont décidés en amont et la consultation du public est organisée pour obtenir le quitus attendu. Le principe d’utilité publique est borné par les protocoles d’enquêtes publiques qui restreignent le périmètre des observations et écartent les oppositions. Autorité des organismes de tutelle et normes instituées délimitent le « registre rationaliste de l’échange argumentaire ».
La troisième partie, « Ça commence à bien faire », critique l’ordre établi. Les recherches portent sur la création de l’ordre des commissaires-enquêteurs et les réformes récentes. Sont restitués les dires des commissaires-enquêteurs. Pour eux, le développement économique du territoire serait désormais contrebalancé par les préoccupations environnementales. Référence est faite, par exemple, à la loi de 1983 qui intègre les dimensions de protection de l’environnement et de « codécision ».
L’auteur prend alors une approche distanciée. Il constate que malgré ces réformes, les fondamentaux ne changent pas. L’arsenal participatif actuel conserve les délimitations anciennes. Dépôt du dossier, accès à l’information, publicité, durée et registre où sont consignées les observations sont les outils récurrents. Le périmètre de l’enquête est agrandi au plus grand nombre, mais la consultation n’est en aucun cas un lieu de débat où les citoyens pourraient intervenir sur l’avenir du projet. Les réformes des années 2010 accentuent la centralisation. Elles réduisent les délais et éliminent la figure du commissaire-enquêteur. La consultation se fait désormais par voie électronique tout en suivant les procédures d’enregistrement des observations. Le préfet, avec ses services, prend une place prépondérante puisqu’il est l’unique autorité compétente. On revient à la forme primitive de l’enquête publique « dans laquelle l’autorité s’identifie avec le point de vue surplombant, de sorte que l’utilité publique des projets est toujours déjà acquise ».
Le livre se termine sur un ton critique : les réformes actuelles conduisent à une régression démocratique de nos politiques publiques. Le retour à la « version plus autoritaire des enquêtes publiques (…) vise à faciliter les projets, à en réduire les délais et les contraintes ». L’enquête publique élimine toute possibilité de discuter l’utilité publique réelle d’un projet. Elle consacre le privilège des intérêts des aménageurs sans qu’aucune 291discussion ne soit possible. Elle s’écarte de la démocratie délibérative citoyenne et sanctifie une croissance habillée en vert. La référence au principe d’utilité publique organise la culture politique française du « silence ». In fine, seule prévaut « une totalité abstraite à même d’imposer l’utilité publique ». Avec la crise climatique et l’impératif de défense des biens communs, le sens de l’utilité publique peut-il être saisi sur le fond ? Telle est la question finale posée par l’auteur.
Vers un changement de paradigme culturel ?
Dans ce livre, Frédéric Graber analyse comment l’utilité publique est façonnée depuis plusieurs siècles par la culture du progrès technologique et du développement industriel. De la monarchie à nos jours, pouvoir et savoir s’organisent au sein d’un dispositif de contrôle et de suivi systématique où les mécanismes administratifs délimitent la redistribution des droits et organisent le consentement public en faveur des grands projets d’aménagement. Principes, normes, procédures, mécanismes et critères techniques constituent une régularité historique au pouvoir effectif. L’utilité publique est saisie par les procédures de régularisation technique et juridique et par les mises en conformité. Ce dispositif esquive les débats au bénéfice du droit des aménageurs et des pouvoirs en place.
La lourde matérialité du discours prescriptif du système administratif interroge nos capacités à faire valoir la question du sens d’un projet. Dans ces conditions, on comprend mieux le titre de l’ouvrage : « Inutilité publique, histoire d’une culture politique française ». L’autodestruction n’est-elle pas au cœur de nos sociétés ? Ne serait-il pas plus utile de ne rien faire plutôt que de continuer à systématiquement autoriser et encourager de nouveaux chantiers destructeurs ? La responsabilité environnementale ne doit-elle pas être considérée comme un fondement de l’utilité publique ? Comment changer de paradigme culturel ?
Ces questions sont trop importantes pour être abandonnées à nos élites administratives et à un petit groupe de techniciens et d’experts. Travailler sur d’autres études de cas d’enquêtes publiques, y compris dans leurs dimensions juridiques et techniques, est une des perspectives de recherche ouvertes par cet ouvrage. Partager les conclusions, débattre et imaginer des processus d’apprentissage pour créer du « faire commun » reste un défi. Loin de la fabrique du consentement, ces démarches participent 292d’une culture qui cherche les manières de déconstruire et d’inventer collectivement des cheminements visant à limiter l’accaparement et l’épuisement des ressources. Considérons ce livre comme un appel à retrouver le sens de l’utilité !
Hélène Ilbert
Chercheuse associée au CIHEAM-IAMM
Montpellier SupAgro – UMR MOISA
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN : 978-2-406-15804-2
- EAN : 9782406158042
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-15804-2.p.0287
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 15/11/2023
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français