Éditorial Prospective des systèmes alimentaires : futur souhaitable ou exercice sous influences ?
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Systèmes alimentaires / Food Systems
2021, n° 6. varia - Auteur : Rastoin (Jean-Louis)
- Pages : 17 à 24
- Revue : Systèmes alimentaires
ÉDITORIAL
Prospective des systèmes alimentaires :
futur souhaitable ou exercice sous influences1 ?
Jean-Louis Rastoin
Montpellier SupAgro
UMR 1110 Moisa
Dans le prolongement de « l’anthropologie prospective » de Gaston Berger (Berger, 1957), Bertrand de Jouvenel, créateur du néologisme Futurible définissait la prospective comme un exercice intellectuel destiné à identifier les futurs possibles en vue de choisir le futur souhaitable (de Jouvenel, 1964). La méthode des scénarios appliquée à la prospective par Herman Kahn au début des années 1970 dans le cadre de l’Institut Hudson a été utilisée en France par la DATAR2 pour ses travaux sur l’aménagement du territoire à partir de 1975. Cette méthode mobilise des outils variés empruntés aux sciences exactes (notamment la modélisation mathématique) et aux sciences sociales (sous forme d’interrogation d’experts et de groupes de discussion alimentant des bases de données). Elle permet de construire différents scénarios alternatifs ou de rupture autour d’un scénario d’extrapolation des tendances passées dit « au fil de l’eau » (Godet, 1983). La méthode des scénarios a été par la suite appliquée à de nombreux secteurs économiques, notamment l’alimentation.
18Trois exercices marquants
de prospective agricole et alimentaire
La première prospective agricole et alimentaire de grande ampleur a été conduite dans le cadre de la FAO et présentée à la Conférence de cet organisme en 1979, puis actualisée pour la Conférence de 1987. Elle concernait l’horizon 2000 et avait pour objectif d’estimer les perspectives de la production agricole et celle de la consommation alimentaire dans deux catégories de pays, en développement et développés regroupés en sous-continents, pour une trentaine de produits de base, à partir de la méthode des bilans alimentaires. L’étude concluait à la nécessité d’ajustement par des politiques agricoles adéquates du fait des écarts constatés entre offre et demande alimentaire. Elle pointait déjà des risques qui demeurent aujourd’hui d’une grande acuité : instabilité et défaillances des marchés, pauvreté rurale et inégalités économiques, pression sur les ressources naturelles (Alexandratos, 1988). La principale limite de cette prospective provient de l’utilisation d’un seul scénario – tendanciel – à partir des trajectoires historiques observées depuis 1961 et donc de son caractère d’extrapolation. Une autre incomplétude réside dans une approche centrée sur l’agriculture et la consommation finale apparente et non sur l’ensemble des acteurs des systèmes alimentaires et des enquêtes de consommation. Retenons finalement son caractère pionnier et pertinent du point de vue de l’identification des défis à relever.
À partir de la décennie 1990 et dans les suivantes, plusieurs prospectives mondiales de l’alimentation conformes à la méthode des scénarios, ont été menées.
On peut notamment mentionner en France « Agrimonde », recherche pilotée par le Cirad et l’Inra entre 2006 et 2009 et ciblant l’horizon 2050. Également basée sur des bilans ressources-emplois pour 6 grandes zones géopolitiques, cette prospective s’appuie d’une part sur une base de données quantitative rétrospective (1961-2003) multisourcée et un modèle de simulation pour le chiffrage 2000-2050 (Agribiom) ; d’autre part sur une équipe projet de 10 chercheurs et des ateliers de discussion composés de 18 experts appartenant à 10 institutions. L’intérêt majeur de cet exercice est d’avoir proposé 2 scénarios : le premier tendanciel, et 19le second de rupture incluant des hypothèses de changement de trajectoire de l’agriculture (en termes d’occupation des sols et d’intensification chimique) et de la consommation alimentaire (baisse de la consommation moyenne de viande) avec un objectif de préservation des écosystèmes. On note également une confrontation et une évaluation qualitative des résultats quantitatifs des scénarios débouchant sur des préconisations de politiques publiques (Paillard et al., 2010). Cette étude originale et de grande qualité ne prend cependant pas en compte – du fait des moyens alloués – les différents maillons des filières agroalimentaires et de l’impact de 3 variables importantes : le changement climatique, les ressources en eau et l’emploi.
Plus récemment, on relève un intérêt accru pour la prospective agricole et alimentaire qui se manifeste par une abondante littérature scientifique3, dans un climat de controverse entre (nous simplifions pour des raisons de compréhension) des scénarios préconisant une intensification chimique et des scénarios orientés vers l’intensification écologique ; tous ces scénarios ambitionnant d’améliorer la sécurité alimentaire au niveau national ou international en réduisant les émissions de gaz à effet de serre, le changement climatique apparaissant comme la préoccupation majeure. Nous retiendrons ici, à titre d’exemple, un rapport traitant des 2 catégories de scénarios dont les conclusions diffèrent et qui permettent de comprendre les débats en cours. Dans ces travaux, on retrouve la méthodologie décrite pour Agrimonde : base de données, modèle quantitatif de simulation et consultation d’experts.
L’étude qui vient d’être publiée par l’IDDRI et le cabinet BASIC, réalisée avec le concours de Solagro, concerne la France. Elle s’inscrit dans la stratégie nationale bas carbone (SNBC) de 2020 (division par 2 des émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture entre 1990 et 2050). Elle prend en compte : (i) les transformations structurelles en résultant pour le tissu des entreprises du système alimentaire ; (ii) les impacts sur l’emploi dans les secteurs agricole et agroalimentaire ; (iii) le régime alimentaire ; (iv) la biodiversité. Il en découle une identification des implications pour les acteurs publics et privés. L’étude est conduite sur 2 filières, céréales et oléagineux, lait de vache, représentant ensemble 70 % 20de la surface agricole utile, 40 % de la valeur ajoutée agricole et 52 % de celle de l’industrie agroalimentaire. Deux scénarios sont construits :
–« France duale » avec une logique dominante de compétitivité-prix conduisant à une concentration des entreprises, avec une contraction des emplois de l’ordre de 10 % en agriculture et 12 % dans l’industrie agroalimentaire à l’horizon 2030, par rapport à la tendance. Les prix-consommateurs sont maitrisés, mais l’artificialisation croissante des aliments génère des coûts en santé. En effet dans ce scénario orienté vers l’offre, l’évolution de la demande n’est pas ou peu considérée. L’objectif de décarbonation sectorielle est privilégié, mais sans protection de la biodiversité.
–Le second scénario « Recompositions socio-territoriales », à l’inverse, met en avant l’orientation de la demande vers des produits de qualité nutritionnelle issus de filières courtes et celle de l’offre vers plus de diversification et moins de concentration en soutenant les TPE et PME. La neutralité carbone s’appuie sur l’agroécologie et l’accroissement de la biodiversité de l’écosphère. Dans ce scénario, l’emploi agricole progresse de 10 % et l’emploi agroalimentaire de 7 %. Les prix-consommateur sont en augmentation modérée, avec un risque d’augmentation de la précarité alimentaire. Ce scénario est en phase avec la stratégie « De la ferme à la fourchette », composante du Pacte vert de l’Union européenne lancé en 2020. Il nécessite un renforcement significatif de l’actuelle politique alimentaire française et une révision de la politique agricole. Il dépend également d’une convergence au sein de l’UE sur ces sujets et sur l’introduction de normes environnementales et sociales dans le commerce international (Aubert et al., 2021).
Cette étude présente un triple intérêt par : l’inclusion de l’industrie agroalimentaire dans les scénarios ; la mesure de l’impact social des évolutions technologiques et économiques ; l’estimation des dynamiques de prix et leurs conséquences. Elle appelle un complément sur les filières non considérées afin de conforter une analyse globale et spatiale du système alimentaire. Par ses conclusions, cette étude se positionne en faveur de son scénario 2 de transition socio-écologique accélérée que l’on peut qualifier de post-covid en se référant aux déclarations répétées 21d’hommes politiques, de chefs d’entreprises et de représentants de la société civile depuis le début de la crise sanitaire en 2019.
Des scénarios contrastés et controversés
appelant une contextualisation objective
Cependant, d’autres études recommandent, au contraire, une posture productiviste à base d’intrants chimiques ou biotechnologiques. L’argument utilisé est celui de la raréfaction des ressources en terres et donc de la nécessité d’augmenter la productivité non seulement physique (rendements), mais aussi celle du travail par des économies d’échelle et une substitution capital/travail. Une bonne illustration de ce courant est l’étude publiée par l’USDA à propos des effets supposés des stratégies « De la ferme à la fourchette » et « Biodiversité » de l’UE sur la sécurité alimentaire mondiale, les prix agricoles et alimentaires internationaux et le revenu des agriculteurs européens à l’horizon 2030. La réduction des intrants chimiques prévue dans ces stratégies conduirait à une baisse de la production agricole européenne de 12 %, 11 % ou 7 % selon 3 scénarios prévoyant une adoption des objectifs de l’UE par certains de ses partenaires commerciaux et par l’ensemble des pays de la planète. En conséquence, l’Europe provoquerait une augmentation de la faim dans le monde (Beckman et al., 2020). En toile de fond de la démonstration, on voit bien un objectif de dissuasion de l’adoption de normes environnementales plus contraignantes par l’UE, 1er importateur mondial de produits agricoles et agroalimentaires, fragilisant le modèle technico-économique des exportateurs (dont les États-Unis). Cette étude souffre de lacunes méthodologiques et de simplifications dans les projections (notamment au niveau des coefficients techniques utilisés) qui mettent en cause les résultats publiés.
La prospective permet de caractériser des avenirs possibles par des scénarios dont les profils sont soumis à plusieurs biais : étendue et qualité des données, robustesse des outils de modélisation, trajectoire professionnelle et convictions des chercheurs et experts impliqués, commanditaires directs ou indirects. Il en résulte un risque élevé d’instrumentalisation 22au service de tel ou tel groupe d’intérêt, c’est pourquoi l’on peut parler d’un exercice sous influences conflictuelles. Ces vecteurs peuvent néanmoins être féconds s’ils sont encadrés par une charte de déontologie et font l’objet de discussions entre pairs avec un modérateur indépendant. Une attention particulière doit être portée à la contextualisation la plus ouverte possible de l’objet de la prospective.
Dans le cas des systèmes alimentaires, la contextualisation pourrait s’appuyer sur un concept objet de consensus, par exemple celui de « Une seule santé » (Zinsstag et al., 2020). La contextualisation devrait ensuite se faire à travers un diagnostic incluant toutes les composantes des systèmes et non pas uniquement sur l’agriculture du fait de l’interdépendance de ces composantes. Le contexte contemporain est destiné à évoluer dans différents scénarios. Cette dimension temporelle sur longue période est d’autant plus importante que le changement climatique peut inverser des trajectoires comme le montre une prospective sur l’agriculture ghanéenne à l’horizon 2061. Par exemple, l’un des scénarios mesure l’impact de l’utilisation subventionnée d’intrants industriels pour développer la production de maïs. De 2011 à 2030, les rendements de la plante et les revenus des agriculteurs augmentent. Par la suite, la dépendance à la culture du maïs s’accroit, induisant, par spécialisation, une perte de biodiversité et une vulnérabilité aux événements climatiques extrêmes et à la volatilité des marchés (Jagustović et al., 2021).
Ainsi, une contextualisation objective des systèmes alimentaires, dans l’espace et dans le temps constitue la base indispensable des préconisations politiques qui viennent opérationnaliser toute prospective. Au tournant de la 5e transition alimentaire, le scénario tendanciel a montré ses limites et incite à changer de cap au nom du principe de réalisme et des réponses à apporter aux fortes tensions observables à travers les récents exercices de consultation citoyenne en France sur le climat et sur la politique agricole commune.
Plus largement, le contexte de transition est un moment opportun pour poser la question de la voie étroite d’une alimentation plus durable au Nord comme au Sud et d’un accès à une souveraineté alimentaire prônée par de nombreux dirigeants politiques lors de la pandémie covid-19. Dans les pays du Nord, un aménagement du modèle hégémonique de l’agroindustrie sera-t-il suffisant pour atteindre cet objectif ? Dans ceux du Sud, une extension de ce modèle, déjà en place pour les 23produits d’exportation, serait-elle une solution ? Faut-il envisager une coexistence ou une confrontation entre modèle agroindustriel et modèle agro-écologique (Gasselin et al., 2021) ? Ou préconiser une accélération de la transition socio-écologique dans les pays à haut et moyen revenu et sauter la case « agroindustrie » dans les pays à bas revenu en priorisant les questions de santé et de bien-être (Laurent, 2020) ? S’agissant de controverse, écoutons la mise en garde de Gaston Bachelard : Face au réel, ce qu’on croit savoir clairement offusque ce qu’on devrait savoir. Quand il se présente à la culture scientifique, l’esprit n’est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l’âge de ses préjugés (Bachelard, 1938).
24Références bibliographiques
Alexandratos N., 1988, L’Agriculture mondiale : horizon 2000, Paris, Economica-FAO, 399 p.
Aubert P.-M., Gardin B., Alliot C., 2021, Vers une transition juste des systèmes alimentaires : enjeux et leviers politiques pour la France, IDDRI et BASIC, Paris, 76 p.
Bachelard G., 1938, La Formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Librairie philosophique J. Vrin.
Beckman J., Ivanic M., Jelliffe J.L. et al., 2020, Economic and Food Security Impacts of Agricultural Input Reduction Under the European Union Green Deal’s Farm to Fork and Biodiversity Strategies, Washington, USDA, Department of Agriculture, Economic Research Service, 51 p.
Berger G., 1957, « Sciences humaines et prévision », La Revue des Deux Mondes, 3, p. 417-426.
Gasselin P., Lardon S., Cerdan C., Loudiyi S., Sautier D. (coord.), Van der Ploeg J.D. (préf.), 2021, Coexistence et confrontation des modèles agricoles et alimentaires : un nouveau paradigme de développement territorial ?, Versailles, Éditions Quae, 396 p.
Godet M., 1983, « La méthode des scénarios », Futuribles, 71-9, p. 110-120.
De Jouvenel B., 1964, L’art de la conjoncture, Monaco, Éditions du Rocher, 450 p.
Jagustović R., Papachristos G., Zougmoré R.B., Kotir J.H., Kessler A., Mathieu Ouédraogo M., Ritsema C.J., Dittmer K.M., 2021, “Better before worse trajectories in food systems ? An investigation of synergies and trade-offs through climate-smart agriculture and system dynamics”, Agricultural Systems, vol. 190, p. 103-131.
Laurent L., 2020, Et si la santé guidait le monde ?, Paris, Les liens qui libèrent, 192 p.
Paillard S., Treyer S., Dorin B. (coord.), 2010, Agrimonde, Scénarios et défis pour nourrir le monde en 2050, Versailles, Éditions Quae, 295 p.
Zinsstag J., Schelling E., Waltner-Toews D., Whittaker M.A., Tanner M. (coord.), 2020, One Health, Une seule santé : théorie et pratique des approches intégrées de la santé, Versailles, Éditions Quae, 584 p.
1 Merci à Fatiha Fort, Myriam Haider, Anne Rollet et Denis Sautier pour leurs remarques et suggestions.
2 DATAR : Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale, organisme interministériel français créé en 1963 pour contribuer aux études de prospective et de planification du développement territorial, restructuré en 2014 puis 2020 sous l’appellation « Agence nationale de la cohésion des territoires ».
3 Pas moins de 11 rapports de prospective des systèmes alimentaires ont été publiés entre 2016 et 2020, selon un recensement non exhaustif présenté à l’université Afterres 2050 Solagro-IDDRI qui s’est tenue du 2 au 4 février 2021.
- Thème CLIL : 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN : 978-2-406-12705-5
- EAN : 9782406127055
- ISSN : 2555-0411
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12705-5.p.0017
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 05/01/2022
- Périodicité : Annuelle
- Langue : Français
- Mots-clés : prospective, système alimentaire, stratégie d’acteur, controverse, transition