Émile Ryckeboer, paysan pionnier. Il a osé ! Émile Ryckeboer, Jean Leroux (collab.), Paris, Orep Éditions, 2016, 224 p.
- Publication type: Journal article
- Journal: Systèmes alimentaires / Food Systems
2018, n° 3. varia - Author: Condor (Roland)
- Pages: 287 to 292
- Journal: Food systems
Émile Ryckeboer, paysan pionnier.
Il a osé !
Émile Ryckeboer, Jean Leroux (collab.),
Paris, Orep Éditions, 2016, 224 p.
Roland Condor
École de management de Normandie
L’ouvrage retrace l’histoire d’Émile Ryckeboer, le fondateur de Florette et de la quatrième gamme, c’est-à-dire du concept de salades et légumes frais vendus en sachets. Ce n’est pas une œuvre scientifique mais un livre qui retrace une aventure entrepreneuriale. L’ouvrage est très agréable à lire. C’est d’autant plus le cas qu’il rappelle de nombreuses histoires de paysans flamands venus en France entre les deux guerres et qui usaient de leur savoir-faire en matière de polders pour créer des fermes de toutes pièces. Émile Ryckeboer va cependant plus loin que la création d’une ferme : il est à l’origine d’une multinationale agroalimentaire. C’est ce qui en fait un agri entrepreneur ; c’est aussi ce qui légitime ce compte rendu alors que le monde agricole a besoin de modèles pour construire l’agriculture de demain.
Le parcours d’Émile Ryckeboer :
des Flandres à la Normandie
Émile Ryckeboer est d’origine belge flamande. Il est né le 2 avril 1933 à Adinkerke, petite ville belge située à quelques kilomètres de la frontière française. Il est petit-fils et fils d’agriculteurs. Il est arrivé 288en France en 1943 à l’âge de 10 ans. Les raisons de son départ de la Belgique sont liées à l’occupation allemande. La ferme de 45 hectares de ses grands-parents est submergée par les eaux de la mer du Nord suite à une décision de l’état-major allemand de ralentir la progression des alliés. Ayant perdu une partie de leurs terres, les grands-parents d’Émile cherchent une nouvelle ferme. C’est alors que les réseaux flamands fonctionnent. Un membre de la famille Ryckeboer passé par la France les met en relation avec un Flamand installé dans l’Eure, à l’est de Rouen en Normandie. Celui-ci les aide à s’installer dans cette ferme qui sera exploitée quelques années plus tard par le père d’Émile. Émile Ryckeboer commence à travailler à la ferme à l’âge de 13 ans. Il y apprend la dureté du travail ainsi que le français. Son intégration est bonne. Elle est facilitée par la présence d’une importante communauté flamande dans la région.
Le véritable virage intervient en 1952 lorsque toute la famille déménage dans la Manche, toujours en Normandie. La famille Ryckeboer doit partir car le fils du propriétaire de la ferme euroise reprend celle-ci à son compte. L’installation dans le département de la Manche résulte plus d’une opportunité que d’un choix : le père d’Émile apprend qu’une lande de 130 hectares est libre dans la région de Lessay, au centre du département, dans les marais du Cotentin. La lande est une friche : les terres ne sont pas cultivables ; il faut défricher, déraciner les arbres, retourner la terre et la rendre fertile. C’est un travail de titan, vu par les paysans locaux comme une absurdité. Les Ryckeboer sont perçus comme des fous, ce qui blesse Émile mais en même temps le galvanise. À force de travail, de patience et surtout d’un savoir-faire en matière de terrassement – les Flamands sont réputés maîtres en matière de défrichage et de création de polders – les Ryckeboer arrivent à produire des carottes, des navets et des rutabagas. Ils élèvent également des poules et des vaches. Leur ferme est grande pour l’époque ce qui laisse beaucoup d’espoir pour la suite.
En 1960, Émile Ryckeboer, alors âgé de 27 ans, s’installe à quelques kilomètres de ses parents dans une ferme appartenant à la famille de sa femme, épousée quelques années plus tôt. Les deux époux ont trois enfants qui contribueront aux côtés de leur père et de leur mère à faire de la ferme naissante une entreprise agroalimentaire. Le paysan-entrepreneur est naturalisé français à l’âge de 33 ans, en 1966. À cet âge et après 289quelques années d’insertion réussie dans la Manche, il se construit un réseau (agriculteurs, coopératives, banques, hommes politiques) qui lui servira plus tard dans son parcours d’entrepreneur.
De l’exploitation agricole à la multinationale
L’ouvrage développe assez peu les circonstances ayant abouti à la création de la quatrième gamme, mais un terme contemporain pourrait expliquer cette transition de la production à l’innovation et à la vente : l’économie circulaire. Émile, qui cultive des poireaux, s’étonne du gâchis dans sa production : il vend principalement le blanc des poireaux et jette le vert dans les champs pour amender le sol. Il se dit alors que le vert pourrait être vendu car il est parfaitement comestible. C’est ainsi qu’il réfléchit à la commercialisation de ce produit, en mélange avec d’autres légumes. Il suit le même raisonnement avec les carottes : les produits abîmés ou malformés ne sont pas vendus, ce qui représente un immense gâchis. L’enjeu est alors de valoriser ces produits.
Dans les années 70, l’entreprise est encore artisanale : l’atelier se situe à la ferme et les machines sont rudimentaires. Mais, progressivement, elle se développe grâce notamment à des partenariats avec la grande distribution. On en n’est encore qu’aux prémices de la quatrième gamme : l’offre se limite pour l’instant aux mélanges de légumes pour soupes. À partir du début des années quatre-vingt, la croissance démarre : les volumes de ventes croissent, de nouveaux matériels sont achetés et le marketing se met en place. En 1983, Émile Ryckeboer a l’idée de proposer des salades en sachets, non sans relever de nombreux défis techniques comme la conservation et l’ensachage. Avec l’aide d’organismes de recherche et par essais-erreurs, l’entreprise arrive à un produit commercialisable. Puis, elle participe à des salons et gagne plusieurs prix.
En 1984, l’entreprise – qui a déménagé dans une usine à proximité de la ferme – emploie 25 personnes et réalise 2,3 millions de francs de chiffre d’affaires. Le potentiel est tel qu’elle doit s’appuyer sur un investisseur pour passer un nouveau cap de croissance. C’est alors qu’intervient la Casam, devenue Agrial. En février 1985, un accord est 290signé : 51 % du capital de la société familiale est cédé. Sur l’exercice 1984-1985, l’entreprise réalise 7 millions de francs de chiffre d’affaires, puis 21 millions l’année suivante. Suite à la prise de contrôle de la Casam, Émile Ryckeboer devient directeur technique ; son fils Pascal est chargé de la maintenance et sa fille Anne est responsable des ventes. En 1986-1987, une nouvelle usine est construite à Lessay dans la Manche et la marque Florette apparaît. En 1988, Florette réalise 200 millions de francs de chiffre d’affaires et embauche 350 salariés. La gamme Florette compte 33 produits : salades composées, mélanges de crudités, potages, etc. 150 000 sachets sont fabriqués par jour en juillet, contre 50 000 le même mois l’année précédente et 5 000, deux ans auparavant. L’entreprise détient alors 25 % de parts de marché.
C’est à cette époque que la concurrence se développe. L’entreprise s’associe alors à des concurrents pour établir un guide de bonnes pratiques afin de garantir une qualité au client et d’exclure des opérateurs peu scrupuleux. En 1990, pour des raisons qui ne sont pas évoquées dans l’ouvrage, Émile Ryckeboer quitte Florette et crée une nouvelle société spécialisée dans l’accompagnement des innovations agroalimentaires. Il poursuit sa quête d’innovations en créant Créaline, gamme de purées fraîches de fruits et légumes, et en exploitant la marque Florette aux États-Unis et en Australie. À la fin des années 2000, Créaline est cédée à Agrial et Émile Ryckeboer est appelé à la rescousse de Récréa, une entreprise spécialisée dans la gestion de piscines et de campings. Ce sera l’une des rares expériences du paysan-entrepreneur en dehors de la sphère agroalimentaire.
Les questionnements scientifiques
soulevés par l’ouvrage
L’entrepreneuriat paysan est-il différent des autres formes d’entrepreneuriat, comme par exemple l’entrepreneuriat à la ville ou l’entrepreneuriat dans d’autres secteurs que l’agriculture ? C’est à cette question, entre autres, que l’ouvrage apporte des éléments de réponse. Certes, Émile Ryckeboer n’est pas un scientifique : il relate une aventure 291entrepreneuriale qu’il a lui-même vécue et qui est donc empreinte d’une forte subjectivité. Mais son histoire apporte des éléments de compréhension de l’entrepreneuriat dans un contexte agricole, qui plus est, par un immigré venu des Flandres.
L’histoire d’Émile Ryckeboer rappelle de nombreuses histoires entrepreneuriales, vécues et narrées par des individus ayant la fièvre entrepreneuriale. Émile Ryckeboer a un goût certain pour l’innovation ; il a un profond besoin de reconnaissance qui provient à la fois de ses origines flamandes (il est perçu comme un étranger par les agriculteurs normands) et des moqueries dont il fait preuve lorsqu’il innove ; il a également une vision internationale (il va chercher les innovations aux Pays-Bas, en Belgique et dans d’autres pays d’Europe). C’est sans doute son caractère d’entrepreneur qui fait passer sa ferme laitière et maraîchère à l’entreprise spécialisée dans les légumes frais prêts à consommer : il ne manque pas d’idées, il ne contient pas son énergie et, même s’il est touché par les remarques désobligeantes, il continue à creuser son sillon. On voit que sa réussite tient en ses capacités et à son histoire : être un étranger est finalement une force dans son projet.
Mais la réussite d’Émile Rickeboer tient également aux autres. Il est d’abord entouré par sa famille, qui lui reproche parfois son engagement excessif mais qui l’aide aussi dans son développement. Ses enfants vont fortement s’investir à ces côtés : notamment son fils Pascal, sur le plan technique, et sa fille Anne, sur le plan commercial. Il a également des relations sur le plan politique qui sont d’une importance capitale pour développer la société. Ensuite, il monte plusieurs projets avec d’autres agriculteurs : création d’une banque de travail, construction d’un congélateur collectif, création d’un groupement de producteurs. Il est, par ailleurs, accompagné dans son développement par des experts, des coopératives, des banques, des consultants, des organismes de recherche ; tous ces acteurs l’aident à résoudre des problèmes techniques (il est agriculteur avant d’être industriel), à améliorer son produit, à financer la croissance, etc.
Émile Ryckeboer est un entrepreneur comme les autres : il est doté de qualités personnelles et s’appuie sur son entourage pour réussir ses entreprises. Toutefois, il a deux particularités : il est paysan et flamand. En tant que paysan, il doit exercer un métier lié à la terre dans un environnement conservateur. À plusieurs reprises dans l’ouvrage, il peste contre 292ceux qui le prenaient pour un fou, qui le jalousaient, qui lui mettaient parfois des bâtons dans les roues. Si l’entrepreneuriat en général est semé d’embûches, celles-ci ont une dimension particulière dans l’agriculture : le regard des autres est permanent et l’isomorphisme est courant. Entreprendre et innover est une forme de déviance. L’entrepreneur doit lutter contre tous ces conservatismes ; il doit travailler avec les autres tout en étant indépendant. Mais Émile Ryckeboer est flamand. Son exemple nous rappelle ce qu’Alain Peyrefitte a appelé le miracle hollandais : un petit pays créé partiellement sur la mer et qui est devenu une grande puissance mondiale, notamment en matière d’horticulture. En lisant l’ouvrage, le miracle hollandais apparaît nettement. Face aux regards incrédules et aux conservatismes, la grande force d’Émile Ryckeboer a surtout été sa culture : il a utilisé son sens de l’innovation, son sens de la mobilité et ses compétences en matière de polders pour construire ce parcours entrepreneurial atypique.
Au final, l’ouvrage retrace une histoire entrepreneuriale, ce qui n’a rien d’innovant dans la littérature retraçant le parcours des grands capitaines d’industrie. Mais cette histoire de petit paysan flamand parti à la conquête d’une nouvelle filière agroalimentaire hors de ses terres natales montre que les réussites entrepreneuriales passent par la capacité à lutter contre toutes formes de résistances. Cela a un écho particulier aujourd’hui alors que beaucoup d’agriculteurs tentent d’innover pour s’inscrire dans une démarche durable. L’exemple d’Émile Ryckeboer est très certainement un bon exemple à suivre, à la fois pour les agriculteurs qui expérimentent de nouveaux procédés et pour les chercheurs qui s’intéressent à la résistance au changement en agriculture.
- CLIL theme: 3306 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie de la mondialisation et du développement
- ISBN: 978-2-406-08722-9
- EAN: 9782406087229
- ISSN: 2555-0411
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-08722-9.p.0287
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 12-10-2018
- Periodicity: Annual
- Language: French