L’art est la manière L’art comme communion des personnes
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
2019 – 4, 99e année, n° 4. varia - Auteur : Altieri (Antoine)
- Pages : 517 à 542
- Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
L’art est la manière
L’art comme communion des personnes
Antoine Altieri
Institut Catholique de Toulouse
L’art, selon le titre du fameux essai de philosophie esthétique de Arthur Danto que nous évoquerons dans cette étude, est Transfiguration du banal – au sens où, comme le note Jean-Marie Schaeffer, commentateur d’A. Danto, le but essentiel d’une telle « transfiguration » est de « définir l’essence de l’art et de déterminer la spécificité de l’œuvre d’art par rapport aux entités non artistiques1 ». Et il semble, en tout cas à lire A. Danto, que la caractéristique essentielle de l’œuvre d’art consiste tout entière en ceci qu’elle est intentionnelle, c’est-à-dire qu’elle est toujours élaborée par l’artiste « à propos de quelque chose » (aboutness). De ce point de vue, nous noterons donc que cette structure intentionnelle de l’œuvre d’art n’est pas intrinsèque à celle-ci, mais relève bien de la volonté expresse de l’artiste. En outre, il convient de souligner, à titre de corollaire de cette conception « intentionnelle » de l’œuvre d’art, que celle-ci comporte ainsi une structure de renvoi (à autre chose qu’elle-même) : l’œuvre d’art, note J.-M. Schaeffer commentant A. Danto, « comporte toujours une composante représentationnelle », et ce quel que soit l’art en question – quoique cet état de fait soit bien sûr particulièrement évident dans le cas de l’œuvre littéraire, « puisque le langage est par définition représentationnel2 ». À ce titre-là encore, il est donc constitutif de l’œuvre d’art qu’elle ait vocation à être interprétée3. D’une certaine manière, et quelque étrange que puisse sembler ce parallèle, nous pourrions dire qu’il en 518va de l’œuvre d’art comme de l’objet scientifique : l’un et l’autre sont constitués, construits, et l’œuvre d’art, note encore J.-M. Schaeffer, « n’est pas un objet qui est donné et qu’on peut voir de manière neutre, mais une structure sémiotique qui est construite dans et par l’interprétation4 ».
Là, très précisément, s’origine la dimension transfigurative de l’œuvre d’art :
Dans la mesure où l’identification artistique fait passer l’entité qu’elle constitue d’un plan matériel et perceptuel (simple objet) à un plan intentionnel (œuvre d’art), on peut encore dire qu’elle est transfigurative : grâce à elle, le support matériel, quel qu’il soit, est transformé en médium artistique5.
Une telle affirmation n’est bien sûr pas sans poser problème. En effet, nous remarquerons en premier lieu, toujours avec J.-M. Schaeffer, que, à envisager les choses du point de vue de la représentation et de l’interprétation que celle-ci appelle nécessairement, il semble a priori difficile de distinguer une œuvre proprement « artistique » de n’importe quel autre « objet6 ». Mais ensuite, et plus fondamentalement encore, l’affirmation de ce qu’une œuvre quelconque ne peut être qualifiée d’œuvre d’art que par la vertu d’une transfiguration du simple « support matériel » en un « médium artistique » (urinoir de Duchamp), cette affirmation, donc, est-elle acceptable ? La « structure intentionnelle » dont il est ici question suffit-elle, pour ne reprendre que cet exemple parmi les plus célèbres, à transfigurer un « urinoir » en œuvre d’art ? L’art a-t-il à voir avec la seule volonté de l’artiste – l’art relève-t-il, au fond, de l’arbitraire ? On comprendra que, selon ce point de vue, l’« art » en général soit culturellement indexé – que la « structure 519intentionnelle » le caractérisant en propre soit, au fond, surdéterminée par un contexte culturel en dehors duquel l’œuvre serait purement et simplement incompréhensible en tant qu’œuvre d’art. Notre conviction est que le fait d’une telle prédétermination culturelle est une donnée incontestable. Mais que l’« essence » de l’art est à rechercher ailleurs que dans la dimension « intentionnelle » évoquée plus haut : qu’elle est une essence transcendant le paramètre culturel, et intrinsèque à la notion même de « personne », comme être à la fois sensible et cognitif, tout autant qu’expressif, voire autoexpressif7. Ce par rapport à quoi nous souhaiterions nous positionner, relève, finalement, du point de vue suivant, en son exclusivisme même, et tel que le résume J.-M. Schaeffer :
Si l’essence de l’art ne réside pas dans ses qualités esthétiques et donc perceptuelles, mais dans sa structure intentionnelle, l’identité de l’œuvre d’art est toujours éminemment historique, puisqu’elle dépend des spécificités culturelles de l’époque où elle est créée8.
Nous souhaiterions donc, au fond, interroger cette banale évidence : l’œuvre d’art est certes toujours une œuvre de culture – mais sa dimension esthétique compte aussi, voire d’abord. Il nous faut revenir à l’en-commun le plus foncier de l’homme comme tel, c’est-à-dire à l’expérience esthétique au sens le plus large et le plus banalement étymologique de ce terme. A. Danto dresse le constat selon lequel l’art a évolué de telle façon « que la question philosophique de son statut est presque devenue son essence même », 520de sorte qu’il est aujourd’hui bien difficile de « distinguer l’art de sa propre philosophie9 ». Précisément : nous nous demanderons quant à nous si l’essence de l’art que nous avons en vue relève exhaustivement d’une telle « conscience de soi de l’art ». Ou plutôt : nous nous demanderons si l’art envisagé du seul point de vue de sa « forme réflexive10 » n’occulte pas cela même qui a rendu possible, et qui même rend constamment possible, une telle conscience de soi et avec elle toutes les théories artistiques possibles : l’aisthésis pure et simple, comme lieu d’une vie irréfléchie avant que d’être réfléchie, porteuse d’une légalité immanente propre, et informant a priori en profondeur toute pensée « consciente » (y compris la pensée artistique de l’artiste, et la « structure intentionnelle » évoquée plus haut). De même, au fond, que la conscience de soi de la vie est déjà trahison de la vie comme telle, en l’« innocence de son devenir11 », de même la « conscience de soi de l’art » ne fait-elle pas passer à côté de l’essence la plus intime (et la plus commune à tout homme et à toute culture) de l’art comme expression de cette « vie » même, notamment dans ce que celle-ci comporte de plus foncier, de plus irréfléchi – de plus sensible ? Telle est bien la question que nous nous proposons de traiter dans cette étude – laquelle question appellera, nous le verrons, une réponse débordant les cadres d’une simple philosophie esthétique, puisque comme telle porteuse d’une dimension aussi métaphysique, voire « théologique ».
De la dimension esthétique de l’art :
l’art comme long regard
La vraie question, nous semble-t-il, est bien celle de la « banale évidence » évoquée plus haut : comment se fait-il que, toutes les fois où l’on parle d’objet « artistique », l’on se sente immédiatement autorisé à parler d’objet « esthétique » – et ce de manière 521d’autant plus invincible et naturelle qu’elle est inconsciente ? Le glissement sémantique de « artistique » à « esthétique » coule alors, pour ainsi dire, de source – de même que coule de source le fait que tout « amateur d’art » est aussi et ipso facto un « esthète ». C’est bien ce « couler de source » qu’il convient d’interroger – et dont il convient de constater la primitivité sur toute espèce de « théorie » artistique, en particulier de la théorie « intentionnelle » qui, qu’elle le veuille ou non, se situe et se définit elle-même par rapport à ce constat même. Toute « conscience de soi de l’art », y compris dans ses thématisations les plus inattendues, suppose… l’art – suppose, disons-nous, une activité artistique, qui, comme tout ce qui est pulsionnel en l’homme, s’origine dans un amont du discours, s’origine dans la vie simpliciter. Ne nous faut-il pas constater que la simple affirmation de ce que l’« essence de l’art » ne réside pas dans ses « qualités esthétiques », se situe justement déjà par rapport au paramètre « esthétique », par rapport à cette banale évidence d’une œuvre « artistique » comme telle « esthétique » ? Ici la négation, comme souvent, relève d’une pensée réfléchie, adossée à la réalité irréfléchie qu’elle nie. Dirons-nous donc, en termes nietzschéens, que cette quasi-synonymie, vécue d’abord comme telle, entre objet « artistique » et objet « esthétique », participe en effet d’un profond savoir, d’un savoir « incorporé12 » ? Dirons-nous, pour l’exprimer autrement (mais toujours en termes nietzschéens), que, de même que le « théoricien de l’éthique » en général n’« entre en scène, sous la forme du théoricien du but de l’existence », que pour en inventer « une autre, une seconde existence13 » (mais trahissant comme telle la pulsion auto-affirmatrice de la vie, c’est-à-dire de « ce qui, nécessairement et toujours, se produit par soi-même et sans aucun but14 ») –, de même le théoricien de l’art trahirait l’art comme tel en sa vie, précisément, c’est-à-dire l’art comme activité expressive, activité vitale se moquant de tout « but » dans le temps même où elle s’exerce ?
522Notre conviction est, en effet, que toute « conscience de soi » de l’art vient toujours trop tard, et qu’il n’y a pas lieu, au fond, d’envisager la « conscience » artistique comme une entité en quelque séparée de son acte – de son activité d’être – et que c’est sur une phénoménologie de cette « activité d’être » artistique comme telle qu’il nous faut mettre des mots. Interroger la banale évidence d’une œuvre artistique, qui est aussi esthétique, revient à montrer en quoi cette banale évidence en effet coule de source : parce que l’être artistique prend précisément sa source dans la vie de l’artiste (et dans celle de l’esthète contemplant l’œuvre), laquelle commence comme aisthésis. Mieux : l’œuvre artistique d’une certaine manière manifeste cette « vie » esthétique au sens étymologique qui, primordialement et avant tout, n’a besoin de s’assigner aucun « but » pour simplement être. Prétendre que « l’essence de l’art ne réside pas dans ses qualités esthétiques », n’est-ce pas là nier l’évidence d’une œuvre « artistique » qui ne peut justement être qualifiée comme telle que pour autant qu’elle est vivante, précisément – et vivante d’une vie intérieure propre, en quelque manière communiquée par l’artiste, et se rencontrant avec la vie de l’esthète qui la contemple ?
En tout état de cause, et s’il est vrai que l’expérience artistique est une expérience esthétique au sens étymologique (et quoique la réciproque ne soit bien sûr pas nécessairement vraie), nous pouvons nous appuyer sur cette (autre) donnée certaine : tout homme voit et sent. Pour tout homme, les structures transcendantales de la rencontre avec l’étant en général sont les mêmes. Et nous remarquerons qu’il en va, au fond, de l’art comme du temps : comme le souligne fort justement A. Danto, chacun semble savoir ce qu’est l’art, mais se trouve soudain dans l’embarras lorsqu’il s’agit de rendre compte philosophiquement de ce savoir15. Mais précisément : n’est-ce pas à dire que l’essence de l’art que nous recherchons, et qui doit pouvoir s’originer dans l’aisthésis d’abord et avant tout (sans se réduire cependant à elle), dans le « sentir » dont Husserl fera justement le synonyme de la « conscience intime du temps16 », n’est-ce pas à dire que l’essence de l’art, donc, a bien sûr partie liée avec le temps – ou avec une certaine manière, propre à l’expérience esthétique, de vivre le temps ? Telle est bien l’intuition que nous nous proposons 523de fonder rigoureusement – l’intuition de ce que la « structure intentionnelle » évoquée plus haut vient en effet trop tard, et que l’œuvre d’art comporte une valeur esthétique intrinsèque – au sens, répétons-le, étymologique du terme – et, par là-même, un rapport spécifique au temps, sur lequel il nous incombe de mettre des mots.
Revenons donc, avec J.-M. Schaeffer, à l’expérience tout court, dont ce dernier auteur établit une typologie extrêmement fine17, mais une typologie révélant ceci que toutes les acceptions du terme « expérience » renvoient cependant à celle-ci comme « interaction cognitive et affective avec le monde, avec autrui et avec nous-mêmes18 ». Et l’auteur d’ajouter que, quoiqu’il ne faille surtout pas confondre expérience « esthétique » et expérience « artistique », pour cette raison que tout peut, en droit, donner lieu à une expérience esthétique et non pas seulement l’« art » en général, il est cependant légitime de définir en première approximation l’expérience proprement esthétique comme un « processus attentionnel19 ». En outre, il demeure évident qu’il n’existe pas un type d’objets a priori « esthétiques » (même la lune, pour ne citer que cet exemple, peut devenir un tel objet) – de sorte que ce qui qualifie l’expérience « esthétique », ce ne sont pas tant les choses vues qu’un « certain type de relation aux choses20 ». La thèse de J.-M. Schaeffer en la matière est donc simplement formulable :
Il existe un profil attentionnel spécifique qui caractérise l’expérience esthétique indépendamment de ce sur quoi elle porte21.
Pour le dire en termes phénoménologiques, c’est bien « l’objet dans le comment » qui caractérise l’expérience esthétique. Et notre parti-pris, que nous assumons comme tel, étant de rechercher dans sa dimension « esthétique » au sens étymologique la spécification d’une œuvre comme œuvre d’« art », il importe de bien spécifier cette expérience esthétique comme telle (indépendamment de la distinction, vraie dans son ordre, établie par l’auteur entre objets « esthétiques » ou « artistiques »), ainsi que le « profil attentionnel » qui la caractérise en propre.
524L’attention esthétique, note J.-M. Schaeffer, est une attention exacerbée, mais :
[…] il s’agit en même temps d’une attention ouverte, au sens où elle accueille, avec bienveillance pourrait-on dire, tout ce qui se présente à elle, sans exclusive et sans se hâter vers une conclusion22.
Le phénoménologue pourra-t-il éviter de discerner ici ce que sa discipline décrit du Voir envisagé en lui-même et comme tel, à savoir : un Voir qui, au double titre de l’horizon interne et de l’horizon externe, a de droit vocation à ne pas s’arrêter23 ? Et la « conclusion » en question dans cette dernière citation ne s’apparente-t-elle pas à la « signification », à l’« objet noématique » – ce noème qui, en quelque sorte, fait oublier ce caractère processuel de l’activité voyante comme telle au profit de « cela » même qui est visé dans l’attention ? L’esthète serait-il l’homme au long regard – le regard esthétique retardant sans cesse le moment conclusif de son déploiement ? J.-M. Schaeffer, en tout cas, souligne la dimension en effet temporelle de l’expérience esthétique : celle-ci se déploie, elle est de ce point de vue « dans » le temps, mais, à l’instar de l’« objet temporel au sens spécial » de Husserl, elle comporte en elle-même l’extension temporelle. Il convient donc ici, pour commencer de préciser le rapport spécifique au temps qu’entretient le regard esthétique, de laisser J.-M. Schaeffer parler.
En effet, l’auteur, fort de cette spécification pour ainsi dire minimale de l’attention esthétique, met en évidence différents « symptômes esthétiques » – relatifs, si l’on veut, à ce que nous pourrions appeler de nouveau l’« objet dans le comment » (de sa donation). Un premier symptôme consiste en une « densification attentionnelle » :
L’attention orientée esthétiquement, souligne-t-il, a tendance à maximiser les possibilités de différenciation continue que lui offre l’objet 525de l’attention, contrairement à l’attention « standard » qui privilégie les différenciations discontinues24.
Ainsi par exemple des couleurs d’un tableau et de leurs nuances : il n’y a certes pas de « continuité » au sens strict entre ces nuances – mais l’attention esthétique discrimine plus finement les couleurs que ne le ferait l’attention « standard ». Là encore, nous demanderons-nous, n’y va-t-il pas d’un « long regard » en ce sens précis que ce dernier ne s’arrête pas sur telle ou telle couleur ou nuance définitivement visée comme telle ? Mais ce n’est pas tout : un deuxième « symptôme esthétique » relève, toujours selon J.-M. Schaeffer, d’une certaine « saturation attentionnelle » :
[…] dans l’expérience esthétique le nombre de différenciations perceptuelles ou conceptuelles susceptibles d’être activées lors d’une séquence d’exploration donnée est plus grand […] que dans le cas d’une exploration non esthétique25.
Pour le dire simplement : nous ne cessons pas, dans le regard esthétique, de discriminer des propriétés différentes inhérentes à l’objet perçu (épaisseurs du trait, couleurs, contrastes, etc.). Mieux encore : « rien ne limite a priori le nombre de types de propriétés différentes qui pourraient se trouver activées par le regard esthétique26 ». C’est dire que l’on parle de « saturation » pour cette raison, au fond et pour paraphraser Pascal, que le regard esthétique se lassera moins vite de discriminer ou de se représenter des déterminations nouvelles que l’objet même d’en fournir27. Ou plutôt : l’habituelle subsomption de l’objet en son aspect immédiat sous telle ou telle catégorie déjà connue, ici n’a plus cours – au profit de ce que nous pourrions appeler, de nouveau, un emballement du regard comme long regard. L’« exploration horizontale », note encore J.-M. Schaeffer, « multipliant le nombre des propriétés différentes prises en compte l’emporte en quelque sorte sur le traitement schématisant28 », comprendre : sur la subsomption de l’apparaissant, habituelle en régime d’attention « standard », sous telle ou telle forme sensible, ou tel ou tel concept intelligible, déjà connus.
526Bref : ces « symptômes esthétiques » se ressemblent en ceci qu’ils participent d’une prolongation du regard, d’une prolongation de la durée perceptive. J.-M. Schaeffer, citant Victor Chklovski, note ainsi que « le processus de la perception, et sa prolongation » constituent « un but esthétique intrinsèque29 ». De ce point de vue et à ce stade de notre brève analyse du phénomène esthétique, il semble bien que l’objet esthétique, en effet, stimule l’activité voyante de l’esthète – et si l’on admet que tout objet « artistique » est aussi « esthétique » (quoique la réciproque ne soit pas vraie), on comprendra que l’essence de l’art ne tienne pas exclusivement au paramètre « culturel », c’est-à-dire ne soit pas réductible aux préconceptions purement idéelles de l’esthète, ce qui serait là, en termes levinassiens, une manière de réduction de l’altérité de l’œuvre au Même. L’œuvre s’exprime, certes, mais il nous faut constater que l’esthète, à vrai dire, ne lui fait pas dire ce qu’il veut ; il faut constater au contraire que l’œuvre, loin d’être maîtrisée par le regard du voyant, meut celui-ci, l’alimente constamment – rend le voyant à son activité d’être voyant. De même une dimension « cognitive » est à l’œuvre dans le regard esthétique, certes ; mais il faut, là encore, constater qu’à aucun moment cette activité cognitive ne semble devoir se terminer, c’est-à-dire définir l’œuvre, en une signification qui serait celle du voyant. Il semble, pour le dire autrement, que l’expérience esthétique soit le lieu d’une véritable profusion du regard. « Profusion du regard » en ceci que le voyant voit – mais qu’il est en quelque sorte happé par cela même qu’il voit ; la prolongation du regard esthétique est prolongation de son activité voyante, mais en quelque sorte toujours encore « emportée dans son propre élan ». Nous avons donc, du côté de l’esthète, cette situation paradoxale, notons-le en passant, d’une activité passive : le voyant n’a pas le choix de voir – et s’il avait le choix, il ne serait qu’un voyeur de cette chose-ci. Le « laisser s’exprimer la chose même », ici, est bien un laisser, concomitant d’une involontaire volonté d’aller toujours plus avant dans la connaissance de la chose même : c’est bien la chose même qui s’exprime (et qui donc est « respectée » en son altérité), non pas tant par ce qu’elle dit, que par le fait même qu’elle parle et qu’elle fait dire. L’œuvre s’exprime, et, parce qu’elle s’exprime, se rencontre avec l’activité voyante de l’esthète.
Mais qu’en est-il de ce que nous pourrions appeler en effet une véritable « rencontre des activités » – activité de l’esthète, qui ne 527cesse pas de voir, et activité en quelque sorte autoexpressive de l’œuvre ? L’œuvre est créée, avons-nous rappelé : à l’évidence elle n’est pas créée n’importe comment – et de la rencontre des activités, il serait évidemment plus juste de dire qu’elle est effectivement celle de l’activité voyante de l’esthète et de l’activité créatrice de l’artiste. Mais, pour qu’une telle rencontre soit possible, ne faut-il pas que le comment de la création et le comment de la perception se ressemblent de quelque manière ? Pouvons-nous déterminer leur dénominateur commun ? Et, ce faisant, préciser davantage cette donnée d’ores et déjà évidente : tout objet esthétique devient un « objet temporel au sens spécial » en vertu du « but esthétique intrinsèque » évoqué plus haut ?
Long regard et fluidité du sensible : détermination de l’essence de l’art
comme communion des vies
À ce stade de notre analyse il semble donc évident que le regard esthétique au sens le plus général (regard esthétique dont nous réaffirmerons notre parti-pris de le considérer comme une dimension sine qua non de l’« art »), est en effet « long regard », au double titre, comme nous venons de le voir, d’une certaine « densification attentionnelle » et d’une certaine « saturation attentionnelle ». Pour le (re)dire autrement, l’objet esthétique est tel, que le « comment » de sa donation semble aller de pair avec un retardement de tout espèce de phase conclusive. En ce sens, et si l’indétermination (comme « catégorisation retardée ») est constitutive de l’objet esthétique, dirons-nous aussi que l’essence de l’art consisterait, en quelque sorte et par là même, à jouer avec cette indétermination propre au regard esthétique au sens le plus large ?
Ainsi, pour ne prendre (avec J.-M. Schaeffer) que cet exemple, de l’œuvre tardive de Cézanne : celle-ci, note J.-M. Schaeffer, présente en effet une forte « dimension d’indétermination ». Et d’ajouter, citant Gottfried Böhm :
Ce qui frappe dans les tableaux de Cézanne, en particulier dans son œuvre tardive, est le fait qu’ils mettent hors circuit la reconnaissance rapide de la réalité et de ses objets. Nous voyons en premier lieu non 528pas des objets, mais une texture de formes colorées, qui donne à voir, et qui, d’abord et avant tout, nous ouvre les yeux[…]. L’œil se voit interdire la voie courte et distincte, celle qui permettrait rapidement et de manière univoque de référer les couleurs et les formes à des objets déterminés de manière précise […]. Cézanne nous propose au contraire une voie longue […]30.
Ainsi apparaît-il, au travers d’un tel exemple, que le regard esthétique est effectivement, dans la contemplation de l’œuvre de Cézanne dont nul ne contestera qu’elle est œuvre d’art, un « long regard » – long regard comme urgence à voir, au sens vraiment étymologique. Urgence, au fond, d’une intentionnalité ne cessant pas de se dépasser elle-même de l’intérieur d’elle-même, et qui n’est de facto possible que pour autant qu’est mise hors-circuit la « reconnaissance rapide » de l’objet et de sa signification pour ainsi dire commune, utile dans l’empirie. De ce point de vue encore, nous pourrions dire que le regard esthétique est, dans le cas d’espèce, « long regard » en tant qu’il se hâte lentement – qu’il ne se précipite pas, en une voie « courte », vers les significations définies et définitives, que l’habitude installe dans la conscience, mais qu’il les découvre en esquisses, vole d’une esquisse l’autre en vertu même de l’indétermination, voulue par l’artiste, de « cela » qui est à voir. Mais aussi nous remarquerons que, si l’on réfère justement la « signification » (« ciel », « montagne », « maison », etc.) à un « univers positif de significations » intemporelles, alors ce permanent suspens de la signification par l’indétermination plastique de l’œuvre renvoie à une temporalité soudain vécue en effet comme telle. Le regard esthétique s’atteste comme « catégorisation retardée », pour reprendre l’expression de J.-M. Schaeffer ; mais dirons-nous en retour que l’art de l’artiste consistera en ce « retardement » comme tel – ou plutôt : en l’art de susciter une permanente anticipation sur « ce dont » l’indétermination en question est l’indétermination ? Une chose est sûre : l’artiste joue avec l’implicite, et, jouant avec l’implicite, joue avec le temps vécu compris comme écart irréductible entre l’« implicite » et ce que celui-ci appelle d’explicite.
Cela dit, pour pouvoir préciser davantage le rapport que l’art entretient avec le temps vécu comme tel, il demeure indispensable de proposer un surcroît d’explication quant à l’aisthésis engagée dans l’expérience esthétique – quant au pur « sentir », synonyme, en 529régime phénoménologique, de la « conscience intime du temps31 » – quant au pur « sentir » qui justement a à voir avec l’« implicite » (en ce sens que toute conscience explicite, et donc « attentionnelle », est adossée à l’« irréfléchi », c’est-à-dire encore à la présence implicite, préconstituée dans l’arrière-plan de conscience et qui deviendra le cas échéant explicite32). Ici plus que jamais les concepts s’appellent et se répondent : l’« implicite » est « senti », avant que d’être visé « explicitement » et « catégorisé » en une « signification » – et prendre le temps au vol consistera à envisager cet écart constitutif de toute perception, voire à considérer le temps vécu comme cet écart même, mais pour ainsi dire continué. Prétendre revenir au plus près de l’expérience « esthétique » en son sens étymologique exige cette prise en compte, exige de ne surtout pas réduire l’expérience esthétique à sa seule dimension cognitive – c’est-à-dire à l’aune de sa seule phase conclusive, fût-elle constamment « suspendue ».
Car l’expérience esthétique (constitutive de l’expérience artistique, de notre point de vue) est aussi affaire de « plaisir » ; nul ne contestera en effet que l’œuvre, le cas échéant, procure une certaine jouissance à celui qui la regarde – et ne se lasse pas de la regarder. Et J.-M. Schaeffer, afin de rendre compte d’un tel « plaisir », fait intervenir la notion capitale (pour nous) de « fluence » :
La « fluence » correspond donc à la facilité ou difficulté avec laquelle nous traitons le contenu informationnel d’un stimulus ou d’une représentation33.
Le « plaisir » contemplatif ne réside-t-il pas en effet dans cette dimension de la fluence – dans une certaine facilité à voir, mais une facilité constamment entretenue comme telle par la profusion même de ce qui, sans cesse, reste à voir ? Comment ne pas remarquer ici l’importance de la « facilité », évoquée par l’auteur, du point de vue de l’emballement du regard esthétique, ce regard qui, ne s’arrêtant pas, persévère en quelque sorte dans son être propre ? Le « long regard » esthétique serait-il aussi un regard « facile » 530en son exercice même, « mühelos » au sens quasi hölderlinien du terme ? Un regard qui, aussi voire surtout, parce qu’il resterait constamment en quête du visible, demeurerait aiguillonné par l’invisible, par l’implicite – et donc, par définition d’un point de vue phénoménologique, serait un regard profondément sensible, pour ne pas dire charnel : un regard qui, avant de voir à distance de soi l’ob-jet34, dans une vision pour ainsi dire surplombante et définitoire, s’enfoncerait bien plutôt dans la texture de l’œuvre, ressentirait celle-ci en ses multiples aspects sensibles, vivrait de l’œuvre et vibrerait de l’œuvre en une « vie de conscience » dont la phénoménologie nous affirme justement qu’elle est d’abord activité inhérente au pur sensible, avant que d’être objectivante35 ? Voilà bien, nous semble-t-il, ce que la notion même de « fluence » telle que l’introduit J.-M. Schaeffer permet d’avancer, dans le paradoxe même dont elle est porteuse. Qu’est-ce à dire ?
En effet, si l’on assimile le « plaisir esthétique » à la « facilité » du regard, il nous faut immédiatement nous affronter à l’apparente contradiction suivante : nous avons vu que les « symptômes esthétiques »manifestent une prolongation de la durée perceptive, et que cette prolongation du procès perceptif constitue même un « but esthétique intrinsèque » ; mais alors, comment concilier ce « long regard », d’une part, et, d’autre part, la « facilité » du regard 531esthétique, laquelle facilité implique que celui-ci aille droit à la chose même (puisque la fluence « se traduit notamment par une plus grande rapidité du traitement des stimuli36 ») ? « Long regard » d’une part, un « long regard » dont nous avons pu dire qu’il consistait à se « hâter lentement » (festina lente) ; et « rapidité » du traitement de la matière sensible d’autre part : tel est l’apparente contradiction dans les termes, contradiction pouvant s’énoncer ainsi :
En particulier, si la fluence perceptive était le dernier mot de l’expérience visuelle dans le cadre de la relation esthétique, comment pourrait-on comprendre que je continue à contempler un tableau et à ressentir du plaisir à cette activité une fois que j’ai identifié perceptivement et conceptuellement son « contenu37 » ?
Mais l’auteur d’illustrer alors son interrogation par l’exemple du « Gobelet d’argent », de Chardin : nous identifions en un clin d’œil, dit-il, « un gobelet, un bol avec une cuillère ou une fourchette et quelques fruits38 »… pourtant, donc, le regard ne s’arrête pas, ou, pour le dire comme J.-M. Schaeffer, l’engagement « de nos ressources attentionnelles ne suit pas la voie facile (celle de la schématisation) mais choisit volontairement la voie difficile (celle du maintien de la discordance) » – comprendre : celle du maintien d’une tension attentionnelle toujours encore orientée vers de multiples aspects de la chose même, mais sans qu’une telle intuition ne vienne jamais remplir telle ou telle signification évidente (« discordance »). Or, précisément, quels sont ces « aspects » ? J.-M. Schaeffer note :
[…] Nous caressons du regard la « peau » du tableau, nous nous enfonçons dans la profondeur des pigments, ensuite nous remontons à la surface pour amarrer les qualia ainsi engrangées dans l’expérience visuelle de la surface du gobelet ou de la peau des fruits – peau qui du même coup prend une épaisseur tactile qu’elle n’avait pas avant39.
« Peau du tableau », « profondeur des pigments », « peau des fruits », « épaisseur tactile »… on ne peut manquer de souligner le caractère très sensualiste de cette prolongation du regard esthétique : celui-ci n’est un « long regard » – et ne peut même être un « long regard » à un niveau en quelque sorte supérieur d’analyse – que pour autant que l’activité conscientielle du voyant, et dans 532ce qu’elle comporte de plus profond, est sensiblement sollicitée par cela même qui est vu. Même un tableau (qui n’est pas, en rigueur de termes, un « objet temporel au sens spécial »), et dans la mesure où il a vocation à faire œuvre « artistique », consonne avec les structures transcendantales de la perception telles que la phénoménologie les décrit en profondeur40 – c’est-à-dire : induit un mouvement d’appréhension, mais d’une appréhension qui en effet commence comme aisthésis. Le « tableau », chose spatiale, consonne avec l’activité préconstituante, activité plus ancienne que toute activité prédicative, c’est-à-dire avec la synthèse passive, selon la légalité conscientielle propre à la « conscience intime du temps » – avec le sentir. Un tel exemple nous oblige donc à dire que l’objet ne devient œuvre esthétique que lorsque s’atteste, en elle et par elle, la dimension intrinsèquement sensible-temporelle du voyant – nous oblige à dire que la « longueur » du regard prend source dans le sentir, qui n’est, répétons-le, qu’un autre nom du temps en effet vécu comme tel. Avant toute activité de prédication, le regard esthétique, notons bien, est un regard qui « caresse », c’est-à-dire qui persévère dans l’immanente et irréfléchie investigation du pur sensible. Et nous dirons que c’est bien parce que l’objet esthétique sollicite constamment cette « sensualité » du regard (comprendre : cette activité de conscience plus ancienne que toute activité judicative, donatrice de signification) qu’à un niveau supérieur d’analyse le regard esthétique apparaîtra comme « long » regard.
Mais qu’en est-il, dès lors, du « rapport spécifique » que l’art entretient avec le temps ? Nous remarquerons en premier lieu qu’il ne réside aucune contradiction entre la « facilité » du regard esthétique, cette facilité en laquelle le voyant va droit à la chose même, et l’irréductible « lenteur » de l’expérience esthétique : la lenteur n’est autre que ce procès temporel comme tel, coextensif d’une activité intentionnelle s’emballant en quelque sorte dans l’horizon interne de l’œuvre. Et nous avancerons que la « valeur hédonique » accompagnant le regard esthétique tient à ce procès comme procès, à cette intentionnalité perdurant comme telle et commençant comme sentir ; l’œuvre se contemple d’autant mieux que l’on s’y enfonce, que l’on ne la surplombe pas – elle se contemple d’autant mieux que le voyant en effet la ressent autant qu’il la voit, fait en quelque sorte corps avec elle avant de la définir en ses divers éléments 533reconnaissables. On comprendra en passant que le « plaisir » ne soit pas une « émotion » à part entière, mais qu’il soit constitutif de l’émotion, comprise elle-même comme « processus émotif » : le plaisir est tout entier dans le comment.
Nous pouvons donc spécifier le « rapport spécifique » que l’art entretient avec le temps : il n’est pas suffisant de dire que l’œuvre artistique « prolonge » le regard – il faut encore dire qu’il ne peut en être ainsi que parce que l’art joue avec la dimension temporelle-sentante de la personne – et naît, au sens vraiment verbal, de cette même dimension. Nous pourrions dire que le regard esthétique est mouvement, parce que la chose même l’est aussi bien. Le geste créatif de l’artiste consonne en effet avec la vie perceptive en ce qu’elle comporte de plus profond : tout n’est pas qu’affaire de cognition, dans le regard esthétique, ni donc d’interprétation en référence à une culture donnée – car cette cognition s’opère constamment pour autant que la « synthèse passive », telle que la phénoménologie en parle, a toujours déjà accompli son œuvre dans une certaine fluidité du sensible. Et voilà bien, aussi, pourquoi le glissement sémantique (d’« artistique » à « esthétique ») évoqué par nous d’entrée de jeu « coule de source » : parce que l’œuvre d’art est en effet d’étoffe sensible, mais d’une sensibilité qui est vie – vie « de conscience » avant que d’être « conscience de » au sens le plus fort – vie, donc, absolument spontanée, et dont rend compte à sa manière le concept de « fluence » évoqué plus haut. La « catégorisation retardée » dont parle encore J.-M. Schaeffer est « retardée » dans le flux même de la perception comprise comme un procès perceptif ; il n’est pas même de « retardement » concevable en dehors d’un tel « flux », et, redisons-le, le regard esthétique qui caresse l’œuvre est regard rendu à son essence phénoménologique la plus intime – celle-là même que la chose vue et « catégorisée » occulte en régime d’appréhension « standard ». L’œuvre est mouvement, elle est, littéralement, animée, et c’est cette vie de l’œuvre, traduisant la vie même de l’artiste en son geste créatif, qui se rencontre avec la vie « de conscience », sentante avant que d’être cognitive, antéprédicative avant que d’être prédicative, spontanée avant que d’être réflexive, du voyant. De ce point de vue nous dirons qu’il y a sans doute autant de manières artistiques que d’époques, ou d’écoles, voire d’artistes ou de « styles ». Mais, dans tous les cas, l’art de jouer avec cette vie spontanée épousant la « fluidité du sensible » mentionnée ci-dessus, c’est-à-dire, en rigueur de 534termes phénoménologiques, avec le temps vécu, est la « manière des manières », commune à tous, et transcendant comme telle le contexte culturel de l’œuvre. Mais illustrons ce dernier point en revenant à un niveau plus superficiel d’analyse.
Et pour ce faire, confrontons-nous brièvement à A. Danto, et à l’insistance justement de cet auteur sur la dimension d’interprétation de l’œuvre. Donnant l’exemple du célèbre tableau « La chute d’Icare » de Pieter Brueghel l’Ancien, l’auteur note que, d’Icare justement, nous ne voyons dans ce tableau que les jambes émergeant des flots. La compréhension de l’œuvre suppose donc que les jambes apparaissantes d’Icare soient en quelque sorte le centre de l’œuvre – ce autour de quoi tout s’organise et prend sens. Nous avons donc bien ici une clef d’interprétation – et nul, qui ne connaît la légende d’Icare, ne pourra même comprendre l’œuvre comme telle, ni l’« interpréter ». Pour autant il demeure évident que l’on ne peut réduire l’œuvre à cette seule compréhension – ou plutôt : il est évident que ce qui fait de l’œuvre une œuvre d’art ne réside pas seulement dans cette compréhension comme telle. Car quelle conclusion A. Danto lui-même tire-t-il de son examen de la « Chute d’Icare » ? Nous lisons :
Ce que nous venons de dire nous permet de souscrire à l’idée […] que l’acte de réception d’une peinture est le complément de sa création, et que le spectateur entretient une relation de collaboration spontanée avec l’artiste, analogue à celle qui existe entre le lecteur et l’écrivain. Pour l’exprimer dans les termes de la logique de l’identification artistique : le simple fait d’identifier un élément implique toute une série d’autres identifications qui lui sont nécessairement liées. La chose entière bouge en même temps41.
Certes, sans cette clef de compréhension minimale, aucune compréhension de l’œuvre n’est possible, et il faut « identifier un élément » pour entrer véritablement dans l’œuvre – pour l’interpréter, et dans une interprétation de facto surdéterminée culturellement. Pourtant, les mots mêmes employés ici par A. Danto ne consonnent-ils pas aussi avec notre proposition d’un art comme art de l’implicite, c’est-à-dire comme capacité à entretenir le « long regard » du voyant, c’est-à-dire encore comme phénomène en lequel le mouvement propre à l’activité voyante, dans ce qu’elle comporte de plus foncier, se rencontre avec le mouvement imprimé par l’artiste 535à son œuvre ? Ce qu’il faut bien noter ici, nous semble-t-il, c’est qu’il n’y va pas dans cet exemple emblématique d’une juxtaposition d’éléments sur la toile (« jambes d’Icare », « laboureur », « soleil orange », etc.), mais bien, tout comme dans l’art musical42, d’une cohérence interne à l’œuvre comme telle. Il y va, au fond, d’une narrativité en laquelle les multiples significations ne cessent de se répondre. C’est-à-dire : même un tableau, dont nous rappellerons qu’il n’est pas, en rigueur de termes, un « objet temporel au sens spécial », est art de l’ultériorité, comporte une narrativité en effet, laquelle suscite l’emballement du regard, et fait de ce dernier un long regard. Mais une « narrativité », insistons là-dessus, constamment adossée à la fluidité même du sentir : « La chose entière bouge en même temps. » Telle est bien la manière de l’artiste : donner vie à son œuvre, donner du mouvement même à ce qui, stricto sensu, est immobile – et stimuler, ce faisant, le regard de l’esthète, le faire se « caler » constamment sur le « sens à son état naissant », c’est-à-dire sur le sens s’édifiant constamment sur la richesse même du sensible. Le regard esthétique caresse, comme la main s’y emploierait sur une matière vivante et qui, précisément parce qu’elle est vivante, invite à cette caresse même.
Cependant nous ajouterons : pour que la « collaboration spontanée » dont parle A. Danto soit elle-même possible, il faut que cette « manière » de l’artiste (narrer quelque chose, employer le temps vécu, ou, pour ainsi dire, notamment dans le cas du peintre : matérialiser le temps dans l’œuvre comme telle) soit aussi celle du voyant. Le constat de ce qu’une telle « collaboration spontanée » existe, implique donc une manière commune – relevant ultimement, pensons-nous, et par définition même du « spontané », des structures transcendantales de la perception dans ce que celle-ci comporte en effet de plus originaire – l’activité de conscience plus ancienne que toute activité prédicative, activité organisant toujours déjà le pur sensible en « unités » selon la forme du temps. Nous avons donc ici le fondement formel et objectif de l’« art ». Chaque artiste a sa manière, culturellement indexée – mais toutes les manières relèvent d’une même manière : employer le temps (que nous sommes). Telle est la « rencontre des activités » évoquée plus haut : l’artiste crée (s’exprime par son œuvre) de telle manière qu’il confère à celle-ci une dimension éminemment charnelle, sensible, consonnant comme telle avec l’activité perceptive de l’esthète la 536plus « spontanée » en effet, c’est-à-dire commençant comme « sentir ». L’artiste raconte certes une histoire (dont les éléments sont conceptualisables), mais tout son art réside dans le mouvement qu’il inspire à son œuvre, mouvement qui fait voir dans la « fluidité du sensible » évoquée plus haut. Il ne peut y avoir de « collaboration spontanée » qu’« irréfléchie ». Il ne peut y avoir profusion du regard, c’est-à-dire vie pleinement vécue, que comme communion avec une autre vie. L’art est ainsi un moyen de communion, en ce sens précis, répétons-le, que la vie de l’artiste (si l’on veut son activité créatrice comme geste matérialisé dans l’œuvre) consonne avec celle de l’esthète. La manière de cette matérialisation se rencontre avec « l’objet dans le comment » (das Objekt im Wie). Voir une œuvre, la laisser s’exprimer, c’est en quelque sorte laisser s’exprimer son créateur – mieux : c’est laisser s’exprimer l’activité créatrice comme telle, faire comme si le geste créateur s’accomplissait là, sous nos yeux (ce pourquoi l’on peut parler d’une matérialisation du temps dans l’œuvre). Nous disons qu’une œuvre n’a une « âme » que si elle est animée, en effet, que si les concepts ou les significations qu’elle convoque nécessairement tissent une trame narrative, qui emporte le regard, et donnent à ce dernier d’actuer à son tour son essence phénoménologique la plus intime – l’œil qui voit touche aussi, « caresse la peau des fruits », se découvre partager avec cela même qui est dépeint une commune nature matérielle – cette matière qui, en régime phénoménologique, n’est jamais brute, ou chaotique, mais préconstituée en unités, animée précisément. Mais, dans tous les cas, répétons que nous avons bien, du côté de l’esthète, un laisser s’exprimer la chose même, laquelle guide le regard (et le sentir), un laisser s’exprimer qui se manifeste comme donations de significations, mais constamment adossées à la fluidité du sentir. Redisons-le : non seulement il « coule de source » que l’œuvre « artistique » est aussi « esthétique », mais l’art de l’artiste, au fond, consistera, à même son geste propre, à assurer une narrativité la plus « naturelle » possible, la plus conforme possible à la spontanéité même de la vie sensible. L’on voit les « jambes d’Icare », et, si l’on connaît la légende d’Icare, on se laissera littéralement prendre au jeu ; mais, même dans le cas d’une « nature morte », par exemple, pour un peu l’on se surprendrait à vouloir caresser la surface des fruits, toute palpitante de vie, et l’on sentirait presque le contact de notre peau, touchante au sens vraiment verbal, avec la peau de ces fruits. Le vocable français « nature morte » est, soit dit en 537passant, désastreux : on dit en anglais « still life », ou « Stilleben » en allemand. Le pur toucher aussi donne forme, et en « sait » plus que toute réflexion sur l’arrondi d’une pomme ou d’un sein, ou le caractère lisse ou rugueux de leur surface – tout comme, dans le célèbre poème de Paul Valéry, la dormeuse allongée sur son « lit blême » accomplit œuvre de connaissance en têtant « dans la ténèbre un souffle amer de fleur ».
Conclusion : l’art comme lieu métaphysique ?
Qu’il nous soit permis, pour conclure cette brève proposition d’une « essence de l’art » comme « communion » des vies (celle de l’artiste en son geste créateur, et celle de l’esthète entrant soudain comme en résonnance avec ce geste même, en une « collaboration spontanée » autant qu’irréfléchie), d’ouvrir à un propos plus explicitement « métaphysique », voire « théologique ».
Et, pour ce faire, invitons à la méditation de cette remarque d’A. Danto : « l’imitation a pour but de cacher au spectateur qu’elle est une imitation43 ». L’art, avons-nous vu, raconte, et, comme tel, fait montre ; il ne consiste donc évidemment pas en une imitation, au sens où l’œuvre d’art pourrait s’apparenter à une interface transparente intercalée entre l’œil qui voit et l’objet désigné par elle. Quiconque, s’il a des yeux pour voir et qu’il contemple la « Vocation de Matthieu », verra « Matthieu », le « Christ », tels que représentés par le Caravage – mais il les verra d’autant mieux que le style du Caravage servira la monstration de cela même qui est à voir (la vocation de Matthieu comme telle). De ce point de vue, nous remarquerons que le « style » grâce auquel il s’agit de faire montre (d’autre chose que soi) rejoint ce qu’en langage wittgensteinien d’aucuns nommeraient l’« inexpressivité de l’expressivité comme telle44 ». Comprendre : le style du Caravage ne relève stricto sensu pas du visible – il transparaît dans l’expression du visible. Le Caravage n’aurait pu « peindre » son propre style, voilà qui est 538l’évidence même – pas plus qu’un langage quelconque ne peut « parler » le langage. Il y a une « manière des manières », avons-nous proposé, de jouer avec le temps vécu – et telle est, selon nous, l’« essence » même de l’art, qui est vie se rencontrant avec une vie. Mais il nous faut ne pas oublier que cette « manière » (jouer avec le temps vécu) est en effet manière des manières : il n’existe effectivement pas qu’une seule expressivité, qu’un seul style. Il y a un style « Caravage », un style « Klimt », etc. Mais qu’est-ce donc que ce style propre à l’artiste, sinon une manière singulière de s’exprimer, précisément, sinon, littéralement, la mise en œuvre d’un geste, en effet, semblable à nul autre ? L’artiste, de ce point de vue, est peut-être le prototype même de la « personne », en tant que chaque personne est unique, mais de manière45 unique.
Aussi qu’est-ce qui est le plus important dans l’œuvre ? Cela même qui est justement donné à voir ? Cela même qui entre soudain dans le champ du visible ? Ou bien cette réalité invisible à strictement parler qu’est le style comme expression dela vie de l’artiste ? Dire du Caravage qu’il s’exprime, c’est dire, très exactement : il donne à voir son style, c’est-à-dire sa manière d’activité, stricto sensu invisible et indicible comme telle46 – son geste expressif. Et l’esthète amateur du Caravage, de son côté, sera bien incapable de justement traduire ce style avec des mots – l’œuvre elle-même, 539là-devant, s’en chargera très bien, venant au secours d’elle-même – comme le « visage » lévinassien.
Bref : la « profusion du regard », manifeste dans l’expérience esthétique, oblige, nous semble-t-il, à nous pénétrer de cette dimension d’invisible à même le visible, dimension métaphysique où l’indéfinissable s’indique, comme, par exemple, ce « petit quelque chose » qui fait toute la différence entre une œuvre artistique de génie et une œuvre de simple talent. « Le génie, c’est durer », disait Goethe. Durer, et faire durer le regard, persévérer dans sa propre activité débordante, et stimuler, dans le même geste, l’activité voyante et sentante (vitale) de l’autre personne avecqui et pour qui l’on s’exprime, tout est là, en effet.L’œuvre artistique est typiquement ce par quoi notre simple « nature » se découvre destinée à devenir, de l’intérieur d’elle-même et par la grâce de l’autre, toujours plus elle-même – parce qu’elle est, littéralement, appelée par l’œuvre à voir toujours plus qu’un simple visible ou qu’un simple dicible – à percevoir un style. Mais, notons bien, cet « appel » s’effectue sans contrainte, puisqu’il investit notre nature en toutes ses composantes, et commence même, ainsi que nous espérons l’avoir mis en évidence en nous aidant de la pensée de J.-M. Schaeffer, comme sentir, comme ce qui est justement le plus naturel et le plus spontané en nous. Rien ne s’oppose, songera peut-être le théologien, à envisager le don de la « grâce » en des termes semblables à ceux par lesquels l’œuvre, expressive d’un autre que nous, se donne à nous : puisque cette « grâce », qui n’est pas « substance47 », vient assumer, pour l’accomplir48, ce que nous sommes le plus foncièrement en tant qu’êtres vivants, et même collaborer avec ce foncier de notre être.
En tout cas, l’œuvre d’art ouvre, à même l’essence, à un au-delà de l’essence (le style). Elle est irruption d’une altérité qui, dans l’exacte mesure où elle est « respectée », dans l’exacte mesure où l’esthète la laisse parler et se met à son écoute, élève ce dernier à un niveau supérieur d’être et d’activité, soudain élargit son horizon 540habituel, le rend pour ainsi dire familier, non seulement avec ce que l’œil de chair ne peut voir, mais même avec ce qui ne peut entrer « entre les quatre murs de l’intelligible ». Le regard esthétique est typiquement un regard qui ne se satisfait pas de peu, qui n’en reste pas à la superficialité des choses, comme nous avons pu le voir également, qui voit au-delà de ce qui est à voir stricto sensu : qui a des yeux pour voir percevra le style de l’artiste. Cette familiarisation avec l’au-delà de l’essence, avec l’invisible et l’indicible, qui ne s’acquiert peut-être que dans la compagnie du génie (du grand style) est contre-prosaïque. Elle est un antidote à un certain esprit (post)moderne pour lequel « tout ce qui ne se voit pas n’est pas49 » ; au contraire, l’art apprend peut-être à bien voir – à voir que tout ne se voit pas, et que même l’essentiel est en effet invisible pour les yeux, mais invisible d’une invisibilité qui pourtant s’indique à même le visible. Le jeu du visible et de l’invisible est chose sérieuse, qui touche au mouvement même de la vie. Il n’est en tout cas pas un léger amusement petit bourgeois, un « divertissement » pascalien : l’art, parce qu’il éveille en nous, non seulement le sens du « beau », mais le sens de l’altérité véritable (celle, redisons-le, qui s’exprime, qui parle depuis elle-même avec autorité, et donc nous enseigne en nous élevant), l’art, donc, élargit considérablement l’horizon du monde. Avec l’art, au fond, cesse le Diktat de l’explicite. L’explicite, en art, est toujours obscène. L’artiste suggère, et parce qu’il suggère, accorde sa confiance à l’activité de l’esthète, parie en effet sur elle. Telle est sa suprême politesse – politesse de l’esprit. Même la fameuse « Origine du monde » de Gustave Courbet, dans toute son explicite nudité, est un appel à transcender l’explicite, une manière de subtile provocation à voir plus que cela seul qui se voit. Certes, telle est bien l’essence de l’art, aussi : familiariser avec l’essence métaphysique, voire « mystique » (si par ce mot on entend, avec Wittgenstein, ce qui ne peut être dit mais qui se montre50) de l’être 541et de la personne – celle-là même que l’artiste de grand style donne à voir en son œuvre.
« Les explications mystiques passent pour profondes ; la vérité est qu’elles ne sont même pas superficielles51 », affirmait Nietzsche. Soit. Tâchons alors (et peut-être, aussi, est-ce là la tâche même de l’« artiste ») de faire en sorte qu’elles soient au moins superficielles (comme la « peau », ce plus profond en l’homme). Et même : profondes parce que superficielles.
542Bibliographie
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1 Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 12.
2 Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 13.
3 J.-M. Schaeffer souligne : « une œuvre d’art n’existe qu’en tant qu’interprétée » (Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 13).
4 Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 13. Rappelons cependant que le « sémiotique » en général est ce qui concerne la signifiance comme telle, laquelle « signifiance » est la signification envisagée comme une propriété générale des signes.
5 Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 14.
6 Ainsi, notamment dans le cas des arts verbaux : « Toute chaîne verbale doit être interprétée, mais elle n’en est pas pour autant toujours une œuvre littéraire : un texte ne devient une œuvre d’art qu’à partir du moment où il ne suffit pas de savoir lire pour être capable de résoudre le problème qu’il pose. […]toute représentation (picturale ou verbale) implique une identification non littérale, puisque tout signe tient lieu d’autre chose que de sa propre matérialité. Cela est particulièrement net dans le domaine du langage : étant un système sémiotique, il est par essence transfiguratif, et ce critère ne permet donc pas de distinguer un article de journal d’une œuvre littéraire. » (Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 15).
7 Nous nous rappellerons ici, ne serait-ce que pour fixer les idées, la notion lévinassienne du « visage » : le « visage » en effet « ne se manifeste pas par [ses] qualités, mais kath auto » : le visage s’exprime lui-même, de lui-même, à partir de lui-même, mais, souligne encore Levinas, « ce qu’il exprime, c’est cette expression même » (Levinas, 2001, p. 45). Le visage est autoexpression en un sens rigoureux, et nous pourrions dire que le propre de la personne (de l’Alter Ego, de l’autre moi-même) consiste en son expressivité principielle. Le propre de l’exister personnel réside, note Levinas, dans son anonymat, et dans le fait qu’il n’est rien de substantif, qu’il n’entre pas « dans la catégorie du substantif ». Plus précisément, l’exister est verbalité d’être : « L’exister que nous essayons d’appréhender – c’est l’œuvre même d’être qui ne peut s’exprimer par un substantif, qui est verbe. » (Levinas, 2009 [1983], p. 26.) Mieux : nous nous rappellerons qu’E. Levinas écrit, dans Totalité et Infini : « La manière dont se présente l’Autre, dépassant l’idée de l’Autre en moi, nous l’appelons, en effet, visage. » (Levinas, 2001, p. 43, nous soulignons.) Une telle citation, en rigueur de termes, ne donne-t-elle pas à entendre que chaque « autrui » est en effet unique, « irréductible » aux catégories du « Même » – mais qu’il est unique de manière unique – que la singularité du « visage » tient à cette « manière » d’être comme telle ?
8 Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 16-17.
9 Danto, 1989 [1981], p. 107.
10 Danto, 1989 [1981], p. 107.
11 Une vie « innocente », en ce sens que nulle téléologie transcendante ne devrait contraindre, ou menacer, son libre déploiement. Pour Nietzsche, immoraliste, il n’y a plus « d’opposition plus radicale que celle des théologiens qui continuent, par l’idée de “monde moral”, à infecter l’innocence du devenir, avec le “péché” et la “peine” » (Nietzsche, 1908, p. 154).
12 Un savoir incorporé comme « tendance à l’oubli », cette tendance à l’oubli qu’il ne faut pas considérer comme une réalité passive, ou comme une vis inertiae, mais bien comme une faculté active, « positive au sens le plus rigoureux, qui fait que tout ce que nous vivons, expérimentons, absorbons, parvient tout aussi peu à notre conscience (Bewusstsein) durant la phase de digestion (on pourrait l’appeler “inspirituation (Einverseelung)”) que l’ensemble du processus aux mille facettes suivant lequel s’effectue notre nutrition corporelle, ce qu’on appelle “incorporation” » (Nietzsche, 2014, p. 119).
13 Nietzsche, 1997, p. 57.
14 Nietzsche, 1997, p. 57.
15 Citant Kennick, A. Danto note : « Nous savons, écrit Kennick en faisant écho aux célèbres réflexions de Saint Augustin concernant le temps, ce qu’est l’art aussi longtemps que personne ne nous le demande […]. » (Danto, 1989 [1981], p. 113.)
16 Husserl, 2002, p. 141.
17 Pas moins de six acceptions de l’« expérience » en général étant par lui mentionnées : Voir Schaeffer,2015, p. 19-40.
18 Schaeffer, 2015, p. 40.
19 Schaeffer, 2015, p. 44.
20 Schaeffer, 2015, p. 44.
21 Schaeffer, 2015, p. 49.
22 Schaeffer, 2015, p. 49.
23 Rappelons que la Protention, notamment, atteste d’un « Voir » infini en droit, à un double titre : d’abord au plan de l’horizon interne, selon qu’en toutes perceptions les composantes de l’objet qui n’entrent pas dans la sphère du vécu sont néanmoins « indiquées symboliquement par la donnée phénoménale primaire », d’où « la possibilité de perceptions infiniment nombreuses, différentes quant à leur contenu, d’un seul et même objet » (Husserl, 2009 [1901], p. 75) ; mais aussi au plan de l’horizon externe, selon qu’il est constitutif de l’expérience actuelle qu’elle conduise « au-delà d’elle-même à des expériences possibles, et celles-ci à leur tour à de nouvelles expériences possibles, et ainsi à l’infini » (Husserl, 2008, p. 158).
24 Schaeffer, 2015, p. 55.
25 Schaeffer, 2015, p. 56.
26 Schaeffer, 2015, p. 57.
27 « Mais si notre vue s’arrête là, que l’imagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. » (Pascal, Pensées, Les deux infinis.)
28 Schaeffer, 2015, p. 59.
29 Schaeffer, 2015, p. 62.
30 Schaeffer, 2015, p. 111.
31 « Sentir, c’est là ce que nous tenons pour la conscience originaire du temps. » (Husserl, 2002, p. 141.)
32 J.-M. Schaeffer écrit notamment : « Dans l’exploration du monde en mode esthétique, qui […] contrairement à l’attention pragmatique n’a pas de tâche assignée spécifique, la “cible” attentionnelle est définie et redéfinie par et à travers l’exploration attentionnelle endogène elle-même. » (Schaeffer, 2015, p. 76.)
33 Schaeffer, 2015, p. 213.
34 Conformément à l’étymologie d’ob-jectum, « jeté-devant ».
35 Un examen exhaustif de l’œuvre husserlienne nous indique en effet que la « constitution » comprise comme « donation de signification » (Sinngebung) n’est jamais que l’ultime étape d’une prestation de conscience (Leistung) commençant bien avant celle-ci. Toute constitution est adossée à une « préconstitution », en quelque sorte anonyme (en laquelle le cogito proprement dit n’est pas engagé, comme visée explicite d’un cogitatum), et qui anime toujours déjà le pur matériau hylétique en une « unité là ». Et cette préconstitution est telle que « […] les données sensibles vers lesquelles nous pouvons toujours tourner notre regard […] sont elles aussi déjà le produit d’une synthèse constitutive qui présuppose, au degré inférieur, les opérations de synthèse dans la conscience interne du temps » (Husserl, 2006, p. 85). Ainsi lisons-nous (entre autres exemples) dans les Manuscrits de Bernau, et concernant les data entrant en jeu dans toute perception : « […] ils sont des unités de durée dans le temps “immanent” ; ils ne sont pas conscients seulement mais perçus, ils sont là pour qui réfléchit en tant qu’effectivités en chair et en os, déjà “là” (Vorhanden) avant la réflexion, dirigeant des excitations sur le moi qui, pour finir, se tourne vers elles en succombant à l’excitation et les trouve déjà quand il les saisit comme objets. » (Husserl, 2010, p. 149.) Nous avons donc bien dans cette « préconstitution », dans cette « synthèse passive » parfaitement immanente au matériau hylétique dans le temps même de son advenue, c’est-à-dire inhérente au sensible, une activité foncière de conscience, qui n’est pas encore la « conscience de » (visant explicitement son objet comme ceci ou comme cela) qu’elle rend possible.
36 Schaeffer, 2015, p. 228.
37 Schaeffer, 2015, p. 229.
38 Schaeffer, 2015, p. 229.
39 Schaeffer, 2015, p. 229.
40 Voir supra, note 34.
41 Danto,1989 [1981], p. 195.
42 Voir Altieri, 2016, p. 112-125.
43 Danto, 1989 [1981], p. 241.
44 Dans le premier Wittgenstein (celui du Tractatus), la forme logique en effet est ce qui informe l’expression sensée selon la forme objective du monde – mais dans une expressivité qui ne peut elle-même être exprimée : « Ce qui s’exprime dans la langue, nous ne pouvons par elle l’exprimer. » (Wittgenstein, 2005, p. 58.)
45 Rappelons ici, pour fixer les idées, l’affirmation lévinassienne du « visage » comme « autoexpression » en un sens radical, mais aussi comme « manière dont se présente l’Autre » (Voir supra, note 7).
46 Ici, et pour autant que l’on assimile le « style » à une manière d’être propre dont aucun langage ne saurait rendre compte mais qui informe le langage en profondeur, on pourra, par analogie, se référer avec bonheur à la pensée nietzschéenne : « Le plus difficile à faire passer d’une langue dans une autre, c’est le mouvement du style, qui a son origine dans le caractère de la race, ou, pour employer un terme physiologique, dans le rythme moyen de sa respiration. Il y a des traductions qui, avec les meilleures intentions, sont presque des trahisons, parce qu’elles vulgarisent involontairement l’original, du seul fait qu’elles n’ont pu rendre son tempo résolu et gaillard, qui saute et aide à sauter par-dessus tous les dangers que représentent les choses et les mots. » (Nietzsche, 2004, § 28, p. 60.) On notera l’importance en effet de ce « tempo » comme participant du « style », et comme relevant, non pas des choses et des mots, non pas du choix des mots, donc, mais bien de la manière d’agencer une phrase en respectant une certaine « respiration », c’est-à-dire une certaine temporalité propre. Cela dit, il ne réside là qu’une manière analogique de rejoindre notre problématique, puisque le « style » en question est celui d’une « race », terme éminemment générique. Nonobstant, on remarquera aussi le « mouvement » propre à l’expression du style, c’est-à-dire le fait que certaines proses (notamment, selon Nietzsche, celle d’un Pétrone) sont celles de quelqu’un qui a « des ailes aux talons », et qui sait même faire « courir » les « ingambes » (Nietzsche, 2004, p. 61).
47 C. Baumgartner écrit : « Dieu opère en nous pour que nous l’aimions librement. Mais précisément pour que cet acte de conversion suscité par Dieu émane vraiment de nous, soit pleinement et vraiment nôtre, soit activement posé par le sujet et non pas seulement passivement reçu en lui, […] il faut que nous soyons transformés au plus profond de notre être, non seulement dans nos facultés spirituelles, mais dans notre essence même. Dans l’essence de l’âme cette transformation n’est pas autre chose que la gratia gratum faciens. La gratia gratum faciens informant un sujet ne saurait être substance : c’est une forme accidentelle, une “qualité” surnaturelle. Elle est une nouvelle manière d’être. » (Baumgartner, 1963, p. 91.)
48 Cum enim gratia non tollat naturam sed perficiat (Thomas d’Aquin, 1984, p. 161).
49 A. Finkielkraut remarque en particulier, concernant les technologies modernes de communication dans lesquelles s’« éclate » un sujet devenu quelque peu pathologique : « Elles font voir tout ce qui se voit et croire que tout ce qui ne se voit pas n’est pas. Elles livrent à domicile et pour consommation instantanée sans opacité ni profondeur. […] Elles évitent à l’appréhension des choses d’en passer par l’approfondissement de la langue. […] Elles arrachent les faits à leur propre temps et à leur propre espace pour les propulser en l’espace-temps de l’actualité perpétuelle, ce que Lipovetsky appelle très justement “l’empire de l’éphémère”. » (Finkielkraut, 2008 [2005], p. 78-79.)
50 « Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique. » (Wittgenstein, 2005, p. 112.)
51 Nietzsche, 1997, p. 178.
- Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
- ISBN : 978-2-406-09894-2
- EAN : 9782406098942
- ISSN : 2269-479X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09894-2.p.0053
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/12/2019
- Périodicité : Trimestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Expérience esthétique, phénoménologie, communion, art, vie sensible