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Classiques Garnier

L’art est la manière L’art comme communion des personnes

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Revue d’Histoire et de Philosophie Religieuses
    2019 – 4, 99e année, n° 4
    . varia
  • Auteur : Altieri (Antoine)
  • Résumé : L’article réinterroge, à la suite d’Arthur Danto et de Jean-Marie Schaeffer, l’« essence » de l’art, à travers l’examen phénoménologique de cette banale évidence : l’œuvre artistique est comme telle esthétique. Il s’emploie à montrer qu’il existe une « manière » artistique de jouer avec le « temps vécu ». Ce faisant, il insiste sur une « essence » de l’art comme « communion des vies » et en propose une possible relecture métaphysique, voire théologique.
  • Pages : 517 à 542
  • Revue : Revue d'Histoire et de Philosophie religieuses
  • Thème CLIL : 4046 -- RELIGION -- Christianisme -- Théologie
  • EAN : 9782406098942
  • ISBN : 978-2-406-09894-2
  • ISSN : 2269-479X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09894-2.p.0053
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/12/2019
  • Périodicité : Trimestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Expérience esthétique, phénoménologie, communion, art, vie sensible
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Lart est la manière

Lart comme communion des personnes

Antoine Altieri

Institut Catholique de Toulouse

Lart, selon le titre du fameux essai de philosophie esthétique de Arthur Danto que nous évoquerons dans cette étude, est Transfiguration du banal – au sens où, comme le note Jean-Marie Schaeffer, commentateur dA. Danto, le but essentiel dune telle « transfiguration » est de « définir lessence de lart et de déterminer la spécificité de lœuvre dart par rapport aux entités non artistiques1 ». Et il semble, en tout cas à lire A. Danto, que la caractéristique essentielle de lœuvre dart consiste tout entière en ceci quelle est intentionnelle, cest-à-dire quelle est toujours élaborée par lartiste « à propos de quelque chose » (aboutness). De ce point de vue, nous noterons donc que cette structure intentionnelle de lœuvre dart nest pas intrinsèque à celle-ci, mais relève bien de la volonté expresse de lartiste. En outre, il convient de souligner, à titre de corollaire de cette conception « intentionnelle » de lœuvre dart, que celle-ci comporte ainsi une structure de renvoi (à autre chose quelle-même) : lœuvre dart, note J.-M. Schaeffer commentant A. Danto, « comporte toujours une composante représentationnelle », et ce quel que soit lart en question – quoique cet état de fait soit bien sûr particulièrement évident dans le cas de lœuvre littéraire, « puisque le langage est par définition représentationnel2 ». À ce titre-là encore, il est donc constitutif de lœuvre dart quelle ait vocation à être interprétée3. Dune certaine manière, et quelque étrange que puisse sembler ce parallèle, nous pourrions dire quil en 518va de lœuvre dart comme de lobjet scientifique : lun et lautre sont constitués, construits, et lœuvre dart, note encore J.-M. Schaeffer, « nest pas un objet qui est donné et quon peut voir de manière neutre, mais une structure sémiotique qui est construite dans et par linterprétation4 ».

Là, très précisément, sorigine la dimension transfigurative de lœuvre dart :

Dans la mesure où lidentification artistique fait passer lentité quelle constitue dun plan matériel et perceptuel (simple objet) à un plan intentionnel (œuvre dart), on peut encore dire quelle est transfigurative : grâce à elle, le support matériel, quel quil soit, est transformé en médium artistique5.

Une telle affirmation nest bien sûr pas sans poser problème. En effet, nous remarquerons en premier lieu, toujours avec J.-M. Schaeffer, que, à envisager les choses du point de vue de la représentation et de linterprétation que celle-ci appelle nécessairement, il semble a priori difficile de distinguer une œuvre proprement « artistique » de nimporte quel autre « objet6 ». Mais ensuite, et plus fondamentalement encore, laffirmation de ce quune œuvre quelconque ne peut être qualifiée dœuvre dart que par la vertu dune transfiguration du simple « support matériel » en un « médium artistique » (urinoir de Duchamp), cette affirmation, donc, est-elle acceptable ? La « structure intentionnelle » dont il est ici question suffit-elle, pour ne reprendre que cet exemple parmi les plus célèbres, à transfigurer un « urinoir » en œuvre dart ? Lart a-t-il à voir avec la seule volonté de lartiste – lart relève-t-il, au fond, de larbitraire ? On comprendra que, selon ce point de vue, l« art » en général soit culturellement indexé – que la « structure 519intentionnelle » le caractérisant en propre soit, au fond, surdéterminée par un contexte culturel en dehors duquel lœuvre serait purement et simplement incompréhensible en tant quœuvre dart. Notre conviction est que le fait dune telle prédétermination culturelle est une donnée incontestable. Mais que l« essence » de lart est à rechercher ailleurs que dans la dimension « intentionnelle » évoquée plus haut : quelle est une essence transcendant le paramètre culturel, et intrinsèque à la notion même de « personne », comme être à la fois sensible et cognitif, tout autant quexpressif, voire autoexpressif7. Ce par rapport à quoi nous souhaiterions nous positionner, relève, finalement, du point de vue suivant, en son exclusivisme même, et tel que le résume J.-M. Schaeffer :

Si lessence de lart ne réside pas dans ses qualités esthétiques et donc perceptuelles, mais dans sa structure intentionnelle, lidentité de lœuvre dart est toujours éminemment historique, puisquelle dépend des spécificités culturelles de lépoque où elle est créée8.

Nous souhaiterions donc, au fond, interroger cette banale évidence : lœuvre dart est certes toujours une œuvre de culture – mais sa dimension esthétique compte aussi, voire dabord. Il nous faut revenir à len-commun le plus foncier de lhomme comme tel, cest-à-dire à lexpérience esthétique au sens le plus large et le plus banalement étymologique de ce terme. A. Danto dresse le constat selon lequel lart a évolué de telle façon « que la question philosophique de son statut est presque devenue son essence même », 520de sorte quil est aujourdhui bien difficile de « distinguer lart de sa propre philosophie9 ». Précisément : nous nous demanderons quant à nous si lessence de lart que nous avons en vue relève exhaustivement dune telle « conscience de soi de lart ». Ou plutôt : nous nous demanderons si lart envisagé du seul point de vue de sa « forme réflexive10 » nocculte pas cela même qui a rendu possible, et qui même rend constamment possible, une telle conscience de soi et avec elle toutes les théories artistiques possibles : laisthésis pure et simple, comme lieu dune vie irréfléchie avant que dêtre réfléchie, porteuse dune légalité immanente propre, et informant a priori en profondeur toute pensée « consciente » (y compris la pensée artistique de lartiste, et la « structure intentionnelle » évoquée plus haut). De même, au fond, que la conscience de soi de la vie est déjà trahison de la vie comme telle, en l« innocence de son devenir11 », de même la « conscience de soi de lart » ne fait-elle pas passer à côté de lessence la plus intime (et la plus commune à tout homme et à toute culture) de lart comme expression de cette « vie » même, notamment dans ce que celle-ci comporte de plus foncier, de plus irréfléchi – de plus sensible ? Telle est bien la question que nous nous proposons de traiter dans cette étude – laquelle question appellera, nous le verrons, une réponse débordant les cadres dune simple philosophie esthétique, puisque comme telle porteuse dune dimension aussi métaphysique, voire « théologique ».

De la dimension esthétique de lart :
lart comme long regard

La vraie question, nous semble-t-il, est bien celle de la « banale évidence » évoquée plus haut : comment se fait-il que, toutes les fois où lon parle dobjet « artistique », lon se sente immédiatement autorisé à parler dobjet « esthétique » – et ce de manière 521dautant plus invincible et naturelle quelle est inconsciente ? Le glissement sémantique de « artistique » à « esthétique » coule alors, pour ainsi dire, de source – de même que coule de source le fait que tout « amateur dart » est aussi et ipso facto un « esthète ». Cest bien ce « couler de source » quil convient dinterroger – et dont il convient de constater la primitivité sur toute espèce de « théorie » artistique, en particulier de la théorie « intentionnelle » qui, quelle le veuille ou non, se situe et se définit elle-même par rapport à ce constat même. Toute « conscience de soi de lart », y compris dans ses thématisations les plus inattendues, suppose… lart – suppose, disons-nous, une activité artistique, qui, comme tout ce qui est pulsionnel en lhomme, sorigine dans un amont du discours, sorigine dans la vie simpliciter. Ne nous faut-il pas constater que la simple affirmation de ce que l« essence de lart » ne réside pas dans ses « qualités esthétiques », se situe justement déjà par rapport au paramètre « esthétique », par rapport à cette banale évidence dune œuvre « artistique » comme telle « esthétique » ? Ici la négation, comme souvent, relève dune pensée réfléchie, adossée à la réalité irréfléchie quelle nie. Dirons-nous donc, en termes nietzschéens, que cette quasi-synonymie, vécue dabord comme telle, entre objet « artistique » et objet « esthétique », participe en effet dun profond savoir, dun savoir « incorporé12 » ? Dirons-nous, pour lexprimer autrement (mais toujours en termes nietzschéens), que, de même que le « théoricien de léthique » en général n« entre en scène, sous la forme du théoricien du but de lexistence », que pour en inventer « une autre, une seconde existence13 » (mais trahissant comme telle la pulsion auto-affirmatrice de la vie, cest-à-dire de « ce qui, nécessairement et toujours, se produit par soi-même et sans aucun but14 ») –, de même le théoricien de lart trahirait lart comme tel en sa vie, précisément, cest-à-dire lart comme activité expressive, activité vitale se moquant de tout « but » dans le temps même où elle sexerce ?

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Notre conviction est, en effet, que toute « conscience de soi » de lart vient toujours trop tard, et quil ny a pas lieu, au fond, denvisager la « conscience » artistique comme une entité en quelque séparée de son acte – de son activité dêtre – et que cest sur une phénoménologie de cette « activité dêtre » artistique comme telle quil nous faut mettre des mots. Interroger la banale évidence dune œuvre artistique, qui est aussi esthétique, revient à montrer en quoi cette banale évidence en effet coule de source : parce que lêtre artistique prend précisément sa source dans la vie de lartiste (et dans celle de lesthète contemplant lœuvre), laquelle commence comme aisthésis. Mieux : lœuvre artistique dune certaine manière manifeste cette « vie » esthétique au sens étymologique qui, primordialement et avant tout, na besoin de sassigner aucun « but » pour simplement être. Prétendre que « lessence de lart ne réside pas dans ses qualités esthétiques », nest-ce pas là nier lévidence dune œuvre « artistique » qui ne peut justement être qualifiée comme telle que pour autant quelle est vivante, précisément – et vivante dune vie intérieure propre, en quelque manière communiquée par lartiste, et se rencontrant avec la vie de lesthète qui la contemple ?

En tout état de cause, et sil est vrai que lexpérience artistique est une expérience esthétique au sens étymologique (et quoique la réciproque ne soit bien sûr pas nécessairement vraie), nous pouvons nous appuyer sur cette (autre) donnée certaine : tout homme voit et sent. Pour tout homme, les structures transcendantales de la rencontre avec létant en général sont les mêmes. Et nous remarquerons quil en va, au fond, de lart comme du temps : comme le souligne fort justement A. Danto, chacun semble savoir ce quest lart, mais se trouve soudain dans lembarras lorsquil sagit de rendre compte philosophiquement de ce savoir15. Mais précisément : nest-ce pas à dire que lessence de lart que nous recherchons, et qui doit pouvoir soriginer dans laisthésis dabord et avant tout (sans se réduire cependant à elle), dans le « sentir » dont Husserl fera justement le synonyme de la « conscience intime du temps16 », nest-ce pas à dire que lessence de lart, donc, a bien sûr partie liée avec le temps – ou avec une certaine manière, propre à lexpérience esthétique, de vivre le temps ? Telle est bien lintuition que nous nous proposons 523de fonder rigoureusement – lintuition de ce que la « structure intentionnelle » évoquée plus haut vient en effet trop tard, et que lœuvre dart comporte une valeur esthétique intrinsèque – au sens, répétons-le, étymologique du terme – et, par là-même, un rapport spécifique au temps, sur lequel il nous incombe de mettre des mots.

Revenons donc, avec J.-M. Schaeffer, à lexpérience tout court, dont ce dernier auteur établit une typologie extrêmement fine17, mais une typologie révélant ceci que toutes les acceptions du terme « expérience » renvoient cependant à celle-ci comme « interaction cognitive et affective avec le monde, avec autrui et avec nous-mêmes18 ». Et lauteur dajouter que, quoiquil ne faille surtout pas confondre expérience « esthétique » et expérience « artistique », pour cette raison que tout peut, en droit, donner lieu à une expérience esthétique et non pas seulement l« art » en général, il est cependant légitime de définir en première approximation lexpérience proprement esthétique comme un « processus attentionnel19 ». En outre, il demeure évident quil nexiste pas un type dobjets a priori « esthétiques » (même la lune, pour ne citer que cet exemple, peut devenir un tel objet) – de sorte que ce qui qualifie lexpérience « esthétique », ce ne sont pas tant les choses vues quun « certain type de relation aux choses20 ». La thèse de J.-M. Schaeffer en la matière est donc simplement formulable :

Il existe un profil attentionnel spécifique qui caractérise lexpérience esthétique indépendamment de ce sur quoi elle porte21.

Pour le dire en termes phénoménologiques, cest bien « lobjet dans le comment » qui caractérise lexpérience esthétique. Et notre parti-pris, que nous assumons comme tel, étant de rechercher dans sa dimension « esthétique » au sens étymologique la spécification dune œuvre comme œuvre d« art », il importe de bien spécifier cette expérience esthétique comme telle (indépendamment de la distinction, vraie dans son ordre, établie par lauteur entre objets « esthétiques » ou « artistiques »), ainsi que le « profil attentionnel » qui la caractérise en propre.

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Lattention esthétique, note J.-M. Schaeffer, est une attention exacerbée, mais :

[] il sagit en même temps dune attention ouverte, au sens où elle accueille, avec bienveillance pourrait-on dire, tout ce qui se présente à elle, sans exclusive et sans se hâter vers une conclusion22.

Le phénoménologue pourra-t-il éviter de discerner ici ce que sa discipline décrit du Voir envisagé en lui-même et comme tel, à savoir : un Voir qui, au double titre de lhorizon interne et de lhorizon externe, a de droit vocation à ne pas sarrêter23 ? Et la « conclusion » en question dans cette dernière citation ne sapparente-t-elle pas à la « signification », à l« objet noématique » – ce noème qui, en quelque sorte, fait oublier ce caractère processuel de lactivité voyante comme telle au profit de « cela » même qui est visé dans lattention ? Lesthète serait-il lhomme au long regard – le regard esthétique retardant sans cesse le moment conclusif de son déploiement ? J.-M. Schaeffer, en tout cas, souligne la dimension en effet temporelle de lexpérience esthétique : celle-ci se déploie, elle est de ce point de vue « dans » le temps, mais, à linstar de l« objet temporel au sens spécial » de Husserl, elle comporte en elle-même lextension temporelle. Il convient donc ici, pour commencer de préciser le rapport spécifique au temps quentretient le regard esthétique, de laisser J.-M. Schaeffer parler.

En effet, lauteur, fort de cette spécification pour ainsi dire minimale de lattention esthétique, met en évidence différents « symptômes esthétiques » – relatifs, si lon veut, à ce que nous pourrions appeler de nouveau l« objet dans le comment » (de sa donation). Un premier symptôme consiste en une « densification attentionnelle » :

Lattention orientée esthétiquement, souligne-t-il, a tendance à maximiser les possibilités de différenciation continue que lui offre lobjet 525de lattention, contrairement à lattention « standard » qui privilégie les différenciations discontinues24.

Ainsi par exemple des couleurs dun tableau et de leurs nuances : il ny a certes pas de « continuité » au sens strict entre ces nuances – mais lattention esthétique discrimine plus finement les couleurs que ne le ferait lattention « standard ». Là encore, nous demanderons-nous, ny va-t-il pas dun « long regard » en ce sens précis que ce dernier ne sarrête pas sur telle ou telle couleur ou nuance définitivement visée comme telle ? Mais ce nest pas tout : un deuxième « symptôme esthétique » relève, toujours selon J.-M. Schaeffer, dune certaine « saturation attentionnelle » :

[] dans lexpérience esthétique le nombre de différenciations perceptuelles ou conceptuelles susceptibles dêtre activées lors dune séquence dexploration donnée est plus grand [] que dans le cas dune exploration non esthétique25.

Pour le dire simplement : nous ne cessons pas, dans le regard esthétique, de discriminer des propriétés différentes inhérentes à lobjet perçu (épaisseurs du trait, couleurs, contrastes, etc.). Mieux encore : « rien ne limite a priori le nombre de types de propriétés différentes qui pourraient se trouver activées par le regard esthétique26 ». Cest dire que lon parle de « saturation » pour cette raison, au fond et pour paraphraser Pascal, que le regard esthétique se lassera moins vite de discriminer ou de se représenter des déterminations nouvelles que lobjet même den fournir27. Ou plutôt : lhabituelle subsomption de lobjet en son aspect immédiat sous telle ou telle catégorie déjà connue, ici na plus cours – au profit de ce que nous pourrions appeler, de nouveau, un emballement du regard comme long regard. L« exploration horizontale », note encore J.-M. Schaeffer, « multipliant le nombre des propriétés différentes prises en compte lemporte en quelque sorte sur le traitement schématisant28 », comprendre : sur la subsomption de lapparaissant, habituelle en régime dattention « standard », sous telle ou telle forme sensible, ou tel ou tel concept intelligible, déjà connus.

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Bref : ces « symptômes esthétiques » se ressemblent en ceci quils participent dune prolongation du regard, dune prolongation de la durée perceptive. J.-M. Schaeffer, citant Victor Chklovski, note ainsi que « le processus de la perception, et sa prolongation » constituent « un but esthétique intrinsèque29 ». De ce point de vue et à ce stade de notre brève analyse du phénomène esthétique, il semble bien que lobjet esthétique, en effet, stimule lactivité voyante de lesthète – et si lon admet que tout objet « artistique » est aussi « esthétique » (quoique la réciproque ne soit pas vraie), on comprendra que lessence de lart ne tienne pas exclusivement au paramètre « culturel », cest-à-dire ne soit pas réductible aux préconceptions purement idéelles de lesthète, ce qui serait là, en termes levinassiens, une manière de réduction de laltérité de lœuvre au Même. Lœuvre sexprime, certes, mais il nous faut constater que lesthète, à vrai dire, ne lui fait pas dire ce quil veut ; il faut constater au contraire que lœuvre, loin dêtre maîtrisée par le regard du voyant, meut celui-ci, lalimente constamment – rend le voyant à son activité dêtre voyant. De même une dimension « cognitive » est à lœuvre dans le regard esthétique, certes ; mais il faut, là encore, constater quà aucun moment cette activité cognitive ne semble devoir se terminer, cest-à-dire définir lœuvre, en une signification qui serait celle du voyant. Il semble, pour le dire autrement, que lexpérience esthétique soit le lieu dune véritable profusion du regard. « Profusion du regard » en ceci que le voyant voit – mais quil est en quelque sorte happé par cela même quil voit ; la prolongation du regard esthétique est prolongation de son activité voyante, mais en quelque sorte toujours encore « emportée dans son propre élan ». Nous avons donc, du côté de lesthète, cette situation paradoxale, notons-le en passant, dune activité passive : le voyant na pas le choix de voir – et sil avait le choix, il ne serait quun voyeur de cette chose-ci. Le « laisser sexprimer la chose même », ici, est bien un laisser, concomitant dune involontaire volonté daller toujours plus avant dans la connaissance de la chose même : cest bien la chose même qui sexprime (et qui donc est « respectée » en son altérité), non pas tant par ce quelle dit, que par le fait même quelle parle et quelle fait dire. Lœuvre sexprime, et, parce quelle sexprime, se rencontre avec lactivité voyante de lesthète.

Mais quen est-il de ce que nous pourrions appeler en effet une véritable « rencontre des activités » – activité de lesthète, qui ne 527cesse pas de voir, et activité en quelque sorte autoexpressive de lœuvre ? Lœuvre est créée, avons-nous rappelé : à lévidence elle nest pas créée nimporte comment – et de la rencontre des activités, il serait évidemment plus juste de dire quelle est effectivement celle de lactivité voyante de lesthète et de lactivité créatrice de lartiste. Mais, pour quune telle rencontre soit possible, ne faut-il pas que le comment de la création et le comment de la perception se ressemblent de quelque manière ? Pouvons-nous déterminer leur dénominateur commun ? Et, ce faisant, préciser davantage cette donnée dores et déjà évidente : tout objet esthétique devient un « objet temporel au sens spécial » en vertu du « but esthétique intrinsèque » évoqué plus haut ?

Long regard et fluidité du sensible : détermination de lessence de lart
comme communion des vies

À ce stade de notre analyse il semble donc évident que le regard esthétique au sens le plus général (regard esthétique dont nous réaffirmerons notre parti-pris de le considérer comme une dimension sine qua non de l« art »), est en effet « long regard », au double titre, comme nous venons de le voir, dune certaine « densification attentionnelle » et dune certaine « saturation attentionnelle ». Pour le (re)dire autrement, lobjet esthétique est tel, que le « comment » de sa donation semble aller de pair avec un retardement de tout espèce de phase conclusive. En ce sens, et si lindétermination (comme « catégorisation retardée ») est constitutive de lobjet esthétique, dirons-nous aussi que lessence de lart consisterait, en quelque sorte et par là même, à jouer avec cette indétermination propre au regard esthétique au sens le plus large ?

Ainsi, pour ne prendre (avec J.-M. Schaeffer) que cet exemple, de lœuvre tardive de Cézanne : celle-ci, note J.-M. Schaeffer, présente en effet une forte « dimension dindétermination ». Et dajouter, citant Gottfried Böhm :

Ce qui frappe dans les tableaux de Cézanne, en particulier dans son œuvre tardive, est le fait quils mettent hors circuit la reconnaissance rapide de la réalité et de ses objets. Nous voyons en premier lieu non 528pas des objets, mais une texture de formes colorées, qui donne à voir, et qui, dabord et avant tout, nous ouvre les yeux[]. Lœil se voit interdire la voie courte et distincte, celle qui permettrait rapidement et de manière univoque de référer les couleurs et les formes à des objets déterminés de manière précise []. Cézanne nous propose au contraire une voie longue []30.

Ainsi apparaît-il, au travers dun tel exemple, que le regard esthétique est effectivement, dans la contemplation de lœuvre de Cézanne dont nul ne contestera quelle est œuvre dart, un « long regard » – long regard comme urgence à voir, au sens vraiment étymologique. Urgence, au fond, dune intentionnalité ne cessant pas de se dépasser elle-même de lintérieur delle-même, et qui nest de facto possible que pour autant quest mise hors-circuit la « reconnaissance rapide » de lobjet et de sa signification pour ainsi dire commune, utile dans lempirie. De ce point de vue encore, nous pourrions dire que le regard esthétique est, dans le cas despèce, « long regard » en tant quil se hâte lentement – quil ne se précipite pas, en une voie « courte », vers les significations définies et définitives, que lhabitude installe dans la conscience, mais quil les découvre en esquisses, vole dune esquisse lautre en vertu même de lindétermination, voulue par lartiste, de « cela » qui est à voir. Mais aussi nous remarquerons que, si lon réfère justement la « signification » (« ciel », « montagne », « maison », etc.) à un « univers positif de significations » intemporelles, alors ce permanent suspens de la signification par lindétermination plastique de lœuvre renvoie à une temporalité soudain vécue en effet comme telle. Le regard esthétique satteste comme « catégorisation retardée », pour reprendre lexpression de J.-M. Schaeffer ; mais dirons-nous en retour que lart de lartiste consistera en ce « retardement » comme tel – ou plutôt : en lart de susciter une permanente anticipation sur « ce dont » lindétermination en question est lindétermination ? Une chose est sûre : lartiste joue avec limplicite, et, jouant avec limplicite, joue avec le temps vécu compris comme écart irréductible entre l« implicite » et ce que celui-ci appelle dexplicite.

Cela dit, pour pouvoir préciser davantage le rapport que lart entretient avec le temps vécu comme tel, il demeure indispensable de proposer un surcroît dexplication quant à laisthésis engagée dans lexpérience esthétique – quant au pur « sentir », synonyme, en 529régime phénoménologique, de la « conscience intime du temps31 » – quant au pur « sentir » qui justement a à voir avec l« implicite » (en ce sens que toute conscience explicite, et donc « attentionnelle », est adossée à l« irréfléchi », cest-à-dire encore à la présence implicite, préconstituée dans larrière-plan de conscience et qui deviendra le cas échéant explicite32). Ici plus que jamais les concepts sappellent et se répondent : l« implicite » est « senti », avant que dêtre visé « explicitement » et « catégorisé » en une « signification » – et prendre le temps au vol consistera à envisager cet écart constitutif de toute perception, voire à considérer le temps vécu comme cet écart même, mais pour ainsi dire continué. Prétendre revenir au plus près de lexpérience « esthétique » en son sens étymologique exige cette prise en compte, exige de ne surtout pas réduire lexpérience esthétique à sa seule dimension cognitive – cest-à-dire à laune de sa seule phase conclusive, fût-elle constamment « suspendue ».

Car lexpérience esthétique (constitutive de lexpérience artistique, de notre point de vue) est aussi affaire de « plaisir » ; nul ne contestera en effet que lœuvre, le cas échéant, procure une certaine jouissance à celui qui la regarde – et ne se lasse pas de la regarder. Et J.-M. Schaeffer, afin de rendre compte dun tel « plaisir », fait intervenir la notion capitale (pour nous) de « fluence » :

La « fluence » correspond donc à la facilité ou difficulté avec laquelle nous traitons le contenu informationnel dun stimulus ou dune représentation33.

Le « plaisir » contemplatif ne réside-t-il pas en effet dans cette dimension de la fluence – dans une certaine facilité à voir, mais une facilité constamment entretenue comme telle par la profusion même de ce qui, sans cesse, reste à voir ? Comment ne pas remarquer ici limportance de la « facilité », évoquée par lauteur, du point de vue de lemballement du regard esthétique, ce regard qui, ne sarrêtant pas, persévère en quelque sorte dans son être propre ? Le « long regard » esthétique serait-il aussi un regard « facile » 530en son exercice même, « mühelos » au sens quasi hölderlinien du terme ? Un regard qui, aussi voire surtout, parce quil resterait constamment en quête du visible, demeurerait aiguillonné par linvisible, par limplicite – et donc, par définition dun point de vue phénoménologique, serait un regard profondément sensible, pour ne pas dire charnel : un regard qui, avant de voir à distance de soi lob-jet34, dans une vision pour ainsi dire surplombante et définitoire, senfoncerait bien plutôt dans la texture de lœuvre, ressentirait celle-ci en ses multiples aspects sensibles, vivrait de lœuvre et vibrerait de lœuvre en une « vie de conscience » dont la phénoménologie nous affirme justement quelle est dabord activité inhérente au pur sensible, avant que dêtre objectivante35 ? Voilà bien, nous semble-t-il, ce que la notion même de « fluence » telle que lintroduit J.-M. Schaeffer permet davancer, dans le paradoxe même dont elle est porteuse. Quest-ce à dire ?

En effet, si lon assimile le « plaisir esthétique » à la « facilité » du regard, il nous faut immédiatement nous affronter à lapparente contradiction suivante : nous avons vu que les « symptômes esthétiques »manifestent une prolongation de la durée perceptive, et que cette prolongation du procès perceptif constitue même un « but esthétique intrinsèque » ; mais alors, comment concilier ce « long regard », dune part, et, dautre part, la « facilité » du regard 531esthétique, laquelle facilité implique que celui-ci aille droit à la chose même (puisque la fluence « se traduit notamment par une plus grande rapidité du traitement des stimuli36 ») ? « Long regard » dune part, un « long regard » dont nous avons pu dire quil consistait à se « hâter lentement » (festina lente) ; et « rapidité » du traitement de la matière sensible dautre part : tel est lapparente contradiction dans les termes, contradiction pouvant sénoncer ainsi :

En particulier, si la fluence perceptive était le dernier mot de lexpérience visuelle dans le cadre de la relation esthétique, comment pourrait-on comprendre que je continue à contempler un tableau et à ressentir du plaisir à cette activité une fois que jai identifié perceptivement et conceptuellement son « contenu37 » ?

Mais lauteur dillustrer alors son interrogation par lexemple du « Gobelet dargent », de Chardin : nous identifions en un clin dœil, dit-il, « un gobelet, un bol avec une cuillère ou une fourchette et quelques fruits38 »… pourtant, donc, le regard ne sarrête pas, ou, pour le dire comme J.-M. Schaeffer, lengagement « de nos ressources attentionnelles ne suit pas la voie facile (celle de la schématisation) mais choisit volontairement la voie difficile (celle du maintien de la discordance) » – comprendre : celle du maintien dune tension attentionnelle toujours encore orientée vers de multiples aspects de la chose même, mais sans quune telle intuition ne vienne jamais remplir telle ou telle signification évidente (« discordance »). Or, précisément, quels sont ces « aspects » ? J.-M. Schaeffer note :

[] Nous caressons du regard la « peau » du tableau, nous nous enfonçons dans la profondeur des pigments, ensuite nous remontons à la surface pour amarrer les qualia ainsi engrangées dans lexpérience visuelle de la surface du gobelet ou de la peau des fruits – peau qui du même coup prend une épaisseur tactile quelle navait pas avant39.

« Peau du tableau », « profondeur des pigments », « peau des fruits », « épaisseur tactile »… on ne peut manquer de souligner le caractère très sensualiste de cette prolongation du regard esthétique : celui-ci nest un « long regard » – et ne peut même être un « long regard » à un niveau en quelque sorte supérieur danalyse – que pour autant que lactivité conscientielle du voyant, et dans 532ce quelle comporte de plus profond, est sensiblement sollicitée par cela même qui est vu. Même un tableau (qui nest pas, en rigueur de termes, un « objet temporel au sens spécial »), et dans la mesure où il a vocation à faire œuvre « artistique », consonne avec les structures transcendantales de la perception telles que la phénoménologie les décrit en profondeur40 – cest-à-dire : induit un mouvement dappréhension, mais dune appréhension qui en effet commence comme aisthésis. Le « tableau », chose spatiale, consonne avec lactivité préconstituante, activité plus ancienne que toute activité prédicative, cest-à-dire avec la synthèse passive, selon la légalité conscientielle propre à la « conscience intime du temps » – avec le sentir. Un tel exemple nous oblige donc à dire que lobjet ne devient œuvre esthétique que lorsque satteste, en elle et par elle, la dimension intrinsèquement sensible-temporelle du voyant – nous oblige à dire que la « longueur » du regard prend source dans le sentir, qui nest, répétons-le, quun autre nom du temps en effet vécu comme tel. Avant toute activité de prédication, le regard esthétique, notons bien, est un regard qui « caresse », cest-à-dire qui persévère dans limmanente et irréfléchie investigation du pur sensible. Et nous dirons que cest bien parce que lobjet esthétique sollicite constamment cette « sensualité » du regard (comprendre : cette activité de conscience plus ancienne que toute activité judicative, donatrice de signification) quà un niveau supérieur danalyse le regard esthétique apparaîtra comme « long » regard.

Mais quen est-il, dès lors, du « rapport spécifique » que lart entretient avec le temps ? Nous remarquerons en premier lieu quil ne réside aucune contradiction entre la « facilité » du regard esthétique, cette facilité en laquelle le voyant va droit à la chose même, et lirréductible « lenteur » de lexpérience esthétique : la lenteur nest autre que ce procès temporel comme tel, coextensif dune activité intentionnelle semballant en quelque sorte dans lhorizon interne de lœuvre. Et nous avancerons que la « valeur hédonique » accompagnant le regard esthétique tient à ce procès comme procès, à cette intentionnalité perdurant comme telle et commençant comme sentir ; lœuvre se contemple dautant mieux que lon sy enfonce, que lon ne la surplombe pas – elle se contemple dautant mieux que le voyant en effet la ressent autant quil la voit, fait en quelque sorte corps avec elle avant de la définir en ses divers éléments 533reconnaissables. On comprendra en passant que le « plaisir » ne soit pas une « émotion » à part entière, mais quil soit constitutif de lémotion, comprise elle-même comme « processus émotif » : le plaisir est tout entier dans le comment.

Nous pouvons donc spécifier le « rapport spécifique » que lart entretient avec le temps : il nest pas suffisant de dire que lœuvre artistique « prolonge » le regard – il faut encore dire quil ne peut en être ainsi que parce que lart joue avec la dimension temporelle-sentante de la personne – et naît, au sens vraiment verbal, de cette même dimension. Nous pourrions dire que le regard esthétique est mouvement, parce que la chose même lest aussi bien. Le geste créatif de lartiste consonne en effet avec la vie perceptive en ce quelle comporte de plus profond : tout nest pas quaffaire de cognition, dans le regard esthétique, ni donc dinterprétation en référence à une culture donnée – car cette cognition sopère constamment pour autant que la « synthèse passive », telle que la phénoménologie en parle, a toujours déjà accompli son œuvre dans une certaine fluidité du sensible. Et voilà bien, aussi, pourquoi le glissement sémantique (d« artistique » à « esthétique ») évoqué par nous dentrée de jeu « coule de source » : parce que lœuvre dart est en effet détoffe sensible, mais dune sensibilité qui est vie – vie « de conscience » avant que dêtre « conscience de » au sens le plus fort – vie, donc, absolument spontanée, et dont rend compte à sa manière le concept de « fluence » évoqué plus haut. La « catégorisation retardée » dont parle encore J.-M. Schaeffer est « retardée » dans le flux même de la perception comprise comme un procès perceptif ; il nest pas même de « retardement » concevable en dehors dun tel « flux », et, redisons-le, le regard esthétique qui caresse lœuvre est regard rendu à son essence phénoménologique la plus intime – celle-là même que la chose vue et « catégorisée » occulte en régime dappréhension « standard ». Lœuvre est mouvement, elle est, littéralement, animée, et cest cette vie de lœuvre, traduisant la vie même de lartiste en son geste créatif, qui se rencontre avec la vie « de conscience », sentante avant que dêtre cognitive, antéprédicative avant que dêtre prédicative, spontanée avant que dêtre réflexive, du voyant. De ce point de vue nous dirons quil y a sans doute autant de manières artistiques que dépoques, ou décoles, voire dartistes ou de « styles ». Mais, dans tous les cas, lart de jouer avec cette vie spontanée épousant la « fluidité du sensible » mentionnée ci-dessus, cest-à-dire, en rigueur de 534termes phénoménologiques, avec le temps vécu, est la « manière des manières », commune à tous, et transcendant comme telle le contexte culturel de lœuvre. Mais illustrons ce dernier point en revenant à un niveau plus superficiel danalyse.

Et pour ce faire, confrontons-nous brièvement à A. Danto, et à linsistance justement de cet auteur sur la dimension dinterprétation de lœuvre. Donnant lexemple du célèbre tableau « La chute dIcare » de Pieter Brueghel lAncien, lauteur note que, dIcare justement, nous ne voyons dans ce tableau que les jambes émergeant des flots. La compréhension de lœuvre suppose donc que les jambes apparaissantes dIcare soient en quelque sorte le centre de lœuvre – ce autour de quoi tout sorganise et prend sens. Nous avons donc bien ici une clef dinterprétation – et nul, qui ne connaît la légende dIcare, ne pourra même comprendre lœuvre comme telle, ni l« interpréter ». Pour autant il demeure évident que lon ne peut réduire lœuvre à cette seule compréhension – ou plutôt : il est évident que ce qui fait de lœuvre une œuvre dart ne réside pas seulement dans cette compréhension comme telle. Car quelle conclusion A. Danto lui-même tire-t-il de son examen de la « Chute dIcare » ? Nous lisons :

Ce que nous venons de dire nous permet de souscrire à lidée [] que lacte de réception dune peinture est le complément de sa création, et que le spectateur entretient une relation de collaboration spontanée avec lartiste, analogue à celle qui existe entre le lecteur et lécrivain. Pour lexprimer dans les termes de la logique de lidentification artistique : le simple fait didentifier un élément implique toute une série dautres identifications qui lui sont nécessairement liées. La chose entière bouge en même temps41.

Certes, sans cette clef de compréhension minimale, aucune compréhension de lœuvre nest possible, et il faut « identifier un élément » pour entrer véritablement dans lœuvre – pour linterpréter, et dans une interprétation de facto surdéterminée culturellement. Pourtant, les mots mêmes employés ici par A. Danto ne consonnent-ils pas aussi avec notre proposition dun art comme art de limplicite, cest-à-dire comme capacité à entretenir le « long regard » du voyant, cest-à-dire encore comme phénomène en lequel le mouvement propre à lactivité voyante, dans ce quelle comporte de plus foncier, se rencontre avec le mouvement imprimé par lartiste 535à son œuvre ? Ce quil faut bien noter ici, nous semble-t-il, cest quil ny va pas dans cet exemple emblématique dune juxtaposition déléments sur la toile (« jambes dIcare », « laboureur », « soleil orange », etc.), mais bien, tout comme dans lart musical42, dune cohérence interne à lœuvre comme telle. Il y va, au fond, dune narrativité en laquelle les multiples significations ne cessent de se répondre. Cest-à-dire : même un tableau, dont nous rappellerons quil nest pas, en rigueur de termes, un « objet temporel au sens spécial », est art de lultériorité, comporte une narrativité en effet, laquelle suscite lemballement du regard, et fait de ce dernier un long regard. Mais une « narrativité », insistons là-dessus, constamment adossée à la fluidité même du sentir : « La chose entière bouge en même temps. » Telle est bien la manière de lartiste : donner vie à son œuvre, donner du mouvement même à ce qui, stricto sensu, est immobile – et stimuler, ce faisant, le regard de lesthète, le faire se « caler » constamment sur le « sens à son état naissant », cest-à-dire sur le sens sédifiant constamment sur la richesse même du sensible. Le regard esthétique caresse, comme la main sy emploierait sur une matière vivante et qui, précisément parce quelle est vivante, invite à cette caresse même.

Cependant nous ajouterons : pour que la « collaboration spontanée » dont parle A. Danto soit elle-même possible, il faut que cette « manière » de lartiste (narrer quelque chose, employer le temps vécu, ou, pour ainsi dire, notamment dans le cas du peintre : matérialiser le temps dans lœuvre comme telle) soit aussi celle du voyant. Le constat de ce quune telle « collaboration spontanée » existe, implique donc une manière commune – relevant ultimement, pensons-nous, et par définition même du « spontané », des structures transcendantales de la perception dans ce que celle-ci comporte en effet de plus originaire – lactivité de conscience plus ancienne que toute activité prédicative, activité organisant toujours déjà le pur sensible en « unités » selon la forme du temps. Nous avons donc ici le fondement formel et objectif de l« art ». Chaque artiste a sa manière, culturellement indexée – mais toutes les manières relèvent dune même manière : employer le temps (que nous sommes). Telle est la « rencontre des activités » évoquée plus haut : lartiste crée (sexprime par son œuvre) de telle manière quil confère à celle-ci une dimension éminemment charnelle, sensible, consonnant comme telle avec lactivité perceptive de lesthète la 536plus « spontanée » en effet, cest-à-dire commençant comme « sentir ». Lartiste raconte certes une histoire (dont les éléments sont conceptualisables), mais tout son art réside dans le mouvement quil inspire à son œuvre, mouvement qui fait voir dans la « fluidité du sensible » évoquée plus haut. Il ne peut y avoir de « collaboration spontanée » qu« irréfléchie ». Il ne peut y avoir profusion du regard, cest-à-dire vie pleinement vécue, que comme communion avec une autre vie. Lart est ainsi un moyen de communion, en ce sens précis, répétons-le, que la vie de lartiste (si lon veut son activité créatrice comme geste matérialisé dans lœuvre) consonne avec celle de lesthète. La manière de cette matérialisation se rencontre avec « lobjet dans le comment » (das Objekt im Wie). Voir une œuvre, la laisser sexprimer, cest en quelque sorte laisser sexprimer son créateur – mieux : cest laisser sexprimer lactivité créatrice comme telle, faire comme si le geste créateur saccomplissait là, sous nos yeux (ce pourquoi lon peut parler dune matérialisation du temps dans lœuvre). Nous disons quune œuvre na une « âme » que si elle est animée, en effet, que si les concepts ou les significations quelle convoque nécessairement tissent une trame narrative, qui emporte le regard, et donnent à ce dernier dactuer à son tour son essence phénoménologique la plus intime – lœil qui voit touche aussi, « caresse la peau des fruits », se découvre partager avec cela même qui est dépeint une commune nature matérielle – cette matière qui, en régime phénoménologique, nest jamais brute, ou chaotique, mais préconstituée en unités, animée précisément. Mais, dans tous les cas, répétons que nous avons bien, du côté de lesthète, un laisser sexprimer la chose même, laquelle guide le regard (et le sentir), un laisser sexprimer qui se manifeste comme donations de significations, mais constamment adossées à la fluidité du sentir. Redisons-le : non seulement il « coule de source » que lœuvre « artistique » est aussi « esthétique », mais lart de lartiste, au fond, consistera, à même son geste propre, à assurer une narrativité la plus « naturelle » possible, la plus conforme possible à la spontanéité même de la vie sensible. Lon voit les « jambes dIcare », et, si lon connaît la légende dIcare, on se laissera littéralement prendre au jeu ; mais, même dans le cas dune « nature morte », par exemple, pour un peu lon se surprendrait à vouloir caresser la surface des fruits, toute palpitante de vie, et lon sentirait presque le contact de notre peau, touchante au sens vraiment verbal, avec la peau de ces fruits. Le vocable français « nature morte » est, soit dit en 537passant, désastreux : on dit en anglais « still life », ou « Stilleben » en allemand. Le pur toucher aussi donne forme, et en « sait » plus que toute réflexion sur larrondi dune pomme ou dun sein, ou le caractère lisse ou rugueux de leur surface – tout comme, dans le célèbre poème de Paul Valéry, la dormeuse allongée sur son « lit blême » accomplit œuvre de connaissance en têtant « dans la ténèbre un souffle amer de fleur ».

Conclusion : lart comme lieu métaphysique ?

Quil nous soit permis, pour conclure cette brève proposition dune « essence de lart » comme « communion » des vies (celle de lartiste en son geste créateur, et celle de lesthète entrant soudain comme en résonnance avec ce geste même, en une « collaboration spontanée » autant quirréfléchie), douvrir à un propos plus explicitement « métaphysique », voire « théologique ».

Et, pour ce faire, invitons à la méditation de cette remarque dA. Danto : « limitation a pour but de cacher au spectateur quelle est une imitation43 ». Lart, avons-nous vu, raconte, et, comme tel, fait montre ; il ne consiste donc évidemment pas en une imitation, au sens où lœuvre dart pourrait sapparenter à une interface transparente intercalée entre lœil qui voit et lobjet désigné par elle. Quiconque, sil a des yeux pour voir et quil contemple la « Vocation de Matthieu », verra « Matthieu », le « Christ », tels que représentés par le Caravage – mais il les verra dautant mieux que le style du Caravage servira la monstration de cela même qui est à voir (la vocation de Matthieu comme telle). De ce point de vue, nous remarquerons que le « style » grâce auquel il sagit de faire montre (dautre chose que soi) rejoint ce quen langage wittgensteinien daucuns nommeraient l« inexpressivité de lexpressivité comme telle44 ». Comprendre : le style du Caravage ne relève stricto sensu pas du visible – il transparaît dans lexpression du visible. Le Caravage naurait pu « peindre » son propre style, voilà qui est 538lévidence même – pas plus quun langage quelconque ne peut « parler » le langage. Il y a une « manière des manières », avons-nous proposé, de jouer avec le temps vécu – et telle est, selon nous, l« essence » même de lart, qui est vie se rencontrant avec une vie. Mais il nous faut ne pas oublier que cette « manière » (jouer avec le temps vécu) est en effet manière des manières : il nexiste effectivement pas quune seule expressivité, quun seul style. Il y a un style « Caravage », un style « Klimt », etc. Mais quest-ce donc que ce style propre à lartiste, sinon une manière singulière de sexprimer, précisément, sinon, littéralement, la mise en œuvre dun geste, en effet, semblable à nul autre ? Lartiste, de ce point de vue, est peut-être le prototype même de la « personne », en tant que chaque personne est unique, mais de manière45 unique.

Aussi quest-ce qui est le plus important dans lœuvre ? Cela même qui est justement donné à voir ? Cela même qui entre soudain dans le champ du visible ? Ou bien cette réalité invisible à strictement parler quest le style comme expression dela vie de lartiste ? Dire du Caravage quil sexprime, cest dire, très exactement : il donne à voir son style, cest-à-dire sa manière dactivité, stricto sensu invisible et indicible comme telle46 – son geste expressif. Et lesthète amateur du Caravage, de son côté, sera bien incapable de justement traduire ce style avec des mots – lœuvre elle-même, 539là-devant, sen chargera très bien, venant au secours delle-même – comme le « visage » lévinassien.

Bref : la « profusion du regard », manifeste dans lexpérience esthétique, oblige, nous semble-t-il, à nous pénétrer de cette dimension dinvisible à même le visible, dimension métaphysique où lindéfinissable sindique, comme, par exemple, ce « petit quelque chose » qui fait toute la différence entre une œuvre artistique de génie et une œuvre de simple talent. « Le génie, cest durer », disait Goethe. Durer, et faire durer le regard, persévérer dans sa propre activité débordante, et stimuler, dans le même geste, lactivité voyante et sentante (vitale) de lautre personne avecqui et pour qui lon sexprime, tout est là, en effet.Lœuvre artistique est typiquement ce par quoi notre simple « nature » se découvre destinée à devenir, de lintérieur delle-même et par la grâce de lautre, toujours plus elle-même – parce quelle est, littéralement, appelée par lœuvre à voir toujours plus quun simple visible ou quun simple dicible – à percevoir un style. Mais, notons bien, cet « appel » seffectue sans contrainte, puisquil investit notre nature en toutes ses composantes, et commence même, ainsi que nous espérons lavoir mis en évidence en nous aidant de la pensée de J.-M. Schaeffer, comme sentir, comme ce qui est justement le plus naturel et le plus spontané en nous. Rien ne soppose, songera peut-être le théologien, à envisager le don de la « grâce » en des termes semblables à ceux par lesquels lœuvre, expressive dun autre que nous, se donne à nous : puisque cette « grâce », qui nest pas « substance47 », vient assumer, pour laccomplir48, ce que nous sommes le plus foncièrement en tant quêtres vivants, et même collaborer avec ce foncier de notre être.

En tout cas, lœuvre dart ouvre, à même lessence, à un au-delà de lessence (le style). Elle est irruption dune altérité qui, dans lexacte mesure où elle est « respectée », dans lexacte mesure où lesthète la laisse parler et se met à son écoute, élève ce dernier à un niveau supérieur dêtre et dactivité, soudain élargit son horizon 540habituel, le rend pour ainsi dire familier, non seulement avec ce que lœil de chair ne peut voir, mais même avec ce qui ne peut entrer « entre les quatre murs de lintelligible ». Le regard esthétique est typiquement un regard qui ne se satisfait pas de peu, qui nen reste pas à la superficialité des choses, comme nous avons pu le voir également, qui voit au-delà de ce qui est à voir stricto sensu : qui a des yeux pour voir percevra le style de lartiste. Cette familiarisation avec lau-delà de lessence, avec linvisible et lindicible, qui ne sacquiert peut-être que dans la compagnie du génie (du grand style) est contre-prosaïque. Elle est un antidote à un certain esprit (post)moderne pour lequel « tout ce qui ne se voit pas nest pas49 » ; au contraire, lart apprend peut-être à bien voir – à voir que tout ne se voit pas, et que même lessentiel est en effet invisible pour les yeux, mais invisible dune invisibilité qui pourtant sindique à même le visible. Le jeu du visible et de linvisible est chose sérieuse, qui touche au mouvement même de la vie. Il nest en tout cas pas un léger amusement petit bourgeois, un « divertissement » pascalien : lart, parce quil éveille en nous, non seulement le sens du « beau », mais le sens de laltérité véritable (celle, redisons-le, qui sexprime, qui parle depuis elle-même avec autorité, et donc nous enseigne en nous élevant), lart, donc, élargit considérablement lhorizon du monde. Avec lart, au fond, cesse le Diktat de lexplicite. Lexplicite, en art, est toujours obscène. Lartiste suggère, et parce quil suggère, accorde sa confiance à lactivité de lesthète, parie en effet sur elle. Telle est sa suprême politesse – politesse de lesprit. Même la fameuse « Origine du monde » de Gustave Courbet, dans toute son explicite nudité, est un appel à transcender lexplicite, une manière de subtile provocation à voir plus que cela seul qui se voit. Certes, telle est bien lessence de lart, aussi : familiariser avec lessence métaphysique, voire « mystique » (si par ce mot on entend, avec Wittgenstein, ce qui ne peut être dit mais qui se montre50) de lêtre 541et de la personne – celle-là même que lartiste de grand style donne à voir en son œuvre.

« Les explications mystiques passent pour profondes ; la vérité est quelles ne sont même pas superficielles51 », affirmait Nietzsche. Soit. Tâchons alors (et peut-être, aussi, est-ce là la tâche même de l« artiste ») de faire en sorte quelles soient au moins superficielles (comme la « peau », ce plus profond en lhomme). Et même : profondes parce que superficielles.

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1 Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 12.

2 Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 13.

3 J.-M. Schaeffer souligne : « une œuvre dart nexiste quen tant quinterprétée » (Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 13).

4 Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 13. Rappelons cependant que le « sémiotique » en général est ce qui concerne la signifiance comme telle, laquelle « signifiance » est la signification envisagée comme une propriété générale des signes.

5 Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 14.

6 Ainsi, notamment dans le cas des arts verbaux : « Toute chaîne verbale doit être interprétée, mais elle nen est pas pour autant toujours une œuvre littéraire : un texte ne devient une œuvre dart quà partir du moment où il ne suffit pas de savoir lire pour être capable de résoudre le problème quil pose. []toute représentation (picturale ou verbale) implique une identification non littérale, puisque tout signe tient lieu dautre chose que de sa propre matérialité. Cela est particulièrement net dans le domaine du langage : étant un système sémiotique, il est par essence transfiguratif, et ce critère ne permet donc pas de distinguer un article de journal dune œuvre littéraire. » (Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 15).

7 Nous nous rappellerons ici, ne serait-ce que pour fixer les idées, la notion lévinassienne du « visage » : le « visage » en effet « ne se manifeste pas par [ses] qualités, mais kath auto » : le visage sexprime lui-même, de lui-même, à partir de lui-même, mais, souligne encore Levinas, « ce quil exprime, cest cette expression même » (Levinas, 2001, p. 45). Le visage est autoexpression en un sens rigoureux, et nous pourrions dire que le propre de la personne (de lAlter Ego, de lautre moi-même) consiste en son expressivité principielle. Le propre de lexister personnel réside, note Levinas, dans son anonymat, et dans le fait quil nest rien de substantif, quil nentre pas « dans la catégorie du substantif ». Plus précisément, lexister est verbalité dêtre : « Lexister que nous essayons dappréhender – cest lœuvre même dêtre qui ne peut sexprimer par un substantif, qui est verbe. » (Levinas, 2009 [1983], p. 26.) Mieux : nous nous rappellerons quE. Levinas écrit, dans Totalité et Infini : « La manière dont se présente lAutre, dépassant lidée de lAutre en moi, nous lappelons, en effet, visage. » (Levinas, 2001, p. 43, nous soulignons.) Une telle citation, en rigueur de termes, ne donne-t-elle pas à entendre que chaque « autrui » est en effet unique, « irréductible » aux catégories du « Même » – mais quil est unique de manière unique – que la singularité du « visage » tient à cette « manière » dêtre comme telle ?

8 Danto, 1989 [1981], Préface de Schaeffer, p. 16-17.

9 Danto, 1989 [1981], p. 107.

10 Danto, 1989 [1981], p. 107.

11 Une vie « innocente », en ce sens que nulle téléologie transcendante ne devrait contraindre, ou menacer, son libre déploiement. Pour Nietzsche, immoraliste, il ny a plus « dopposition plus radicale que celle des théologiens qui continuent, par lidée de “monde moral”, à infecter linnocence du devenir, avec le “péché” et la “peine” » (Nietzsche, 1908, p. 154).

12 Un savoir incorporé comme « tendance à loubli », cette tendance à loubli quil ne faut pas considérer comme une réalité passive, ou comme une vis inertiae, mais bien comme une faculté active, « positive au sens le plus rigoureux, qui fait que tout ce que nous vivons, expérimentons, absorbons, parvient tout aussi peu à notre conscience (Bewusstsein) durant la phase de digestion (on pourrait lappeler “inspirituation (Einverseelung)”) que lensemble du processus aux mille facettes suivant lequel seffectue notre nutrition corporelle, ce quon appelle “incorporation” » (Nietzsche, 2014, p. 119).

13 Nietzsche, 1997, p. 57.

14 Nietzsche, 1997, p. 57.

15 Citant Kennick, A. Danto note : « Nous savons, écrit Kennick en faisant écho aux célèbres réflexions de Saint Augustin concernant le temps, ce quest lart aussi longtemps que personne ne nous le demande []. » (Danto, 1989 [1981], p. 113.)

16 Husserl, 2002, p. 141.

17 Pas moins de six acceptions de l« expérience » en général étant par lui mentionnées : Voir Schaeffer,2015, p. 19-40.

18 Schaeffer, 2015, p. 40.

19 Schaeffer, 2015, p. 44.

20 Schaeffer, 2015, p. 44.

21 Schaeffer, 2015, p. 49.

22 Schaeffer, 2015, p. 49.

23 Rappelons que la Protention, notamment, atteste dun « Voir » infini en droit, à un double titre : dabord au plan de lhorizon interne, selon quen toutes perceptions les composantes de lobjet qui nentrent pas dans la sphère du vécu sont néanmoins « indiquées symboliquement par la donnée phénoménale primaire », doù « la possibilité de perceptions infiniment nombreuses, différentes quant à leur contenu, dun seul et même objet » (Husserl, 2009 [1901], p. 75) ; mais aussi au plan de lhorizon externe, selon quil est constitutif de lexpérience actuelle quelle conduise « au-delà delle-même à des expériences possibles, et celles-ci à leur tour à de nouvelles expériences possibles, et ainsi à linfini » (Husserl, 2008, p. 158).

24 Schaeffer, 2015, p. 55.

25 Schaeffer, 2015, p. 56.

26 Schaeffer, 2015, p. 57.

27 « Mais si notre vue sarrête là, que limagination passe outre ; elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. » (Pascal, Pensées, Les deux infinis.)

28 Schaeffer, 2015, p. 59.

29 Schaeffer, 2015, p. 62.

30 Schaeffer, 2015, p. 111.

31 « Sentir, cest là ce que nous tenons pour la conscience originaire du temps. » (Husserl, 2002, p. 141.)

32 J.-M. Schaeffer écrit notamment : « Dans lexploration du monde en mode esthétique, qui [] contrairement à lattention pragmatique na pas de tâche assignée spécifique, la “cible” attentionnelle est définie et redéfinie par et à travers lexploration attentionnelle endogène elle-même. » (Schaeffer, 2015, p. 76.)

33 Schaeffer, 2015, p. 213.

34 Conformément à létymologie dob-jectum, « jeté-devant ».

35 Un examen exhaustif de lœuvre husserlienne nous indique en effet que la « constitution » comprise comme « donation de signification » (Sinngebung) nest jamais que lultime étape dune prestation de conscience (Leistung) commençant bien avant celle-ci. Toute constitution est adossée à une « préconstitution », en quelque sorte anonyme (en laquelle le cogito proprement dit nest pas engagé, comme visée explicite dun cogitatum), et qui anime toujours déjà le pur matériau hylétique en une « unité là ». Et cette préconstitution est telle que « [] les données sensibles vers lesquelles nous pouvons toujours tourner notre regard [] sont elles aussi déjà le produit dune synthèse constitutive qui présuppose, au degré inférieur, les opérations de synthèse dans la conscience interne du temps » (Husserl, 2006, p. 85). Ainsi lisons-nous (entre autres exemples) dans les Manuscrits de Bernau, et concernant les data entrant en jeu dans toute perception : « [] ils sont des unités de durée dans le temps “immanent” ; ils ne sont pas conscients seulement mais perçus, ils sont là pour qui réfléchit en tant queffectivités en chair et en os, déjà “là” (Vorhanden) avant la réflexion, dirigeant des excitations sur le moi qui, pour finir, se tourne vers elles en succombant à lexcitation et les trouve déjà quand il les saisit comme objets. » (Husserl, 2010, p. 149.) Nous avons donc bien dans cette « préconstitution », dans cette « synthèse passive » parfaitement immanente au matériau hylétique dans le temps même de son advenue, cest-à-dire inhérente au sensible, une activité foncière de conscience, qui nest pas encore la « conscience de » (visant explicitement son objet comme ceci ou comme cela) quelle rend possible.

36 Schaeffer, 2015, p. 228.

37 Schaeffer, 2015, p. 229.

38 Schaeffer, 2015, p. 229.

39 Schaeffer, 2015, p. 229.

40 Voir supra, note 34.

41 Danto,1989 [1981], p. 195.

42 Voir Altieri, 2016, p. 112-125.

43 Danto, 1989 [1981], p. 241.

44 Dans le premier Wittgenstein (celui du Tractatus), la forme logique en effet est ce qui informe lexpression sensée selon la forme objective du monde – mais dans une expressivité qui ne peut elle-même être exprimée : « Ce qui sexprime dans la langue, nous ne pouvons par elle lexprimer. » (Wittgenstein, 2005, p. 58.)

45 Rappelons ici, pour fixer les idées, laffirmation lévinassienne du « visage » comme « autoexpression » en un sens radical, mais aussi comme « manière dont se présente lAutre » (Voir supra, note 7).

46 Ici, et pour autant que lon assimile le « style » à une manière dêtre propre dont aucun langage ne saurait rendre compte mais qui informe le langage en profondeur, on pourra, par analogie, se référer avec bonheur à la pensée nietzschéenne : « Le plus difficile à faire passer dune langue dans une autre, cest le mouvement du style, qui a son origine dans le caractère de la race, ou, pour employer un terme physiologique, dans le rythme moyen de sa respiration. Il y a des traductions qui, avec les meilleures intentions, sont presque des trahisons, parce quelles vulgarisent involontairement loriginal, du seul fait quelles nont pu rendre son tempo résolu et gaillard, qui saute et aide à sauter par-dessus tous les dangers que représentent les choses et les mots. » (Nietzsche, 2004, § 28, p. 60.) On notera limportance en effet de ce « tempo » comme participant du « style », et comme relevant, non pas des choses et des mots, non pas du choix des mots, donc, mais bien de la manière dagencer une phrase en respectant une certaine « respiration », cest-à-dire une certaine temporalité propre. Cela dit, il ne réside là quune manière analogique de rejoindre notre problématique, puisque le « style » en question est celui dune « race », terme éminemment générique. Nonobstant, on remarquera aussi le « mouvement » propre à lexpression du style, cest-à-dire le fait que certaines proses (notamment, selon Nietzsche, celle dun Pétrone) sont celles de quelquun qui a « des ailes aux talons », et qui sait même faire « courir » les « ingambes » (Nietzsche, 2004, p. 61).

47 C. Baumgartner écrit : « Dieu opère en nous pour que nous laimions librement. Mais précisément pour que cet acte de conversion suscité par Dieu émane vraiment de nous, soit pleinement et vraiment nôtre, soit activement posé par le sujet et non pas seulement passivement reçu en lui, [] il faut que nous soyons transformés au plus profond de notre être, non seulement dans nos facultés spirituelles, mais dans notre essence même. Dans lessence de lâme cette transformation nest pas autre chose que la gratia gratum faciens. La gratia gratum faciens informant un sujet ne saurait être substance : cest une forme accidentelle, une “qualité” surnaturelle. Elle est une nouvelle manière dêtre. » (Baumgartner, 1963, p. 91.)

48 Cum enim gratia non tollat naturam sed perficiat (Thomas dAquin, 1984, p. 161).

49 A. Finkielkraut remarque en particulier, concernant les technologies modernes de communication dans lesquelles s« éclate » un sujet devenu quelque peu pathologique : « Elles font voir tout ce qui se voit et croire que tout ce qui ne se voit pas nest pas. Elles livrent à domicile et pour consommation instantanée sans opacité ni profondeur. [] Elles évitent à lappréhension des choses den passer par lapprofondissement de la langue. [] Elles arrachent les faits à leur propre temps et à leur propre espace pour les propulser en lespace-temps de lactualité perpétuelle, ce que Lipovetsky appelle très justement “lempire de léphémère”. » (Finkielkraut, 2008 [2005], p. 78-79.)

50 « Il y a assurément de lindicible. Il se montre, cest le Mystique. » (Wittgenstein, 2005, p. 112.)

51 Nietzsche, 1997, p. 178.