« Tuit voir ne sont pas bon a dire » Ovide et parole proverbiale en langue vernaculaire
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
2021 – 1, n° 41. varia - Auteur : Deleville (Prunelle)
- Pages : 103 à 116
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
« Tuit voir ne sont pas bon a dire »
Ovide et parole proverbiale en langue vernaculaire
Si le xiie siècle est bien connu comme l’aetas ovidiana médiéval, les siècles suivants ne sont pas en reste pour autant. Plusieurs traductions médiévales de l’Art d’aimer fleurissent au xiiie siècle et essaiment encore jusqu’au xvie siècle. L’Ovide moralisé, première traduction romane complète des Métamorphoses d’Ovide, sort de la plume d’un clerc anonyme au début du xive siècle et connaît une large diffusion que confirment sa tradition manuscrite et ses deux mises en prose au xve siècle. Au xive siècle toujours, les Héroïdes sont partiellement traduites en français pour la première fois1. Outre ces traductions, l’influence d’Ovide est manifeste dans la littérature médiévale après l’aetas ovidiana. Entre le xiiie et le xve siècle, quatre auteurs, qui partagent une même culture ovidienne et le mettent au cœur de leur lecture du monde, attirent notre attention : Jean de Meun, l’auteur de l’Ovide moralisé, celui encore peu connu d’une réécriture de l’Ovide moralisé et Christine de Pizan.
Il n’est pas besoin de présenter ces auteurs ou cette autrice, si ce n’est celui ou celle2 de la réécriture de l’Ovide moralisé3. Ce remaniement figure dans deux manuscrits de l’Ovide moralisé : Paris, BnF français 870 (Z3), ca 1400 ; Paris BnF français 19121 (Z4) ca 1390-14104. 104Nous l’opposerons à l’Ovide moralisé que nous appellerons « original », celui que nous connaissons par l’édition de C. De Boer, et que l’on date du début du xive siècle. La particularité essentielle de ces deux témoins réside dans le fait que toutes les allégories spirituelles, qui font l’admirable spécificité de l’Ovide moralisé, sont supprimées ; l’œuvre est restructurée en conséquence. En outre, l’auteur de cette réécriture, que nous appellerons désormais le remanieur ou le réviseur, ajoute quelques interprétations historiques et modifie parfois le récit de la fable ou son interprétation en faveur de la défense des femmes ou d’une certaine vision de l’amour.
Comme nous l’avons montré ailleurs5, la suppression des allégories spirituelles et à l’inverse l’ajout d’allégories historiques indiquent que le remanieur souhaite questionner la notion de vérité que l’auteur de l’Ovide moralisé original avait dégagé des Métamorphoses. Marc-René Jung avait déjà montré que le réviseur ne considère pas l’auteur de l’Ovide moralisé, du moins pour ses allégories spirituelles, comme une autorité6. Pour rendre compte de la problématique de la vérité, cet article s’intéressera à l’usage des proverbes dans cette réécriture par rapport à la version traditionnelle de l’Ovide moralisé, au Roman de la Rose de Jean de Meun et à la pensée de Christine de Pizan.
Le terme « proverbe »
Dans le cadre de cet article, nous n’entrerons pas en détail dans les fines distinctions qu’a proposées Élisabeth Schulze-Busacker7 pour définir plusieurs types de proverbes ou expressions proverbiales. Nous 105retenons simplement de ses études, de celles de Claude Buridant8 ou encore plus récemment de Marie-Thérèse Lorcin9 que le proverbe est dans sa définition la plus consensuelle un énoncé bref, de caractère universel, qui frappe par une formulation distincte du discours courant. Le proverbe correspond à une vérité commune reconnue et admise. Il a bien souvent une valeur didactique ou pédagogique.
Nous pouvons aussi nous référer au texte de l’Ovide moralisé lui-même, dans ses versions originale et remaniée, pour cerner au plus près la façon dont l’auteur et son remanieur appréhendent cet objet. Dans l’Ovide moralisé original et sa réécriture, le terme « proverbe » apparaît dans la bouche de la corneille qui met en garde le corbeau contre le risque d’aller rapporter à son maître l’adultère qu’il a surpris. Pour dissuader l’autre oiseau d’œuvrer à son propre malheur, la corneille use de ce qu’elle appelle des « proverbes » : « Bien dois mes proverbes noter » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, II, v. 2199). Le mot « proverbe » renvoie à ce que la corneille a dit peu avant :
Tuit voir ne sont pas bon a dire
Souvent pert l’en a dire voir.
[…]
Mieux vault son corage celer
Que descouvrir par non savoir
Riens dont l’en doie mal avoir.
(Ovide moralisé, II, v. 2179-2184)
Joseph Morawski édite un proverbe proche du premier vers « Tuit voir ne sont a savoir10 » ou encore « Toz voirs ne fet a dire11 ». Dans la seconde partie de notre citation, la structure « Mieux vaut », comme l’emploi de l’impersonnel et du présent à valeur de vérité générale, sont aussi assez caractéristiques de la parole proverbiale. Le remanieur conserve ce passage et le rapproche encore d’un énoncé proverbial en le modifiant légèrement :
106Mieux vault son corage celler
Et ce dont ne li puet chaloir,
Que dire voir pour mal avoir.
(Ovide moralisé remanié, II, v. 1448-1450)
Au vers « Que dire voir pour mal avoir », le procédé mnémotechnique de la rime interne entre « voir » et « avoir » renforce la forme proverbiale de la parole de la corneille et la valeur pédagogique de son propos. Ainsi, le terme « proverbe », dans l’original et dans sa réécriture, désigne bien un énoncé à caractère universel. Comme le suggère la corneille, qui évoque sa propre expérience, et comme l’atteste le Dictionnaire du Moyen Français, le proverbe « exprime », en outre, « une vérité d’expérience12 », ce qui nous intéressera pour la suite. Enfin, nous traiterons aussi de « formule proverbiale » ou d’« expression proverbiale » pour évoquer ce qui a l’allure stylistique et le contenu d’un proverbe.
Proverbes et système de valeurs
Le remanieur recopie bon nombre de proverbes ou expressions de ce type sans rien changer à l’original, dans un parfait accord avec ce dernier. En relevant les expressions proverbiales qui sont développées, ajoutées ou supprimées dans l’Ovide moralisé remanié, nous remarquons qu’elles portent sur des thèmes précis. Les proverbes ajoutés portent sur la loyauté amoureuse et les effets néfastes de la déloyauté amoureuse ; la confiance qu’il faut avoir en son amante ; le fait qu’il ne sert à rien de vouloir surveiller une femme ; la puissance infrangible du désir amoureux ; les excès de l’amour ; les revers de fortune ; la prudence ; le manque de bonté des vilains ; le fait qu’il vaut mieux parfois mentir que dire la vérité13.
Par exemple, le remanieur termine le récit des amours de Pyrame et Thisbé sur une affirmation ferme du pouvoir de l’amour, affirmation qui résonne comme une sentence :
107Mais fous sont touz ceux qui s’en painent,
Car riens n’i vaut clef ne fermeure,
Ne grief menace ne bateure,
Car qui loyaument aime et fort,
Il amera duqu’a la mort.
(Ovide moralisé remanié, IV, v. 979-982)
Par l’emploi du pronom relatif nominal « qui », celui du futur « amera » ou encore le jeu de rime entre « fort » et « mort », les deux derniers vers apparaissent comme un véritable proverbe sur le pouvoir du désir amoureux. D’autres passages sont légèrement remaniés pour souligner l’infidélité de certains hommes en amour. Dans le monologue de Médée que l’on retrouve dans la version originale de l’Ovide moralisé, l’héroïne cherche les arguments pour justifier l’aide qu’elle apportera à Jason. Elle se rassure notamment en s’adressant les paroles suivantes : « Il ne convient ja que j’en doute / Et se je sui de riens en doute, / Si prendrai sa foi tout avant… » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, VII, v. 407-409). Dans la version remaniée du même passage, la Colchidienne appuie sa décision sur un proverbe : « Il n’en convient ja que j’en dombte : / En gentil est loiaulté toute / Si prendrai sa foi, tout avant… » (Ovide moralisé remanié, VII, v. 428-430). Le proverbe « En gentil est loiaulté toute » révèle paradoxalement la déloyauté amoureuse de Jason, qui abandonnera finalement Médée. Le remanieur fait en effet résonner son proverbe avec un constat précédent qui attestait du manque de fidélité amoureuse de Jason : « Mes moult petite leauté / Ot vers amours en son aäge » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, VII, v. 32-33) repris en « Mes bien petite loiaulté / Eust vers amours en son courage » (Ovide moralisé remanié, VII, v. 46-47). Dans le même récit des amours de Médée et Jason, l’auteur original décrit encore la tromperie dont Médée a été victime : « Mauves servi et boiseour / Si l’en meschut au chef du tour » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, VII, v. 159-1260). Le remanieur fait la même observation, mais sous une forme proverbiale : « Mavés fait servir tricheur, / Il en meschiet au chief du tour » (Ovide moralisé remanié, VII, v. 1121-1122). Le passage à l’impersonnel renforce la vérité générale du propos, comme si le remanieur souhaitait faire du cas de Médée l’exemple type de la fourberie masculine.
À l’inverse, les expressions proverbiales supprimées portent sur la versatilité et la tromperie féminines. Lorsque l’auteur original se sert du 108cas particulier d’un personnage féminin pour énoncer une vérité sur la versatilité féminine, le remanieur ne va pas dans son sens. Il supprime notamment une condamnation du comportement de Déjanire à l’égard d’Hercule, condamnation qui développe la formule proverbiale selon laquelle « Trop est feme legiere et fole » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, IX, v. 439).
Ainsi, ces développements ou suppressions recoupent un type de discours cher au remanieur comme celui sur la déloyauté masculine en amour, la toute-puissance de l’amour ou encore la défense des femmes. L’étude des expressions à valeur proverbiale révèle donc un système axiologique. Un très bon exemple de ce traitement réside dans la façon dont le remanieur développe le récit du mythe de Céphale et Procris. Céphale faillit perdre sa femme une première fois à cause de la jalousie que l’envieuse Aurore avait suscitée en lui. Il réussit finalement à se réconcilier avec elle, retrouvant ainsi les joies de la vie conjugale. Mais Céphale finit par perdre son aimée en la tuant dans un accident de chasse, parce qu’il l’avait prise pour un gibier alors qu’elle venait aux bois pour savoir si son mari entretenait bien une liaison adultère, comme la fausse rumeur le disait. Le remanieur extrapole le discours de Céphale au sujet de cette funeste jalousie. Il le fait notamment en parsemant le discours du personnage de formules proverbiales :
Si sai bïen par approuver14
Que ce que on ne veut pas trouver
On ne doit mie aller querant
[…]
Que qui a tout son cueur donné
En un lieu est tout assené.
[…]
Trop mieulx vaut du tout soi fïer
En ses amours sen deffïer,
Mes qui tel conseillë autrui
Qui ne [se] set conseillier lui.
(Ovide moralisé remanié, VII, v. 2465-2524)
Dans le même passage ajouté, la femme de Céphale exprime elle aussi le danger funeste de la jalousie que les médisances sur son mari ont créée 109chez elle. Elle utilise notamment le proverbe « Plus toust croit on mal que bïen » (Ovide moralisé remanié, VII, v. 2682), qui est recopié dans certains recueils de proverbes. Joseph Morawski répertorie en effet la forme « L’en croit plus tost le mal que le bien15 ».
L’expression proverbiale participe donc de la construction d’un discours autour de l’amour, discours qui fait système. Céphale convoque, par exemple, les expériences d’autres amants comme Phébus et Vulcain qui ont eux aussi subi les revers de la jalousie :
Se pouvons nous de fait prouver
Et par excemplë approuver
De Phebus qui par jalousie
Occit Corinis s’amie,
Puis se repenti durement.
Aussi avons nous conment
Vulcains prist Venus ou meffait
Et l’ahonta, dont pour ce fait
La dame moult l’an haï,
Dont le doullant s’en repenti.
(Ovide moralisé remanié, VII, v. 2493-2502)
Réflexion sur le bon ou le mauvais usage du proverbe
En plus de resserrer certains passages autour d’un système axiologique, le remanieur propose aussi une réflexion sur la soi-disant vérité que véhicule la parole proverbiale. Dans l’Ovide moralisé original et sa réécriture, certains fourbes usent de proverbes pour parfaire leur mensonge. C’est notamment le cas de Térée ou encore de Junon. Junon, par exemple, se sert du proverbe suivant pour tromper Sémélé en l’invitant à se méfier des hommes :
Mes ne le dois croire toudis,
Car n’est pas voir quant que fol cuide.
(Ovide moralisé original, III, v. 742-743, repris dans la version remaniée, III, v. 801-802)
110Le remanieur souligne encore ces mécanismes de tromperie, notamment dans l’interprétation historico-morale qu’il ajoute pour le mythe de Callisto. Dans cette nouvelle interprétation, il met en garde les femmes contre les séducteurs et leurs faux discours, en opposant deux types de paroles exprimant des vérités générales. D’un côté la parole des justes (la sienne) et de l’autre celle des trompeurs. La parole du remanieur se distingue, en effet, par des formules sentencieuses qui défendent le bien des femmes et stigmatisent les hommes, comme le vers sans appel « Il n’est homs qui en amours vaille » (Ovide moralisé remanié, II, v. 1318). Pour asseoir cette condamnation, le remanieur souligne encore que les vils séducteurs se servent eux aussi d’énoncés à valeur de vérité générale mais pour duper les jeunes femmes. Selon le remanieur, ces hommes trompent les femmes par le procédé suivant :
[…] leur alieguent l’escripture
Que c’est droit d’umaine nature
D’amer, ne honte, ne peché
N’y a […].
(Ovide moralisé remanié, II, v. 1146-1148)
La formule « c’est droit d’humaine nature / d’amer, ne honte ne peché n’y a » fonctionne comme une expression proverbiale en raison de son contenu à valeur de vérité générale, que renforce la référence à la nature humaine, mais aussi en raison de la forme brève et quasi sentencieuse du propos. En outre, le verbe « alleguer » dit implicitement que le propos du trompeur se base sur une parole qui fait autorité, comme un proverbe. Le réviseur exhibe la façon dont les fourbes se servent de la parole proverbiale pour justifier des fins peu louables.
Le proverbe devient l’outil d’une réflexion sur la parole vraie et ses possibles dangers, lorsqu’elle passe entre les mains de mauvaises personnes. Le remanieur confronte ainsi une vérité à une autre, privilégiant la sienne qu’il tente d’imposer par une joute proverbiale avec l’auteur de l’Ovide moralisé original, mais aussi celui de la Clef d’amors et Jean de Meun.
111Imposer une vérité proverbiale
au profit d’une autre : l’amour en question
Le remanieur oppose parfois son interprétation de la fable à celle de l’auteur de l’Ovide moralisé original. Ce débat implicite se manifeste lorsque le remanieur remplace un proverbe de son modèle par un autre qui exprime une vérité contraire. Nous relevions la suppression du proverbe misogyne « Trop est feme legiere et fole » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, IX, v. 439). Ce dernier est remplacé par un autre, « Touz voirs ne sont pas biaux a dire », qui vient conclure une condamnation de la versatilité masculine en amour :
Si com l’istoire nous afferme
Ama Herculles mout lonc terme
S’espousse, sanz son cueur changier
Ne autre amer, mes de legier
Ne trouveroit on pas ·i· honme
En amour loial ne preud’onme,
A moins qu’il le soit longuement,
Et se aucun dit que je ment,
Ce pueut en bien prover par euvre,
Car experïance le prouve.
Mes vous vueil a ma matire :
Touz voirs ne sont pas biaux a dire.
(Ovide moralisé remanié, IX, v. 399-410)
Ce passage évince la stigmatisation de la légèreté féminine de l’Ovide moralisé :
Trop est feme legiere et fole
Et trop est muable et ventvole
Et si croit trop legierement
Et plus tost croit certainement
Cel qui sa perte et son anui
Li amonnestre que celui
Qui son preu li fet assavoir.
(Ovide moralisé original, IX, v. 439-445)
Dans ce contexte, le proverbe « Touz voirs ne sont pas biaux a dire » condamne la misogynie en même temps qu’il soumet une nouvelle vérité au profit des femmes.
112Le mythe de Mars et Vénus atteste aussi parfaitement de ce traitement du proverbe comme élément polémique. Dans son interprétation morale de la fable, l’auteur original conclut qu’il faut se défier des femmes trompeuses. Il termine son exposition sur le constat suivant : « S’el le triche, il la doit trichier » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, IV, v. 1629). Le remanieur ne donne pas la même portée à son exposition. Il n’invite pas à la tromperie mais termine plutôt avec une formule proverbiale à l’exact opposé, au profit des femmes : « Il s’i vaut mieux du tout fïer » (Ovide moralisé remanié, IV, v. 1179). Il propose de s’en remettre aux femmes, plutôt que d’essayer de les tromper en retour.
Marylène Possamaï-Pérez a montré que l’auteur de l’Ovide moralisé traditionnel s’inspire ici du discours de la Vieille dans le Roman de la Rose16. Ainsi, nous pensons que le conseil « S’el le triche, il la doit trichier » reprend en substance la formule de la Vieille : « Si les doit on aussi trichier17 », à savoir les hommes qui trompent les femmes. L’auteur de l’Ovide moralisé intervertit ici les rôles, puisqu’il suggère aux hommes de tromper les femmes trompeuses, mais l’idée centrale reste la même : nous devons tromper celui ou celle qui nous trompe. Le remanieur propose un constat tout à fait opposé. Il a certainement reconnu l’expression proverbiale sous-jacente du Roman de la Rose ou du moins l’idée de ce texte et a voulu contrer cette vérité par un autre proverbe. À ce sujet, nous avons montré dans notre thèse que le remanieur exprime son désaccord par rapport au traitement des femmes et de l’amour chez Jean de Meun, et que Christine de Pizan s’est servie de certains passages de l’Ovide moralisé réécrit pour asseoir son discours contre le Roman de la Rose18. Par exemple, Christine de Pizan reproche entre autres à Jean de Meun d’avoir mis dans la bouche de Raison, censée être « Fille de 113Dieu » le proverbe « Mieulx vaut decepvoir que deceus estre19 ». Elle condamne en général ce type de discours, et préfère soutenir l’avis opposé. Le remanieur semble faire la même critique implicite quand il change le vers quasi proverbial de l’Ovide moralisé repris au Roman de la Rose.
Ainsi, par le recours à des expressions proverbiales, le remanieur retourne les vérités d’un texte pour en imposer subtilement de nouvelles qui touchent à la définition de l’amour et aux questions qui l’entourent. Le proverbe prend ainsi une fonction non pas uniquement didactique, pédagogique mais aussi polémique, ce qui lui permet de prendre position pour un camp (celui de Christine de Pizan) plutôt qu’un autre (celui d’une tradition misogyne).
L’ajout sur Céphale peut se lire à l’aune de cette observation. On distingue en effet dans ce mythe une expression proverbiale très proche de celle par laquelle le remanieur change l’interprétation de la fable de Mars et Vénus :
Trop mieulx vaut du tout soi fïer
En ses amours sen deffïer.
(Ovide moralisé remanié, VII, v. 2510-2511)
En outre, comme nous l’avons relevé, Céphale associe sa propre expérience aux exemples des dieux, tels que Vulcain qui a perdu, à cause de sa jalousie, l’affection de son épouse. Pour condamner ce vilain défaut, Céphale exprime aussi que celui qui frappe ou diffame sa femme ne sera plus aimé d’elle. Ce type de référence nous paraît faire écho au discours de l’Ami du Roman de la Rose sur les risques de la jalousie20. Cependant, le remanieur ne déplore pas la jalousie pour les mêmes raisons que Jean de Meun. Selon P.-Y Badel, Jean de Meun condamne la jalousie car « il sait l’impossibilité pour l’homme et pour la femme de dompter les élans de la nature, parce qu’il sait que toute liberté contrainte se dévoie21 », alors que le réviseur suggère plutôt que la 114jalousie est un défaut engendré par une imagination nocive et fatale, liée aux médisances d’envieux.
Pour assurer la vérité de son propos sur la jalousie, le remanieur s’en remet à l’expérience, qui constitue selon lui le seul gage de vérité. Les trompeurs comme Junon ou Térée n’appuient pas leurs proverbes sur leur propre expérience, puisqu’ils mentent. C’est l’inverse, par exemple, de Céphale qui, en plus de s’en remettre à l’argument d’autorité que représente l’expérience des dieux, renforce la véracité de son discours en s’appuyant sur sa propre expérience :
Si sai bïen par esprouver
Que ce que on ne veut pas trouver
On ne doit mie aller querant.
(Ovide moralisé remanié, VII, v. 2460-2462)
Certes, la référence à l’expérience, surtout pour asseoir une vérité générale, est un lieu commun, mais la démarche ne semble pas anodine pour autant. Christine de Pizan, par exemple, justifie son désaccord par rapport à Jean de Meun autour de la question de l’expérience. Elle reproche notamment à l’auteur de diffamer les femmes car il ne les connaît pas. Dans les lettres où elle défend sa position contre Jean de Meun, elle argumente autour de l’expérience : « Et vrayement, puis qu’en general ainsi toutes blasma, de croire par ceste raison suis contrainte que oncques n’ot acointance ne hantise de femme honorable ne virtueuse22 ». Tout comme le remanieur s’oppose aux idées de Jean de Meun en inversant la parole proverbiale de ce dernier, Christine de Pizan oppose les sentences de Jean de Meun aux siennes. Elle réécrit, par exemple, le conseil de Genius « Fuiez, fuyez femme, le mal serpent mucié souz l’erbe » en « Fuyez, fuyez les malices couvertes soubz ombre de bien et de vertu23 ! ».
Dans la tradition de la lutte contre la misogynie du Roman de la Rose, dans laquelle s’intègre notre remanieur, la façon dont Ovide dépeint les femmes dans l’Art d’aimer ne lui a certainement pas échappé. Comme à son habitude, il pratique plutôt les traductions vernaculaires de la matière ovidienne que le texte latin24. Une traduction de l’Art d’aimer 115a particulièrement suscité notre intérêt, celle de la Clef d’amors. Cette adaptation médiévale est la seule à offrir une traduction du livre III qu’Ovide avait adressé aux femmes. Ce livre reste bien sûr teinté de misogynie, ce que sait bien le remanieur, mais le sujet a pu lui importer. Il a certainement été sensible au traitement du mythe de Céphale dans ce texte. Ovide, que suit son traducteur, s’en réfère à cette fable pour convaincre les femmes des dangers de la jalousie. L’auteur latin et son translateur relatent tous deux la funeste mésaventure de Procris, qu’ils présentent comme un exemple à ne pas suivre. Le remanieur reprend mot pour mot certains vers de cette traduction, et notamment le proverbe qui termine le récit en soulignant la portée exemplaire de ce mythe : « Il fait mal querre et esprouver / cen que nen ne veut pas trouver » (La Clef d’amors, v. 3209-3210)25. La morale que Céphale dégage de sa propre histoire s’exprime par le même proverbe, dans l’ajout de la version remaniée de l’Ovide moralisé : « Si sai bien par esprouver / Que ce que on ne veut pas trouver / On ne doit mie aller querant ». Même s’il ne figure dans aucun des répertoires de proverbes que nous connaissons, le remanieur connaissait ce proverbe par d’autres voies que ce texte. Cependant, le fait qu’il l’emploie dans son traitement du mythe de Céphale, qui évoque le même thème, sur le même registre de l’exemple26, signale que le remanieur s’inspire directement de la Clef d’amors. Il engage ainsi avec ce texte, comme avec le Roman de la Rose, un débat implicite. Il n’adopte pas le même point de vue que l’auteur de la Clef d’amors. Il reprend, certes, le point de vue narratif de l’Ovide moralisé et donc des Métamorphoses qui donnent à entendre l’histoire de la bouche de Céphale, mais cette perspective n’en est pas moins intéressante. Par ce dispositif, le remanieur partage l’idée de Céphale selon laquelle il est seul responsable de son malheur et non Procris, qui avait accepté de lui pardonner sa première jalousie. Il disculpe lui aussi Procris et rejette la faute sur la jalousie masculine. Or, ni l’Art d’aimer ni la Clef d’amors n’abondent dans ce sens. En faisant référence à un passage de la Clef d’amors, et donc de l’Art d’aimer, qui met en garde contre le manque de 116confiance en l’autre, le remanieur s’oppose au message premier de ces deux textes selon lequel il faut tromper l’autre, message qu’il refusait déjà ailleurs. Le proverbe qu’utilise Céphale, « il s’y vaut mieux du tout fier », qui fait écho à la morale des amours de Mars et Vénus que convoque lui-même Céphale, rappelle en effet le vers célèbre de l’Art d’aimer « fallite fallentes27 » (Ars amandi, I, v. 645). Le remanieur va donc jusqu’à expurger de ce qu’il considère comme néfaste en amour non seulement l’Ovide moralisé mais aussi le corpus ovidien lui-même. Il le fait par un jeu d’échos et d’oppositions avec les textes vernaculaires qui cherchent chez Ovide les moyens de justifier leur approche misogyne, tels que ceux du Roman de la Rose de Jean de Meun ou la Clef d’amors.
Ainsi, par des expressions proverbiales bien choisies, le remanieur élabore un système axiologique à travers lequel il construit sa propre lecture et interprétation des fables. Il érige ce nouveau système au rang d’autorité, de sagesse populaire reconnue de tous. L’usage des proverbes rend compte d’une réflexion et même d’une polémique autour de l’opinion d’Ovide lui-même, mais surtout autour de l’interprétation que certains auteurs ont pu faire du poète latin. Le remanieur nous invite donc au constat qu’à propos des femmes et de l’amour « Tuit voir ne sont pas bon a dire », proverbe qu’il met en abyme et fait rayonner dans tout l’ouvrage.
Prunelle Deleville
Université de Genève
Ciham-UMR 5648
1 Les epistres des dames de Grece, une version médiévale en prose française des Héroïdes d’Ovide, éd. L. Barbieri, Paris, Champion, 2017. Cette traduction est insérée dans la seconde version de l’Histoire ancienne jusqu’à César.
2 Pour ne pas alourdir le style de cet article, nous utiliserons le terme masculin de « remanieur », « réviseur », « auteur » que nous considérons comme un neutre, même si la question du genre mériterait plus d’attention.
3 Cette réécriture a été éditée et commentée dans notre thèse : P. Deleville, Métamorphoses des Métamorphoses : édition critique et étude littéraire des manuscrits Z de l’Ovide moralisé, thèse de doctorat sous la cotutelle d’Olivier Collet et de Marylène Possamaï-Pérez, Université de Genève et Université Lumière-Lyon2, 2019, à paraître chez Garnier.
4 Ovide Moralisé. Livre I. Tome I, éd. critique C. Baker et al., Paris, Société des anciens textes français, 2018, p. 15.
5 Nous renvoyons au commentaire littéraire de notre thèse et à l’article P. Deleville, « Réécriture de l’Ovide moralisé : enjeux du remaniement de la famille Z », Ovidius explanatus. Traduire et commenter les Métamorphoses au Moyen Âge, éd. S. Biancardi et al., Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 205-214.
6 M.-R. Jung, « Ovide, texte, translateur et gloses dans les manuscrits de l’Ovide moralisé », The Medieval Opus. Imitation, Rewriting, and Transmission in the French Tradition, éd. D. Kelly, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1996, p. 75-98.
7 É. Schulze-Busacker, Proverbes et expressions proverbiales dans la littérature narrative du Moyen Âge français, Genève, Slatkine, 1985 ; « Proverbe ou sentence : essai de définition ? », Le Moyen Français, 14-15, 1984, p. 134-165.
8 Richesse du proverbe. Le proverbe au Moyen âge, éd. F. Suard et C. Buridant, Lille, PUL, 1984, vol. 1, p. 10.
9 M.-T. Lorcin, Les recueils de proverbes français (1160-1490), sagesse des nations et langue de bois, Paris, Champion, 2011.
10 J. Morawski, Proverbes français antérieurs au xve siècle, Paris, Champion, 2007 [réimpression de l’éd. de 1925], p. 88, proverbe 2437.
11 Ibid., proverbe 2422.
12 Entrée « proverbe » du Dictionnaire de Moyen Français sur le site de l’ATILF.
13 Une table des proverbes répertorie toutes les occurrences, dans la publication de notre thèse, à paraître chez Garnier.
14 Le verbe « approuver » est ici employé comme synonyme d’« esprouver » (« expérimenter »), selon un changement de préfixe très courant dans notre texte.
15 Morawski, Proverbes français, p. 53, proverbe 1447.
16 M. Possamaï-Pérez, « Traduire Ovide au xive siècle : les amours de Mars et de Vénus au livre IV des Métamorphoses et de l’Ovide moralisé », Médiévales, 75, 2018, p. 81-96, ici p. 88 et 91.
17 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Roman de la Rose, éd. A. Strubel, Paris, LGF, 1992, v. 13271.
18 Nous renvoyons aussi à l’article P. Deleville, « Christine de Pizan, lectrice de l’Ovide moralisé, mais lequel ? » (à paraître). Nous y montrons que Christine de Pizan a pratiqué la version réécrite de l’Ovide moralisé, et peut-être même un texte similaire à celui de deux témoins (Z2, BNF français 374 et Z1, Bern, Burgerbibliothek 10) qui conservent un texte remanié comme celui de Z3 et Z4, mais qui contiennent aussi la très grande majorité des interprétations spirituelles auxquelles Christine de Pizan a largement puisé pour écrire l’Epistre Othea.
19 Le proverbe est lui-même repris à Ovide, dans l’Art d’aimer : « Fallite fallentes » (I, v. 645). Nous remercions J.-Y. Tilliette pour cette référence ovidienne, dont il nous a fait part lors de la séance du Collegium Romanicum (Genève, le 29 février 2020) où nous proposions l’amorce d’une réflexion sur la parole proverbiale.
20 On pense aux vers 9425 à 9446 où l’Ami condamne le jaloux qui maltraite sa femme au point qu’elle ne l’aime plus.
21 P.-Y. Badel, Le roman de la Rose au xive siècle : étude de la réception de l’œuvre, Genève, Droz, 1980, p. 164.
22 Christine de Pizan, Le Livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose, éd. A. Valentini, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 164.
23 Christine de Pizan, Le Livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose, p. 165.
24 Voir à ce sujet M.-R. Jung, « Les éditions manuscrites de l’Ovide moralisé », Cahiers d’histoire des littératures romanes, 20, 1996, p. 251-274, ici p 274 ou encore notre chapitre sur les sources dans la publication de notre thèse.
25 La Clef d’amors, éd. G. Doutrepont, Genève, Slatkine Reprints, 1975.
26 L’auteur de la Clef d’amors qualifie l’histoire de Céphale d’« essamplere » (v. 3207) là où Céphale convoque aussi l’« exemple » de la funeste jalousie dont se repentent aussi certains dieux.
27 L’idée est traduite dans la Clef d’amors par le v. 1081 « Les dechevans doiz dechevoir ». L’éditeur G. Doutrepont précise que cette image est largement développée, voir La Clef d’amors, p. xx.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-11996-8
- EAN : 9782406119968
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11996-8.p.0103
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 07/07/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Ovide, Ovide moralisé, réécriture, proverbe, amour, Roman de la Rose, Clefs d’amors, Christine de Pizan