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Classiques Garnier

« Tuit voir ne sont pas bon a dire » Ovide et parole proverbiale en langue vernaculaire

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
    2021 – 1, n° 41
    . varia
  • Auteur : Deleville (Prunelle)
  • Résumé : Cet article envisage le traitement de la parole proverbiale dans une réécriture de l’Ovide moralisé. L’art du proverbe permet à son auteur de tisser un système axiologique et de défendre sa propre vérité du texte ovidien, à travers une joute proverbiale avec d’autres traducteurs ou lecteurs d’Ovide, tels que l’auteur de l’Ovide moralisé original, Jean de Meun et l’auteur de la Clef d’amors. À l’inverse il exprime la même opinion que Christine de Pizan.
  • Pages : 103 à 116
  • Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406119968
  • ISBN : 978-2-406-11996-8
  • ISSN : 2273-0893
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11996-8.p.0103
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/07/2021
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Ovide, Ovide moralisé, réécriture, proverbe, amour, Roman de la Rose, Clefs d’amors, Christine de Pizan
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« Tuit voir ne sont pas bon a dire »

Ovide et parole proverbiale en langue vernaculaire

Si le xiie siècle est bien connu comme laetas ovidiana médiéval, les siècles suivants ne sont pas en reste pour autant. Plusieurs traductions médiévales de lArt daimer fleurissent au xiiie siècle et essaiment encore jusquau xvie siècle. LOvide moralisé, première traduction romane complète des Métamorphoses dOvide, sort de la plume dun clerc anonyme au début du xive siècle et connaît une large diffusion que confirment sa tradition manuscrite et ses deux mises en prose au xve siècle. Au xive siècle toujours, les Héroïdes sont partiellement traduites en français pour la première fois1. Outre ces traductions, linfluence dOvide est manifeste dans la littérature médiévale après laetas ovidiana. Entre le xiiie et le xve siècle, quatre auteurs, qui partagent une même culture ovidienne et le mettent au cœur de leur lecture du monde, attirent notre attention : Jean de Meun, lauteur de lOvide moralisé, celui encore peu connu dune réécriture de lOvide moralisé et Christine de Pizan.

Il nest pas besoin de présenter ces auteurs ou cette autrice, si ce nest celui ou celle2 de la réécriture de lOvide moralisé3. Ce remaniement figure dans deux manuscrits de lOvide moralisé : Paris, BnF français 870 (Z3), ca 1400 ; Paris BnF français 19121 (Z4) ca 1390-14104. 104Nous lopposerons à lOvide moralisé que nous appellerons « original », celui que nous connaissons par lédition de C. De Boer, et que lon date du début du xive siècle. La particularité essentielle de ces deux témoins réside dans le fait que toutes les allégories spirituelles, qui font ladmirable spécificité de lOvide moralisé, sont supprimées ; lœuvre est restructurée en conséquence. En outre, lauteur de cette réécriture, que nous appellerons désormais le remanieur ou le réviseur, ajoute quelques interprétations historiques et modifie parfois le récit de la fable ou son interprétation en faveur de la défense des femmes ou dune certaine vision de lamour.

Comme nous lavons montré ailleurs5, la suppression des allégories spirituelles et à linverse lajout dallégories historiques indiquent que le remanieur souhaite questionner la notion de vérité que lauteur de lOvide moralisé original avait dégagé des Métamorphoses. Marc-René Jung avait déjà montré que le réviseur ne considère pas lauteur de lOvide moralisé, du moins pour ses allégories spirituelles, comme une autorité6. Pour rendre compte de la problématique de la vérité, cet article sintéressera à lusage des proverbes dans cette réécriture par rapport à la version traditionnelle de lOvide moralisé, au Roman de la Rose de Jean de Meun et à la pensée de Christine de Pizan.

Le terme « proverbe »

Dans le cadre de cet article, nous nentrerons pas en détail dans les fines distinctions qua proposées Élisabeth Schulze-Busacker7 pour définir plusieurs types de proverbes ou expressions proverbiales. Nous 105retenons simplement de ses études, de celles de Claude Buridant8 ou encore plus récemment de Marie-Thérèse Lorcin9 que le proverbe est dans sa définition la plus consensuelle un énoncé bref, de caractère universel, qui frappe par une formulation distincte du discours courant. Le proverbe correspond à une vérité commune reconnue et admise. Il a bien souvent une valeur didactique ou pédagogique.

Nous pouvons aussi nous référer au texte de lOvide moralisé lui-même, dans ses versions originale et remaniée, pour cerner au plus près la façon dont lauteur et son remanieur appréhendent cet objet. Dans lOvide moralisé original et sa réécriture, le terme « proverbe » apparaît dans la bouche de la corneille qui met en garde le corbeau contre le risque daller rapporter à son maître ladultère quil a surpris. Pour dissuader lautre oiseau dœuvrer à son propre malheur, la corneille use de ce quelle appelle des « proverbes » : « Bien dois mes proverbes noter » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, II, v. 2199). Le mot « proverbe » renvoie à ce que la corneille a dit peu avant :

Tuit voir ne sont pas bon a dire

Souvent pert len a dire voir.

[]

Mieux vault son corage celer

Que descouvrir par non savoir

Riens dont len doie mal avoir.

(Ovide moralisé, II, v. 2179-2184)

Joseph Morawski édite un proverbe proche du premier vers « Tuit voir ne sont a savoir10 » ou encore « Toz voirs ne fet a dire11 ». Dans la seconde partie de notre citation, la structure « Mieux vaut », comme lemploi de limpersonnel et du présent à valeur de vérité générale, sont aussi assez caractéristiques de la parole proverbiale. Le remanieur conserve ce passage et le rapproche encore dun énoncé proverbial en le modifiant légèrement :

106

Mieux vault son corage celler

Et ce dont ne li puet chaloir,

Que dire voir pour mal avoir.

(Ovide moralisé remanié, II, v. 1448-1450)

Au vers « Que dire voir pour mal avoir », le procédé mnémotechnique de la rime interne entre « voir » et « avoir » renforce la forme proverbiale de la parole de la corneille et la valeur pédagogique de son propos. Ainsi, le terme « proverbe », dans loriginal et dans sa réécriture, désigne bien un énoncé à caractère universel. Comme le suggère la corneille, qui évoque sa propre expérience, et comme latteste le Dictionnaire du Moyen Français, le proverbe « exprime », en outre, « une vérité dexpérience12 », ce qui nous intéressera pour la suite. Enfin, nous traiterons aussi de « formule proverbiale » ou d« expression proverbiale » pour évoquer ce qui a lallure stylistique et le contenu dun proverbe.

Proverbes et système de valeurs

Le remanieur recopie bon nombre de proverbes ou expressions de ce type sans rien changer à loriginal, dans un parfait accord avec ce dernier. En relevant les expressions proverbiales qui sont développées, ajoutées ou supprimées dans lOvide moralisé remanié, nous remarquons quelles portent sur des thèmes précis. Les proverbes ajoutés portent sur la loyauté amoureuse et les effets néfastes de la déloyauté amoureuse ; la confiance quil faut avoir en son amante ; le fait quil ne sert à rien de vouloir surveiller une femme ; la puissance infrangible du désir amoureux ; les excès de lamour ; les revers de fortune ; la prudence ; le manque de bonté des vilains ; le fait quil vaut mieux parfois mentir que dire la vérité13.

Par exemple, le remanieur termine le récit des amours de Pyrame et Thisbé sur une affirmation ferme du pouvoir de lamour, affirmation qui résonne comme une sentence :

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Mais fous sont touz ceux qui sen painent,

Car riens ni vaut clef ne fermeure,

Ne grief menace ne bateure,

Car qui loyaument aime et fort,

Il amera duqua la mort.

(Ovide moralisé remanié, IV, v. 979-982)

Par lemploi du pronom relatif nominal « qui », celui du futur « amera » ou encore le jeu de rime entre « fort » et « mort », les deux derniers vers apparaissent comme un véritable proverbe sur le pouvoir du désir amoureux. Dautres passages sont légèrement remaniés pour souligner linfidélité de certains hommes en amour. Dans le monologue de Médée que lon retrouve dans la version originale de lOvide moralisé, lhéroïne cherche les arguments pour justifier laide quelle apportera à Jason. Elle se rassure notamment en sadressant les paroles suivantes : « Il ne convient ja que jen doute / Et se je sui de riens en doute, / Si prendrai sa foi tout avant… » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, VII, v. 407-409). Dans la version remaniée du même passage, la Colchidienne appuie sa décision sur un proverbe : « Il nen convient ja que jen dombte : / En gentil est loiaulté toute / Si prendrai sa foi, tout avant… » (Ovide moralisé remanié, VII, v. 428-430). Le proverbe « En gentil est loiaulté toute » révèle paradoxalement la déloyauté amoureuse de Jason, qui abandonnera finalement Médée. Le remanieur fait en effet résonner son proverbe avec un constat précédent qui attestait du manque de fidélité amoureuse de Jason : « Mes moult petite leauté / Ot vers amours en son aäge » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, VII, v. 32-33) repris en « Mes bien petite loiaulté / Eust vers amours en son courage » (Ovide moralisé remanié, VII, v. 46-47). Dans le même récit des amours de Médée et Jason, lauteur original décrit encore la tromperie dont Médée a été victime : « Mauves servi et boiseour / Si len meschut au chef du tour » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, VII, v. 159-1260). Le remanieur fait la même observation, mais sous une forme proverbiale : « Mavés fait servir tricheur, / Il en meschiet au chief du tour » (Ovide moralisé remanié, VII, v. 1121-1122). Le passage à limpersonnel renforce la vérité générale du propos, comme si le remanieur souhaitait faire du cas de Médée lexemple type de la fourberie masculine.

À linverse, les expressions proverbiales supprimées portent sur la versatilité et la tromperie féminines. Lorsque lauteur original se sert du 108cas particulier dun personnage féminin pour énoncer une vérité sur la versatilité féminine, le remanieur ne va pas dans son sens. Il supprime notamment une condamnation du comportement de Déjanire à légard dHercule, condamnation qui développe la formule proverbiale selon laquelle « Trop est feme legiere et fole » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, IX, v. 439).

Ainsi, ces développements ou suppressions recoupent un type de discours cher au remanieur comme celui sur la déloyauté masculine en amour, la toute-puissance de lamour ou encore la défense des femmes. Létude des expressions à valeur proverbiale révèle donc un système axiologique. Un très bon exemple de ce traitement réside dans la façon dont le remanieur développe le récit du mythe de Céphale et Procris. Céphale faillit perdre sa femme une première fois à cause de la jalousie que lenvieuse Aurore avait suscitée en lui. Il réussit finalement à se réconcilier avec elle, retrouvant ainsi les joies de la vie conjugale. Mais Céphale finit par perdre son aimée en la tuant dans un accident de chasse, parce quil lavait prise pour un gibier alors quelle venait aux bois pour savoir si son mari entretenait bien une liaison adultère, comme la fausse rumeur le disait. Le remanieur extrapole le discours de Céphale au sujet de cette funeste jalousie. Il le fait notamment en parsemant le discours du personnage de formules proverbiales :

Si sai bïen par approuver14

Que ce que on ne veut pas trouver

On ne doit mie aller querant

[]

Que qui a tout son cueur donné

En un lieu est tout assené.

[]

Trop mieulx vaut du tout soi fïer

En ses amours sen deffïer,

Mes qui tel conseillë autrui

Qui ne [se] set conseillier lui.

(Ovide moralisé remanié, VII, v. 2465-2524)

Dans le même passage ajouté, la femme de Céphale exprime elle aussi le danger funeste de la jalousie que les médisances sur son mari ont créée 109chez elle. Elle utilise notamment le proverbe « Plus toust croit on mal que bïen » (Ovide moralisé remanié, VII, v. 2682), qui est recopié dans certains recueils de proverbes. Joseph Morawski répertorie en effet la forme « Len croit plus tost le mal que le bien15 ».

Lexpression proverbiale participe donc de la construction dun discours autour de lamour, discours qui fait système. Céphale convoque, par exemple, les expériences dautres amants comme Phébus et Vulcain qui ont eux aussi subi les revers de la jalousie :

Se pouvons nous de fait prouver

Et par excemplë approuver

De Phebus qui par jalousie

Occit Corinis samie,

Puis se repenti durement.

Aussi avons nous conment

Vulcains prist Venus ou meffait

Et lahonta, dont pour ce fait

La dame moult lan haï,

Dont le doullant sen repenti.

(Ovide moralisé remanié, VII, v. 2493-2502)

Réflexion sur le bon ou le mauvais usage du proverbe

En plus de resserrer certains passages autour dun système axiologique, le remanieur propose aussi une réflexion sur la soi-disant vérité que véhicule la parole proverbiale. Dans lOvide moralisé original et sa réécriture, certains fourbes usent de proverbes pour parfaire leur mensonge. Cest notamment le cas de Térée ou encore de Junon. Junon, par exemple, se sert du proverbe suivant pour tromper Sémélé en linvitant à se méfier des hommes :

Mes ne le dois croire toudis,

Car nest pas voir quant que fol cuide.

(Ovide moralisé original, III, v. 742-743, repris dans la version remaniée, III, v. 801-802)

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Le remanieur souligne encore ces mécanismes de tromperie, notamment dans linterprétation historico-morale quil ajoute pour le mythe de Callisto. Dans cette nouvelle interprétation, il met en garde les femmes contre les séducteurs et leurs faux discours, en opposant deux types de paroles exprimant des vérités générales. Dun côté la parole des justes (la sienne) et de lautre celle des trompeurs. La parole du remanieur se distingue, en effet, par des formules sentencieuses qui défendent le bien des femmes et stigmatisent les hommes, comme le vers sans appel « Il nest homs qui en amours vaille » (Ovide moralisé remanié, II, v. 1318). Pour asseoir cette condamnation, le remanieur souligne encore que les vils séducteurs se servent eux aussi dénoncés à valeur de vérité générale mais pour duper les jeunes femmes. Selon le remanieur, ces hommes trompent les femmes par le procédé suivant :

[] leur alieguent lescripture

Que cest droit dumaine nature

Damer, ne honte, ne peché

Ny a [].

(Ovide moralisé remanié, II, v. 1146-1148)

La formule « cest droit dhumaine nature / damer, ne honte ne peché ny a » fonctionne comme une expression proverbiale en raison de son contenu à valeur de vérité générale, que renforce la référence à la nature humaine, mais aussi en raison de la forme brève et quasi sentencieuse du propos. En outre, le verbe « alleguer » dit implicitement que le propos du trompeur se base sur une parole qui fait autorité, comme un proverbe. Le réviseur exhibe la façon dont les fourbes se servent de la parole proverbiale pour justifier des fins peu louables.

Le proverbe devient loutil dune réflexion sur la parole vraie et ses possibles dangers, lorsquelle passe entre les mains de mauvaises personnes. Le remanieur confronte ainsi une vérité à une autre, privilégiant la sienne quil tente dimposer par une joute proverbiale avec lauteur de lOvide moralisé original, mais aussi celui de la Clef damors et Jean de Meun.

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Imposer une vérité proverbiale
au profit dune autre : lamour en question

Le remanieur oppose parfois son interprétation de la fable à celle de lauteur de lOvide moralisé original. Ce débat implicite se manifeste lorsque le remanieur remplace un proverbe de son modèle par un autre qui exprime une vérité contraire. Nous relevions la suppression du proverbe misogyne « Trop est feme legiere et fole » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, IX, v. 439). Ce dernier est remplacé par un autre, « Touz voirs ne sont pas biaux a dire », qui vient conclure une condamnation de la versatilité masculine en amour :

Si com listoire nous afferme

Ama Herculles mout lonc terme

Sespousse, sanz son cueur changier

Ne autre amer, mes de legier

Ne trouveroit on pas ·i· honme

En amour loial ne preudonme,

A moins quil le soit longuement,

Et se aucun dit que je ment,

Ce pueut en bien prover par euvre,

Car experïance le prouve.

Mes vous vueil a ma matire :

Touz voirs ne sont pas biaux a dire.

(Ovide moralisé remanié, IX, v. 399-410)

Ce passage évince la stigmatisation de la légèreté féminine de lOvide moralisé :

Trop est feme legiere et fole

Et trop est muable et ventvole

Et si croit trop legierement

Et plus tost croit certainement

Cel qui sa perte et son anui

Li amonnestre que celui

Qui son preu li fet assavoir.

(Ovide moralisé original, IX, v. 439-445)

Dans ce contexte, le proverbe « Touz voirs ne sont pas biaux a dire » condamne la misogynie en même temps quil soumet une nouvelle vérité au profit des femmes.

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Le mythe de Mars et Vénus atteste aussi parfaitement de ce traitement du proverbe comme élément polémique. Dans son interprétation morale de la fable, lauteur original conclut quil faut se défier des femmes trompeuses. Il termine son exposition sur le constat suivant : « Sel le triche, il la doit trichier » (Ovide moralisé, éd. C. De Boer, IV, v. 1629). Le remanieur ne donne pas la même portée à son exposition. Il ninvite pas à la tromperie mais termine plutôt avec une formule proverbiale à lexact opposé, au profit des femmes : « Il si vaut mieux du tout fïer » (Ovide moralisé remanié, IV, v. 1179). Il propose de sen remettre aux femmes, plutôt que dessayer de les tromper en retour.

Marylène Possamaï-Pérez a montré que lauteur de lOvide moralisé traditionnel sinspire ici du discours de la Vieille dans le Roman de la Rose16. Ainsi, nous pensons que le conseil « Sel le triche, il la doit trichier » reprend en substance la formule de la Vieille : « Si les doit on aussi trichier17 », à savoir les hommes qui trompent les femmes. Lauteur de lOvide moralisé intervertit ici les rôles, puisquil suggère aux hommes de tromper les femmes trompeuses, mais lidée centrale reste la même : nous devons tromper celui ou celle qui nous trompe. Le remanieur propose un constat tout à fait opposé. Il a certainement reconnu lexpression proverbiale sous-jacente du Roman de la Rose ou du moins lidée de ce texte et a voulu contrer cette vérité par un autre proverbe. À ce sujet, nous avons montré dans notre thèse que le remanieur exprime son désaccord par rapport au traitement des femmes et de lamour chez Jean de Meun, et que Christine de Pizan sest servie de certains passages de lOvide moralisé réécrit pour asseoir son discours contre le Roman de la Rose18. Par exemple, Christine de Pizan reproche entre autres à Jean de Meun davoir mis dans la bouche de Raison, censée être « Fille de 113Dieu » le proverbe « Mieulx vaut decepvoir que deceus estre19 ». Elle condamne en général ce type de discours, et préfère soutenir lavis opposé. Le remanieur semble faire la même critique implicite quand il change le vers quasi proverbial de lOvide moralisé repris au Roman de la Rose.

Ainsi, par le recours à des expressions proverbiales, le remanieur retourne les vérités dun texte pour en imposer subtilement de nouvelles qui touchent à la définition de lamour et aux questions qui lentourent. Le proverbe prend ainsi une fonction non pas uniquement didactique, pédagogique mais aussi polémique, ce qui lui permet de prendre position pour un camp (celui de Christine de Pizan) plutôt quun autre (celui dune tradition misogyne).

Lajout sur Céphale peut se lire à laune de cette observation. On distingue en effet dans ce mythe une expression proverbiale très proche de celle par laquelle le remanieur change linterprétation de la fable de Mars et Vénus :

Trop mieulx vaut du tout soi fïer

En ses amours sen deffïer.

(Ovide moralisé remanié, VII, v. 2510-2511)

En outre, comme nous lavons relevé, Céphale associe sa propre expérience aux exemples des dieux, tels que Vulcain qui a perdu, à cause de sa jalousie, laffection de son épouse. Pour condamner ce vilain défaut, Céphale exprime aussi que celui qui frappe ou diffame sa femme ne sera plus aimé delle. Ce type de référence nous paraît faire écho au discours de lAmi du Roman de la Rose sur les risques de la jalousie20. Cependant, le remanieur ne déplore pas la jalousie pour les mêmes raisons que Jean de Meun. Selon P.-Y Badel, Jean de Meun condamne la jalousie car « il sait limpossibilité pour lhomme et pour la femme de dompter les élans de la nature, parce quil sait que toute liberté contrainte se dévoie21 », alors que le réviseur suggère plutôt que la 114jalousie est un défaut engendré par une imagination nocive et fatale, liée aux médisances denvieux.

Pour assurer la vérité de son propos sur la jalousie, le remanieur sen remet à lexpérience, qui constitue selon lui le seul gage de vérité. Les trompeurs comme Junon ou Térée nappuient pas leurs proverbes sur leur propre expérience, puisquils mentent. Cest linverse, par exemple, de Céphale qui, en plus de sen remettre à largument dautorité que représente lexpérience des dieux, renforce la véracité de son discours en sappuyant sur sa propre expérience :

Si sai bïen par esprouver

Que ce que on ne veut pas trouver

On ne doit mie aller querant.

(Ovide moralisé remanié, VII, v. 2460-2462)

Certes, la référence à lexpérience, surtout pour asseoir une vérité générale, est un lieu commun, mais la démarche ne semble pas anodine pour autant. Christine de Pizan, par exemple, justifie son désaccord par rapport à Jean de Meun autour de la question de lexpérience. Elle reproche notamment à lauteur de diffamer les femmes car il ne les connaît pas. Dans les lettres où elle défend sa position contre Jean de Meun, elle argumente autour de lexpérience : « Et vrayement, puis quen general ainsi toutes blasma, de croire par ceste raison suis contrainte que oncques not acointance ne hantise de femme honorable ne virtueuse22 ». Tout comme le remanieur soppose aux idées de Jean de Meun en inversant la parole proverbiale de ce dernier, Christine de Pizan oppose les sentences de Jean de Meun aux siennes. Elle réécrit, par exemple, le conseil de Genius « Fuiez, fuyez femme, le mal serpent mucié souz lerbe » en « Fuyez, fuyez les malices couvertes soubz ombre de bien et de vertu23 ! ».

Dans la tradition de la lutte contre la misogynie du Roman de la Rose, dans laquelle sintègre notre remanieur, la façon dont Ovide dépeint les femmes dans lArt daimer ne lui a certainement pas échappé. Comme à son habitude, il pratique plutôt les traductions vernaculaires de la matière ovidienne que le texte latin24. Une traduction de lArt daimer 115a particulièrement suscité notre intérêt, celle de la Clef damors. Cette adaptation médiévale est la seule à offrir une traduction du livre III quOvide avait adressé aux femmes. Ce livre reste bien sûr teinté de misogynie, ce que sait bien le remanieur, mais le sujet a pu lui importer. Il a certainement été sensible au traitement du mythe de Céphale dans ce texte. Ovide, que suit son traducteur, sen réfère à cette fable pour convaincre les femmes des dangers de la jalousie. Lauteur latin et son translateur relatent tous deux la funeste mésaventure de Procris, quils présentent comme un exemple à ne pas suivre. Le remanieur reprend mot pour mot certains vers de cette traduction, et notamment le proverbe qui termine le récit en soulignant la portée exemplaire de ce mythe : « Il fait mal querre et esprouver / cen que nen ne veut pas trouver » (La Clef damors, v. 3209-3210)25. La morale que Céphale dégage de sa propre histoire sexprime par le même proverbe, dans lajout de la version remaniée de lOvide moralisé : « Si sai bien par esprouver / Que ce que on ne veut pas trouver / On ne doit mie aller querant ». Même sil ne figure dans aucun des répertoires de proverbes que nous connaissons, le remanieur connaissait ce proverbe par dautres voies que ce texte. Cependant, le fait quil lemploie dans son traitement du mythe de Céphale, qui évoque le même thème, sur le même registre de lexemple26, signale que le remanieur sinspire directement de la Clef damors. Il engage ainsi avec ce texte, comme avec le Roman de la Rose, un débat implicite. Il nadopte pas le même point de vue que lauteur de la Clef damors. Il reprend, certes, le point de vue narratif de lOvide moralisé et donc des Métamorphoses qui donnent à entendre lhistoire de la bouche de Céphale, mais cette perspective nen est pas moins intéressante. Par ce dispositif, le remanieur partage lidée de Céphale selon laquelle il est seul responsable de son malheur et non Procris, qui avait accepté de lui pardonner sa première jalousie. Il disculpe lui aussi Procris et rejette la faute sur la jalousie masculine. Or, ni lArt daimer ni la Clef damors nabondent dans ce sens. En faisant référence à un passage de la Clef damors, et donc de lArt daimer, qui met en garde contre le manque de 116confiance en lautre, le remanieur soppose au message premier de ces deux textes selon lequel il faut tromper lautre, message quil refusait déjà ailleurs. Le proverbe quutilise Céphale, « il sy vaut mieux du tout fier », qui fait écho à la morale des amours de Mars et Vénus que convoque lui-même Céphale, rappelle en effet le vers célèbre de lArt daimer « fallite fallentes27 » (Ars amandi, I, v. 645). Le remanieur va donc jusquà expurger de ce quil considère comme néfaste en amour non seulement lOvide moralisé mais aussi le corpus ovidien lui-même. Il le fait par un jeu déchos et doppositions avec les textes vernaculaires qui cherchent chez Ovide les moyens de justifier leur approche misogyne, tels que ceux du Roman de la Rose de Jean de Meun ou la Clef damors.

Ainsi, par des expressions proverbiales bien choisies, le remanieur élabore un système axiologique à travers lequel il construit sa propre lecture et interprétation des fables. Il érige ce nouveau système au rang dautorité, de sagesse populaire reconnue de tous. Lusage des proverbes rend compte dune réflexion et même dune polémique autour de lopinion dOvide lui-même, mais surtout autour de linterprétation que certains auteurs ont pu faire du poète latin. Le remanieur nous invite donc au constat quà propos des femmes et de lamour « Tuit voir ne sont pas bon a dire », proverbe quil met en abyme et fait rayonner dans tout louvrage.

Prunelle Deleville

Université de Genève

Ciham-UMR 5648

1 Les epistres des dames de Grece, une version médiévale en prose française des Héroïdes dOvide, éd. L. Barbieri, Paris, Champion, 2017. Cette traduction est insérée dans la seconde version de lHistoire ancienne jusquà César.

2 Pour ne pas alourdir le style de cet article, nous utiliserons le terme masculin de « remanieur », « réviseur », « auteur » que nous considérons comme un neutre, même si la question du genre mériterait plus dattention.

3 Cette réécriture a été éditée et commentée dans notre thèse : P. Deleville, Métamorphoses des Métamorphoses : édition critique et étude littéraire des manuscrits Z de lOvide moralisé, thèse de doctorat sous la cotutelle dOlivier Collet et de Marylène Possamaï-Pérez, Université de Genève et Université Lumière-Lyon2, 2019, à paraître chez Garnier.

4 Ovide Moralisé. Livre I. Tome I, éd. critique C. Baker et al., Paris, Société des anciens textes français, 2018, p. 15.

5 Nous renvoyons au commentaire littéraire de notre thèse et à larticle P. Deleville, « Réécriture de lOvide moralisé : enjeux du remaniement de la famille Z », Ovidius explanatus. Traduire et commenter les Métamorphoses au Moyen Âge, éd. S. Biancardi et al., Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 205-214.

6 M.-R. Jung, « Ovide, texte, translateur et gloses dans les manuscrits de lOvide moralisé », The Medieval Opus. Imitation, Rewriting, and Transmission in the French Tradition, éd. D. Kelly, Amsterdam et Atlanta, Rodopi, 1996, p. 75-98.

7 É. Schulze-Busacker, Proverbes et expressions proverbiales dans la littérature narrative du Moyen Âge français, Genève, Slatkine, 1985 ; « Proverbe ou sentence : essai de définition ? », Le Moyen Français, 14-15, 1984, p. 134-165.

8 Richesse du proverbe. Le proverbe au Moyen âge, éd. F. Suard et C. Buridant, Lille, PUL, 1984, vol. 1, p. 10.

9 M.-T. Lorcin, Les recueils de proverbes français (1160-1490), sagesse des nations et langue de bois, Paris, Champion, 2011.

10 J. Morawski, Proverbes français antérieurs au xve siècle, Paris, Champion, 2007 [réimpression de léd. de 1925], p. 88, proverbe 2437.

11 Ibid., proverbe 2422.

12 Entrée « proverbe » du Dictionnaire de Moyen Français sur le site de lATILF.

13 Une table des proverbes répertorie toutes les occurrences, dans la publication de notre thèse, à paraître chez Garnier.

14 Le verbe « approuver » est ici employé comme synonyme d« esprouver » (« expérimenter »), selon un changement de préfixe très courant dans notre texte.

15 Morawski, Proverbes français, p. 53, proverbe 1447.

16 M. Possamaï-Pérez, « Traduire Ovide au xive siècle : les amours de Mars et de Vénus au livre IV des Métamorphoses et de lOvide moralisé », Médiévales, 75, 2018, p. 81-96, ici p. 88 et 91.

17 Guillaume de Lorris et Jean de Meun, Roman de la Rose, éd. A. Strubel, Paris, LGF, 1992, v. 13271.

18 Nous renvoyons aussi à larticle P. Deleville, « Christine de Pizan, lectrice de lOvide moralisé, mais lequel ? » (à paraître). Nous y montrons que Christine de Pizan a pratiqué la version réécrite de lOvide moralisé, et peut-être même un texte similaire à celui de deux témoins (Z2, BNF français 374 et Z1, Bern, Burgerbibliothek 10) qui conservent un texte remanié comme celui de Z3 et Z4, mais qui contiennent aussi la très grande majorité des interprétations spirituelles auxquelles Christine de Pizan a largement puisé pour écrire lEpistre Othea.

19 Le proverbe est lui-même repris à Ovide, dans lArt daimer : « Fallite fallentes » (I, v. 645). Nous remercions J.-Y. Tilliette pour cette référence ovidienne, dont il nous a fait part lors de la séance du Collegium Romanicum (Genève, le 29 février 2020) où nous proposions lamorce dune réflexion sur la parole proverbiale.

20 On pense aux vers 9425 à 9446 où lAmi condamne le jaloux qui maltraite sa femme au point quelle ne laime plus.

21 P.-Y. Badel, Le roman de la Rose au xive siècle : étude de la réception de lœuvre, Genève, Droz, 1980, p. 164.

22 Christine de Pizan, Le Livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose, éd. A. Valentini, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 164.

23 Christine de Pizan, Le Livre des epistres du debat sus le Rommant de la Rose, p. 165.

24 Voir à ce sujet M.-R. Jung, « Les éditions manuscrites de lOvide moralisé », Cahiers dhistoire des littératures romanes, 20, 1996, p. 251-274, ici p 274 ou encore notre chapitre sur les sources dans la publication de notre thèse.

25 La Clef damors, éd. G. Doutrepont, Genève, Slatkine Reprints, 1975.

26 Lauteur de la Clef damors qualifie lhistoire de Céphale d« essamplere » (v. 3207) là où Céphale convoque aussi l« exemple » de la funeste jalousie dont se repentent aussi certains dieux.

27 Lidée est traduite dans la Clef damors par le v. 1081 « Les dechevans doiz dechevoir ». Léditeur G. Doutrepont précise que cette image est largement développée, voir La Clef damors, p. xx.