Montaigne lecteur de l’édition rabelaisienne de Politien
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2020 – 1, n° 71. varia - Auteur : La Charité (Claude)
- Pages : 185 à 189
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Montaigne lecteur de l’Édition rabelaisienne de Politien
Rabelais a édité les Opera de Politien chez Sébastien Gryphe en 1533, comme nous l’avons montré ailleurs1. Ses interventions se limitent au tome I réunissant les lettres et les miscellanées de l’humaniste florentin. Rabelais signe cette édition en faisant imprimer au colophon sa marque d’éditeur, une couronne de lierre avec sa devise grecque complète ΤΥΧΗ ΑΓΑΘΗ ΞΥΝ ΘΕΩ (À la Bonne Fortune avec Dieu) portant en son centre un oiseau de profil surmonté d’un chevron et de deux croix pattées2.
Or, cette édition rabelaisienne de Politien a connu une postérité étonnante. Parmi les livres dont Montaigne hérita de La Boétie, se trouve le tome premier des Opera de Politien, dans une réédition parue chez Gryphe en 15503. Bien que dépourvue de la couronne au colophon, cette réédition reprend bel et bien l’index, les manchettes et les orthographica de l’édition rabelaisienne de 1533, y compris l’entrée d’index nouvelle « Panici terrores » ajoutée en 15364.
Mais avoir un livre dans sa bibliothèque ne signifie pas forcément l’avoir lu et Montaigne pourrait avoir conservé cette édition de Politien simplement parce qu’il s’agit de l’exemplaire ayant appartenu à La 186Boétie, en guise de souvenir de son ami, « μνημόσυνον sodalis [s]ui5 », selon la formule employée par le mourant au moment de sa disparition.
Pierre Villey, pour sa part, excluait que Montaigne ait pu lire Politien avec attention, au point de douter que ses œuvres, portant « uniquement sur des questions d’érudition », aient pu constituer une « source directe6 » des Essais. Cela dit, le peu de soin que le critique met à l’orthographe même du nom de l’humaniste florentin, qu’il écrit tantôt « Ange Politicien [sic] », tantôt « Policien [sic] », fait douter du sérieux avec lequel il a pu lire le philologue du xve siècle. On en vient même à se demander si ce n’est pas son propre manque d’intérêt pour Politien qu’il a projeté sur Montaigne.
Fort heureusement, Rowan Cerys Tomlinson7 a récemment nuancé la position de Villey, en montrant à quel point les affinités entre Montaigne et Politien sont aussi nombreuses que difficiles à repérer textuellement, tant et si bien qu’il apparaît peu probable que l’auteur des Essais n’ait jamais lu l’humaniste italien. On ne peut que lui donner raison tant le genre de l’essai apparaît redevable à la miscellanée humaniste que Politien contribua à inventer, autant qu’aux Nuits attiques d’Aulu-Gelle dont Montaigne est un grand lecteur8.
Et même si l’exemplaire, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque municipale de Bordeaux (P.F. 6920 Rés. coffre), ne comporte pas d’autres annotations que l’ex-libris de Montaigne sur la page de titre, il semble difficile d’imaginer que l’auteur des Essais n’ait pas pratiqué l’humaniste florentin.
Donnons-en deux indices convergents.
D’abord, Rowan Cerys Tomlinson9 a rapproché, de manière éclairante, le goût de Montaigne pour l’allure poétique « à sauts et à gambades10 » (III, 9) de ce que dit Politien dans la préface aux Miscellanées à propos de sa manière d’écrire « saltuatim […] et vellicatim11 » (en sautant et en 187butinant), proche d’Aulu-Gelle et d’Élien. Or, dans l’édition rabelaisienne, ce passage de la préface est souligné par une manchette imprimée en regard, que Rabelais a héritée de l’édition de 1528 et qu’il a choisi de conserver, reconduction qui est aussi significative qu’un ajout ou une suppression, parce qu’elle révèle qu’il s’agit pour l’éditeur d’une note pertinente : « Varietas blanda12 » (variété attrayante). À supposer que Montaigne ait bien lu Politien, une telle manchette, dans l’édition rabelaisienne, attirait l’œil sur la séduction de la variété qui procède saltuatim et vellicatim, à sauts et à gambades.
Par ailleurs, Pierre Villey a rapproché le chapitre « Des pouces » (II, 26) de Montaigne de la miscellanée xlii de Politien, parce que les deux auteurs y allèguent les mêmes vers d’Horace et de Juvénal, pour aussitôt envisager une influence indirecte qui proviendrait, non de l’humaniste florentin, mais des éditeurs des poètes latins, qui auraient résumé dans leurs notes les loci similes mis en évidence par le philologue italien :
Au chap. 42 des Miscellanea, je rencontre deux citations latines rapprochées comme elles le sont dans l’essai Des pouces (II. 26) : ce sont des vers de Juvénal et des vers d’Horace qui s’éclairent les uns les autres ; si Montaigne les associe, c’est peut-être parce qu’il se souvient de Politien, mais très certainement les notes de Politien avaient été déjà utilisées par des éditeurs de Juvénal et d’Horace, il est possible que Montaigne ait trouvé le rapprochement dans une de ces éditions13.
Or, il nous semble que la convergence entre Montaigne et Politien va au-delà du simple rapprochement entre les vers des deux poètes. D’une part, il y a une évidente similitude entre les titres de leurs chapitres respectifs, le laconique « Des pouces » faisant écho au très bavard et très descriptif « Pollices in favendo premi, sicut in denegando favorem verti solitos : ex eoque sententiæ Horatii, Juvenalis, et Prudentii declaratæ » (Les pouces sont habituellement resserrés en signe d’approbation, tout comme en signe de défaveur ils sont étendus, à partir des acceptions employées par Horace, Juvénal et Prudence). D’autre part, tout indique que Montaigne a retenu de la courte miscellanée de Politien le début, le milieu et la fin, dans le passage qu’il consacre à la signification du pouce resserré ou étendu dans la Rome ancienne. Mettons les deux textes en regard l’un de l’autre :
188
Politien, Miscellanées (xlii) |
Montaigne, Essais (II, 26) |
Fautor utroque tuum laudabit pollice ludum14. […] Et verso pollice vulgi quemlibet occidunt populariter15. […] Nam ut favere, qui pollicem premerent, ita puto, qui verterent denegare gladiatoribus favorem credebantur16. « ‘Tes amis loueront ton jeu des deux pouces.’ ‘Dès que le peuple a étendu le pouce, ils tuent n’importe qui pour lui plaire.’ Ainsi pour montrer leur approbation en fermant le poing, comme je le pense, ils [sc. les anciens Romains] serraient le pouce. On estimait que ceux qui l’étendaient refusaient la grâce aux gladiateurs. » |
C’estoit à Rome une signification de faveur, de comprimer et baisser les pouces : Fautor utroque tuum laudabit pollice ludum : Et de desfaveur de les hausser et contourner au dehors : converso pollice vulgo Quemlibet occidunt populariter17. |
On voit ainsi clairement apparaître les mêmes éléments dans les deux textes, bien qu’ils soient placés selon une dispositio différente. Au reste, le lecteur de l’édition rabelaisienne pouvait aisément se reporter à l’interprétation proposée par Politien du fait d’étendre le pouce en geste de réprobation, car l’index comportait une entrée reconduite, « Pollicem vertere », renvoyant précisément à la conclusion de la miscellanée lii, en regard de laquelle se trouve imprimée une manchette identique à l’entrée de l’index.
Certes, tant la miscellanée de Politien que l’essai de Montaigne peuvent nous paraître aujourd’hui déconcertants quant à l’interprétation de ce geste, dans la mesure où notre regard a été profondément déformé par les péplums, dans lesquels la foule condamne les gladiateurs malheureux en pointant le pouce vers le bas et demande leur grâce en tendant le pouce vers le haut. Or, les travaux sont nombreux qui montrent la difficulté qu’il y a à restituer le geste décrit par l’expression pollicem vertere, depuis l’article d’Edwin Post en 189218 jusqu’à la récente biographie de l’empereur Commode, dans laquelle Éric Teyssier distingue les gestes grâce auxquels la foule demandait d’achever les gladiateurs ou de leur accorder la vie sauve sous le Haut-Empire :
189Le public manifeste alors bruyamment son choix. Chacun tente d’influencer la décision de l’éditeur [sc. celui qui préside au combat comme arbitre] qui a la vie d’un homme entre ses mains… ou au bout de son pouce si l’on en croit le cinéma. En effet, depuis plus de cent ans, cet instant fatidique est mis en scène de la même façon dans tous les péplums. À chaque fois, une foule sadique exige la mort du vaincu par le fameux pouce retourné. Un geste qui n’a jamais existé. Sous le Haut-Empire, la foule demande la missio (c’est-à-dire le renvoi vivant) dans huit ou neuf cas sur dix et il serait impossible de manifester ce souhait en levant le pouce. Il faudrait en compter 50 000 dans le Colisée de Rome, 35 000 dans l’amphithéâtre d’Italica (Espagne) et environ 24 000 dans ceux de Nîmes ou d’Arles. En réalité, la solution est toute simple car le public agite son mouchoir (mappa) pour prier l’éditeur de gracier le vaincu. […] Généralement, la missio est accordée et le vainqueur reçoit le prix de sa victoire tandis que le vaincu va se faire soigner. Mais lorsque le gladiateur malheureux n’a pas su combattre avec bravoure, le public ne retourne pas son pouce mais dirige sa main ouverte vers le vaincu en criant iugula ! (égorge-le). L’éditeur peut alors constater que les mappæ qui s’agitent ne sont pas majoritaires. Dans ce cas de figure, la tendance penche plutôt vers l’égorgement s’il en juge aux cris du public19.
Évidemment, il serait faux de croire que Montaigne, dans la rédaction de ce chapitre, se contente de réécrire Politien. Dans les faits, comme l’a bien montré Felipe González-Vega dans un récent article20, les sources sont multiples qui donnent à ce texte une allure de mélange ou plus exactement de miscellanée, Filippo Beroaldo se taillant la part du lion à côté d’Érasme et de Politien.
Le plus piquant est que, si notre hypothèse est avérée et que l’auteur des Essais a bien lu Politien, comme les indices relevés semblent l’indiquer, il le lisait par-dessus l’épaule de « Rabelays », celui dont il trouvait les « livres simplement plaisants21 » (II, 10) avec le Décaméron de Boccace et les Baisers de Jean Second.
Claude La Charité
1 Claude La Charité, « Rabelais lecteur de Politien dans le Gargantua », Le Verger, mis en ligne le 2 janvier 2012 ; id., « Les Angeli Politiani Opera (Lyon, S. Gryphe, 1533) et ce que d’iceulx Rabelais a desrobé pour son Gargantua », L’Année rabelaisienne, no 3, 2019, p. 57-69.
2 Claude La Charité, « Sous le signe de la Bonne Fortune. Chronologie et typologie du travail éditorial de Rabelais », L’Année rabelaisienne, no 2, 2018, p. 23-44, en particulier, p. 27, 30 et 32 et l’entrée no 7 du tableau récapitulant les éditions à la devise.
3 Alain Legros, « Dix-huit volumes de la bibliothèque de La Boétie légués à Montaigne et signalés par lui comme tels », Montaigne Studies, vol. XXV, 2013, p. 177-188, en particulier p. 186 ; et Barbara Pistilli et Marco Sgattoni, La biblioteca di Montaigne, Pise, Edizioni della normale et Istituto Nazionale di Studi sul Rinascimento, 2014, no 76.
4 Voir Claude La Charité, « Rabelais et la ‘terreur Panice’ selon Politien », L’Année rabelaisienne, no 4, 2020, p. 399-400.
5 Montaigne, Œuvres complètes, éd. Maurice Rat, Paris, Gallimard, 1969, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1357.
6 Pierre Villey, Les Sources et l’évolution des Essais de Montaigne. Thèse pour le doctorat présentée à la Faculté des lettres de l’Université de Paris, Paris, Librairie Hachette, 1908, p. 200-201.
7 Rowan Cerys Tomlinson, « Libri philologici : Politien et Montaigne », Camenæ, no 22, décembre 2018, en ligne.
8 Pierre Villey, Les Sources et l’évolution des Essais de Montaigne, op. cit., p. 73-74.
9 Ibid.
10 Montaigne, Les Essais, éd. Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 1040.
11 Angeli Politiani operum tomus primus, Epistolarum libros xii. ac Miscellaneorum Centuriam i. complectens. Indicem memorabilium calci operis adjecimus, Lyon, Sébastien Gryphe, 1550, p. 458.
12 Ibid. Cf. Angeli Politiani Opera. Quorum Primus hic tomus complectitur Epistolarum libros xii. Miscellaneorum Centuriam i. Omnia jam recens à mendis repurgata, Lyon, Sébastien Gryphe, 1533, p. 482.
13 Pierre Villey, Les Sources et l’évolution des Essais de Montaigne, op. cit., p. 201.
14 Horace, Épîtres, I, xviii, v. 66.
15 Juvénal, Satires, III, v. 36-37.
16 Angeli Politiani operum tomus primus, 1550, op. cit., p. 547-548 ; cf. 1533, p. 590.
17 Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 728.
18 Edwin Post, « Pollice verso », American Journal of Philology, vol. 13, no 2, 1892, p. 213-225.
19 Éric Teyssier, Commode l’empereur gladiateur, Paris, Perrin, 2018, p. 106.
20 Felipe González-Vega, « Pragmática de la citación erudita entre los Miscellanea de Polizano y los Essais de Montaigne », Camenæ, no 22, décembre 2018, en ligne.
21 Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 430.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10647-0
- EAN : 9782406106470
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10647-0.p.0185
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Ex-libris, La Boétie, Des pouces, À sauts et à gambades, saltuatim et vellicatim