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Classiques Garnier

Montaigne lecteur de l’édition rabelaisienne de Politien

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2020 – 1, n° 71
    . varia
  • Auteur : La Charité (Claude)
  • Résumé : Montaigne a hérité de La Boétie du t. I des Opera de Politien, publié chez Gryphe en 1550, dans une réédition du travail éditorial de Rabelais de 1533. Montaigne a-t-il lu Politien? Certains indices suggèrent que oui, notamment son goût pour l’allure poétique « à sauts et à gambades », proche de l’écriture saltuatim et vellicatim de Politien. Au reste, « Des pouces » (II, 26) fait écho à la miscellanée XLII de l’Italien. Tout indique que Montaigne a lu Politien par-dessus l’épaule de Rabelais.
  • Pages : 185 à 189
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406106470
  • ISBN : 978-2-406-10647-0
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10647-0.p.0185
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/05/2020
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Ex-libris, La Boétie, Des pouces, À sauts et à gambades, saltuatim et vellicatim
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Montaigne lecteur de lÉdition rabelaisienne de Politien

Rabelais a édité les Opera de Politien chez Sébastien Gryphe en 1533, comme nous lavons montré ailleurs1. Ses interventions se limitent au tome I réunissant les lettres et les miscellanées de lhumaniste florentin. Rabelais signe cette édition en faisant imprimer au colophon sa marque déditeur, une couronne de lierre avec sa devise grecque complète ΤΥΧΗ ΑΓΑΘΗ ΞΥΝ ΘΕΩ (À la Bonne Fortune avec Dieu) portant en son centre un oiseau de profil surmonté dun chevron et de deux croix pattées2.

Or, cette édition rabelaisienne de Politien a connu une postérité étonnante. Parmi les livres dont Montaigne hérita de La Boétie, se trouve le tome premier des Opera de Politien, dans une réédition parue chez Gryphe en 15503. Bien que dépourvue de la couronne au colophon, cette réédition reprend bel et bien lindex, les manchettes et les orthographica de lédition rabelaisienne de 1533, y compris lentrée dindex nouvelle « Panici terrores » ajoutée en 15364.

Mais avoir un livre dans sa bibliothèque ne signifie pas forcément lavoir lu et Montaigne pourrait avoir conservé cette édition de Politien simplement parce quil sagit de lexemplaire ayant appartenu à La 186Boétie, en guise de souvenir de son ami, « μνημσυνον sodalis [s]ui5 », selon la formule employée par le mourant au moment de sa disparition.

Pierre Villey, pour sa part, excluait que Montaigne ait pu lire Politien avec attention, au point de douter que ses œuvres, portant « uniquement sur des questions dérudition », aient pu constituer une « source directe6 » des Essais. Cela dit, le peu de soin que le critique met à lorthographe même du nom de lhumaniste florentin, quil écrit tantôt « Ange Politicien [sic] », tantôt « Policien [sic] », fait douter du sérieux avec lequel il a pu lire le philologue du xve siècle. On en vient même à se demander si ce nest pas son propre manque dintérêt pour Politien quil a projeté sur Montaigne.

Fort heureusement, Rowan Cerys Tomlinson7 a récemment nuancé la position de Villey, en montrant à quel point les affinités entre Montaigne et Politien sont aussi nombreuses que difficiles à repérer textuellement, tant et si bien quil apparaît peu probable que lauteur des Essais nait jamais lu lhumaniste italien. On ne peut que lui donner raison tant le genre de lessai apparaît redevable à la miscellanée humaniste que Politien contribua à inventer, autant quaux Nuits attiques dAulu-Gelle dont Montaigne est un grand lecteur8.

Et même si lexemplaire, aujourdhui conservé à la Bibliothèque municipale de Bordeaux (P.F. 6920 Rés. coffre), ne comporte pas dautres annotations que lex-libris de Montaigne sur la page de titre, il semble difficile dimaginer que lauteur des Essais nait pas pratiqué lhumaniste florentin.

Donnons-en deux indices convergents.

Dabord, Rowan Cerys Tomlinson9 a rapproché, de manière éclairante, le goût de Montaigne pour lallure poétique « à sauts et à gambades10 » (III, 9) de ce que dit Politien dans la préface aux Miscellanées à propos de sa manière décrire « saltuatim [] et vellicatim11 » (en sautant et en 187butinant), proche dAulu-Gelle et dÉlien. Or, dans lédition rabelaisienne, ce passage de la préface est souligné par une manchette imprimée en regard, que Rabelais a héritée de lédition de 1528 et quil a choisi de conserver, reconduction qui est aussi significative quun ajout ou une suppression, parce quelle révèle quil sagit pour léditeur dune note pertinente : « Varietas blanda12 » (variété attrayante). À supposer que Montaigne ait bien lu Politien, une telle manchette, dans lédition rabelaisienne, attirait lœil sur la séduction de la variété qui procède saltuatim et vellicatim, à sauts et à gambades.

Par ailleurs, Pierre Villey a rapproché le chapitre « Des pouces » (II, 26) de Montaigne de la miscellanée xlii de Politien, parce que les deux auteurs y allèguent les mêmes vers dHorace et de Juvénal, pour aussitôt envisager une influence indirecte qui proviendrait, non de lhumaniste florentin, mais des éditeurs des poètes latins, qui auraient résumé dans leurs notes les loci similes mis en évidence par le philologue italien :

Au chap. 42 des Miscellanea, je rencontre deux citations latines rapprochées comme elles le sont dans lessai Des pouces (II. 26) : ce sont des vers de Juvénal et des vers dHorace qui séclairent les uns les autres ; si Montaigne les associe, cest peut-être parce quil se souvient de Politien, mais très certainement les notes de Politien avaient été déjà utilisées par des éditeurs de Juvénal et dHorace, il est possible que Montaigne ait trouvé le rapprochement dans une de ces éditions13.

Or, il nous semble que la convergence entre Montaigne et Politien va au-delà du simple rapprochement entre les vers des deux poètes. Dune part, il y a une évidente similitude entre les titres de leurs chapitres respectifs, le laconique « Des pouces » faisant écho au très bavard et très descriptif « Pollices in favendo premi, sicut in denegando favorem verti solitos : ex eoque sententiæ Horatii, Juvenalis, et Prudentii declaratæ » (Les pouces sont habituellement resserrés en signe dapprobation, tout comme en signe de défaveur ils sont étendus, à partir des acceptions employées par Horace, Juvénal et Prudence). Dautre part, tout indique que Montaigne a retenu de la courte miscellanée de Politien le début, le milieu et la fin, dans le passage quil consacre à la signification du pouce resserré ou étendu dans la Rome ancienne. Mettons les deux textes en regard lun de lautre : 

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Politien, Miscellanées (xlii)

Montaigne, Essais (II, 26)

Fautor utroque tuum laudabit pollice ludum14.

[] Et verso pollice vulgi quemlibet occidunt populariter15.

[] Nam ut favere, qui pollicem premerent, ita puto, qui verterent denegare gladiatoribus favorem credebantur16.

« Tes amis loueront ton jeu des deux pouces.

Dès que le peuple a étendu le pouce, ils tuent nimporte qui pour lui plaire.

Ainsi pour montrer leur approbation en fermant le poing, comme je le pense, ils [sc. les anciens Romains] serraient le pouce. On estimait que ceux qui létendaient refusaient la grâce aux gladiateurs. »

Cestoit à Rome une signification de faveur, de comprimer et baisser les pouces :

Fautor utroque tuum laudabit pollice ludum :

Et de desfaveur de les hausser et contourner au dehors :

converso pollice vulgo

Quemlibet occidunt populariter17.

On voit ainsi clairement apparaître les mêmes éléments dans les deux textes, bien quils soient placés selon une dispositio différente. Au reste, le lecteur de lédition rabelaisienne pouvait aisément se reporter à linterprétation proposée par Politien du fait détendre le pouce en geste de réprobation, car lindex comportait une entrée reconduite, « Pollicem vertere », renvoyant précisément à la conclusion de la miscellanée lii, en regard de laquelle se trouve imprimée une manchette identique à lentrée de lindex.

Certes, tant la miscellanée de Politien que lessai de Montaigne peuvent nous paraître aujourdhui déconcertants quant à linterprétation de ce geste, dans la mesure où notre regard a été profondément déformé par les péplums, dans lesquels la foule condamne les gladiateurs malheureux en pointant le pouce vers le bas et demande leur grâce en tendant le pouce vers le haut. Or, les travaux sont nombreux qui montrent la difficulté quil y a à restituer le geste décrit par lexpression pollicem vertere, depuis larticle dEdwin Post en 189218 jusquà la récente biographie de lempereur Commode, dans laquelle Éric Teyssier distingue les gestes grâce auxquels la foule demandait dachever les gladiateurs ou de leur accorder la vie sauve sous le Haut-Empire :

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Le public manifeste alors bruyamment son choix. Chacun tente dinfluencer la décision de léditeur [sc. celui qui préside au combat comme arbitre] qui a la vie dun homme entre ses mains… ou au bout de son pouce si lon en croit le cinéma. En effet, depuis plus de cent ans, cet instant fatidique est mis en scène de la même façon dans tous les péplums. À chaque fois, une foule sadique exige la mort du vaincu par le fameux pouce retourné. Un geste qui na jamais existé. Sous le Haut-Empire, la foule demande la missio (cest-à-dire le renvoi vivant) dans huit ou neuf cas sur dix et il serait impossible de manifester ce souhait en levant le pouce. Il faudrait en compter 50 000 dans le Colisée de Rome, 35 000 dans lamphithéâtre dItalica (Espagne) et environ 24 000 dans ceux de Nîmes ou dArles. En réalité, la solution est toute simple car le public agite son mouchoir (mappa) pour prier léditeur de gracier le vaincu. [] Généralement, la missio est accordée et le vainqueur reçoit le prix de sa victoire tandis que le vaincu va se faire soigner. Mais lorsque le gladiateur malheureux na pas su combattre avec bravoure, le public ne retourne pas son pouce mais dirige sa main ouverte vers le vaincu en criant iugula ! (égorge-le). Léditeur peut alors constater que les mappæ qui sagitent ne sont pas majoritaires. Dans ce cas de figure, la tendance penche plutôt vers légorgement sil en juge aux cris du public19.

Évidemment, il serait faux de croire que Montaigne, dans la rédaction de ce chapitre, se contente de réécrire Politien. Dans les faits, comme la bien montré Felipe González-Vega dans un récent article20, les sources sont multiples qui donnent à ce texte une allure de mélange ou plus exactement de miscellanée, Filippo Beroaldo se taillant la part du lion à côté dÉrasme et de Politien.

Le plus piquant est que, si notre hypothèse est avérée et que lauteur des Essais a bien lu Politien, comme les indices relevés semblent lindiquer, il le lisait par-dessus lépaule de « Rabelays », celui dont il trouvait les « livres simplement plaisants21 » (II, 10) avec le Décaméron de Boccace et les Baisers de Jean Second.

Claude La Charité

1 Claude La Charité, « Rabelais lecteur de Politien dans le Gargantua », Le Verger, mis en ligne le 2 janvier 2012 ; id., « Les Angeli Politiani Opera (Lyon, S. Gryphe, 1533) et ce que diceulx Rabelais a desrobé pour son Gargantua », LAnnée rabelaisienne, no 3, 2019, p. 57-69.

2 Claude La Charité, « Sous le signe de la Bonne Fortune. Chronologie et typologie du travail éditorial de Rabelais », LAnnée rabelaisienne, no 2, 2018, p. 23-44, en particulier, p. 27, 30 et 32 et lentrée no 7 du tableau récapitulant les éditions à la devise.

3 Alain Legros, « Dix-huit volumes de la bibliothèque de La Boétie légués à Montaigne et signalés par lui comme tels », Montaigne Studies, vol. XXV, 2013, p. 177-188, en particulier p. 186 ; et Barbara Pistilli et Marco Sgattoni, La biblioteca di Montaigne, Pise, Edizioni della normale et Istituto Nazionale di Studi sul Rinascimento, 2014, no 76.

4 Voir Claude La Charité, « Rabelais et la terreur Panice selon Politien », LAnnée rabelaisienne, no 4, 2020, p. 399-400.

5 Montaigne, Œuvres complètes, éd. Maurice Rat, Paris, Gallimard, 1969, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 1357.

6 Pierre Villey, Les Sources et lévolution des Essais de Montaigne. Thèse pour le doctorat présentée à la Faculté des lettres de lUniversité de Paris, Paris, Librairie Hachette, 1908, p. 200-201.

7 Rowan Cerys Tomlinson, « Libri philologici : Politien et Montaigne », Camenæ, no 22, décembre 2018, en ligne.

8 Pierre Villey, Les Sources et lévolution des Essais de Montaigne, op. cit., p. 73-74.

9 Ibid.

10 Montaigne, Les Essais, éd. Jean Balsamo, Michel Magnien et Catherine Magnien-Simonin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, p. 1040.

11 Angeli Politiani operum tomus primus, Epistolarum libros xii. ac Miscellaneorum Centuriam i. complectens. Indicem memorabilium calci operis adjecimus, Lyon, Sébastien Gryphe, 1550, p. 458.

12 Ibid. Cf. Angeli Politiani Opera. Quorum Primus hic tomus complectitur Epistolarum libros xii. Miscellaneorum Centuriam i. Omnia jam recens à mendis repurgata, Lyon, Sébastien Gryphe, 1533, p. 482.

13 Pierre Villey, Les Sources et lévolution des Essais de Montaigne, op. cit., p. 201.

14 Horace, Épîtres, I, xviii, v. 66.

15 Juvénal, Satires, III, v. 36-37.

16 Angeli Politiani operum tomus primus, 1550, op. cit., p. 547-548 ; cf. 1533, p. 590.

17 Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 728.

18 Edwin Post, « Pollice verso », American Journal of Philology, vol. 13, no 2, 1892, p. 213-225.

19 Éric Teyssier, Commode lempereur gladiateur, Paris, Perrin, 2018, p. 106.

20 Felipe González-Vega, « Pragmática de la citación erudita entre los Miscellanea de Polizano y los Essais de Montaigne », Camenæ, no 22, décembre 2018, en ligne.

21 Montaigne, Les Essais, op. cit., p. 430.