Le savoir illettré, Michel de Montaigne
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2020 – 1, n° 71. varia - Auteur : Lins (Fabien Pascal)
- Pages : 153 à 182
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
LE SAVOIR ILLETTRÉ,
MICHEL DE MONTAIGNE
Si c’est un sujet que je n’entende point, à cela même je l’essaie.
Montaigne (I, 50, 525)1.
Lorsqu’il s’agit de former son jugement, Montaigne souligne l’importance de la conversation, mais aussi des rencontres et des voyages « pour frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui » (I, 26, 323). Par la « fréquentation » d’autrui, l’auteur des Essais a eu l’occasion de converser et parfois – au gré de la « sottise » de ses interlocuteurs – de se « disputer » (III, 8, 207) avec divers lettrés de son temps. Il a aussi eu affaire aux ignorants « abécédaires2 », autrement dit à des personnes dépourvues d’instruction, illettrées ou analphabètes. Montaigne affirme en effet avoir déjà prêté l’oreille aux « altercations des bergers et des enfants de boutique » (III, 8, 207) ; s’être entretenu avec des hommes « simples et grossiers » – notamment « plusieurs matelots et marchands » (I, 31, 396) ayant séjourné au Nouveau Monde d’où ils ont rapporté divers témoignages – puis avoir eu l’occasion d’échanger avec trois « sauvages », habitants des forêts brésiliennes alors fraîchement débarqués à Rouen. Tout au long des Essais, on constate également qu’au-delà de 154ces quelques entretiens, Montaigne s’intéresse de près aux faits et gestes et, en somme, à la manière de vivre des « cannibales », des « paysans », des « artisans » et « pauvres gens » de toutes sortes. En vue de dire ce qu’il pense « comme les enfants proposent leurs essais, instruisables, non instruisants » (I, 56, 555), l’auteur des Essais a donc beaucoup lu et écrit, mais aussi observé et conversé avec des personnes dites savantes et d’autres jugées ignorantes.
À partir des réflexions de Montaigne au sujet des lettrés et des non-lettrés, trois figures récurrentes dans les Essais nous semblent représenter trois manières distinctes, mais toutefois intimement liées, de se rapporter au savoir et à l’ignorance. Nous nommerons ces figures Simple, Sot et Ignorant philosophe. Présentons-les succinctement et telles que nous les entendons.
Pour n’avoir été soumis à aucune « institution », le Simple est un ignorant « abécédaire » n’ayant « nulle connaissance de lettres, nulle science de nombres » (I, 31, 398). Se trouvant avant ou « devant la science », son esprit est « moins curieux et moins instruit » (I, 54, 541) que celui des lettrés, et il fait preuve d’une ignorance naïve et naturelle. Loin d’appartenir aux ordres du clergé et de la noblesse, le Simple est tantôt un travailleur issu des « pauvres gens », tantôt un étranger « sauvage » originaire des forêts du Nouveau Monde. Il s’agit en somme de femmes, d’hommes et d’enfants illettrés que, selon le contexte, Montaigne nomme « peuple », « paysan », « laboureur », « harengère », « matelot », « marchand », « cocher », « artisan », « menuisier », « savetier », « maçon », « muletier », « sauvage », « cannibale », « tourbe rustique d’hommes impolis », « homme simple et grossier », « homme que j’avais », « hommes [qui] travaillaient pour moi », etc.
Le Sot est un lettré qui ne se défie pas de son jugement3, croit savoir, et par là même ignore qu’il ignore : « la peste de l’homme c’est l’opinion de savoir » (II, 12, 233). La sottise est donc le déni de notre ignorance naturelle, le refus de la penser et de la reconnaître4, qui traduit une 155profonde méconnaissance de soi et des limites propres à la condition humaine. Saturé de savoir livresque, le Sot se borne à « gloser5 » les doctrines auxquelles il prête allégeance. Il s’ingénie par ailleurs à donner crédit à ses jugements et à persuader ses pairs, non par le dialogue authentique, mais par la dispute insincère : « il est impossible de traiter de bonne foi avec un sot » (III, 8, 207). De plus, les sentiments de certitude et de vanité propres à la sottise sont doublement ineptes, attendu qu’ils ont pour effet de troubler à la fois les âmes et le monde : d’un côté ils confondent et inquiètent les esprits, de l’autre ils colportent un défaut de tolérance provoquant des inimitiés collectives (guerres saintes, colonialisme, tyrannies, …). Tout au long des Essais, le Sot, qui prétend avoir trouvé la vérité, occupe divers domaines du savoir, parmi lesquels la médecine, l’histoire, la rhétorique, le droit, la cosmographie, la philosophie ou encore la théologie. Montaigne lui attribue enfin de nombreux sobriquets : « savant », « savantaux », « lourde tête », « fines gens », « docteur en lettres », « professionnel de l’éloquence », etc.
L’Ignorant philosophe est savant dès lors qu’il se sait ignorant6 : « Qui veut guérir de l’ignorance, il faut la confesser » (III, 11, 354). De sa quête de connaissance, il arrive à maturité en avouant « s’il parle en conscience, que tout l’acquêt qu’il a retiré d’une si longue poursuite, c’est d’avoir appris à reconnaître sa faiblesse » (II, 12, 250). C’est en effet parce qu’il a étudié, confirmé et vérifié l’ignorance qui était naturellement en nous que l’apprenti savant devient suffisamment lucide pour délaisser l’outrecuidance et devenir philosophe : « l’admiration est fondement de toute philosophie, l’inquisition le progrès. L’ignorance le bout » (III, 11, 354). L’examen sceptique requis pour parvenir à concevoir l’ignorance personnelle indique ainsi en quelle mesure un tel parcours n’exige « pas moins de science que pour concevoir la science » (ibid.). L’inscience socratique7 et les mises en 156garde bibliques8 se présentent comme un héritage commun aux Ignorants philosophes. Toutefois, rien n’empêche ces derniers d’emprunter différentes voies d’investigation et d’en obtenir des résultats tout à fait distincts. Citons-en trois exemples.
En rédigeant ses Essais, Montaigne, qui assure reconnaître sa sottise9, endosse la posture qu’il a faite sienne : « ma philosophie est en action, en usage naturel et présent : peu en fantaisie » (III, 5, 88). Les « grands esprits plus rassis et clairvoyants » – « véritables savants » dotés par ailleurs d’une ignorance hautement plus « doctorale » que celle de Montaigne – se proposent à leur tour de sentir « le mystérieux et divin secret, de notre police Ecclésiastique » (I, 54, 542). Mentionnons pour finir le Docte ignorant de Nicolas de Cues qui, de prime abord, reconnaît qu’« on sera d’autant plus docte qu’on se saura d’avantage ignorant10 », pouvant, pour cette raison, soutenir la thèse métaphysique de la coïncidence des opposés, pour mieux penser l’infini et connaître par approximation et conjecture11.
157Concentrons-nous désormais sur la figure du Simple, principal sujet de notre enquête. C’est la sagesse de l’illettré, entendue comme savoir-vivre, qui retient l’attention de Montaigne. À ce titre, le Simple s’oppose point par point au Sot. Le « laboureur » se laisse en effet aller à son « appétit naturel, mesurant les choses au seul sentiment présent, sans science et sans pronostic » (II, 12, 237), et possède en outre la faculté de parler comme il sent et de sentir comme il parle12, ce qui lui permet de détourner sa pensée des maux ordinaires pour mieux les supporter, tout en évitant de souffrir par anticipation de maladies imaginaires13. Les « sauvages » se trouvent quant à eux « en cet heureux point, de ne désirer qu’autant que leurs nécessités naturelles leur ordonnent », ce pourquoi ils n’ont que faire « d’agrandir leurs limites » (I, 31, 404). Ils évitent par là les frustrations résultant de désirs illusoires. Ne se trouvant point « en débat de la conquête de nouvelles terres », ils conjurent des sentiments tels que l’appât du gain et les ambitions hostiles, trop souvent générateurs de crimes endogènes, de « mécaniques victoires » et de « boucheries […] universelles » (III, 6, 189). Enfin, eu égard aux plus sévères adversités de la vie et face à la perceptive d’une mort certaine, aucun d’entre les Simples ne renonce « au soin de la vie », acceptant de bonne grâce les aléas de la fortune ou du destin. Montaigne nous fait part de son étonnement : « quel exemple de résolution ne vîmes-nous, en la simplicité de tout ce peuple ? » (III, 12, 380). De ces « pauvres gens », ajoute-t-il, « tire nature tous les jours des effets de constance et de patience, plus purs et plus roides, que ne sont ceux que nous étudions si curieusement en l’école » (III, 12, 368).
On le voit, en observant les règles de la nature, les illettrés maintiennent « les traces de [leur] instruction […] par le bénéfice de l’ignorance » (III, 12, 381). En d’autres termes, les « pauvres gens » décrits par Montaigne donnent à voir une si « heureuse condition d’hommes » qu’ils incarnent, sans le savoir, « la conception et le désir même de la philosophie » (I, 31, 398), c’est-à-dire la félicité, grande santé qui est le fruit de la tranquillité de l’âme associée à la vigueur du corps. Montaigne peut ainsi conclure : 158« j’ai vu en mon temps cent artisans, cent laboureurs, plus sages et plus heureux que des recteurs de l’université, et lesquels j’aimerais mieux ressembler » (II, 12, 231).
Force est de constater que le savoir-vivre des illettrés incarne une forme d’ataraxie, qui n’est pas sans rappeler nombre de préceptes philosophiques, notamment hellénistiques. Si l’on prête attention au portrait du Simple peint par Montaigne, on y retrouve par bribes : la classification épicurienne des désirs14 ; le principe de détachement d’Épictète15 ; l’imperturbabilité porcine remarquée par Pyrrhon16 ; le carpe diem désespéré d’Horace17 ; la façon de céder aux maux préconisée par Crantor18 ; l’apprivoisement de la mort conseillé par les épicuriens et les stoïciens19, etc. Les Simples ne sont néanmoins pas des philosophes qui s’ignorent, mais bien plutôt, comme les considère Stéphanie Péraud-Puigségur, des « maîtres malgré eux », ou des « maîtres sans le savoir20 ». Le Simple est en effet triplement 159ignorant. Il n’a ni lettres ni science. Il ne se sait pas sage et partant ne se donne pas pour tâche d’enseigner le savoir-vivre. N’ayant jamais appris à être savant, il ignore la sottise et n’a pas à la désapprendre21 ; c’est pourquoi il ne se reconnaît pas ignorant. Le Simple est donc un maître à son insu : il se distingue du Sot qui s’ignore et de l’Ignorant qui se sait tel. Signalons qu’il se démarque tout autant de l’Idiot de Nicolas de Cues – qui expose de « très hautes théories » sur la sagesse et l’esprit – que de Jacotot, le Maître ignorant de Jacques Rancière – qui ignore délibérément les « raisons de l’inégalité » et transmet à ses élèves cette « volonté de ne rien en savoir22 ».
Les Simples ne s’estiment ni sages ni savants ni ignorants, ils ne souhaitent rien enseigner et c’est pourtant bien parce que « les paysans simples, sont honnêtes gens » que peuvent être « honnêtes gens les Philosophes ». Comme Montaigne le souligne à maintes reprises, « la philosophie au bout de ses préceptes nous renvoie aux exemples d’un athlète et d’un muletier » (II, 12, 236). Dieu même, ajoute-t-il, nous indique que « la participation que nous avons à la connaissance de la vérité, quelle qu’elle soit » peut passer par les témoignages « du vulgaire, simples et ignorants » (II, 12, 249). Sans même le savoir, les Simples inspirent le bonheur aux philosophes. Ainsi en témoigne Sextus 160Empiricus qui, avant de formuler les quatre « aspects » susceptibles de régir le mode de vie des philosophes sceptiques, s’attache à observer les « règles de la vie quotidienne23 ». Plus importante encore pour l’auteur des Essais sera la « façon d’argumenter », admirable « en simplicité et en véhémence » (III, 12, 389), de Socrate, le « maître des maîtres » (III, 13, 419) :
Est pas, la naïveté, selon nous, germaine à la sottise, et qualité de reproche ? Socrates fait mouvoir son âme d’un mouvement naturel et commun. Ainsi dit un paysan, ainsi dit une femme. Il n’a jamais en la bouche que cochers, menuisiers, savetiers et maçons24. Ce sont inductions et similitudes, tirées des plus vulgaires et connues actions des hommes : Chacun l’entend. (III, 12, 364)
Ce sont donc la sagesse, le savoir-vivre, la rectitude morale et, en fin de compte, la félicité du Simple, qui font l’admiration de Montaigne. Et c’est notamment sur ce point que nombre de commentateurs des Essais insisteront, non sans raison. Une question se pose dès lors quant à l’aptitude de l’illettré à connaître. Ignorant des lettres, n’ayant pas conscience de sa sagesse, et étant un maître qui enseigne la vie heureuse à son insu, tout se passe comme si l’ignorant « abécédaire » vivait en harmonie avec les règles de la nature, les lois divines et les aléas de la fortune dans une obéissance aveugle. La plénitude de sa sagesse morale irait de pair tant avec la vacuité cognitive qu’avec l’inconscience de soi. On pourrait ainsi croire qu’il s’agit d’une « machine vivante » tel l’Âne d’Agrippa25, d’un « automate » dénué de raison comme chez 161Descartes26, ou encore d’une « machine ingénieuse » qui ne choisit et ne rejette que par instinct et non par liberté, à la façon du Chat carnivore et du Pigeon granivore que nous présente Rousseau27.
Pourtant Montaigne – qui se demande parfois qui de lui ou de sa chatte à le plus d’esprit – remarque à maintes reprises que le Simple exerce ses facultés naturelles en produisant divers artifices. Qu’il soit laboureur, artisan ou chasseur, il est capable de poésie28. « Cannibale » ou « muletier », le Simple de Montaigne partage pleinement la condition humaine. Il s’agit d’un être compétant (« suffisant »), c’est-à-dire d’un acteur rationnel, à la fois historique, technique, éthique, esthétique et religieux. Par son savoir pratique, le Simple produit des arts moins artificieux que ceux du Sot, d’où l’intérêt que lui porte Montaigne. On peut ainsi penser que si l’illettré est « plus sage et plus heureux que des recteurs de l’université », ce n’est pas parce qu’il obéit de manière passive et bornée aux règles de la nature, des dieux ou du destin, mais parce qu’au gré des circonstances, des coutumes et de ses expériences, il parvient à évaluer et à fixer le « vrai prix de chaque chose » selon qu’elle est « la plus utile et propre à sa vie » (II, 12, 232).
Au vu de ces réflexions préliminaires, deux types de question se posent à nous. Les illettrés représentés par Montaigne feraient-ils un usage non scientifique de la raison ? Autrement dit, des « traces de son 162instruction » que nature a laissées en eux, les ignorants « abécédaires » ont-ils acquis une forme de connaissance non instituée ? Peut-on, en ce cas précis, parler d’un savoir illettré ? Par suite, si tel est le cas, quels bénéfices intellectuels Montaigne aurait-il tiré de ce savoir illettré ? Les observations de Montaigne et ses conversations avec les Simples l’auraient-elles guidé dans la formation de son jugement ?
En vue d’obtenir de premiers éléments de réponse, tâchons d’imaginer ce que pourrait-être une conversation entre Simples. Essayons, pour ce faire, de reconstituer leurs causeries ordinaires à partir des témoignages que Montaigne rapporte. Font-ils preuve de discernement durant leurs pourparlers ? S’expriment-ils d’une façon qui leur est propre ? Quels sont leurs sujets de conversation ou centres d’intérêt ?
Causeries ordinaires
Le bon sens
Dans l’essai « De la présomption » (II, 17), Montaigne donne suite à la critique de la vanité humaine, par lui déjà entamée lors de l’essai précédent, « De la gloire » (II, 16), à l’occasion duquel il soulignait les méfaits d’un trop grand souci de la renommée. Il se donne cette fois pour tâche d’explorer « une autre sorte de gloire, qui est une trop bonne opinion, que nous concevons de notre valeur » (II, 17, 438). En vue de désavouer cette « affection inconsidérée » que forment l’amour de soi et le mépris d’autrui qui l’accompagne, Montaigne brosse son autoportrait, mettant en exergue nombre de ses incompétences, parmi lesquelles « le défaut de la mémoire » et « l’esprit tardif » qui, dit-il, « aident beaucoup à mon ignorance ». En dépit de ces failles apparentes, il reconnaît disposer d’une qualité : « je pense avoir les opinions bonnes et saines ». Non sans une teinte d’ironie, Montaigne estime ne pas « avoir faute de sens » ; éloge de soi du reste modeste29, puisqu’il s’y dépeint comme tout à fait ordinaire et en rien exceptionnel ou digne d’admiration :
163On dit communément, que le plus juste partage que nature nous ait fait de ses grâces, c’est celui du sens : car il n’est aucun qui ne se contente de ce qu’elle lui en a distribué : n’est-ce pas raison ? Qui verrait au-delà, il verrait au-delà de sa vue. Je pense avoir les opinions bonnes et saines, mais qui n’en croit autant des siennes ? (II, 17, 475)
Ces propos de Montaigne nous indiquent tout d’abord que la faculté de donner sens aux choses, aux phénomènes, à nos expériences ou encore à la vie, ne saurait être l’apanage de quelques rares esprits éclairés et privilégiés, mais bien une « grâce », un don que nature nous octroie. Donner du sens, concevoir ou penser, serait en l’occurrence une aptitude, une habileté ou une « suffisance » tout ordinaire, propre à la condition humaine.
On peut de surcroît considérer que le mot « sens », tel qu’ici employé par Montaigne, correspond plus précisément à l’expression « avoir du bon sens », être doté de bona mens. Dans le présent contexte, « sens » serait synonyme de jugement ordinaire, de sens commun, de simple discours naturel ou, pour le dire autrement, de simple bon sens inné30. Soulignons cependant que si, de prime abord, chacun semble être à la fois capable de donner sens et d’avoir du bon sens, tout le monde n’est pas pour autant assuré de faire un usage sensé de la raison. Si Montaigne constate que de manière ordinaire chacun croit, pense, juge ou estime être doté de bon sens, il n’en demeure pas moins que « le plus sot homme du monde pense autant avoir d’entendement que le plus habile31 » :
Somme pour revenir à moi, ce seul, par où je m’estime quelque chose, c’est ce, en quoi jamais homme ne s’estima défaillant : ma recommandation est vulgaire, commune et populaire : car qui a jamais cuidé avoir faute de sens ? […] Il ne fut jamais crocheteur ni femmelette, qui ne pensât avoir assez de sens pour sa provision […] l’avantage du jugement nous le cédons à personne. (II, 17, 473-474)
Pour revenir à nos trois personnages, à savoir le Simple, le Sot et l’Ignorant philosophe, les rapports qu’ils entretiennent entre savoir et ignorance auraient, en ces termes, au moins deux points communs. En tant qu’êtres humains, ils sont effectivement capables d’attribuer du sens aux choses, 164et chacun d’entre eux juge être doté de bon sens. Cependant, pour Montaigne, la raison, l’entendement ou le jugement, n’est pas un être figé, une entité égale à elle-même en tout temps et en toute circonstance, mais bien plutôt s’exprime de diverses manières. « Pot à deux anses » (II, 12, 366), « glaive double [et] dangereux » (II, 17, 471), « instrument de plomb, et de cire, allongeable, ployable, et accommodable à tout biais et à toutes mesures » (II, 12, 342), la raison humaine serait, en d’autres termes, un moyen, un outil « libre et vague » (III, 11, 348) dont on peut faire maints usages selon les circonstances, dispositions et besoins. Conséquemment, si d’une part les humains semblent naturellement disposés à juger, toujours est-il que le jugement ne s’exprime pas de manière identique chez tous les hommes. N’établissant pas le même rapport entre le savoir et l’ignorance, le Simple, le Sot et l’Ignorant philosophe n’orientent de ce fait pas le sens dans la même direction.
Ne faisant pas concrètement preuve de bon sens, le Sot de Montaigne contrefait ses jugements, car tels les insensés, il ignore ignorer et croit être dans le vrai, sans savoir que c’est pourtant « folie de rapporter le vrai et le faux à notre suffisance » (I, 27, 359). Estimant avoir décelé la vérité dans les livres, le « savantaux » évalue sa vie à l’aune des jugements d’autrui, notamment des auteurs qu’il estime et auxquels il a déjà prêté allégeance :
Les savants à qui touche la juridiction livresque, ne connaissent autre prix que de la doctrine, et n’avouent autre procéder en nos esprits, que celui de l’érudition et de l’art : Si vous avez pris des Scipions pour l’autre, que vous reste-t-il à dire qui vaille ? Qui ignore Aristote selon eux, s’ignore quant et quant soi-même. (II, 17, 474)
Le Simple, qui « apprend encore son a, b, c » (III, 6, 182), n’a pour sa part « connaissance d’aucune science, ni même d’écriture » (I, 54, 543). C’est ainsi que « les âmes communes et populaires, ne voient pas la grâce et le poids d’un discours hautain et délié » (II, 17, 474). Étrangers au savoir scriptural, il ne reste aux ignorants « abécédaires » que l’expression orale pour exprimer leur bon sens à travers le maniement de la raison. Qu’en est-il dès lors de l’usage du bon sens au cours de leurs pourparlers ?
165« De droit fil32 »
Considérant que « le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c’est à mon gré la conférence » (III, 8, 202), c’est-à-dire l’art de converser, de s’entretenir ou de discuter, Montaigne constate – après les avoir scrutés à maintes reprises, au détour des ruelles et jusqu’en son propre domaine – qu’au cours de leurs discussions, les personnes non lettrées font preuve d’un étonnant bon sens. Précisément, en écoutant avec attention leurs causeries, il reconnaît que les « bergers » et les « enfants de boutique » tiennent des propos cohérents, logiquement ordonnés :
Ce n’est pas tant la force et la subtilité que je demande, comme l’ordre. L’ordre qui se voit tous les jours aux altercations des bergers et des enfants de boutique : jamais entre nous. S’ils se détraquent, c’est en incivilité : si faisons-nous bien. Mais leur tumulte et impatience ne les dévoient pas de leur thème : leur propos suit son cours. S’ils préviennent l’un l’autre, s’ils ne s’attendent pas, au-moins ils s’entendent. (III, 8, 207)
Les Sots ne suivent pas « l’ordre » ordinaire (« jamais entre nous »), ils ne vont pas dans le bon sens, en ceci qu’au cours de leurs débats, ils s’aventurent sur des chemins tortueux afin d’élaborer un arsenal argumentatif le plus souvent biaisé et trouble. À force de vouloir persuader, ils en viennent à émousser la vigueur naturelle de leur esprit, tout en induisant en erreur leurs lecteurs et interlocuteurs. À l’inverse, au cours de leurs conversations, les Simples font montre d’une franche droiture. Plus que la « matière » de leurs propos, c’est avant tout la « manière » dont ils conduisent leurs entretiens qui retient l’attention. Ce n’est pas tant la « force et la subtilité » des arguments avancés que remarque Montaigne, que « l’ordre » qui traverse et sous-tend leurs causeries. À l’instar des Sots (« si faisons-nous bien »), les Simples peuvent se détourner de leur voie. Mais s’il leur arrive de se « détraquer », ils ne s’en égarent pas pour autant. Tandis que les Sots confondent, se confondent et finissent par se perdre, le dévoiement des Simples n’est que temporaire. Même s’il leur arrive de se « prévenir », de se devancer, de se précéder les uns les autres, ils savent néanmoins revenir à bon port et parviennent in 166fine à suivre le fil de leurs propos, à approfondir les thèmes débattus respectant ainsi l’ordre du jour.
De plus, par delà le « tumulte » apparent des leurs « altercations », Montaigne perçoit qu’à défaut de « s’attendre », les « bergers » et autres « enfants de boutique » parviennent à « s’entendre ». Il ne s’agit pas pour autant de croire qu’ils s’accordent naturellement entre eux, ni que leurs causeries enflammées débouchent inéluctablement sur un consensus général. Nous l’avons vu : au cours de leurs « altercations », il y a bien court-circuitage, « tumulte et impatience ». Le fait que les Simples ne « s’attendent » pas toujours révèle que leurs causeries ne sont pas tant dictées par la concorde que par la précipitation, l’exaspération ou l’« incivilité ». En revanche, et ce malgré leurs divergences, tout porte à croire qu’ils « s’entendent », en ceci qu’ils sont audibles les uns aux autres et savent se faire comprendre. Entendement serait ici synonyme d’intelligibilité. Comment expliquer, du reste, que de simples ignorants « abécédaires » soient plus à même de converser avec cohérence et intelligence que les « savants » ?
Le franc-parler
Montaigne se méfie très ouvertement des « savants à qui touche la juridiction livresque » (II, 17, 474). Car à tant vouloir être dans le vrai et s’obliger à défendre une « doctrine » – indépendamment de l’expérience qu’ils peuvent avoir du monde –, ils finissent par « piper », c’est-à-dire tromper leurs lecteurs. C’est par exemple le cas des cosmographes (géographes universels), que Montaigne associe aux « fines gens » :
Les fines gens, remarquent bien plus curieusement, et plus de choses, mais ils les glosent : et pour faire valoir leur interprétation et la persuader, ils ne se peuvent garder d’altérer un peu l’Histoire : ils ne vous représentent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent selon le visage qu’ils leur ont vu : et pour donner crédit à leur jugement et vous y attirer, prêtent volontiers de ce côté-là, à la matière, l’allongent et l’amplifient. Ou il faut un homme très fidèle, ou si simple, qu’il n’ait pas de quoi bâtir et donner de la vraisemblance, à des inventions fausses, et qui n’ait rien épousé. (I, 31, 395-396)
Les érudits, aux « lourdes têtes », confondent ainsi leur public dans les deux sens du terme. En effet, comme nous l’avons souligné il y a peu, leurs œuvres présentent un style sibyllin et souvent abscons, mais elles 167regorgent également de faux témoignages, distillés ça et là, grâce à un habile usage de la « glose », artifice censé légitimer leurs discours. En cherchant coûte que coûte à « donner crédit à leur jugement » et à persuader leurs pairs, tout en s’appuyant outrancièrement sur le savoir livresque, les « savantaux » entretiennent un rapport dogmatique au savoir qui leur impose en définitive de produire un discours foncièrement malhonnête : « ils ne vous représentent jamais les choses pures, ils les inclinent et masquent ». C’est donc en un double sens que les « fines gens » prêtent à confusion : ils s’expriment de manière confuse, et ils s’efforcent de confondre le lecteur.
Méconnaissant tout à fait le contenu des débats scientifiques, les ignorants « abécédaires » n’ont, en ce qui les concerne, aucun moyen d’« épouser » une quelconque doctrine, évitant par là-même tout désir de « rapporter le vrai et le faux à notre suffisance ». Étrangers qu’ils sont aux diaphonies savantes, la volonté de persuader chaque interlocuteur de la véracité d’une thèse – qu’elle soit théologique, mathématique, cosmologique, historique ou encore philosophique – ne saurait les concerner. Exempts de tout compromis avec une quelconque loi ou vérité prétendument universelle, immuable et éternelle, les Simples ne s’en trouvent que plus aptes à dire vrai. Dispensé de tout devoir argumentatif, le discours des illettrés constitue en effet une prise de parole libre, à la fois franche et honnête.
À la différence du langage « cérémonieux33 » employé par les esprits savants, celui des « âmes naturelles » nomme les choses avec assurance, sans filtre ni détours ou civilités de pure forme. Entre le nom et la chose, il n’y a ici guère de médiation. S’exprimant de manière brute, crue et ouverte les Simples n’hésitent pas, par exemple, à « appeler à droit nos membres » sexuels (II, 17, 438-439)34. Le cas des Indiens d’Amérique est tout aussi révélateur. Lorsqu’on leur demande ce qu’ils pensent de « notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville », les « sauvages » 168venus du Nouveau Monde affirment sans embarras qu’ils trouvent « fort étrange, que tant de grands hommes […] se soumissent à obéir à un enfant [le jeune Charles IX] », mais surtout :
qu’ils avaient aperçu qu’il y avait parmi nous des hommes pleins et gorgés, de toutes sortes de commodités, et que leurs moitiés étaient mendiants à leurs portes, décharnés de faim et de pauvreté, et trouvaient étrange comme ces moitiés ici nécessiteuses pouvaient souffrir une telle injustice, qu’ils ne prissent les autres à la gorge, ou missent le feu à leurs maisons. (I, 31, 410)
Ainsi, l’ignorant « abécédaire » est-il rugueux et sans vergogne, nullement poli et policé. Il ne dit certes pas nécessairement ce qu’au vu de l’étiquette et du vocabulaire savant il convient de dire, mais son franc-parler, limpide et direct, rend son discours fort intelligible. Ajoutons que le franc-parler n’est pas uniquement l’expression d’un discours sans détours – et donc naturel parce que sans fioritures ni artifices –, mais qu’il est également le signe d’un rapport honnête au savoir.
N’éprouvant point la nécessité de « donner crédit à leur jugement » et n’ayant embrassé aucune doctrine particulière, les illettrés remplissent en effet la « condition propre à rendre véritable témoignage » (I, 31, 395). Lorsqu’un « laboureur » se concerte avec un « berger », plutôt que d’« allonger » et d’« amplifier » ses propos, il dit « ce qu’il sait et autant qu’il sait ». N’ayant aucune vérité à prouver, le Simple de Montaigne se voit ainsi doté d’une authenticité comparable à l’attitude attendue de témoins au cours d’un procès. Il reproduit en effet l’usage juridique qui consiste à recourir à des témoins tenus pour justes à l’aune de la bonne foi35 dont ils sont censés faire preuve. « Les paysans simples, sont honnêtes gens » (I, 54, 542) : s’il leur arrive de « dire mensonge », ils ne sauraient « mentir36 ». 169En d’autres termes, ils peuvent se tromper, prendre le faux pour le vrai, et par conséquent errer sans le savoir ; mais ils ne soutiennent pas le contraire de ce qu’ils pensent, ni n’affirment volontairement une fausseté qu’ils savent être fausse en la faisant passer pour vraie. N’ayant que faire d’avoir raison, le Simple n’avance donc point masqué, mais au contraire s’expose à nu, affichant « ce qu’il sait et autant qu’il sait » sans « piperies ». Soulignons à ce titre que dire avec sincérité ne signifie pas dire la vérité. Pour Montaigne nous n’avons aucune participation ou « communication à l’être » (II, 12, 395). Autrement dit, la raison humaine n’a accès qu’à la surface des choses, et « les choses présentes mêmes, nous ne les tenons que par la fantaisie » (III, 9, 308). Aussi, lorsque l’illettré partage ses expériences, c’est avant tout des phantasiæ qu’il met en avant, à savoir les représentations, les impressions mentales, les imaginations ou encore les images que l’âme ou l’esprit projette à l’aune des impressions sensibles. Pour Montaigne, l’avantage du Simple sur le Sot est qu’à la différence de ce dernier, il n’a aucune raison de fausser sciemment ses imaginations. Bien que pouvant être induit en erreur, c’est authentiquement qu’il communique les impressions qui se dégagent de ses expériences. Aussi les Simples disent-ils vrai, sans pour autant détenir nécessairement la vérité.
En définitive, c’est parce qu’ils sont doublement francs que les Simples « s’entendent » entre eux : ils s’expriment franchement (directement), et font preuve de franchise (honnêteté). À la différence des « fines gens » – qui écrivent confusément et cherchent à confondre –, leur franc-parler ne prête point à confusion. On voit donc à quel point les ignorants « abécédaires » parviennent à converser entre eux avec intelligence. Reste à élucider ce qui leur permet d’assurer que leurs propos suivent leur « cours » et demeurent cohérents.
La « substance des choses »
Afin de comprendre en vertu de quoi le « tumulte » et l’« impatience » des non-lettrés « ne les dévoient pas de leurs thèmes », il semble opportun de caractériser leurs sujets de conversation. Penchons-nous pour ce faire sur le contenu de leurs causeries, en nous demandant quels sont leurs principaux centres d’intérêt et thèmes de prédilection.
170Montaigne le souligne à diverses reprises : les Simples sont insouciants en ceci qu’ils ne s’encombrent point de pensées inutiles. Cela ne signifie pas pour autant que rien n’occupe leur esprit, bien au contraire. Plutôt que de se tenir « aux branches », ils s’attachent au « tronc » et au « corps », et se cantonnent à « la substance des choses » (II, 17, 438). Qu’est-ce-à dire ? Selon Montaigne, « ce mot est de tout temps en la bouche du peuple, “Tenez chauds les pieds et la tête, Au demeurant vivez en bête” » (II, 12, 206). Parce que l’illettré s’inspire de « la manière de naître, d’engendrer, nourrir, agir, mouvoir, vivre et mourir des bêtes » (ibid.), ce qui retient son attention est avant tout ce qui sert et est utile à la vie, à savoir : « comme il nous faut vivre et mourir, ménager nos biens, aimer et élever nos enfants, entretenir justice » (III, 12, 381). En consonance avec le règne animal, les ignorants « abécédaires » se concentrent, dans leurs pourparlers, sur des « biens essentiels, maniables et palpables, la paix, le repos, la sécurité, l’innocence, et la santé : la santé, dis-je, le plus beau et le plus riche présent, que nature nous sache faire » (II, 12, 228). Selon les observations de Montaigne, la constitution physique des « muletiers » et des « sauvages » affiche en effet une ostensible vigueur et longévité37, tout en arborant une franche disposition aux joies des « exécutions amoureuses ». Alors que « l’amour d’un muletier se rend souvent plus acceptable, que celle d’un galant homme » (II, 12, 238), chez les Tupinamba du Brésil :
Il y a quelqu’un des vieillards, qui le matin avant qu’ils se mettent à manger, prêche en commun toute la grangée, […] il ne leur recommande que deux choses, la vaillance contre les ennemis, et l’amitié à leurs femmes. […] Ce prophète parle à eux en public, les exhortant à la vertu et à leur devoir : mais toute leur science éthique ne contient que ces deux articles, de la résolution à la guerre, et affection à leurs femmes. (I, 31, 400-401)
La danse, la poésie et les chants sont aussi des arts auxquels les Simples s’intéressent au plus haut point. Tandis qu’au Nouveau Monde « toute la journée se passe à danser » et à fredonner des chansons guerrières et amoureuses aux allures poétiques « tout à fait Anacréontiques » (I, 31, 409), en Europe :
[La] poésie populaire et purement naturelle a des naïvetés et grâces [par] où elle se compare à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art : comme 171il se voit ès villanelles [de] Gascouigne, et aux chansons qu’on nous rapporte des nations qui n’ont connaissance d’aucune science, ni même d’écriture. (I, 54, 542-543)
La santé, la mort, la justice, l’enfance, la haine et l’amour sont en effet des thèmes qui parlent à tous. Sans s’attarder sur des sujets extraordinaires ni dévoiler de prodigieuses vérités occultes, c’est en définitive parce qu’ils abordent des questions utiles et d’intérêt commun que les Simples ne se « dévoient pas de leur thème » et respectent l’ordre du jour38.
Nous avons vu jusqu’à présent que les Simples sont dotés de bon sens (jugement ordinaire, sens commun…), qu’ils font montre de franc-parler et d’honnêteté, tout en conversant avec intelligence et cohérence autour de thèmes qu’ils estiment être utiles à la vie ordinaire. Ainsi, les ignorants « abécédaires » méconnaissent les lettres, mais savent manifestement faire usage de la raison qu’ils emploient, entre autres domaines, dans l’art de la conversation. Nous avons de plus brièvement souligné la proximité que peuvent entretenir les Simples avec la nature. Montaigne le répète à foison en ses Essais, si « nature est un doux guide » (III, 13, 478) pour tout être vivant, parmi les êtres humains les Simples sont ceux qui suivent au plus près ses ordonnances. Ainsi, « l’ordre qui se voit tous les jours aux altercations des bergers et des enfants de boutique » est-il intimement lié à l’ordre naturel qui se voit d’ordinaire sous nos yeux. Si les illettrés n’ont certes pas accumulé de savoir livresque, il n’empêche qu’ils vivent aux moyens des œuvres de « mère nourrice » (III, 6, 182) auxquelles ils demeurent attentifs. Observer les règles de la nature engendre-t-il du reste une forme de savoir spécifique aux Simples ?
172Le savoir illettré
La connaissance du topos
Au cours de leurs « altercations » franches, honnêtes, intelligibles et droites à propos de ce qu’ils jugent utile à la vie commune, les non-lettrés font également preuve de bon sens en cela qu’ils s’en tiennent aux évidences. En d’autres termes, lorsqu’il s’agit de connaître, ils se contentent d’être attentifs à ce qui tombe sous le sens, à savoir les données fournies par l’expérience. En cela, les sensations sont à l’origine de la connaissance des Simples. Précisons toutefois qu’ils ne produisent pas une science empirique, à la manière des philosophes qui accordent une autorité souveraine à l’expérience, mais bien plutôt des « narrations particulières », à la façon des « topographes » présentés par Montaigne dans l’essai « Des Cannibales » (I, 31).
Alors qu’il souhaite dépeindre les us et coutumes des Indiens du Nouveau Monde pour en tirer enseignement, Montaigne aborde un sujet qu’il ignore ou tout du moins méconnaît empiriquement parlant. N’ayant en effet jamais foulé le sol américain, il n’avait aucune expérience in situ des paysages et habitants de ce continent. Face à sa propre méconnaissance, et afin de pouvoir malgré celle-ci rédiger son essai, Montaigne méprise la « voix commune », à savoir la rumeur savante colportée par les « cosmographes ». Il préfère prêter l’oreille à un « homme » qu’il avait avec lui – probablement un de ses serviteurs –, et se renseigne par ailleurs auprès de « matelots » et « marchands » qui avaient eu l’occasion de séjourner en Amériques :
J’ai eu longtemps avec moi un homme qui avait demeuré dix ou douze ans en cet autre monde, qui a été découvert en notre siècle (I, 31, 392). […] Cet homme que j’avais, était homme simple et grossier, […] et, outre cela, il m’a fait voir à diverses fois plusieurs matelots et marchands, qu’il avait connus en ce voyage. Ainsi je me contente de cette information, sans m’enquérir de ce que les cosmographes en disent. (I, 31, 395-396)
Pour rédiger l’essai « Des Cannibales », les sources d’informations privilégiées par Montaigne sont donc les narrations orales et non les récits de voyages publiés en son temps. Ces personnes qu’il qualifie de 173« simples et grossières » lui font part de leurs expériences en ces « terres neuves », et semblent ainsi correspondre aux Simples qui, comme nous l’avons précédemment souligné, partagent leurs impressions relatives aux expériences accumulées au cours de leurs vies. Ceci étant dit, quelle est la particularité de ce savoir partagé ?
Comme Montaigne l’affirme ouvertement, il ne tient pas ses informations d’un homme de science, mais bien de cet « homme » qui partage avec lui la vaste expérience acquise en un lieu très précis : « l’endroit où Villegaignon prit terre, qu’il surnomma la France Antartique » (I, 31, 392), c’est-à-dire l’éphémère colonie française qui occupa l’actuelle baie de Guanabara à Rio de Janeiro, de 1555 à 1560. À l’inverse des « cosmographes » – qui, selon Montaigne, « veulent jouir de ce privilège, de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde » (I, 31, 396), et n’hésitent pas à prétendre « écrire toute la physique » parce qu’ils possèdent sur nous cet avantage d’avoir vu quelques « petit lopins » de terres –, l’homme « simple et grossier » produit des « narrations particulières », à partir de ce qu’il a vécu en un lieu spécifique et durant une période déterminée (« dix ou douze ans »). Après avoir scruté lui-même un paysage, il nous fait ainsi part de sa « particulière science ou expérience de la nature d’une rivière ou d’une fontaine » (I, 31, 396). N’ayant « épousé » aucune doctrine et ne devant pas « faire valoir son interprétation », il se borne en somme à dire « ce qu’il sait, et autant qu’il en sait ». Peu fantasque, son récit est d’autant plus intelligible et crédible qu’il ne sait que ce que chacun saurait s’il s’était trouvé lui-même au même endroit.
Armés de leur « particulière science », les illettrés savent probablement moins que les « savantaux », mais ce qu’ils savent ils le savent mieux39. Ils savent mieux que les « fines gens » dans la mesure où le savoir qu’ils obtiennent de leurs expériences est à la fois « pur » et précis. Plutôt que d’allonger ou d’amplifier la réalité, les Simples nous représentent les « choses pures », c’est-à-dire à l’état brut. L’ensemble des phénomènes dont ils nous font part, en un langage cru et dénué d’enjolivure, s’apparente en effet à une matière striée et rugueuse, encore naturelle, comme le sont les pierres non polies et le bronze non ciselé. À partir de ses expériences, le Simple acquiert et partage un savoir « pur » ; en d’autres termes, il construit des 174représentations naïves qu’il communique sans détours interprétatifs. De plus, la précision de ces « narrations particulières » est telle qu’en déclinant chaque détail d’un paysage, d’une situation ou d’un contexte vécu, les non-lettrés extraient les multiples richesses de chacune de leurs expériences. Ils retracent avec précision une multitude d’informations sensitives glanées en un même lieu. Tandis que l’âme savante s’épuise à vouloir embrasser le cosmos pour n’étreindre au bout du compte que du « vent », l’âme commune épuise la matière du topos, sans fournir plus d’effort que nécessaire.
Les « narrations particulières » produites par les Simples au cours de leurs entretiens sont ainsi proches de la démarche topographique, comprise comme savoir du singulier vécu, par opposition à la cosmographie, saisie comme science de l’universel spéculé. À cet égard, Jean de Léry pourrait être le représentant lettré des Simples illettrés. Une fois rassemblés les témoignages des hommes « simples et grossiers », Montaigne appelle de ses vœux l’essor de la science topographique : « il nous faudrait des topographes » s’exclame-t-il. Jean de Léry – jeune cordonnier converti au protestantisme envoyé par Jean Calvin rejoindre l’expédition coloniale de Nicolas Durand de Villegagnon au Brésil – pourrait alors correspondre à la figure montanienne du « topographe ». En effet, avant même la publication des Essais, l’auteur d’Histoire d’un voyage en terre du Brésil précisait déjà qu’en ce qui le concerne :
Si quelqu’un, dis-je, trouve mauvais que, quand ci-apres je parleray de la façon de faire des sauvages (comme si je me voulois faire valoir), j’use si souvent de ceste façon de parler, Je vis, je me trouvay, cela m’advint, et choses semblables, je respon, qu’outre (ainsi que j’ay touché) que ce sont matieres de mon propre sujet, qu’encores, comme on dit, est-ce cela parlé de science, c’est à dire de veuë et d’experience […]. J’enten toutesfois, non pas de toute l’Amerique en general, mais seulement de l’endroit où j’ay demeuré environ un an : assavoir sous le tropique de Capricorne entre les sauvages nommez Touoüpinambaoults. Finalement asseurant ceux qui aiment mieux la verité dite simplement que le mensonge orné et fardé de beau langage, qu’ils trouveront les choses par moy proposées en ceste histoire non seulement veritables, mais aussi aucunes, pour avoir esté cachées à ceux qui ont precedé nostre siècle, dignes d’admiration40.
À la façon des « matelots » et « marchands » avec lesquels Montaigne affirme s’être entretenu, Jean de Léry livre un aperçu de ses expériences au 175cœur du continent américain (« est-ce cela parlé de science, c’est à dire de veuë et d’experience ») ; produit des « narrations particulières » (« j’enten toutesfois, non pas de toute l’Amerique en general », mais précisément la France Antarctique, où il a demeuré « environ un an ») ; et adopte un langage franc et honnête (« asseurant ceux qui aiment mieux la verité dite simplement que le mensonge orné et fardé de beau langage »). Ajoutons à cela que dans sa préface, Léry s’oppose frontalement au cosmographe André Thevet, qu’il accuse de « mentir ainsi Cosmografiquement : c’est à dire, à tout le monde41 ». De manière voilée, Montaigne critiquera à son tour ce même auteur dans « Des Cannibales42 ».
Tout porte ainsi à penser que la « particulière science » affichée par les Simples de Montaigne ne coïncide pas avec l’empirisme proposé par les savants philosophes. Tâchons donc de cerner plus précisément à quel type de démarche scientifique pourrait s’accorder la connaissance du topos mise en œuvre par les Simples.
Fragments d’une vie ordinaire
« Pour les humains, la science et l’art résultent de l’expérience43 », dit Aristote. Si l’expérience est de fait le principe du savoir illettré, nous devinons néanmoins qu’il ne s’agit pas pour le Simple de compiler « de nombreuses notions d’expériences » d’où résulterait « une seule conception universelle à propos des cas semblables44 ». N’ayant nulle connaissance des lettres et des nombres, les ignorants « abécédaires » ne sont pas tenus d’extraire les lois générales fondées sur l’accumulation d’observations et de faits mesurables. Percevant la nature environnante, ils partagent leurs impressions, sans pour autant passer du concret à l’abstrait, raisonner par induction ou opérer la synthèse de leurs expériences pour expliquer les règles de l’entendement, de la nature ou du cosmos. On peut en revanche 176attester que le Simple de Montaigne se maintient inlassablement à la surface du paraître, à la hauteur des impressions sensibles : pas de glose interprétative donc, mais simplement des constats sensitifs. Étranger à la connaissance des lois universelles, le Simple est un expérimenté qui, avant d’interpréter, expose : plus qu’un savant empiriste, c’est un conteur de vécus dont les résultats sont proches de ceux obtenus par l’historien « fort simple » loué par Montaigne.
Nous avons vu que le serviteur, les « matelots » et les « marchands » consultés par Montaigne, aussi bien que le cordonnier et écrivain Jean de Léry, ont longuement résidé aux environs de Rio de Janeiro. La crédibilité de leurs récits tient donc à leur présence physique. Plutôt que des ouï-dire, ils prétendent nous rapporter des faits vécus : « Je vis, je me trouvay, cela m’advint », nous assure Jean de Léry, dont la devise de prédilection était « plus voir qu’avoir45 ». De la même sorte, le regard des non-lettrés sur les phénomènes s’assortit au procédé d’autopsie, cher aux médecins empiristes de l’Antiquité46, et que l’on peut traduire par : « examen par soi-même », « vu par soi-même ». Les Simples sont en l’occurrence des témoins oculaires. N’ayant, nous l’avons vu, guère de motifs pour « faire valoir leurs interprétations » et faisant preuve de bonne foi, ces hommes « simples et grossier » remplissent alors la « condition propre à rendre véritable témoignage » de ce qu’ils ont vu et senti au fil de leurs vies.
Il faut en outre préciser qu’au cours de leurs conversations, les « honnêtes gens » ou simples témoins rapportent ce qu’ils ont vu et ressenti plus à la manière des compilateurs qu’à celle des historiens qui « s’amusent 177à traiter les causes » (III, 11, 348). À la différence par exemple d’un Thucydide47 qui, en vue de dégager les causes profondes et immédiates de la guerre du Péloponnèse, s’applique à rationaliser les faits qu’il insère dans des chaînes logiques de causalité, le Simple ne cherche pas à retracer l’origine et la généalogie des événements survenus. Plutôt que d’expliquer le sens des phénomènes à partir de leurs causes supposées, le simple témoin rapporte des histoires singulières. En produisant des « narrations particulières », les illettrés parlent donc en connaissance de cause, sans pour autant être de « plaisants causeurs48 ». De plus, les expériences qu’ils narrent ne correspondent pas plus à des événements historiques qu’à des « vies illustres ». Dans la préface de sa traduction des Vies Parallèles de Plutarque, Jacques Amyot distingue en ces termes l’histoire des « faits » de celle des « vies » :
Or est-il, que selon la diversité de la matiere qu’elle [l’histoire] traicte, ou de l’ordre et maniere d’escrire dont elle use, on luy donne noms differents : mais il y en a entre austres deux principales especes : l’une qui expose au long les faicts et advantures des hommes, et s’appelle du nom commun d’histoire : l’austre qui declare leur nature, leurs dicts et leurs mœurs, qui proprement se nomme vie. Et combien que leurs subjects soyent fort conjoincts, si est-ce que l’une reguarde plus les choses, l’austre les personnes : l’une est plus publicque, l’austre plus domesticque : l’une concerne plus ce qui est au-dehors de l’homme, l’austre ce qui procede du dedans : l’une les evenements, et l’austre les conseils49.
178Pour autant, le vécu relaté par l’illettré n’a ni la portée événementielle de la guerre du Péloponnèse ni l’exemplarité morale de la vie d’Alexandre. Il s’agit pour lui de raconter des histoires certes vécues, mais dénuées d’éclat et en rien extraordinaires. Lorsqu’ils conversent entre eux les illettrés abordent des sujets ayant rapport à la vie commune, celle qui d’ordinaire défile sous nos yeux. Ce qu’ils partagent est en définitive une compilation d’expériences personnelles, les fragments d’une vie ordinaire qu’ils récitent à haute voix. Reproduisant au gré de leurs « altercations » tous les registres qu’ils ont pu récolter de leurs expériences, les simples témoins adoptent à l’oral un style proche de celui employé à l’écrit par une catégorie d’historiens qui ravit Montaigne. En effet, tout en soulignant à quel point il apprécie les historiens « excellents » (i.e. les historiens des « vies », notamment Plutarque), Montaigne déclare également l’amour qu’il porte aux historiens « fort simples ». Tel est le cas du « bon Froissard50 » qui, après avoir enregistré « à la bonne foi toutes choses », divulgue trait pour trait et sans ambages « la matière de l’Histoire nue et informe » :
J’aime les Historiens, ou fort simples, ou excellents. Les simples qui n’ont point de quoi y mêler quelque chose du leur, et qui n’y apportent que le soin, et la diligence de ramasser tout ce qui vient à leur notice, et d’enregistrer à la bonne foi toutes choses, sans choix et sans triage, nous laissent le jugement entier, pour la connaissance de la vérité. Tel est entre autres pour exemple, le bon Froissard, qui a marché en son entreprise d’une si franche naïveté, qu’ayant fait une faute, il ne craint aucunement de la reconnaître et corriger (…) : Et qui nous représente la diversité même des bruits, qui courraient et les différents rapports qu’on lui faisait. C’est la matière de l’Histoire nue et informe : chacun en peut faire son profit autant qu’il a d’entendement. (II, 10, 132).
On dénombre ainsi quelques points communs entre les histoires orales narrées par les Simples et les récits publiés par les historiens « fort simples » : Jean Froissart qui écrit avec une « franche naïveté », mais aussi Jean de Léry qui nous donne à lire l’histoire de son propre « voyage », ou encore Montaigne qui s’emploie à son tour, avec le soutien d’un secrétaire anonyme, à tenir à jour un journal de voyage51 contenant ses impressions relatives aux humeurs et aux mœurs de diverses nations européennes.
179Signalons nonobstant que les témoignages établis par les Simples ne sont pas les versions orales des genres littéraires que constituent le carnet de voyage et l’autobiographie. Plutôt que d’élaborer la chronique de ses explorations ou de publier ses confessions, l’ignorant « abécédaire » se borne à dévoiler quelques bribes des chapitres de son vécu, autrement dit il rapporte ce qu’il a pu voir et sentir en un instant et en un lieu précis. N’étant pas forcément un homo viator, le Simple de Montaigne relate des fragments de la vie ordinaire : il compile des expériences et, lorsque l’occasion s’en présente, rend témoignage des impressions qu’il peut s’en faire.
Tirer profit du savoir illettré
Nous nous étions initialement demandé si les Simples détenaient un quelconque type de savoir. Au vu de ce qui a été exposé, nous pouvons désormais considérer que les Simples exercent leur bon sens (sens commun, jugement ordinaire) en produisant une « particulière science ». Manifestement sincères et cohérents lorsqu’ils s’entretiennent des sujets qu’ils jugent utiles à la vie, les Simples partagent en effet des « narrations particulières ». À la fois compilateurs et témoins-rapporteurs, ils relatent oralement et de manière authentique les impressions de leurs expériences quotidiennes. En d’autres termes, le Simple nous fournit des témoignages « purs » et précis de ce qu’il a pu voir (autopsie) et sentir en un lieu (topos) et en un temps déterminés. Le savoir illettré est en ce sens proche de celui colporté par l’historien « fort simple ».
Nous nous étions par ailleurs demandé quels enseignements Montaigne avait tiré de ce savoir illettré. Suite à ce qui a été exposé, tâchons, en guise de conclusion, de cerner les contours majeurs de cet apprentissage. Énumérons pour ce faire les domaines du savoir dans lesquels la figure du Simple a le plus épaulé Montaigne dans la formation de son jugement et la rédaction de ses Essais.
En prêtant l’oreille aux causeries ordinaires qui occupent les « bergers » et les « enfants de boutique », Montaigne entrevoit la mise en œuvre d’une conduite juste et rigoureuse du débat : « l’ordre qui se voit tous les jours en leurs propos ». À travers cette expérience vécue auprès des 180Simples, Montaigne trouve matière à penser les conditions qui déterminent l’efficacité de la communication dans les débats, notamment intellectuels. L’attention portée aux causeries ordinaires encourage Montaigne à se libérer de la sottise, plutôt que de s’en impatienter de manière stérile. Pour ce faire, il faudra substituer le dialogue à la dispute : « Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère : je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit » (III, 8, 205). Le bon sens à l’œuvre dans les propos des illettrés interroge par ailleurs « sur les effets de l’école, sur sa nécessité voire même sur sa nocivité52 » : « voit-on plus de barbouillage au caquet des harengères, qu’aux disputes publiques des hommes de cette profession [la logique] ? J’aimerais mieux, que mon fils apprît aux tavernes à parler, qu’aux écoles de la parlerie » (III, 8, 209).
La manière qu’ont les Simples de produire naïvement des « narrations particulières » à partir du procédé d’autopsie conforte également la haute estime en laquelle Montaigne tient les expériences personnelles et l’esprit pratique. En opposant le regard topographique restreint aux dimension locales, à la vison cosmographique tournée vers l’absolu, Montaigne fait autant le choix du particulier contre l’universel que celui des sensations contre la spéculation : « Jusques aux moindres occasion de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne. […] Ma philosophie est en action, en usage naturel et présent : peu en fantaisie. Prissé-je plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie » (III, 5, 88).
Lorsque les Tupinamba se confient à Montaigne pour mieux s’étonner de « notre façon, notre pompe, la forme d’une belle ville », le point de vue critique qu’ils partagent avec lui met en exergue la barbarie inaperçue et pourtant immanente aux notions de civilisation et de progrès. Le franc-parler de l’ignorant « abécédaire » devient ainsi un remède susceptible de guérir les champions de la civilisation de leur cécité accablante53. En prêtant attention aux points de vue des illettrés, les hommes de lettres et de science peuvent adopter un regard sur soi et les siens, à la fois décentré, réflexif et lucide. La perspective des Simples enseigne en somme à mieux se connaître : « je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire » (I, 26, 316).
181Enfin, Montaigne s’intéresse tout particulièrement au fait que les non-lettrés sont suffisamment de « bonne foi » pour nous représenter les « choses pures », à l’état brut. En effet, constatant que ses témoins rapportent des « narrations particulières » et fournissent « la matière de l’Histoire nue et informe », Montaigne se réjouit de pouvoir donner forme à un matériau encore naturel et vierge. À la façon des historiens « fort simples », les ignorants « abécédaires » laissent alors à Montaigne « le jugement entier, pour la connaissance de la vérité ». Autrement dit, l’auteur des Essais entrevoit la possibilité de manier librement les résultats obtenus par la « particulière science » des Simples, pour finalement penser et écrire, comme il le souhaite, de la façon la moins artificieuse possible. De cette matière première, Montaigne a notamment extrait, formé et développé deux traits de son anthropologie : la logique du distinguo et la « force de l’imagination » (I, 21, 242).
Exposant la diversité des us et coutumes de par le monde, les « narrations particulières » que produisent les témoins-rapporteurs mettent au jour le constat selon lequel, en matière de normes et de connaissance, il ne saurait y avoir de vérité absolue, mais des coutumes et des savoirs variables d’une société à l’autre. Ce pourquoi, constate Montaigne : « chaque usage a sa raison » (III, 9, 292). Étant de ceux qui témoignent de la variation et de la contradiction qui se voient en nous et hors de nous, les Simples prêtent main forte à Montaigne en lui permettant d’éviter « cette erreur commune, de juger d’un autre selon que je suis » (I, 37, 429). L’auteur des Essais peut dès lors tâcher de devenir à son tour « honnête homme », à savoir un « homme mêlé » (III, 9, 293), à même de prendre plaisir à la variété et d’adopter la perspective anthropologique qui sied à sa condition : « distinguo, est le plus universel membre de ma Logique. » (II, 1, 19).
De plus, nous l’avons vu, les Simples disent vrai sans pour autant détenir la vérité. Autrement dit, malgré leur bonne foi avérée, ils peuvent non pas « mentir », mais « dire mensonge » et fournir des témoignages parfois fantaisistes, même s’ils jugent avec sincérité avoir vécu leurs expériences telles qu’ils se les représentent. Or, les images que les esprits simples projettent de leurs expériences permettent justement à Montaigne de penser la condition humaine, à savoir ce que l’humain est capable de faire, de dire, mais aussi de se représenter et d’imaginer54 : « fortis 182imaginatio generat casum [Une forte imagination produit l’événement], disent les clercs. » (I, 21, 242). À dire vrai, pour l’auteur des Essais, dans l’étude de nos « mœurs et mouvements » : « les témoignages fabuleux pourvu qu’ils soient possibles y servent comme les vrais. Advenu ou non advenu, à Paris ou à Rome, à Jan ou à Pierre, c’est toujours un tour de l’humaine capacité, duquel je suis utilement avisé par ce récit. » (I, 21, 253).
Parvenus au terme de notre parcours, concluons que le Simple de Montaigne est une figure de l’ignorance des lettres et du savoir illettré qui participe à la formation des Essais pour ce qui touche à l’établissement des règles de l’art du dialogue intellectuel, l’institution de nouvelles méthodes d’éducation, l’affirmation d’une philosophie pratique, l’approfondissement de la connaissance de soi (et des siens), et l’exercice d’une anthropologie du distinguo et de l’imagination.
Fabien Pascal Lins
Université Bordeaux Montaigne / Universidade Estadual de Campinas – Unicamp
1 Les références aux Essais renvoient à l’édition présentée, établie et annotée par Emmanuel Naya, Delphine Reguig et Alexandre Tarrête, Paris, Gallimard, « Folio classique », 2009 et 2012. Nous remercions vivement Violaine Giacomotto-Charra et Jean-François Dupeyron pour avoir conjointement organisé la Journée d’études « Autour de Montaigne : la figure du sage ignorant » et contribué à la publication des travaux présentés à l’université Bordeaux Montaigne, le 28 mars 2019. Ce travail a été réalisé avec le soutien de la Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior – Brasil (CAPES) – Code de financement 001.
2 « Il se peut dire avec apparence qu’il y a ignorance abécédaire qui va devant [qui précède] la science. Une autre doctorale qui vient après la science. » (I, 54, 541)
3 « Qui se souvient de s’être tant et tant de fois mécompté de son propre jugement, est-il pas un sot, de n’en entrer pour jamais en défiance. » (III, 13, 416)
4 Sur « la sottise comme déni de notre bêtise naturelle » (i.e. « la stupidité naturelle des sens et l’imbécillité naturelle de la raison »), voir Sylvia Giocanti, « Montaigne et les bêtes : la bêtise et l’animal dans les Essais de Montaigne », Journées de stage DAFPEN, organisées par A. Perrin, Montpellier, 2011, p. 02-05. URL : disciplines.ac-montpellier.fr/philosophie/sites/philosophie/files/fichiers/2011/giocanti_montaigne.pdf
5 « Il y a plus affaire à interpréter les interprétations, qu’à interpréter les choses : Et plus de livres sur les livres, que sur autre sujet : Nous ne faisons que nous entregloser. » (III, 13, 408)
6 « Voire la reconnaissance de l’ignorance est, l’un des plus beaux et plus sûrs témoignages de jugement que je trouve. » (II, 10, 120) « L’ignorance qui se sait, qui se juge et qui se condamne, ce n’est pas une entière ignorance : pour l’être, il faut qu’elle s’ignore soi-même. » (II, 12, 253)
7 « J’allai trouver un de ceux qui passent pour être des savants, […] il est à craindre que nous ne sachions ni l’un ni l’autre rien qui vaille la peine, mais, tandis que, lui, il s’imagine qu’il sait quelque chose alors qu’il ne sait rien, moi qui effectivement ne sais rien, je ne vais pas m’imaginer que je sais quelque chose Platon, Apologie de Socrate, Œuvres complètes, sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion, 2008 et 2011, 21c-d, p. 70-71.
8 « La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence ; elle prit de son fruit, et en mangea ; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d’elle, et il en mangea. Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures. », Genèse, in La sainte Bible. Ancien Testament, version de L. Segond, Paris, Agence de la société biblique protestante, 1877, III, 6-8, p. 06-07. « J’ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse, et à connaître la sottise et la folie ; j’ai compris que cela aussi c’est la poursuite du vent. Car avec beaucoup de sagesse on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur. », Ecclésiaste, in La sainte Bible. Ancien Testament, ibid., I, 17-18, p. 1063. « Prenez garde que personne ne vous ravisse comme une proie par la philosophie et par des enseignements trompeurs, selon une tradition toute humaine et les rudiments du monde, et non selon le Christ. », Épître aux Colossiens, in La sainte Bible. Livres du Nouveau Testament, par l’abbé A. Crampon, Paris, Rome, Tournai, Desclée, Lefebvre et Cie, 1904, II, 8, p. 238.
9 « D’apprendre qu’on a dit ou fait une sottise, ce n’est rien que cela. Il faut apprendre qu’on n’est qu’un sot. Instruction bien plus ample et importante. » (III, 13, 416)
10 « En effet, aucun homme, aussi studieux soit-il, n’atteindra la perfection du savoir qu’il ne se soit montré très docte dans son ignorance propre ; et on sera d’autant plus docte qu’on se saura davantage ignorant », Nicolas de Cues, La Docte Ignorance, traduction, présentation, notes, chronologie et bibliographie par P. Caye, D. Larre, P. Magnard et F. Vengeon, Paris, Flammarion, 2013, I, 1, p. 44.
11 Comme le remarquent Caye, Larre, Magnard et Vengeon : « la “docte ignorance” […] n’est en rien un mot d’ordre sceptique, mais porte au contraire la métaphysique à son paroxysme. Si elle prend certes la mesure des limites de l’esprit humain, c’est pour mieux lui donner les moyens, à travers la méthode qu’elle constitue, de se dépasser afin d’accéder à une connaissance approchée de l’infini en acte, de la totalité infinie du réel, interprétée ici comme infinité divine et ontologie maximale », Nicolas de Cues, ibid., p. 14.
12 « Les noms mêmes de quoi ils appellent les maladies, en adoucissent et amollissent l’âpreté. La phtisie c’est la toux pour eux : la dysenterie dévoiement d’estomac : un pleurésis c’est un morfondement. Et selon qu’ils les nomment doucement, ils les supportent aussi. » (III, 12, 369)
13 « Comparez la vie d’un homme asservi à telles imaginations, à celle d’un laboureur, […] qui n’a du mal que lorsqu’il l’a : où l’autre a souvent la pierre en l’âme avant qu’il l’ait aux reins. » (II, 12, 237)
14 « Il faut en outre établir par analogie que, parmi les désirs, les uns sont naturels, les autres sans fondement et que, parmi ceux qui sont naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement », Épicure, Lettre à Ménécée, Lettres, maximes et autres textes, traduction et présentation par Pierre-Marie Morel, Paris, GF-Flammarion, 2011, 127, p. 99.
15 « Ne demande pas que ce qui arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux », Épictète, Manuel, traduction et présentation par Mario Meunier, Paris, GF-Flammarion, 1992, VIII, p. 187. Voir également, Marc Aurèle, ibid., II, 2, p. 184.
16 En vue de « montrer l’insécurité, les vains soucis, en même temps que le côté puéril des hommes », on raconte qu’alors que « les hommes d’équipage faisaient grise mine à cause d’une tempête, lui-même [Pyrrhon], gardant toute sa sérénité, leur remonta le moral en leur montrant sur le bateau un petit cochon qui mangeait, et en leur disant que le sage devait se maintenir semblable d’imperturbabilité », Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, traduction française sous la direction de Marie-Odile Goulet-Cazé, Paris, Librairie Générale Française, 1999, IX, 67-68, p. 1104-1105.
17 « Nous parlons, et déjà le temps jaloux a fui ; demain n’est pas à nous, jouissons d’aujourd’hui », Horace, Odes, traduction en vers d’Ernest de Champglin, Paris, Alphonse Lemerre, 1885, I, 11, p. 24.
18 Montaigne dit être « de l’avis de Crantor, qu’il ne faut ni obstinément s’opposer aux maux, et à l’étourdie, ni leur succomber de mollesse, mais qu’il leur faut céder naturellement selon leur condition et la nôtre » (III, 13, 439). Sur l’Académicien Crantor, voir Cicéron, Tusculanes, III, VI.
19 « Accoutume-toi à considérer que la mort n’est rien pour nous, puisque tout bien et tout mal sont contenus dans la sensation ; or la mort est privation de sensation », Épicure, Lettre à Ménécée, op. cit., 124, p. 98 ; « L’homme de cœur, le sage ne s’enfuit pas de la vie ; il en sort », Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, édition établie par Paul Veyne, Paris, Robert Laffont, 1993, III, 24, 25, p. 663.
20 Stéphanie Péraud-Puigségur, Gestes, figures et écritures de maîtres ignorants : une étude du rapport du philosophe au savoir chez Platon, Montaigne et Rancière, thèse de doctorat en philosophie soutenue le 30/11/2018, sous la direction de Mme Martine de Gaudemar, Paris, Université Paris Nanterre, 2018, 621 p. Nous citons dans la version présentée en soutenance, p. 306 (thèse à paraître en 2020 aux éditions Lambert-Lucas).
21 Marie de Gournay estime que Montaigne a rédigé un « livre d’un air nouveau » qui se refuse à enseigner « la sapience » et « desenseigne la sottise », « Préface de Marie de Gournay à l’édition de 1595 des Essais », in Montaigne Studies, édition établie avec une introduction, des notes et un glossaire par François Rigolot, Amherst, MA, Hestia Press, Vol. 1, November 1989, p. 45. Ainsi, selon S. Péraud-Puigségur, « s’il nous faut “désapprendre la sottise” c’est bien parce qu’elle nous a d’abord été apprise. Elle n’est pas innée mais résulte d’un enseignement qui développe chez les élèves une conception erronée de ce que signifie “apprendre” et un rapport dangereux au savoir et à l’autorité. Dans ces conditions, les simples, ou les paysans que côtoie Montaigne sont jugés paradoxalement chanceux d’avoir échappé à une telle institution abêtissante et de pouvoir exercer leur bon sens en toutes circonstances, sans être encombrés par tous les faux-problèmes générés par les funestes “écoles de la parlerie” », op. cit., p. 248-249.
22 « Le maître ignorant, c’est le maître qui ne veut rien savoir des raisons de l’inégalité. Toute expérience pédagogique normale est structurée par des raisons de l’inégalité. Or le maître ignorant est celui qui est ignorant de cela et qui communique cette ignorance, c’est-à-dire communique cette volonté de ne rien en savoir », Jacques Rancière, « L’actualité du “Maître ignorant” : entretien réalisé par Andréa Benvenuto, Laurence Cornu et Patrice Vermeren à Paris le vendredi 24 janvier 2001 », Le Télémaque, 27, 2005, p. 27, cité par S. Péraud-Puigségur, op. cit., p. 433.
23 « Donc en nous attachant aux choses apparentes, nous vivons en observant les règles de la vie quotidienne sans soutenir d’opinions, puisque nous ne sommes pas capables d’être complètement inactifs. Cette observation des règles de la vie quotidienne semble avoir quatre aspects : l’un consiste dans la conduite de la nature, un autre dans la nécessité de nos affects, un autre dans la tradition des lois et des coutumes, un autre dans l’apprentissage des arts », Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, introduction, traduction et commentaires par Pierre Pellegrin, Paris, Le Seuil, 1997, I, 11, 23, p. 69.
24 Selon les propos d’Alcibiade, Socrate « parle d’ânes bâtés, de forgerons, de cordonniers, de tanneurs, […] si bien que n’importe qui, ignorant ou imbécile, peut tourner ses discours en dérision », Platon, Banquet, Œuvres complètes, op. cit., 221e-222a, p. 156.
25 « Mais afin qu’aucun de vous, Chrêtienne, et docte assemblée […] ne me fasse un crime de ce que j’ai donné aux saints Apôtres l’epithete odieuse de cette machine vivante, et à grandes oreilles que nous nommons un Ane […]. Vous saurez donc, Messieurs, que […] pour aquerir la science, la sagesse d’un bon disciple, il faut necessairement, et d’une necessité indispensable être un bon Ane […]. Examinons un peu dans le détail la morale, et la conduite d’un Ane : 1. Il vit de fort peu de chose […] : 2. Sa patience est à toute épreuve […]. 3. La simplicité, et la pauvreté de son esprit, ou pour mieux dire, de son instinct machinal, sont au suprème degré […]. 4. L’Ane est tout à fait aimable par l’innocence et pour la pureté de cœur […]. 5. Et enfin, l’Ane est rarement malade », Henri-Corneille Agrippa de Nettesheim, Sur l’incertitude, aussi bien que la vanité des sciences et des arts. Ouvrage joli, et d’une lecture tout à fait agreable, traduit par le celebre Sr. M. de Gueudeville, Leiden, Chez Theodore Haak, t. 3, chap. 102, « Digression pour l’eloge de l’Ane », p. 1325-1327.
26 « Sachant combien de divers automates ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut faire, […], nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes : dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles […]. Et le second est […] qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes » (René Descartes, Discours de la méthode, éd. Geneviève Rodis-Lewis, Paris, GF-Flammarion, 1992, Cinquième partie, p. 74-75.
27 « Je ne vois dans tout animal qu’une machine ingénieuse, à qui la nature a donné des sens pour se remonter elle-même, […] la Bête ne peut s’écarter de la Règle qui lui est prescrite même quand il lui serait avantageux de le faire […]. C’est ainsi qu’un Pigeon mourrait de faim près d’un bassin rempli des meilleures viandes, et un Chat sur des tas de fruits, ou de grain, quoique l’un et l’autre pût très bien se nourrir de l’aliment qu’il dédaigne, s’il s’était avisé d’en essayer », Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, introduction, notes, bibliographie et chronologie par Blaise Bachofen et Bruno Bernardi, Paris, GF-Flammarion, 2008, Première partie, p. 78-79.
28 Voir I, 31, p. 408-409 et I, 54, p. 542-543.
29 Sur l’éloge de soi sans présomption, voir Sergio Xavier Gomes de Araújo, « Glória, presunção e o projeto do autoretrato nos Ensaios de Montaigne », in O que nos faz pensar, [S.l.], v. 19, 27, 2010, p. 232. URL : oquenosfazpensar.fil.puc-rio.br/index.php/oqnfp/article/view/306
30 Tournure proposée par l’édition Naya, Reguig et Tarrête, voir II, 17, note d, p. 474.
31 Phrase biffée par Montaigne in Essais de Michel Seigneur de Montaigne, cinquiesme edition, augmentée d’un troisiesme livre : et de six cens additions aux deux premiers, Paris, Chez Abel l’Angelier, Salle du Palais avec privilege du Roy, 1588, II, 17, p. 282.
32 « Enfin, je reçois et avoue toute sorte d’atteintes qui sont de droit fil [justement conduites], pour faibles qu’elles soient, Mais je suis par trop impatient de celles qui se donnent sans forme. » (III, 8, 207)
33 « Nous ne sommes que cérémonies, la cérémonie nous emporte, et laissons la substance des choses : nous nous tenons aux branches et abandonnons le tronc et le corps. Nous avons appris aux dames de rougir oyant seulement nommer, ce qu’elles ne craignent aucunement à faire : nous n’osons appeler à droit nos membres, et ne craignons pas de les employer à toute sorte de débauche. La cérémonie nous défend d’exprimer par paroles les choses licites et naturelles, et nous l’en croyons : la raison nous défend de n’en faire point d’illicites et mauvaises, et personne ne l’en croit. » (II, 17, 438-439)
34 Voir aussi supra, note 12.
35 Selon Cicéron, « le fondement de la justice est la bonne foi, c’est-à-dire le respect de notre parole, et l’inviolable fidélité à nos engagements. Et ici, au risque de rencontrer quelques incrédules, osons imiter les Stoïciens, qui recherchent avec grand soin l’étymologie des mots, et affirmer que bonne foi (fides) vient de faire (quia fiat), parce qu’on fait ce qu’on a dit » Cicéron, Traité des devoirs, Œuvres complètes de Cicéron, publiées sous la direction de M. Nisard, Paris, Firmin Didot Frères, Fils et Cie, 1864, t. 4, I, 7, p. 430. Sur la connaissance qu’a Montaigne des usages juridiques de recourir à des témoins faisant preuve de bona fide, voir André Tournon « L’“essai”, un témoignage en suspens », in J. Brody, T. Cave, F. Garavini, M. Jeanneret & A. Tournon, Carrefour Montaigne, Pisa-Genève, ETS/Slatkine, 1994, p. 131 ; et Jean-François Dupeyron, « Les intentions d’écriture de Montaigne », Methodos, 16, 2016, p. 3. URL : journals.openedition.org/methodos/4456
36 « Je sais bien que les grammairiens font différence, entre dire un mensonge, et mentir : Et disent, que dire mensonge, c’est dire chose fausse, mais qu’on a pris pour vraie. Et que la définition du mot mentir en Latin, d’où notre Français est parti, porte autant, comme aller contre sa conscience. » (I, 9, 157).
37 Voir II, 12, 237 et I, 31, 399.
38 On remarquera que, tel que nous l’avons présenté, le franc-parler du Simple de Montaigne rappelle l’opposition sénèquienne entre l’utilité de la parole simple et la superficialité du style orné : « Nos discours doivent tendre non à l’agréable, mais à l’utile. […] Si toutefois l’éloquence vient […] qu’elle soit faite pour montrer les choses plutôt que pour se montrer », Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, op. cit., IX, 75, 5, p. 808.
39 « Ô les lourdes têtes. […] Il fallait s’enquérir qui est mieux savant, non qui est plus savant. » (I, 25, 299)
40 Jean de Léry, Histoire d’un voyage en terre du Brésil, [1578], éd. Frank Lestringant, Paris, Le Livre de Poche, 1994, p. 98-99.
41 Ibid., p. 67.
42 André Thevet, cosmographe du roi, s’était rendu à Jérusalem avant de publier la Cosmographie du Levant et la Cosmographie universelle. Il est donc probable que Montaigne y fasse allusion, lorsqu’il soutient que « pour avoir cet avantage sur nous, d’avoir vu la Palestine, ils [les cosmographes] veulent jouir de ce privilège, de nous conter nouvelles de tout le demeurant du monde » (I, 31, 396).
43 Aristote, Métaphysique, Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 2014, livre A des traités métaphysiques, « Genèse de la sagesse », 981a, 2014, p. 1737.
44 Ibid., 981a5.
45 Voir le « Sonnet de l’autheur » : « Les Sauvages, la mer, les famines, la guerre, / Que j’ai veu, navigé, enduré et suyvi, / Ne m’ont mangé, noyé, emporté, ni occi, / Et pres de moi, sans mal, est tombé le tonnerre. / […] Plus voir qu’avoir », Jean de Léry, op. cit., p. 56.
46 Comme le rappelle Pierre Pellegrin, au iiie siècle avant l’ère chrétienne, l’école médicale dite « empirique » conteste avant tout « la prétention des médecins que les empiriques appellent “dogmatiques” à remonter des symptômes aux causes cachées. Il s’agit de l’application, au cas particulier de la médecine, du reproche sceptique adressé aux philosophes d’inférer ce qui est caché à partir de ce qui est évident – c’est l’un des leitmotivs de la critique de la philosophie par Sextus Empiricus. […] Celse dit bien que les empiriques prétendent que toute connaissance et toute pratique médicales viennent de l’expérience ». Dans son Esquisse empirique, Galien précise en outre qu’il y a plusieurs types d’expériences (« par rencontre », « improvisée », « imitative » et « technique »). « Il y a alors empeiria, c’est-à-dire connaissance d’une régularité. Mais il ne s’agit là que des multiples expériences faites par un seul individu, de l’“examen par soi-même” (autopsia) », Sextus Empiricus, op. cit., p. 36-38.
47 Selon Thucydide, « les hostilités commencèrent entre les Athéniens et les Péloponnésiens après la rupture du traité de trente ans conclu à la suite de la conquête de l’Eubée. Pour ce qui est des motifs de la rupture, j’ai exposé tout d’abord les griefs des deux adversaires et leurs démêlés, afin qu’on n’en vînt pas à se demander pourquoi une guerre de cette importance avait éclaté parmi les Grecs. Mais la cause la plus vraie, celle aussi qui fut la moins mise en avant, se trouve selon moi dans l’expansion athénienne, qui inspira des inquiétudes aux Lacédémoniens et ainsi les contraignit à se battre », La Guerre du Péloponnèse, éd. Denis Roussel, Paris, Gallimard, 1964-2000, I, 23, p. 49. Selon Pierre Vidal-Naquet, « le but que s’est assigné Thucydide est donc celui-ci : rendre compte par tous les moyens possibles, collecte de renseignements oraux et de documents écrits […], interprétations de textes transmis par la tradition […], de ce qui permet de comprendre la logique politique des événements, autrement dit rendre le discours politique aussi rationnel que possible », ibid., p. 18.
48 « Je vois ordinairement, que les hommes, aux faits qu’on leur propose, s’amusent plus volontiers à en cacher la raison, qu’à en chercher la vérité. Ils laissent là les choses, et s’amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs » (III, 11, 348).
49 Plutarque, Œuvres de Plutarque. Vies des hommes illustres, traduites du grec par Jacques Amyot, [1583], Paris, Jean-François Bastien, 1784, t. 1, préface, p. xxxv.
50 Jean Froissart, poète et chroniqueur du Moyen Âge, est notamment l’auteur des Chroniques (commanditaire Robert de Namur, première version 1370-1373).
51 Concernant le Journal de Voyage de Montaigne, François Rigolot constate qu’« à l’inverse des auteurs de manuels, Montaigne se méfie de toutes considérations générales. C’est le singulier qui l’intéresse : non pas ce qu’il aurait dû voir mais ce qu’il a vu réellement – au risque d’omettre d’importants lieux de mémoire comme la place du Dôme à Milan, qu’il passe allègrement sous silence », Journal de Voyage de Michel de Montaigne, édition présentée, établie et annotée par François Rigolot, Paris, PUF, 1992, p. xx.
52 Stéphanie Péraud-Puigségur, op. cit., p. 309.
53 « Je ne suis pas marri, que nous remarquons l’horreur barbaresque, qu’il y a en une telle action [l’anthropophagie], mais oui bien de quoi jugeants bien de leurs fautes nous soyons si aveuglés aux nôtres. » (I, 31, 403)
54 « Il y [a] des auteurs desquels la fin c’est dire les événements. La mienne si j’y savais advenir serait dire sur ce qui peut advenir » (I, 21, 253). Sébastien Prat estime à cet égard que « cette subversion des catégories des discours historique (rapporté) et poétique (inventé), met l’imagination sur un pied d’égalité avec l’expérience comme source de réflexion morale », « La constitution des Essais de Montaigne sur la base de la critique de l’historiographie : le règne de l’inconstance et la fin de l’exemplarité », Réforme, Humanisme, Renaissance, 70, 2010, p. 147. URL : www.persee.fr/doc/rhren_1771-1347_2010_num_70_1_3101).
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10647-0
- EAN : 9782406106470
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10647-0.p.0153
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Montaigne, simple, sot, ignorant philosophe, savoir illettré