Montaigne annotateur d’un projet de réforme judiciaire ? En dialogue avec François Rouget
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2020 – 1, n° 71. varia - Auteur : Legros (Alain)
- Pages : 191 à 195
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Montaigne annotateur
d’un projet de réforme judiciaire ?
En dialogue avec François Rouget
Dans l’un des tout derniers numéros du Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne (no 69, 2019–1, p. 87-111), François Rouget fait état de sa belle découverte d’un « Advis sur la réforme des procédures judiciaires en Béarn » à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris (Ms. 3094, ff. 203-209). En annexe, il transcrit l’intégralité des soixante articles de ce document manuscrit d’une dizaine de pages daté du 8 mai 1584 et signé « De Mesmes », puis il soumet à l’examen du lecteur neuf fac-similés des notes ajoutées au document par une autre main : huit brèves en marge et une plus longue signée « mo(n)taigne ». Pour illustrer la présente notule, il est recommandé d’avoir sous les yeux ces neuf « figures » déjà éditées par F. Rouget dans le récent Bulletin mentionné ci-dessus, p. 109-111 (Fig. 1-9).
« L’authenticité du document, déclare l’auteur, ne soulève aucun doute. Mais qu’en est-il de l’intervention manuscrite attribuée à Montaigne1 ? » À cette question clairement posée, il donne quelques éléments de réponse, mais sa prudence, on ne peut plus justifiée, l’amène à s’en remettre in fine aux « spécialistes des autographes de Montaigne ». En est-il vraiment ? 192Plus familier que spécialiste (et familier toujours surpris…), je ne pouvais pas en tout cas me dérober à cette sorte d’invitation2. Voici donc, brièvement, ce que je pense pouvoir tirer d’une comparaison de ces annotations jusqu’alors inédites avec les autographes de Montaigne que j’ai édités3, en particulier dix-sept lettres de sa main datées de 1583 à 1585 (il était au moment de l’« Advis » maire de Bordeaux pour un second mandat), dont les signatures peuvent être par ailleurs comparées à celles de treize autres lettres et à celles que Montaigne a placées au bas des pages de titre d’une centaine de volumes conservés de sa bibliothèque4. Ceci toutefois est un avis, non un rapport d’expertise. Tant mieux s’il permet, non de fermer, mais d’étoffer au contraire le dossier réouvert par F. Rouget dans le prolongement des remarques de Jean-Pierre Dhommeaux et de George Hoffmann. « Il y a toujours, dit Montaigne, place pour un suivant, oui et pour nous-mêmes, et route par ailleurs ».
Fig. 1 (n’y auoir quune iustice) — « n’y » et « auoir » pourraient être de M (désormais pour « Montaigne ») — « quune » sans apostrophe ne se rencontre pas chez M — « iustice » : on ne trouve pas ailleurs chez M cet /i/ initial allongé (presque un /j/), ni jamais un /s/ long devant /t/, et ce /t/, qui ressemble à un /l/, est très différent de ceux de M, même quand il y a, comme ici, ligature.
Fig. 2 (gratis) — le tracé du /g/ et du /r/ pourraient être de M, qui cependant ne place jamais le /g/ en surplomb par rapport au /r/, comme c’est le cas ici (écriture « descendante » et non « ascendante » comme toujours dans les lettres de M) — ni le /t/ ni le /s/ ne ressemblent à ceux de M (par exemple dans « partis ») — les lettres sont toutes soigneusement reliées, plus qu’elles ne le sont chez M (en d’autres lieux au contraire, l’annotateur détache chacune des lettres à l’excès).
Fig. 3 (auoir) — très ressemblant, malgré le soin apporté à la liaison, avec pleins et déliés, et le fait que M distancie en général « a » de « uoir » (« a uoir », i.e. « à voir »).
193Fig. 4 (mieuls ualent cinq que un) — on trouve chez M « mieus » ou « mieux », jamais « mieuls » — « cinq » sans point se rencontre aussi chez M — la correction du premier /q/ en /g/ sans boucle (pour apparier les deux /q/ ?) ou l’inverse montre une hésitation assez rare chez M, même s’il lui arrive de confondre parfois un peu ces deux lettres.
Fig. 5 (ne se peut) et Fig. 6 (ne se peut) — très proche de M, en particulier pour le tracé du /p/ — l’usage de deux /s/ différents n’est pas rare chez M.
Fig. 7 (n’est guiere bon pour lestat) : « n’est guiere » pourrait avoir été écrit par M, y compris la liaison incomplète entre /s/ court et /t/ — dans « bon », le /b/ pourrait lui aussi être de M, mais le soin apporté à la liaison entre /o/ et /n/ diffère de ce qu’on trouve chez M, qui a tendance à séparer ces deux lettres — « pour » : assez proche de M — « lestat » : de même (absence d’apostrophe, forte inclination vers la droite, facilité et rapidité de plume en contraste avec les lignes préscédentes).
Fig. 8 (bon) : même remarque que ci-dessus pour la liaison entre /o/ et /n/, qui suggère une sorte d’application.
Fig. 9 (tenir la mein a ce que gens de uertu doctrine et preudhomie destienent la iustice – uoir ma lettre $ 1 $ 3 – mõtaigne) — « tenir », « mein », « ce que » pourraient être de la main de M — « gens » : M préfère partout « ians » — « uertu », « doctrine », « destienent » (avec /s/ long), « iustice » (avec /s/ long) : /t/ « très différent de ceux de M (le tracé ressemble encore une fois à celui d’un /l/) » — les ligatures sont toutes maladroites et différentes de celles de M, qui ne place pas de /s/ long devant /t/ ni de liaison entre /r/ et /t/ — « et » très différent chez M, qui ne relie pas les deux lettres, comme c’est le cas ici — « preudhomie » et « voir ma lettre » pourraient avoir été écrits par M — le signe /$/ (pour signaler un paragraphe ?) ne se rencontre pas ailleurs chez M — la courbe inférieure du chiffre /3/ est beaucoup plus ample chez M — la signature est assez proche de celle de M, mais, comme toute cette note, elle semble avoir été effectuée avec une application qui contraste avec les signatures toujours très alertes de M, au reste beaucoup plus inclinées vers la droite ; le /t/ s’apparente de nouveau à un /l/ ; très différent dans sa facture (sorte de discrète apostrophe) de celui de M (trait droit oblique souvent long), le point est sagement placé sur le /i/ alors que M le déporte toujours vers ou sur le /g/ (sorte de /q/ avec ou sans boucle) ; très sage lui aussi, le /e/ final diffère nettement des /e/ très enlevés qui achèvent d’ordinaire la 194signature de M par un long trait oblique qui part de la base du /e/ avec laquelle il forme un angle aigu.
Même s’il faudrait idéalement tenir compte des conditions matérielles qui peuvent faire varier une écriture (destination, support, confort, urgence, plume5…) et pouvoir procéder à une analyse des encres, je serais donc pour ma part enclin à penser qu’en dépit de quelques troublantes ressemblances les différences de ductus entre ces notes (marginales et/ou finale) et les autographes avérés de Montaigne sont trop importantes (en particulier le tracé du /t/) pour qu’on puisse y reconnaître sa main, ce dont le prudent F. Rouget se garde bien.
On peut même se demander s’il ne s’agit pas d’un faux (on en trouve d’autres dans la collection Fillon) quand on sait, par Charavay, qu’une autre main avait placé en tête du document cette instruction, sur l’ordre possible, selon lui, du roi de Navarre : « Soit communiqué par le Sr Duplessis au Sr de Monteigne [sic] auec le Cayer ». Si la graphie « Monteigne » correspond bien, en effet, à notre façon de prononcer le nom de l’auteur des Essais (« Montègne »), il est peu probable qu’un contemporain, surtout s’il était béarnais ou gascon, l’ait utilisée pour écrire un nom de personne que tous savaient issu du toponyme « montagne », comme Montaigne le rappelle lui-même6. Dans les autres exemples que j’ai pu rencontrer, par exemple en étudiant les arrêts du Parlement où le nom de Montaigne est mentionné dans la liste des conseillers présents à tel ou tel procès, le nom conserve toujours un /a/ à la deuxième syllabe, quelles que soient par ailleurs les différences graphiques, sans doute au plus près de la prononciation locale (/a/ nasalisé, /n/ mouillé) : « Montanhe », « Montanye », « Montagne » à côté de « Montaigne ».
Dans ses Annales et Croniques de France (Paris, G. le Noir, 1572, fo 151v), Nicole Gilles loue la Providence divine d’avoir « permis » la réforme de l’institution judiciaire de 1538. En s’exerçant, comme il 195l’a fait aussi un moment sur son Éphéméride de Beuther, à une écriture quelque peu phonétique inspirée de Meigret, Montaigne commente cet éloge dans la marge de son exemplaire : « Si ce discours valoët guiere ce seroët doumage qu’il fut appliquè si mal à propos car il est certein que la France ne se sant nullemant de ste reformation & qu’il n’i en eut onques qui vausit. » Autrement dit : « Si ce discours avait quelque valeur, il serait dommage qu’il fût appliqué si mal à propos, car il est certain que la France ne se ressent nullement de cette réforme et qu’il n’y en eut jamais qui vaille. » Ce clair aveu d’une certaine répugnance à l’égard de toute espèce de réforme judiciaire s’accorde mal, me semble-t-il, avec l’intérêt que Charavay et Bonnefon prêtent à Montaigne pour la réforme présentée par les syndics de Béarn à l’approbation de la Cour souveraine de ce pays cher au roi de Navarre.
Alain Legros
CESR, Université de Tours
1 Selon la note no 892 de l’Inventaire des autographes de la collection Benjamin Fillon publié par Ernest Charavay en 1878-1879. Paul Bonnefon a reproduit cette note en 1893 dans Montaigne – l’homme et l’œuvre (p. 358, note 1). Sans avoir encore remarqué alors cette copie, j’ai fait de même dans « Cinq documents méconnus relatifs à Montaigne » (Montaigne Studies, vol. 29, 2017, p. 203-210), plus précisément dans la troisième rubrique, un peu trop vite intitulée « Notes autographes de Montaigne sur un projet de réforme judiciaire, mai 1584 ». La publication des fac-similés pris de l’original permet de corriger trois erreurs de transcription de Charavay que j’ai alors reproduites : il faut lire « guiere » et non « guieres », « preudhomie » et non « prudhomie », « destienent » et non « destiénent ». Les deux dernières ont été aussi corrigées par F. Rouget, sans recourir à la copie de Bonnefon ni à la mienne (on ne peut avoir tout lu, et je remercie l’auteur de s’être plusieurs fois référé à mes travaux d’éditeur).
2 En novembre dernier, F. Rouget m’a d’ailleurs aimablement communiqué le pdf de son article, juste avant que ne me parvienne la publication sur papier.
3 A. Legros, Montaigne manuscrit, Paris, Classiques Garnier, 2000 ; id., fac-similés et éditions numériques de « Montaigne à l’œuvre » (MONLOE) sur le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes (BVH), 2012-2016 (https://montaigne.univ-tours.fr).
4 Fac-similés des pages de titre dans Barbara Pistilli et Marco Sgattoni, La biblioteca di Montaigne, Pisa, Scuola Normale Superiore, 2014 ; voir aussi dans MONLOE une cinquantaine d’ouvrages entièrement numérisés, notamment ceux qui ont été annotés par Montaigne et dont j’ai renouvelé l’édition.
5 Sans oublier l’état de santé et les fièvres éventuelles. Quand par exemple Montaigne envoie un exemplaire de ses Essais de 1588 à Loisel, il lui dit qu’il craint d’« aller en empirant », dans un billet truffé de maladresses graphiques. On retrouve la même difficulté dans les toutes premières additions et corrections de l’Exemplaire de Bordeaux, effectuées elles aussi en 1588 à une époque où l’auteur, au témoignage de Pierre de Brach, avait failli mourir. Il remercie, dans une autre envoi, la femme du médecin qui l’a alors soigné et il confie trois fois la plume à Marie de Gournay pour des additions écrites sous sa dictée et dont il a placé et écrit lui-même les premiers mots.
6 Merci à Violaine Giacomotto pour cet avis et pour les échanges que nous venons d’avoir au sujet de la prononciation du nom de Montaigne.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10647-0
- EAN : 9782406106470
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10647-0.p.0191
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Montaigne, autographes, justice, Béarn, authenticité