L’Œuvre de Djaïli Amadou Amal Un miroir de la condition de la femme au Nord-Cameroun
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Abdoulahi (Aïssatou)
- Pages : 473 à 487
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
L’Œuvre de Djaïli Amadou Amal
Un miroir de la condition
de la femme au Nord-Cameroun
Constituée de trois romans à savoir Walaande, l’art de partager un mari, Mistiriijo, la mangeuse d’âmes et Munyal, les larmes de la patience1, l’œuvre de Djaïli est centrée sur la représentation de la femme de la société peule du Nord-Cameroun. Réaliste, elle s’inspire des faits sociaux. Comment le texte littéraire devient-il alors l’expression de la condition féminine ? Il nous importe d’observer, en nous appuyant sur une démarche sociopoétique, dans quelle mesure le réel instruit le littéraire afin de rendre compte du statut de la femme, par l’analyse des obstacles à son épanouissement, des violences qu’elle subit ainsi que leurs répercussions. La sociopoétique sied à cette analyse, car elle « permet d’envisager la relation entre le texte et son contexte d’émergence [et] repose sur le principe de la sociabilité du texte » (Montandon, 2016, p. 112).
474Les pesanteurs culturelles et religieuses
Chez les Peuls, culture et religion s’imbriquent et créent des représentations sociales, lesquelles « orientent et organisent les conduites et les communications sociales » (ibid., p. 6). D’entrée de jeu, Djaïli atteste de la véracité des faits qu’elle relate à l’entame de Munyal : « Cet ouvrage est une fiction inspirée de faits authentiques. » Les pratiques socio-culturelles y foisonnent en effet. Le pulaaku, ensemble des valeurs culturelles peules, régit les mentalités. Érigé en code, il définit le statut de la femme au sein de la société et l’Islam est convoqué, parfois à tort, pour légitimer certains us, à l’instar de la docilité.
La Sahélienne peule, aussi bien dans les romans de Djaïli que dans le contexte social, croupit sous les pesanteurs culturelles. Aussi doit-elle soumission absolue au destin qui lui est réservé par son Créateur, à ses parents, à son époux, et ce, au détriment de son bonheur. Comme dans toute société phallocrate, « toute son éducation conspire à lui barrer les chemins de la révolte et de l’aventure » (Beauvoir, 1976, p. 102). Dans ce contexte – la croyance au destin étant le sixième pilier de la foi en Islam – le stoïcisme s’impose ; il est convoqué pour justifier la subordination de la femme et très tôt les filles doivent intégrer les formules qui cautionnent leur comportement : « Accepte avec humilité ce qu’Allah t’impose comme épreuve » (W, p. 63). La soumission est alors signe de dévotion. Quand, dans Munyal, Ramla tente de contester la décision de ses parents, celle de la marier contre son gré, un de ses oncles, très remonté, lui rappelle les principes en affirmant que les enfants qui « n’écoutent pas leur mère sont des enfants maudits » (MU, p. 43). Le respect dû à la mère est convoqué pour renforcer celui auquel le père a droit. Djaïli décrit dès l’incipit de Walaande l’aliénation de la Sahélienne, perçue comme une victime par l’emploi anaphorique de « pauvre fille du Sahel », « pauvre épouse du Sahel » (W, p. 10).
Assujettie, elle est « obligée de se baisser pour saluer un homme. Obligée de se baisser pour lui donner à boire, obligée d’enlever ses chaussures avant de passer à côté d’eux, obligée de ne pas riposter quand il la corrige. Obligée d’accepter parce qu’on ne peut en savoir plus long qu’eux » (W, p. 10). Cette litanie d’obligations, sous-tendue par le 475Pulaaku, démontre l’infériorité des femmes par rapport aux hommes, aussi bien sur le plan social qu’intellectuel. La religion est convoquée pour asseoir cette doxa : « Allah, qui dans Sa Grande Sagesse les a créées d’une côte, les a faites aussi courbées dans leurs réflexions que cette côte » (W, p. 146). Pour Karen Horney (2002, p. 186), il s’agit d’une atteinte à la dignité des femmes, car elles sont considérées comme des créatures infantiles et émotives et donc incapables de responsabilités, ce qui bien sûr motive le maintien du pouvoir par le patriarcat. Dans Munyal, cela se justifie par la révérence à l’époux : « – À partir de maintenant, vous appartenez chacune à son époux et lui devez soumission totale. […] Soumission si complète que même vos actes de foi comme le jeûne ne se feront qu’avec son accord. Ainsi et seulement ainsi vous serez des épouses accomplies. » (MU, p. 18) Le mot « appartenir » démontre la condition de la mariée, elle est une propriété ; les adjectifs « totale » et « complète » affirment la nature de la soumission. C’est d’ailleurs le principe à l’aune duquel est évaluée la valeur d’une épouse. L’époux fait figure de « maître » et la femme d’esclave. Le conditionnement est tel que celles qui dérogent à cette règle sont jugées excentriques, et ce, même par les femmes. Sankara – dirigeant de la révolution au Burkina Faso de 1983 à 1987 – regrettait déjà cette éducation orientée qu’il qualifiait de « fraude mentale » :
Au petit homme on apprendra à vouloir et à obtenir, à dire et être servi, à désirer et prendre, à décider sans appel. À la future femme, la société, comme un seul homme […] assène, inculque des normes sans issue. Des corsets psychiques appelés vertus créent en elle un esprit d’aliénation personnelle, développent dans cette enfant la préoccupation de protection et la prédisposition aux alliances tutélaires et aux tractations matrimoniales. (Sankara, 2001, p. 22-233)
La sujétion de la femme est ainsi parachevée par l’imposition du munyal, l’endurance, prodigué par tous à la fille et à la femme.
Le Pulaaku exige de l’homme le courage et de la femme la patiente et l’endurance. Djaïli sait le poids du fameux munyal dans l’imaginaire culturel peul et lui consacre alors un livre. Hindou dans ce roman, comme toutes les femmes de l’univers du texte, vit depuis toujours avec 476ce mot répété comme une prière, redit pour une énième fois par son père le jour de ses noces : « Munyal mes filles ! Intégrez-le dans votre vie future. Inscrivez-le dans votre cœur, répétez-le dans votre esprit ! Munyal ! Telle est la vraie valeur du mariage et de la vie. Telle est la vraie valeur de notre religion, de nos coutumes, du pulaaku. » (MU, p. 72) Il lui est alors interdit d’afficher ses sentiments, qu’il s’agisse de la joie ou la peine, ce qui participe de l’effet de réel de cette représentation. Lorsque Dona se fait percer le nez et tatouer les lèvres4, en digne Peule, elle apprivoise la douleur et masque sa souffrance. Il lui sera d’ailleurs rappelé par sa tante lors de son accouchement : « – Fais attention à ne surtout pas pleurer Dona […]. On ne pleure pas quand on accouche. Une femme qui pleure lors de son premier accouchement, pleurera toujours pour les suivants. » (MI, p. 62) Faute de pouvoir se soustraire à la souffrance, elle est tout de même obligée de la contenir. La même prescription lui est rappelée lorsque décède sa fille : « On ne pleure pas son premier enfant. » (MI, p. 72) La prescription du munyal résonne comme une invitation à souffrir en silence. De plus, des reproches sont même faits à Hindou pour n’avoir pas gardé son calme et son sang-froid lors de sa nuit de noce, qui s’avère en fait être un viol commis par l’époux :
Goggo Diya m’avait avoué plus tard que je lui avais foutu la honte par mon manque de courage et ma pleutrerie. J’avais tellement crié que tout le monde avait dû m’entendre […] Quelle honte ! Quelle vulgarité ! Un geste censé rester secret […] Quel manque de courage ! Quelle pleutrerie ! Quel manque de munyal ! […] Où est passé le pulaaku qu’on m’a toujours inculqué ! (MU, p. 84)
Enfreindre les règles du pulaaku, impliquant l’endurance et la discrétion, passe pour un crime et Hindou ne peut parler de la violence de la scène, le viol n’étant de toute façon pas reconnu dans le cadre du mariage. Djaïli Amadou Amal, par le biais de son personnage dit son exaspération face à ce canon qui écrase la femme : « La pudeur ! Encore ! Toujours ! Partout ! La retenue ! La maîtrise de soi ! La réserve ! Le pulaaku ! » (MI, p. 72) Ainsi, tous les abus dont elle est victime émanent de cette aliénation maintenue par le code de conduite de la communauté.
477Le saare, terreau des violences
Le saare est un terme peul qui représente l’intérieur, l’espace de la femme soumise, tandis que le hiirde, l’extérieur, est « un espace qui permet l’expression et l’affirmation d’une liberté individuelle » (Nassourou, 2014, p. 1765). Dans l’œuvre de Djaïli diverses violences sont associées au saare et l’apparentent à un espace carcéral. Confinée, la femme y vit conformément aux us et coutumes qui ne participent pourtant pas à son épanouissement, l’excluant de toutes les prises de décision, même lorsqu’elle en est la principale concernée.
Le mariage dans le contexte peul est précoce, forcé et précaire6 et il s’agit d’une affaire d’hommes. Aussi, de manière générale, la fille, et quelquefois le garçon sont-ils mis devant le fait accompli. Djaïli l’illustre dans ses romans de façon itérative. Asmaou, dans Munyal, rappelle à l’ordre sa fille Ramla qui refuse le mariage annoncé, forcément arrangé : « Cela s’est passé de la même manière pour moi, pour tes tantes, pour toutes les femmes de la famille. » (MU, p. 51) Victime du lévirat7, Asmaou a dû épouser l’époux de sa sœur décédée, sans son accord. Ramla, quant à elle, non consentante, reste ainsi étrangère et même hostile au mariage, perçu comme un joug, d’où ses cris de détresse quand arrive le jour choisi par ses parents :
Sauvez-moi avant que je ne devienne à jamais l’une de ces ombres cachées à l’intérieur d’une concession. Sauvez-moi avant que je ne dépérisse entre quatre murs, captive, sans possibilité d’évasion. Sauvez-moi, je vous en supplie, on m’arrache mes rêves, mes espoirs, on me dérobe mon innocence, ma vie. (MU, p. 69)
478Cette impossibilité à faire valoir un choix s’observe aussi avec Dona dans Mistiriijo : « C’était son premier mariage et c’était donc à son tuteur légal, c’est-à-dire son père, que revenait la décision d’accorder sa main à qui il l’entendait. » (MI, p. 57) Ces mariages forcés sont aussi précoces. Les mains de Djaïli et Nafissa, entre autres, dans Walaande, sont accordées à l’adolescence à Aladji Oumarou, bien plus âgé qu’elles et polygame ; Aissatou, première épouse d’Aladji, est mariée à douze ans. Par la scénographie de ces vies jetées en pâture, Djaïli Amal décrie le sacrifice de ces filles forcées de devenir adultes sans transition. À peine sortie de l’adolescence, Nafissa n’est déjà plus que l’ombre d’elle-même : « Elle n’a que dix-neuf ans mais ses yeux sont désormais éteints […]. Elle n’avait que quatorze ans et il l’a détruite. » (W, p. 60) Elle condamne également les parents dans la pratique de cette pédophilie légitimée. Le père de Nafissa tronque la vie de sa fille pour s’assurer les faveurs d’Aladji Oumarou ; Ramla est donnée à Aladji Issa pour satisfaire « une cupidité toujours plus grande » (MU, p. 62) de son père. Chosifiée, la femme est réduite à n’être qu’un pion, un objet dont on se sert pour atteindre ses objectifs. Cette réification va de pair avec une précarité qui ne s’amoindrit pas avec les années. La longue liste des épouses d’Aladji Oumarou, dans Walaande (p. 48), et le fait qu’il divorce de toutes les quatre au même moment est illustratif de la fragilité des unions. Le même scénario se reproduit dans Munyal. Financièrement dépendante, la femme est tenue de se conformer pour se maintenir dans son foyer. Toute désobéissance entraîne la répudiation accompagnée de l’expulsion. Dans la réalité tout comme dans la fiction, elle n’a jamais de garantie qu’elle finira ses jours dans son ménage8, quelle que soit sa durée : « Oui c’est pathétique. Un seul mot pour lui à prononcer : “Je te répudie” et l’on se rend compte que l’on n’a même pas un chez soi. On a beau construire ensemble, tout est à lui. Nous ne sommes rien, nous ne valons rien, nous n’avons rien » (W, p. 143) s’indigne Aissatou.
Mais à cette absence de concertation et d’assurance se greffent encore les sévices corporels, les insultes et moult formes d’humiliation. Celles-ci, 479dans l’œuvre de Djaïli, sont à la fois l’œuvre des parents et des époux ; Hindou constate : « C’est habituel qu’un homme corrige, insulte ou répudie ses épouses. Ni mon père ni mes oncles ne dérogeaient à cette règle. Tous, un jour ou l’autre, ont eu à battre copieusement l’une de leurs épouses. Tous n’hésitent pas à injurier femmes, enfants et employés. » (MU, p. 111) Toute désobéissance génère des sanctions. Or pour Maktar Diouf : « La force physique ne peut servir de base de domination masculine que dans un monde où la violence est érigée en système de vie. » (2012, p. 35) Relevant de la norme et des prérogatives de l’époux, la violence ne passe pas pour une faute, encore moins un crime ; d’où l’emploi de « corriger ». Même Sakina, pourtant instruite, n’est pas épargnée. Quand elle ose qualifier son époux de menteur, la réaction de celui-ci est excessive :
Il prit un pot de fleur placé sur la table au centre du salon et le fracassa sur sa tête. La vue du sang qui coulait le laissa de marbre. Il sortit sans un mot de regret et sans un geste envers sa femme qui le regardait médusée, le visage ensanglanté, le cœur lourd de chagrin. Les jours suivants il se comporta naturellement. Ils n’abordèrent plus le sujet. (W, p. 26)
Dans ces intrigues, porteuses d’une dénonciation sociétale, la violence est constamment banalisée. Nafissa et Ramla sont battues au point de faire des fausse-couches et Hindou – incarnation de la maltraitance – peut résumer ainsi son rapport à son mari : « J’étais devenue sa chose, son défouloir. Il pouvait se libérer de son trop-plein de rancœur en m’abreuvant d’insultes qu’il destinait à son père. Il pouvait déverser sa colère sur mon corps trop frêle pour lui résister. Il pouvait déferler sur ma chair son trop-plein d’énergie. » (MU, p. 113) Cautionnée, la violence atteint son paroxysme avec le viol conjugal, légitimé par tous, car : « Le viol n’existe pas dans le mariage ». (MU, p. 83) Victime à la fois des sévices corporels et d’un double viol le soir de ses noces, Hindou vit seule ses souffrances pendant que les siens exultent et savourent l’honneur qu’elle leur a fait en restant pure jusqu’au mariage. Le marié, pour se donner plus d’ardeur, se dope et se jette sur sa proie :
Il se leva brusquement et d’un mouvement imprévisible, me jeta sur le lit, arrachant violemment mes vêtements. Je me défendais autant que je pouvais. Quand il déchira mon corsage, je le mordis farouchement. Il retira sa main d’où perlaient déjà des gouttes de sang. Alors furieux, il se mit à me tabasser. 480Je criais, me débattais, quand un coup violent m’assomma et m’abandonna semi-consciente en travers le lit […]. J’avais tellement crié, tellement pleuré et supplié que je n’avais plus de voix. Je me recroquevillais sur le lit, meurtrie, couverte d’ecchymoses et d’hématomes. Je saignais tellement que le lit en était trempé et je me traînais, chose misérable au fond de ce lit ensanglanté. (MU, p. 81)
La relation s’assimile à une bataille, perdue d’avance par la jeune fille. L’époux se révèle un véritable bourreau. Le second viol met à nu la bestialité du marié : « Il abusa encore de moi, la douleur fut si vive que je tombais dans une bienveillante inconscience. » (MU, p. 82) Loin d’être une source de plaisir, le sexe s’apparente à une torture et Hindou, sanguinolente, doit être conduite à l’hôpital, où, à son grand désarroi « le médecin ne s’en formalisa pas non plus. Ce n’était pas un viol […]. C’est légitime qu’il soit ardent. C’est habituel que ça se passe ainsi9 ». (MU, p. 82) L’habitude se substitue dans ce contexte à une norme et la caution générale légitime le crime. La barbarie de Moubarak ne connaissant pas de limites, il somme Hindou de reproduire les scènes vues dans les films X et n’hésite pas à ramener ses amantes à la maison, dans le lit conjugal, en présence de son épouse. Violée, battue, humiliée, Hindou est le prototype de la martyre. Cependant, pour ses parents et sa belle-mère, elle est responsable de tous les malheurs qui s’abattent sur elle ; elle manque de munyal et déroge aux règles du pulaaku ; donc c’est une insoumise, une impatiente. Le personnage d’Hindou fonctionne comme un signe et rend compte de « l’objectivation » de la violence masculine.
Soucieuse de dresser un tableau complet des violences faites aux femmes, Djaïli dévoile également les abus orchestrés sur les subalternes de ces concessions, les femmes de ménage, une couche surexploitée et abusée : « Moubarak, dans son ivresse abusa de la petite domestique de sa mère. Sans défense, la pauvre adolescente fut purement et simplement renvoyée dans son village, meurtrie et folle de terreur avec pour seule compensation un billet de cinq mille francs10. » (MU, p. 58) Un dédommagement aussi dérisoire démontre l’écrasement des plus faibles et la complicité tant des femmes que des hommes à ce silence qui assure une place constante à celles et ceux qui peuvent en tirer un bénéfice. À cette 481répartition des pouvoirs, la femme se révèle quelquefois une véritable bourrelle pour celle qui désobéit ou endosse le rôle de concurrente…
Les intrigues des romans sont un écho puissant à des situations concrètes et l’œuvre de Djaïli Amal est aussi à considérer comme un effet d’une prise de conscience locale, et surtout d’un activisme que l’ONG « Association de Lutte contre les violences faites aux femmes », fondée en 1991 par Aissa Doumara, pour lutter contre la récurrence du viol au Nord-Cameroun.
Dans les romans d’Amal, les violences physiques perpétrées au sein de la concession sont à associer à des violences plus latentes que la polygamie nourrit au sein des foyers. Admise par la culture et la religion, la polygamie est très répandue au Nord-Cameroun. Elle est « un modèle social de comportement » (Montandon, 2016, p. 8) qui déploie ses effets dans les textes de Djaïli. Pour le polygame Aladji Issa, dans Munyal, cette pratique est un fait commun, normal et « même indispensable pour un bon équilibre du foyer conjugal » (MU, p. 149). L’expérience qu’en ont les femmes est bien différente. La rivalité entre coépouses est généralement masquée, mais dessous règnent « les coups bas, les commérages et les jalousies » (MI, p. 68). Elle va au-delà des protagonistes et affecte les enfants, victimes collatérales. Aissa Dona, dans Mistiriijo, accumule les divorces du fait de ses coépouses. La haine que Safira voue à Ramla est sans bornes, aussi cherche-t-elle à s’en débarrasser, de façon acharnée : « Qu’ils divorcent ! Sinon qu’elle s’en aille à jamais ailleurs, qu’elle perde la raison ou qu’elle meure ! » (MU, p. 159) Elle lui livre une guerre ouverte et fait usage de toutes les armes nécessaires comme elle le confesse à une amie : « Quand on est à la guerre, on n’est pas regardant sur le choix des armes. On prend ce qui est à notre portée et on avance avec […]. Je n’ai pas choisi d’en arriver là […] Je n’ai pas choisi de faire cette guerre ! » (MU, p. 162) Les isotopies de la guerre sont nombreuses dans ce plaidoyer. Le foyer conjugal prend effectivement les allures d’un champ de bataille et l’adversaire, c’est-à-dire la coépouse, accuse les coups. Safira mobilise les hommes de la cour, soudoie les domestiques, engage des marabouts pour se débarrasser de l’intruse. Elle ne ménage pas ses bijoux, le seul patrimoine financier dont elle dispose11. Ses subterfuges abondent :
482Par mes complices, je faisais déverser des grains de sable sur ses grillades et dans sa farine destinée au couscous. Je faisais rajouter du sel dans sa sauce. Je déversais discrètement du sable sous les draps, dans le lit conjugal au sortir de mon waalande. Je dissimulais savon de toilette et papier hygiénique, salissais les serviettes. Aladji se plaignait, tempêtait et s’énervait sans qu’elle ne puisse s’expliquer. (MU, p. 193)
De telles ruses forcément discréditent la coépouse. Pour davantage irriter l’époux, Safira accuse Ramla de vol, alors qu’il s’agit encore d’une rouerie. Et sûre de lui porter le coup de grâce, elle fait croire à Aladji, l’époux jaloux, l’infidélité de Ramla ; la réaction est immédiate, au-delà de ce qu’espérait Safira :
En rage, il la battit violemment, lui demandant d’avouer immédiatement. Elle cria, pleura, jura qu’elle était innocente. Exaspéré, il sortit par-dessous le canapé un long couteau bien aiguisé. Le lui mettant sur la gorge, il menaça […]. La petite voix angoissée de Ramla nous parvint alors qu’une goutte de sang perlait de son coup au contact de la lame. (MU, p. 196-197)
Si Ramla survit à cette menace de mort, sa grossesse n’a pas autant de chance. Les dangers liés à la polygamie sont tels qu’ils génèrent des dégâts irréparables.
Les impacts des divers abus
Les expériences douloureuses génèrent des réactions qui varient en fonction des personnages. Les unes optent pour le renoncement, d’autres s’engagent sur le chemin de la révolte. Attentive au sort des femmes vulnérables, Djaïli met aussi en évidence une autre forme de violence, non moins dévastatrice, celle de la stigmatisation, thème majeur de Mistiriijo, la mangeuse d’âmes. Accusée d’avoir « mangé l’âme » du jeune Moussa, et ce, sur la base des déclarations d’un charlatan et d’autres fallacieux arguments12, Aissa sombre dans le désespoir :
Elle, Goggo Aissa était une mistiriijo et pour toujours, resterait comme telle, avec cette stigmatisation qui jamais ne s’effacerait. Alors, ne pouvant 483supporter une épreuve supplémentaire dans sa vie jonchée de misères, elle s’était couchée, décidée à ne plus jamais se relever. (MI, p. 158)
Étrangère et sans protecteur, Aissa fait office de bouc-émissaire. La stigmatisation, comme le souligne l’écrivaine à travers son personnage Nourouldine, dans ce même roman, ne concerne que les minorisés car « […] comme la majorité des femmes accusées de sorcellerie, Goggo Aissa est vieille, pauvre et sans attache. Pas de famille, pas de fortune, pas d’enfants. Pas de défenseurs en somme. J’aimerais bien voir un jour un mistiriijo parmi les riches et les puissants » (MI, p. 97). Aissa, dont l’honneur et la dignité sont à jamais ternis, se replie sur elle-même et se meurt. Hindou adopte une attitude similaire : faute d’une oreille attentive et en mal d’affection, elle opte pour le renfermement : « Je ne me plaignais plus, et s’il m’arrivait de pleurer, je le faisais dans l’intimité obscure de ma chambre, au milieu de la nuit. Je n’attendais rien des autres. Ni secours, ni espoir ! Résignée, je me conformais à ce que tous attendaient de moi. » (MU, p. 125) Symptomatique du mal être des personnages, la solitude – malgré la foule – traduit l’échec de la communication. Isolée, Hindou sombre dans la folie : « On dit que Hindou est possédée. Depuis quelques jours, la mélancolie qui l’habite s’est muée en une sorte de rage à peine contenue qui la pousse à parler seule, hurler, se débattre. » (MU, p. 8) La folie est ici l’expression de la somme des douloureuses expériences accumulées, dont le traumatisme du viol :
Aujourd’hui, invariablement, à la suite des voix qu’elle était la seule à entendre, elle murmurait les mots en sourdine, se balançant de gauche à droite, dans un mouvement monotone, ressassant dans son esprit malade les recommandations inculquées lors de cette fameuse soirée qui bouleversa à jamais sa vie. “Munyal ma fille ! […]” (MU, p. 10)
Pour échapper à un mariage forcé, d’autres choisissent le suicide : « Yamine s’affaiblissait de jour en jour. Depuis quand ne s’était-elle pas alimentée ? Elle ne le savait pas. » (W, p. 112) N’imaginant pas la vie sans Aboubakar, tout en sachant que leur amour est impossible, elle meurt de « son amour », en laissant son père face à une culpabilité éternelle : « Fayza serra contre elle la main amaigrie de sa sœur et pensa à quel point les parents pouvaient faire du mal à leurs enfants. Toutes ces blessures ineffaçables que leur insouciance leur inflige et 484qui en feront des mutilés du cœur. » (W, p. 118) Malheureusement, il n’y a pas de prothèse pour les amputations psychologiques. Son père est tenu (et se sait) responsable de sa mort, sans que cela ne perturbe son autorité et ses convictions : « Il n’avait pas essayé de la comprendre et il l’avait violentée. » (W, p. 25) Le choix de la disparition physique est sans doute une forme de résistance quand aucune négociation n’est possible. Cet aboutissement tragique est aussi celui de la folie, monde parallèle où quelques unes restent en suspens. Mais dans les textes de Djaïli Amal se découvre aussi une autre catégorie de femmes, celles qui refusent d’abdiquer et sont déterminées à atteindre leurs objectifs, quitte à piétiner les conventions.
Le refus de se conformer aux règles du pulaaku s’apparente à une révolte. Les enfants d’Aladji Oumarou, faute de pouvoir annuler par négociation leurs mariages arrangés, optent pour une conspiration et décident de s’enfuir pour, non seulement vivre leurs rêves, mais donner « une bonne leçon » à leurs père et oncles : « ça leur apprendra » (W, p. 115) scandent-ils. Pour Aladji Oumarou, le cerveau de cette cabale est Sakina, la seule instruite parmi ses épouses. Elle est en effet la seule qui parle de droit dans son harem. À sa coépouse qui craint de prendre des contraceptifs de peur d’irriter leur époux, elle dit : « Nous n’appartenons à personne. Ni à notre mari, ni à nos pères, ni à nos enfants […]. Ensuite, ton mari n’a pas le droit de t’insulter, ou te menacer, ou même de te battre. Il doit te traiter avec respect et tendresse… » (W, p. 63) Instruite, Sakina se révèle différente et l’école est ainsi stigmatisée comme lieu de corruption. L’école est en effet perçue comme une fabrique de débauchés qui propage les germes de la désobéissance. Aussi rebute-t-elle les parents qui convoquent l’Islam afin de légitimer leur opinion.
Dona, dans sa jeunesse, après trois mariages ratés, fait fi des convenances et se libère : « Dès lors, elle se révolta et s’afficha. Elle sortit, se fit belle, assistant aux kiirle13. En quelques mois, sa renommée grandit, son charme et son pouvoir de séduction furent chantés, déclamés. » (MI, p. 88) Elle s’affranchit et devient une courtisane, une précieuse qui draine de nombreuses sollicitations. Dans Walaande, Aissatou, jusqu’alors symbole de la soumission, affronte son époux après le décès de leur fille Yasmine, dans une posture contraire à toutes les exigences du pulaaku : « Pour la première fois en trente ans, Aissatou se tint debout face à son époux et 485le regarda dans les yeux brillant de colère. Pour la première fois, elle se dressa, sans un geste de soumission, sans baisser le ton, exprimant enfin ce qu’elle ressentait. » (W, p. 141) Cette attitude suffisamment illustrative de sa révolte est ponctuée par un discours tout aussi récalcitrant :
Cette fois, tu vas m’écouter car j’en ai marre de tes bêtises. J’ai toujours tout supporté en silence. Tes mariages, tes répudiations, tes ordres. Tu détruis tout sur ton passage, tu te prends pour Allah ? Tu as poussé notre fille vers la mort, tu as fait partir les autres. Tu répudies Djaïli parce qu’elle a dit tout haut ce que nous tous, même toi pensons tout bas ? D’accord, répudie-moi aussi. (ibid.)
Ce discours – somme des accusations non voilées, des reproches et surtout d’une demande de divorce – vaut comme ultime cri de révolte et d’exaspération. La révolte se fait générale ; ses coépouses lui emboîtent le pas et réclament toutes le divorce, désarmant ainsi leur époux. Réclamer le divorce est un affront dans le milieu mis en scène par les fictions, la société peule, musulmane, du Nord-Cameroun. C’est pour faire taire cet esprit que la référence à la Sounnah – la tradition prophétique – permet d’affirmer qu’une femme ne sentira pas l’odeur du paradis si elle fait cette demande14. Dans Munyal, Safira opte pour une forme de révolte atypique. Elle s’acharne à la fois sur sa coépouse et son époux qu’elle dit détester depuis l’arrivée de Ramla. Elle ne lésine sur aucune piste pour s’octroyer des sommes importantes ; elle soustrait de l’argent du coffre-fort familial, multiplie les visites chez les médecins et surfacture les ordonnances, retranche l’argent de la zakat… Elle légitime ses forfaits en affirmant que « le vol n’existe pas dans le mariage15 » (MU, p. 171) et salue sa propre « imagination devenue prolifique en temps de guerre » (MU, p. 169). Au vu du partage des nuitées avec l’époux, elle s’assure de nuits érotiques et le drogue pour le rendre impuissant quand il est censé être avec Ramla. Elle use des produits fournis par les marabouts, l’abreuve des mélanges faits à base de l’eau de sa toilette intime et s’en délecte : « De toutes les façons, il ne mérite rien d’autre que de boire… 486ma saleté ! » (MU, p. 190) Soumettre l’homme à de tels traitements équivaut à le rabaisser, donc à prendre sa revanche. Elle s’en sort avec le départ de Ramla, un compte bancaire secret, des aptitudes à lire et à écrire et un permis de conduire, ce qui relève d’une innovation. Loin d’être une victime résignée, elle se révèle une adversaire redoutable. L’écrivaine met en exergue avec ce portait l’autre face de la Sahélienne, celle qui survit grâce à la ruse et l’usage en retour de la violence.
Enfin Djaïli vint ! pourrait-on s’exclamer à la manière de Boileau lorsqu’il évoque dans son Art poétique l’apport de Malherbe dans le renouvellement de la poésie française. Enracinée dans une société où les traditions ont encore un poids considérable et où la femme peine à s’émanciper, sa littérature se fait l’écho de la société. La fonction testimoniale dans Munyal, donnée dès l’exergue, l’ancrage des récits dans un espace réel, les personnages inspirés par des situations concrètes et des thématiques typiques font de l’œuvre de Djaïli Amal un miroir de la société sahélienne, mais davantage un répertoire des maux de la femme, mis au grand jour pour une éventuelle révision de son statut. L’entreprise de la jeune écrivaine est osée. Victime des pesanteurs culturelles et témoin des diverses violences, Djaïli Amal16 devient, par la force de sa plume, mais aussi de son engagement social pour l’émancipation de la femme au Nord-Cameroun, aux côtés d’Aissa Doumara (Prix Simone Veil 2019), la voix des sans voix. Cette force et cette implication résonnent fortement de nos jours, marqués par les appels à l’indiscipline, à la remise en question, toujours nécessaire, des contraintes et des dominations. Cela lui a d’ailleurs valu diverses récompenses, dont le Prix Goncourt des Lycéens pour Les Impatientes, l’édition française de Munyal, les larmes de la patience.
Aïssatou Abdoulahi
École Normale Supérieure – Université de Maroua
487Bibliographie
Amal, Djaïli Amadou, Walaande, l’art de partager un mari, Yaoundé, Proximité, 2015 [2010].
Amal, Djaïli Amadou, Mistiriijo, la mangeuse d’âmes, Yaoundé, Proximité, 2015 [2013].
Amal, Djaïli Amadou, Munyal, les larmes de la patience, Yaoundé, Proximité, 2019 [2017].
Beauvoir, Simone de, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1949.
Diouf, Makhtar, Lire le(s) féminisme(s), Paris, L’Harmattan, 2012.
Horney, Karen, La Psychologie de la femme, Paris, Payot, 2002.
Montandon, Alain, « Sociopoétique », Sociopoétiques : Mythes, contes et sociopoétique, CELIS, Université Clermont-Auvergne, no 1, 2016 : « https://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/docannexe/file/640/montandon.pdf (consulté le 25/09/2020) ».
Nassourou, Saïbou, Le hiirde des Peuls du Cameroun, Yaoundé, Clé, 2014.
Ndinda, Joseph, Révolutions et femmes en révolution dans le roman francophone au Sud du Sahara, Paris, L’Harmattan, 2002.
Sankara, Thomas, L’Émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique, New York, Pathfinder Press, 2001.
1 Nous citons les textes des éditions Proximité à Yaoundé, Cameroun ; les deux premiers y ont été publiés en 2015 et Munyal en 2017. Lauréat du Prix Orange-Afrique en 2019, Munyal a été réédité par Proximité, diffusé et traduit en Afrique grâce à l’Association des éditeurs indépendants. Munyal est devenu en 2020 Les Impatientes, aux éditions Anne Carrière, en France. Cette nouvelle version a obtenu le Prix Goncourt des lycéens cette même année. Walaande, l’art de partager un mari a paru initialement chez Ifrikiya (Yaoundé) en 2010 et Mistiriijo, la mangeuse d’âmes, aussi chez Ifrikyia en 2013. Chaque titre est désormais abrégé par : W, MI et MU.
2 Disponible en ligne dans la revue Sociopoétiques, à laquelle nous nous référons, ce texte a initialement paru en introduction du volume Sociopoétique de la danse (Paris, Anthropos, 1998), dirigé par Montandon.
3 Discours prononcé le 8 mars 1987. Publié dans L’Émancipation des femmes et la lutte de libération de l’Afrique en 2001.
4 Le tatouage des lèvres est fait par des vieilles femmes à l’aide d’épines, sans anesthésie. Le courage de celle qui brave l’épreuve sans afficher la douleur ressentie peut-être salué par le don d’un bœuf, récompense suprême chez les Peuls.
5 L’auteure précise que le hiirde (pl. kiirle) est une soirée de réjouissances où se déployaient la culture littéraire (joutes verbales, jeux de mots, chants, poésie, proverbes…) et aussi beaucoup de cadeaux (bœufs, kolas, savons, pagnes…) en l’honneur d’une jeune femme qui fait figure de courtisane.
6 De nombreuses études en sociologie démontrent le taux élevé des divorces chez les Peuls dont celles de Jacques Binet, Pierre-Francis Lacroix, André Marie Podlewski, citées par Nassourou (2014, p. 35).
7 La pratique est répandue ; elle vise à assurer le bonheur et la sécurité des enfants de la défunte, mais la belle famille ne procède généralement au remplacement que lorsqu’elle a des intérêts à sauvegarder.
8 Beaucoup de proverbes abondent dans ce sens dont « Quiconque voit en l’époux un père mourra bâtard ». Ce proverbe stipule qu’il ne faut jamais prendre pour acquis les sentiments d’un homme, notamment l’époux. Si une femme est convaincue qu’elle finira ses jours avec son époux, qu’elle se désillusionne, le mari reste le mari, c’est-à-dire un être dont elle peut fort probablement être séparée, et non un père (le père ne renie pas sa fille, mais l’époux divorce de sa femme).
9 Il était de coutume de présenter à tous le linge de la nuit de noces pour attester la virginité de la mariée ; dans le cas présent, il porte les stigmates du viol.
10 L’équivalent d’environ 8 euros.
11 Les travaux des marabouts de renom nécessitent de moyens consistants ; elle vend ses bijoux pour y satisfaire.
12 Elle est propriétaire de nombreux chats noirs.
13 Soirées de réjouissance (voir note 5, p. 477).
14 La Sounnah est un ensemble de savoirs – hadiths – inspirés de la vie de Mohammad, permettant de trouver des exemples et des justifications de comportements. S’observe cependant une sorte d’instrumentalisation, car les hommes en général choisissent les versets et les hadiths qui vont dans le sens de leurs intérêts, en fonction de leurs objectifs ; il arrive aussi qu’ils les interprètent mal ou refusent de les placer dans leur contexte.
15 Cette phrase résonne comme une réplique au principe qui stipule « le viol n’existe pas dans le mariage ».
16 Djaïli signifie « lumières » en peul et Amal « espoir, espérance » en arabe.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0473
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Djaïli A. Amal, femme, Pulaaku, Nord-Cameroun, sociopoétique