Femme sujet et femme objet Approche genre et féministe de Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteur : Tchassim (Koutchoukalo)
- Pages : 459 à 471
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
Femme sujet et femme objet
Approche genre et féministe
de Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye
La femme a souvent été représentée dans les sociétés traditionnelles comme un objet subissant le poids des normes édictées par une société phallocratique, par exemple le roman Sous l’orage (1963) de Seydou Badian ou la pièce L’Oracle (1969) de Guy Menga. Mais dans nombre d’autres œuvres littéraires, elle est sujet-pensant, capable de remettre en cause ce qui était préétabli et de s’imposer. Une si longue lettre (1979) de Mariama Bâ ou C’est le soleil qui m’a brûlée (1987) de Calixthe Beyala sont, entre autres, des œuvres qui mettent en scène des personnages féminins rebelles décidés à déconstruire les canons qui les subordonnaient. Cependant, d’autres fictions présentent la femme sous une double posture, ambivalente ou contrastante, à la fois d’objet et de sujet, et le roman Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye, Prix Goncourt en 2009, s’inscrit dans cette perspective. En effet, l’écrivaine française – comme elle l’affirme elle-même1 – qualifie de femmes puissantes les trois personnages principaux de son roman – Norah, Fanta et Khady Demba – parce qu’elles nient la fatalité, refusent de courber l’échine devant les attitudes ubuesques aussi bien d’hommes que de femmes. Aussi, cette résistance n’empêche pas qu’elles soient objectivées par les agressions et humiliations qu’elles subissent. Elles se découvrent comme des êtres en lutte, déchirés entre malheur et bonheur, succès et échec, résistance et capitulation. Comment l’œuvre de Ndiaye présente-t-elle 460la femme objet et la femme sujet ? Quelles orientations affecter à leur « puissance » face aux tensions qui gangrènent leurs relations avec les personnages masculins ? Notre réflexion, en s’appuyant sur la sociocritique, pose les hypothèses selon lesquelles, dans ce roman, les femmes sont perçues à la fois comme sujet agissant et objet subissant ; que les tensions entre les personnages hommes et femmes relèvent du genre et que « la puissance » des femmes – et par là leur opposition aux hommes – détermine le féminisme de l’auteure. D’où l’organisation de notre analyse autour de deux axes que sont femme sujet et femme objet, associés à une approche genre et féministe.
Femme sujet
Le sujet est un acteur qui se construit par l’action collective et le conflit social. Selon Marie-Madeleine Bertucci qui cite le philosophe Alain Renaut, le terme de sujet valorise « en l’homme une double aptitude : l’autoréflexion, aptitude à la conscience de soi et l’auto-fondation, capacité à fonder son propre destin » (Bertucci, 2007). Elle s’appuie aussi sur les réflexions du sociologue Alain Touraine pour qui « le sujet n’est ni le moi, ni un soi social, mais construit une figure qui se dégage des rôles, des normes, des valeurs sociales […]. » Le sujet constitue une force critique, une force de contestation. Il peut se définir comme une « force de résistance aux appareils de pouvoir, appuyée sur des traditions en même temps que définie par une affirmation de liberté » (ibid. ; Touraine, 1992, p. 456 et 408). La subjectivisation est « la pénétration du sujet dans l’individu […]. Elle est le contraire de la soumission de l’individu à des valeurs transcendantes » (ibid. ; Touraine, 1992, p. 121). Ce propos conforte les approches de plusieurs domaines, qu’il s’agisse de philosophie ou de psychologie, pour reconnaître le sujet comme la personne qui mène l’action, comme un être pensant considéré comme siège de la connaissance, opposé à l’objet, « ce qui est pensé ». Nous y arrimons donc notre perception de la femme sujet, un acteur capable de résister aux appareils de pouvoir, apte à l’autoréflexion et à l’auto-fondation.
461L’enfance difficile est le dénominateur commun des personnages Norah, Fanta et Kady Demba, une enfance qui a forgé leur force de caractère. La première est rentrée en Afrique après la sollicitation de son père, bien qu’il ne lui ait pas donné les raisons de sa demande. Son frère Sony est en prison et son père la requiert en tant qu’avocate pour le défendre. Cette femme sujet, méprisée par son père, a auto-fondé, construit son destin dans la douleur et l’abnégation. Elle réussit intellectuellement et socialement sans son soutien. Déchu de son statut d’homme riche et pédant, empêtré dans une affaire de meurtre, il espère son salut et celui de son fils à travers les actions de défense judiciaire de Norah devenue leur messie : « – Je t’ai demandé de venir parce qu’il faut que tu défendes Sony. Il n’a pas d’avocat. Je ne peux pas payer un avocat, moi. […] Je n’ai pas d’argent pour un bon avocat. […] Il faut que tu t’occupes de Sony » (Ndiaye, 2011, p. 78-79). L’orgueil du père de Norah demeure malgré sa déchéance sociale. Sa société a fait faillite et il n’a pas d’argent pour financer les services d’un bon avocat. Autrement dit, s’il avait eu de l’argent, il se serait passé des services de sa fille. Parallèlement, Norah est caractérisée en tant qu’actrice du care, c’est-à-dire un sujet-altruiste dans son propre foyer, en France, car elle agit généreusement à l’égard de son compagnon Jacob et la fille de ce dernier : « […] Norah savait qu’elle n’aurait jamais la force de les mettre dehors. Où iraient-ils, comment se débrouilleraient-ils ? » (ibid., p. 41).
Fanta, l’héroïne du second récit de Trois femmes puissantes, est une femme sujet qui s’est toujours battue, dès son enfance au Sénégal, pour sortir de la pauvreté ; elle est devenue enseignante au lycée grâce à ses ambitions. Le narrateur, à travers les souvenirs de Rudy Descas, le mari de Fanta, évoque les qualités de ce personnage féminin qui, avant la rencontre de son époux, s’était toujours donné seul les moyens d’assouvir ses ambitions. Elle est d’une énergie et vitalité débordantes, brave, déterminée à s’instruire voire se construire par elle-même, comme l’indiquent les propos du narrateur : « […] Il l’avait toujours associée à l’énergie de Fanta, à sa vitalité supérieure à la sienne, elle qui avait lutté si bravement depuis l’enfance pour devenir un être instruit et civilisé, pour sortir de l’interminable réalité, si froide, si monotone, de l’indigence » (ibid., p. 122-123). Fanta a en horreur le dénuement et s’est lancée dans une quête interminable du savoir pour y échapper. Le syntagme « avait lutté si bravement depuis l’enfance » sous-tend cette quête permanente 462de son épanouissement avec l’usage du plus-que-parfait « avait lutté » exprimant la continuité de la lutte acharnée et sans relâche que souligne l’adverbe « bravement » renforcé par l’adverbe d’intensité « si ». Fanta est décrite comme :
[…] une jeune femme aux pas ailés, aux aspirations ferventes, précises et dont l’intelligente volonté l’avait déjà menée du petit étal de cacahouètes en sachets qu’elle dressait chaque jour, fillette, dans une rue de Colobane, aux salles de classes du lycée Mermoz où elle enseignait la littérature et préparait au bac des enfants de diplomates et des enfants d’entrepreneurs […]. (ibid., p. 129-130)
Ambitieuse, Fanta « aux chevilles ailées » vole « au-dessus de la boue rougeâtre de Colobane » (ibid., p. 126) en raison de son métier de professeur de littérature exercé dans le même lycée que Rudy Descas, ce qui lui a permis d’être différente dans un quartier d’une extrême pauvreté. C’est dire que Fanta est une femme épanouie qui jouit des avantages que lui procurent les retombées de son métier, quoique « discrète, vive et pleine d’une joie » (ibid., p. 232). En tant que sujet, elle fonde son destin sans attendre un soutien quelconque qui, d’ailleurs, n’existe nulle part. Quant à la force de caractère du personnage de Khady Demba, elle tient à sa situation d’enfant abandonnée par ses parents et élevée dans des conditions précaires. Fière d’être unique en son genre, satisfaite d’être elle-même, « il n’y avait eu interstice dubitatif entre elle et l’implacable réalité du personnage de Khady Demba » (ibid., p. 266) ; elle ne peut être qu’elle-même, c’est-à-dire imperturbable psychologiquement et moralement, malgré le lot de malheurs et d’agressions qui ont émaillé sa vie. Khady Demba perd son époux et subit la torture morale et psychologique de sa belle-famille qui la rejette. Malgré cette situation ubuesque, elle reste forte et inébranlable. C’est avec elle que le titre de l’œuvre prend son sens véritable, la puissance morale, car la puissance physique n’est pas au rendez-vous. Elle est une femme psychologiquement forte, ne réagissant pas aux piques de ses belles-sœurs qui ne lui « causaient pas de réelle douleur » (ibid., p. 267). Au contraire, elle est le sujet qui leur inflige des mortifications intérieures :
[…] agacées et émoustillées par la rigidité de sa chair insensible, la froideur renfrognée de son expression, sachant ou devinant qu’elle oblitérait toute faculté d’entendement dès lors qu’on la tourmentait, sachant ou devinant que les piques les plus acerbes se transformaient dans son esprit en voiles qui 463venaient partiellement mais fugacement embrouiller les autres, ses rêveries blêmes, bienfaitrices – le sachant, le devinant et s’en irritant sourdement. (ibid., p. 267)
Elle est également un sujet qui s’assume lors de sa fuite, puisqu’elle accepte la continuité du voyage de son compagnon d’exode qui tire bénéfice de l’argent de sa prostitution ; elle supporte parce qu’elle veut gagner ce qui devrait être l’Eldorado. Khady peut sembler la femme la plus fragilisée et la plus violentée du roman, celle à laquelle son auteure voue une tendresse toute particulière en raison de son parcours et sa fin tragique. Elle est la plus puissante des trois, car elle garde, fichée en elle, envers et contre tout, la ferme assurance de ce qu’elle est : « […] un sursaut de joie sauvage faisait trembler son corps rompu comme elle se rappelait soudain, feignant de l’avoir oublié, qu’elle était Khady Demba : Khady Demba » (ibid., p. 323). Son nom concentre sa force de caractère, désormais source de sa puissance : « elle n’éprouverait jamais de vaine honte, elle n’oublierait jamais la valeur de l’être humain qu’elle était, Khady Demba, honnête et vaillante » (ibid., p. 312), principes de sa résilience. L’héroïne de Ndiaye, au parcours tragique, s’est probablement rendu compte de la malhonnêteté et du manque de bravoure des hommes qui l’ont entourée, au premier plan ses géniteurs et sa grand-mère, ensuite chez le père de Norah où elle était domestique, mais aussi ses beaux-parents et enfin Lamine, son compagnon. L’éthos perceptible met en exergue l’estime de soi déployée par Khady Demba pour rester vivante, tel un « orgueil » de survie. La puissance que sous-tend le qualificatif du titre du roman équivaut à la résilience de ces trois femmes devenues des femmes battantes. Il apparaît qu’elles ont une puissance de caractère que le titre du roman stipule, une puissance qui surplombe l’aspect réifié de leur expérience de vie.
Femme objet
Notre démarche pour étudier la notion d’« objet » se fonde sur une des propositions du psychiatre Maurice Bouvet qui, dans La Relation d’objet (2006) théorise la question des relations d’objet en fonction des 464organisations de personnalité. Parmi les trois caractéristiques proposées2, nous utilisons l’interactivité sujet-objet impliquant l’évolution des relations. Aussi la femme objet, en tant qu’« être objet de », dans l’œuvre de Ndiaye, est-elle appelée à subir l’action du sujet ; il s’agit d’une interrelation entre le sujet-homme et l’objet-femme et la situation de cette dernière ne préoccupe guère ni son époux, ni son père, ni ses beaux-parents. Elle ne bénéficie d’aucun soin particulier, d’aucune attention, d’aucune protection. Bref, elle est laissée à elle-même. Dans le cas de Norah, la narratrice et sa sœur étaient le dernier des soucis de leur père qui n’assumait ses devoirs et ses responsabilités qu’envers leur frère, Sony. Même son épouse, après ses maternités, n’a plus eu aucune importance. La procréation, inexistante pour Khady Demba, lui vaut le mépris de sa belle-famille considérant que plus rien ne justifie sa présence dans la maison familiale après le décès de son mari. En tant que femmes objets, elles ont toutes, Norah, Fanta et Demba, subi les actions pernicieuses des hommes.
À l’âge de huit ans, Norah a été abandonnée comme sa petite sœur et leur mère par leur père « inattentif », « implacable » et « terrible » (ibid., p. 50 et 52), et séparée de son petit frère. Dès lors, en France, leur mère s’est enfoncée dans « les problèmes d’argent, les dettes, les interminables tractations avec les organismes de crédit » (ibid., p. 51) et celle-ci devint travailleuse de sexe pour survivre, se forgeant « un visage dur et résolu, lissé au fond de teint, une bouche au pli sarcastique » (ibid., p. 56). Cette misère crée un contraste dévastateur quand leur père les invite « au pays » pour les vacances :
[Elles] apportaient ainsi avec elles de cette tristesse austère, convenable, réprimée, dans laquelle elles vivaient et qui transparaissant dans leur courte chevelure sans apprêt, leur robe en jean achetée trop grande afin de servir longtemps, leurs rudes sandales de missionnaires, [ce qui] provoqua chez leur père une irrémédiable répugnance. (ibid., p. 52)
465Telles des parias, elles réalisent que leur frère, élevé par leur père, a droit à tous les luxes. Être femme est donc un crime de lèse-majesté et les criminelles purgent leur damnation. Un tel contexte est renforcé par l’apathie du père de Norah face à la demande d’appui financier de sa fille : « Qui n’a pas de problèmes d’argent, mes pauvres petites ! » (ibid., 54). Cette fausse interrogation empreinte d’ironie reflète une fois de plus la mauvaise intention de celui-ci, insouciant de sa progéniture féminine, considérée sans avenir et appelée à faire souche ailleurs.
Durant son séjour, l’incontinence urinaire subie à deux reprises par Norah est analogue à son objectivation du moment où tout son corps est dans un état d’inhibition fonctionnelle provoqué par des drames familiaux. L’emprisonnement de Sony est un échec voire une disqualification de leur père. Aussi, la condition déplorable dans laquelle elle trouve son frère incarcéré la rend-t-elle impassible envers lui, bien que son corps – à elle – manifeste sa détresse :
Elle sentit alors avec consternation qu’elle était en train d’uriner sans se rendre compte, c’est-à-dire que la sensation lui parvenait d’un liquide tiède le long de ses cuisses, de ses mollets, jusque dans ses sandales, mais il lui était impossible de le contrôler et la perception de la miction même lui échappait.
Horrifiée, elle s’écarta de la flaque […]. Une onde de rage contre son père la traversa si violemment qu’elle en claqua des dents. (ibid., p. 68)
Ce fluide corporel révèle sa liquéfaction dans un contexte qui nie sa personnalité et la réduit à une fonction – défendre son frère – alors qu’elle se sait utilisée.
Fanta, de son côté, devient une femme objet, séduite, impressionnée, manipulée par son époux, « cet homme allègre et charmant et beau parleur » (ibid., p. 137) qu’elle avait fini par conduire chez elle et qui, grâce à un discours pompeux, avait réussi à l’entraîner avec lui en France « au risque de sa chute à elle, de l’effondrement de ses plus légitimes ambitions » (ibid., p. 232). Convaincue qu’elle trouverait mieux en France, elle abandonne son poste de professeur de lycée et le suit. Or, le narrateur, prenant en charge les pensées de Rudy, rend très vite palpables les flatteries et tromperies du mari égoïste : « Il lui avait assuré qu’il n’y avait d’avenir pour eux qu’en France et qu’elle avait la chance de pouvoir, grâce à son mariage, aller vivre là-bas. Quant à ce qu’elle y ferait, aucun problème : il s’occuperait de lui trouver un poste au collège ou au lycée. Il savait que 466rien n’était moins sûr […] » (ibid., 234). Le voyage accompli, la situation de Fanta se dégrade très rapidement et elle retombe dans la misère, celle contre laquelle elle s’était battue et qu’elle avait vaincue :
[Rudy l’a] replongée dans ce qu’elle avait réussi, seule et brave, à quitter, alors qu’il aurait dû la sauver de tout cela mieux encore et l’aider à parachever sa victoire sur le malheur d’être née dans le quartier de Colobane, alors qu’il aurait dû, non pas l’enterrer vivante et belle et jeune encore, si seule et si brave, au fin fond de… (ibid., p. 123)
Fanta, « une femme perdue » (ibid., p. 142) à cause de son époux, vit dans la déception et la désillusion ; cet état d’âme ne disparaît pas avec son adultère, puisque comme l’affirme le narrateur « Rudy était sûr d’une chose, c’est que si Fanta avait cessé de l’attendre, lui, son mari, elle n’attendait pas davantage ce Ménille qui, pour certaines raisons que Rudy ignorait, l’avait déçue » (ibid., p. 171). Quant à Khady Demba, son objectivation s’opère dans quatre espaces différents : celui de sa famille, de la famille de Norah, de sa belle-famille et l’espace migratoire. Abandonnée par ses parents, elle a été recueillie par sa grand-mère qui, à vrai dire, ne voulait pas d’elle non plus : « […] nul être sur terre n’avait besoin ni envie qu’elle fût là » (ibid., p. 266). Le rejet de Khady par sa belle-famille ne paraît qu’une suite logique de son destin : l’amour de son mari s’est effacé avec son départ et n’a été remplacé que par le mépris des siens. Khady Demba n’est qu’« une pauvre chose » (ibid., p. 264), un objet :
Parce que leur fils unique l’avait épousée en dépit de leurs objections, parce qu’elle n’avait pas enfanté et qu’elle ne jouissait d’aucune protection, ils l’avaient tacitement, naturellement, sans haine ni arrière-pensée, écartée de la communauté humaine, et leurs yeux durs, rétrécis, leurs yeux de vieilles gens qui se posaient sur elle ne distinguaient pas entre cette forme nommée Khady et celles, innombrables, des bêtes et des choses qui se trouvent aussi habiter le monde. (ibid., p. 269)
Devenue chose, Khady est traitée comme une charge que les occurrences référentielles « aucun appui, aucune dot, n’avoir jamais conçu » (ibid., p. 264) mettent à nu. Pourtant, c’est ce déni d’identité qui va lui donner l’énergie de se penser ailleurs, et ainsi trouver la motivation au départ. Dans l’œuvre de Ndiaye, la puissance des femmes prédomine les actions machiavéliques des hommes, et cela relève de l’approche féministe de la romancière qui supplante celle de l’objectivation.
467Approches genre et féministe
Notre analyse de l’œuvre de Ndiaye sous les approches genre et féministe s’appuie aussi bien sur le paratexte que sur le texte lui-même. Le concept gender3 réfère à la construction sociale de la distinction entre les sexes ; il déconstruit le référent biologique, sexuel, en postulant que les identités sont bâties en fonction du cadre social et de ses normes. C’est bien ce que le propos de Beauvoir, en 1949, « On ne naît pas femme, on le devient », affirmait déjà. Ainsi, « l’approche genre part du constat que les inégalités entre les femmes et les hommes sont construites par les sociétés. Ces inégalités résultent des rôles masculins et féminins assignés sur la base de différences biologiques » (Adéquations, 2017). Nous abordons l’approche genre à la fois comme concept et méthodologie, impliquant les rapports entre les personnages, hommes et femmes, selon les données sociologiques et biologiques, mais aussi afin de mesurer un processus d’acquisition de pouvoir individuel et la capacité d’agir de façon autonome, la capacité à faire des choix et à prendre des décisions pour sa vie, ce qui est une définition de l’empowerment4.
Le père de Norah a eu deux filles et un garçon, mais n’avait d’affection que pour son fils. Très souvent en Afrique, les hommes admettent difficilement la naissance d’une fille qui, pour eux, est appelée à faire sa vie dans une autre famille. Son départ de la maison familiale symbolise la fin d’une vie, la mort de la famille ; elle n’assure pas de ce fait la pérennisation de la descendance familiale comme le garçon qui demeure le garant de la survie du nom de la famille et par ricochet la survie de la famille à travers sa progéniture. Selon cette logique, le père de Norah a méprisé les filles, comme le signale régulièrement le narrateur 468(Ndiaye, 2011, p. 76 et 79). Fanta, dans le second récit, a été abusée par un époux mesquin et égoïste dont les ruses ont consisté à lui faire croire à un ailleurs profitable, alors que lui-même était en perdition. Quant à Khady Demba, elle est une indésirable que son statut de fille puis de femme résume. Abandonnée, recueillie par obligation, elle ne trouve jamais l’occasion d’être en confiance, ni respectée. Malgré ces tensions entre les personnages hommes et femmes, Ndiaye investit ses figures féminines d’une puissance morale et psychologique face aux personnages masculins affaiblis et détrônés. Une pareille stratégie de mise en scène romanesque fait de l’œuvre de Ndiaye une œuvre féministe.
Qu’il s’agisse d’articles scientifiques ou d’articles de presse, les commentateurs abondent à reconnaître le tempérament féministe du roman, puisque s’y déploie la résilience de femmes malmenées qui arrivent cependant à faire des choix et à les assumer, malgré les risques encourus. Marie Ndiaye est d’ailleurs citée parmi la « nouvelle génération de militantes » féministes en France et Trois femmes puissantes est évoqué parmi nombre d’œuvres considérées comme féministes, ce que suggère le site de la collection Folio5. Nina Wabbes, dans son étude consacrée au texte les Bonnes femmes de Montaigne et Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye, interroge sans utiliser le concept du féminisme le « rapport entre la “femme puissante” et l’“homme faible” » (2013, p. 41). Et en citant Caya Makhélé, elle souligne encore que :
Ndiaye « promène son regard sur les faiblesses des hommes […] afin de donner aux femmes une force […] de vie qui résiste à toutes les vilenies » […] Ces trois femmes parviennent […] à transformer un passé horrible en une nouvelle et heureuse vie. L’enfance de Norah encourage cette femme à devenir une bonne mère pour sa petite fille. Fanta déteste sa nouvelle vie en France, elle s’enferme dans la solitude, mais elle ne renonce pas à ses responsabilités en tant que mère et épouse. L’histoire de Khady est une grande tragédie pleine de misère et de tristesse, mais aussi cette « femme puissante » réussit-elle à s’adapter à chaque situation défavorable qu’elle rencontre. (Wabbes, 2013, p. 41)
469Texte et paratexte
Comme le souligne Christine Genin, le titre « a été choisi pour “forcer l’interprétation” : ces femmes qui n’ont aucun pouvoir objectif sont puissantes par leur capacité à n’être pas dupes, à lutter, chacune selon ses moyens, contre l’ignorance où l’on voudrait les cantonner. La vraie puissance réside dans la confiance irréductible en soi et en la vie » (2010). Ainsi, la page de couverture proposée par l’édition de poche Folio présente des éléments paratextuels – le titre et l’image d’une femme au visage fermé – révélant le féminisme à l’œuvre. Le titre et le contenu du roman concordent et suggèrent une mise en scène de trois femmes au parcours spécifique. La dureté du visage de la femme – que condense le portrait6 – semble dégager la puissance, la force et la détermination sous-tendue par l’adjectif épithète « puissantes », ce qu’avait aussi relevé Okri Pascal Tossou :
Le roman de Marie Ndiaye postule une prise de position féministe. Et cela, non seulement par la numérologie symbolique du chiffre 3 (symbole d’insistance, mais aussi d’unité dans l’énumération ou dans la variation) qui détermine nettement « femmes », mais surtout par l’axiologique évaluatif « puissantes », qui, on le sait, renvoie à la bravoure, la solidité, l’énergie, la détermination, l’opiniâtreté… D’ailleurs, la première de couverture de l’édition de 2009 chez Gallimard, qui affiche la photo d’une grande femme majestueusement drapée, témoigne sémiotiquement d’un engagement au côté de la gent féminine […]. (2016, p. 6-7)
Dans le texte, toujours selon Virginie Brinker, « ce sont des liens symboliques plus forts qui unissent les trajectoires des trois personnages : après avoir subi chacune à sa manière la perversité et les assauts des hommes (le père-tyran de Norah, le mari déchu de Fanta, l’amant traître de Khady Demba), elles deviennent de véritables héroïnes, pleinement actrices de leurs destins » (2007) : Norah triomphe de son père, Fanta de son époux, Khady de son destin, même si son corps de chair s’arrache aux barbelés de l’Europe. Même si les héroïnes de Ndiaye sont 470conquérantes, il est toutefois évident que l’immigration, qu’elle soit légale ou clandestine, ne leur procure que misère. Dans les trois récits, il s’agit des femmes abandonnées : Norah par son père, puis par sa mère, Fanta déçue et sans soutien auprès de Rudy Descas, Khady Demba trahie et abandonnée par son amant, lors de sa fuite. Et ces femmes ont, dans les trois récits, la prostitution comme palliatif à leurs misères : le narrateur déclare que la mère de Norah et Khady Demba se sont prostituées ; seule Fanta ne porte pas ce qualificatif ; elle prend un amant, bien qu’il ne change rien à sa vie.
L’œuvre de Ndiaye fait émerger, à travers ces trois destinées, des femmes modernes qui affrontent les difficultés de la vie ; de façon significative, la médiocrité des hommes qui les entoure révèle leur force. Une négociation constante met en jeu leur statut d’objet et celui de sujet, pour faire éclore leur détermination, telles des femmes que les difficultés minant leur quotidien poussent à ne jamais baisser les bras. Les situations transposées dans Trois femmes puissantes traitent de tensions sociales, en l’occurrence des conflits familiaux qui altèrent la cohésion de chaque groupe. Appréhendés avec l’approche genre, ces conflits mettent aux prises des hommes avec des femmes aux parcours atypiques. Les adaptations constantes de chacune font sans doute la force de ce négo-féminisme qui crée des chemins aux trames instables, avec des personnages dépassant un statut d’objet pour affirmer une volonté de sujet. De fait, en refusant d’être réifiées, elles sont déjà puissantes.
Koutchoukalo Tchassim
Université de Lomé
471Bibliographie
Association Adéquations, « Définitions de l’approche de genre et genre & développement. Égalité femmes–hommes. Égalité et enjeux de genre », 2017 : « http://www.adequations.org/spip.php?article1515 (consulté le 28/03/2021) ».
Bertucci, Marie-Madeleine, « La notion de sujet », Le Français aujourd’hui, no 157, 2007, p. 11-18 : « https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2007-2-page-11.htm (consulté le 28/03/2021) ».
Bouvet, Maurice, La Relation d’objet, Paris, PUF, 2006 [1969].
Brinker, Virginie, « Trois femmes puissantes ou l’inaltérable humanité », La Plume francophone, décembre 2007 : « https://la-plume-francophone.com/2007/12/18/marie-ndiaye-trois-femmes-puissantes/ (consulté le 17/03/2021) ».
Genin, Christine, « Trois femmes puissantes (M. Ndiaye) », Encyclopædia Universalis, 2010 : « http://www.universalis.fr/encyclopedie/trois-femmes-puissantes/ (consulté le 17/03/2021) ».
Ndiaye, Marie, Trois femmes puissantes, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2011 [2009].
Neamtu-Voicu, Andreea-Madalina, L’Impuissance de la puissance : entre l’obstacle et l’opportunité (Trois femmes puissantes et La Divine de Marie Ndiaye), thèse de doctorat, Université Craiova & Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand, 2016 : « https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01592862/document (consulté le 17/03/2021) ».
Tossou, Okri Pascal, « L’enchâssement sémiotique dans Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye : Quand Khady Demba se prête à l’esthétique féministe », Revue ivoirienne des Lettres, Arts et Sciences Humaines, no 32, décembre 2016, t. 1, p. 5-13.
Touraine, Alain, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992.
Wabbes, Nina, La Vie de trois femmes représentée par deux auteurs différents : les Bonnes femmes de Montaigne vs. les Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye, mémoire de Master, Université de Gand, 2013 : « https://libstore.ugent.be/fulltxt/RUG01/002/060/454/RUG01-002060454_2013_0001_AC.pdf(consulté le 28/03/2021) ».
Zaher, Hafida, « Femmes et développement : approche genre », Université Laval, Québec, 2001 : « https://www.researchgate.net/publication/342819305_femmes_et_developpement_approche_genre/link/5f0757eb4585155050986270/download (consulté le 28/03/2021) ».
1 « Je me permets d’attirer votre attention sur un point qui me semble important : n’ayant jamais vécu en Afrique et pratiquement pas connu mon père (je suis métisse), je ne puis être considérée comme une romancière francophone, c’est-à-dire une étrangère de langue française, aucune culture africaine ne m’a été transmise. Je la connais, un peu, comme peuvent la connaître des personnes intéressées par toutes les formes de culture. Il me semblait important de le préciser, ne sachant si vous étudiez des romancières aussi superficiellement africaines que je suis », Lettre adressée à Jean-Marie Volet (1994), citée par Andreea-Madalina Neamtu-Voicu, 2016, p. 10.
2 M. Bouvet est décédé en 1960 ; « La relation d’objet » a paru initialement dans La Théorie psychanalytique, Paris, PUF, 1969. Les trois strates de caractéristiques sont : 1) l’interactivité sujet-objet implique la description d’une interrelation ; 2) la distance veut reconnaître le point théorique qui distingue l’objet pulsionnel de l’objet réel ; 3) la plasticité désigne des relations qui évoluent au fil du temps. À ce propos : Daniel Widlöcher, « L’objet : entre le lieu et la figure », Annuel de l’APF, 2008, p. 45-63 : « https://www.cairn.info/revue-annuel-de-l-apf-2008-1-page-45.htm (consulté le 28/03/2021) ».
3 Nous utilisons les recherches de Hafida Zaher (2001) et les synthèses proposées par l’association Adéquations. Dans son ouvrage Femmes et développement : approche genre, Zaher établit une revue de la littérature sur le genre et convoque les travaux de Young et als. (1988), Scott (1988), Mathieu (1989), Mignot-Lefebvre (1982), Mackitosh (1988) et Pelchat (1992). Sur le site de l’association Adéquations, se référer aux Documents d’orientation stratégique genre et développement du Ministère français des Affaires étrangères. Le premier document a été adopté le 9 novembre 2007 et le second le 23 août 2013 pour la période 2013-2017.
4 À ce propos, consulter : « https://www.ritimo.org/Empowerment-6731 (consulté le 28/03/2021) ».
5 Voir : « http://www.folio-lesite.fr/Idees-de-lecture/Tous-feministes/(cat)/173340 (consulté le 28/03/2021) ».
6 L’image concentre plusieurs destinées, ce que l’on peut associer à la structure du volume où les parties se succèdent sans titres ni numérotation. Il y a une continuité structurelle qui préexiste aux voix et destins différents proposés dans chaque partie.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0459
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Femmes, Marie Ndiaye, sujet, objet, féminisme, genre