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Classiques Garnier

L’Œuvre de Djaïli Amadou Amal Un miroir de la condition de la femme au Nord-Cameroun

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
  • Auteur : Abdoulahi (Aïssatou)
  • Résumé : Ancrée dans le contexte sahélien camerounais et reflet des mentalités de cette aire, l’œuvre de Djaïli met en lumière le difficile destin de la femme, compromis par les rigueurs socioculturelles et ce, à travers la polygamie, les violences conjugales et parentales. Il est question dans le cadre de cet article de voir comment ces romans reflètent la condition de la Sahélienne grâce aux outils de la sociopoétique, approche qui accorde une place de choix aux représentations sociales.
  • Pages : 473 à 487
  • Collection : Rencontres, n° 539
  • Série : Francophonies, n° 2
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782406127352
  • ISBN : 978-2-406-12735-2
  • ISSN : 2261-1851
  • DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0473
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/05/2022
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Djaïli A. Amal, femme, Pulaaku, Nord-Cameroun, sociopoétique
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LŒuvre de Djaïli Amadou Amal

Un miroir de la condition
de la femme au Nord-Cameroun

Constituée de trois romans à savoir Walaande, lart de partager un mari, Mistiriijo, la mangeuse dâmes et Munyal, les larmes de la patience1, lœuvre de Djaïli est centrée sur la représentation de la femme de la société peule du Nord-Cameroun. Réaliste, elle sinspire des faits sociaux. Comment le texte littéraire devient-il alors lexpression de la condition féminine ? Il nous importe dobserver, en nous appuyant sur une démarche sociopoétique, dans quelle mesure le réel instruit le littéraire afin de rendre compte du statut de la femme, par lanalyse des obstacles à son épanouissement, des violences quelle subit ainsi que leurs répercussions. La sociopoétique sied à cette analyse, car elle « permet denvisager la relation entre le texte et son contexte démergence [et] repose sur le principe de la sociabilité du texte » (Montandon, 2016, p. 112).

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Les pesanteurs culturelles et religieuses

Chez les Peuls, culture et religion simbriquent et créent des représentations sociales, lesquelles « orientent et organisent les conduites et les communications sociales » (ibid., p. 6). Dentrée de jeu, Djaïli atteste de la véracité des faits quelle relate à lentame de Munyal : « Cet ouvrage est une fiction inspirée de faits authentiques. » Les pratiques socio-culturelles y foisonnent en effet. Le pulaaku, ensemble des valeurs culturelles peules, régit les mentalités. Érigé en code, il définit le statut de la femme au sein de la société et lIslam est convoqué, parfois à tort, pour légitimer certains us, à linstar de la docilité.

La Sahélienne peule, aussi bien dans les romans de Djaïli que dans le contexte social, croupit sous les pesanteurs culturelles. Aussi doit-elle soumission absolue au destin qui lui est réservé par son Créateur, à ses parents, à son époux, et ce, au détriment de son bonheur. Comme dans toute société phallocrate, « toute son éducation conspire à lui barrer les chemins de la révolte et de laventure » (Beauvoir, 1976, p. 102). Dans ce contexte – la croyance au destin étant le sixième pilier de la foi en Islam – le stoïcisme simpose ; il est convoqué pour justifier la subordination de la femme et très tôt les filles doivent intégrer les formules qui cautionnent leur comportement : « Accepte avec humilité ce quAllah timpose comme épreuve » (W, p. 63). La soumission est alors signe de dévotion. Quand, dans Munyal, Ramla tente de contester la décision de ses parents, celle de la marier contre son gré, un de ses oncles, très remonté, lui rappelle les principes en affirmant que les enfants qui « nécoutent pas leur mère sont des enfants maudits » (MU, p. 43). Le respect dû à la mère est convoqué pour renforcer celui auquel le père a droit. Djaïli décrit dès lincipit de Walaande laliénation de la Sahélienne, perçue comme une victime par lemploi anaphorique de « pauvre fille du Sahel », « pauvre épouse du Sahel » (W, p. 10).

Assujettie, elle est « obligée de se baisser pour saluer un homme. Obligée de se baisser pour lui donner à boire, obligée denlever ses chaussures avant de passer à côté deux, obligée de ne pas riposter quand il la corrige. Obligée daccepter parce quon ne peut en savoir plus long queux » (W, p. 10). Cette litanie dobligations, sous-tendue par le 475Pulaaku, démontre linfériorité des femmes par rapport aux hommes, aussi bien sur le plan social quintellectuel. La religion est convoquée pour asseoir cette doxa : « Allah, qui dans Sa Grande Sagesse les a créées dune côte, les a faites aussi courbées dans leurs réflexions que cette côte » (W, p. 146). Pour Karen Horney (2002, p. 186), il sagit dune atteinte à la dignité des femmes, car elles sont considérées comme des créatures infantiles et émotives et donc incapables de responsabilités, ce qui bien sûr motive le maintien du pouvoir par le patriarcat. Dans Munyal, cela se justifie par la révérence à lépoux : « – À partir de maintenant, vous appartenez chacune à son époux et lui devez soumission totale. [] Soumission si complète que même vos actes de foi comme le jeûne ne se feront quavec son accord. Ainsi et seulement ainsi vous serez des épouses accomplies. » (MU, p. 18) Le mot « appartenir » démontre la condition de la mariée, elle est une propriété ; les adjectifs « totale » et « complète » affirment la nature de la soumission. Cest dailleurs le principe à laune duquel est évaluée la valeur dune épouse. Lépoux fait figure de « maître » et la femme desclave. Le conditionnement est tel que celles qui dérogent à cette règle sont jugées excentriques, et ce, même par les femmes. Sankara – dirigeant de la révolution au Burkina Faso de 1983 à 1987 – regrettait déjà cette éducation orientée quil qualifiait de « fraude mentale » :

Au petit homme on apprendra à vouloir et à obtenir, à dire et être servi, à désirer et prendre, à décider sans appel. À la future femme, la société, comme un seul homme [] assène, inculque des normes sans issue. Des corsets psychiques appelés vertus créent en elle un esprit daliénation personnelle, développent dans cette enfant la préoccupation de protection et la prédisposition aux alliances tutélaires et aux tractations matrimoniales. (Sankara, 2001, p. 22-233)

La sujétion de la femme est ainsi parachevée par limposition du munyal, lendurance, prodigué par tous à la fille et à la femme.

Le Pulaaku exige de lhomme le courage et de la femme la patiente et lendurance. Djaïli sait le poids du fameux munyal dans limaginaire culturel peul et lui consacre alors un livre. Hindou dans ce roman, comme toutes les femmes de lunivers du texte, vit depuis toujours avec 476ce mot répété comme une prière, redit pour une énième fois par son père le jour de ses noces : « Munyal mes filles ! Intégrez-le dans votre vie future. Inscrivez-le dans votre cœur, répétez-le dans votre esprit ! Munyal ! Telle est la vraie valeur du mariage et de la vie. Telle est la vraie valeur de notre religion, de nos coutumes, du pulaaku. » (MU, p. 72) Il lui est alors interdit dafficher ses sentiments, quil sagisse de la joie ou la peine, ce qui participe de leffet de réel de cette représentation. Lorsque Dona se fait percer le nez et tatouer les lèvres4, en digne Peule, elle apprivoise la douleur et masque sa souffrance. Il lui sera dailleurs rappelé par sa tante lors de son accouchement : « – Fais attention à ne surtout pas pleurer Dona []. On ne pleure pas quand on accouche. Une femme qui pleure lors de son premier accouchement, pleurera toujours pour les suivants. » (MI, p. 62) Faute de pouvoir se soustraire à la souffrance, elle est tout de même obligée de la contenir. La même prescription lui est rappelée lorsque décède sa fille : « On ne pleure pas son premier enfant. » (MI, p. 72) La prescription du munyal résonne comme une invitation à souffrir en silence. De plus, des reproches sont même faits à Hindou pour navoir pas gardé son calme et son sang-froid lors de sa nuit de noce, qui savère en fait être un viol commis par lépoux :

Goggo Diya mavait avoué plus tard que je lui avais foutu la honte par mon manque de courage et ma pleutrerie. Javais tellement crié que tout le monde avait dû mentendre [] Quelle honte ! Quelle vulgarité ! Un geste censé rester secret [] Quel manque de courage ! Quelle pleutrerie ! Quel manque de munyal ! [] Où est passé le pulaaku quon ma toujours inculqué ! (MU, p. 84)

Enfreindre les règles du pulaaku, impliquant lendurance et la discrétion, passe pour un crime et Hindou ne peut parler de la violence de la scène, le viol nétant de toute façon pas reconnu dans le cadre du mariage. Djaïli Amadou Amal, par le biais de son personnage dit son exaspération face à ce canon qui écrase la femme : « La pudeur ! Encore ! Toujours ! Partout ! La retenue ! La maîtrise de soi ! La réserve ! Le pulaaku ! » (MI, p. 72) Ainsi, tous les abus dont elle est victime émanent de cette aliénation maintenue par le code de conduite de la communauté.

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Le saare, terreau des violences

Le saare est un terme peul qui représente lintérieur, lespace de la femme soumise, tandis que le hiirde, lextérieur, est « un espace qui permet lexpression et laffirmation dune liberté individuelle » (Nassourou, 2014, p. 1765). Dans lœuvre de Djaïli diverses violences sont associées au saare et lapparentent à un espace carcéral. Confinée, la femme y vit conformément aux us et coutumes qui ne participent pourtant pas à son épanouissement, lexcluant de toutes les prises de décision, même lorsquelle en est la principale concernée.

Le mariage dans le contexte peul est précoce, forcé et précaire6 et il sagit dune affaire dhommes. Aussi, de manière générale, la fille, et quelquefois le garçon sont-ils mis devant le fait accompli. Djaïli lillustre dans ses romans de façon itérative. Asmaou, dans Munyal, rappelle à lordre sa fille Ramla qui refuse le mariage annoncé, forcément arrangé : « Cela sest passé de la même manière pour moi, pour tes tantes, pour toutes les femmes de la famille. » (MU, p. 51) Victime du lévirat7, Asmaou a dû épouser lépoux de sa sœur décédée, sans son accord. Ramla, quant à elle, non consentante, reste ainsi étrangère et même hostile au mariage, perçu comme un joug, doù ses cris de détresse quand arrive le jour choisi par ses parents :

Sauvez-moi avant que je ne devienne à jamais lune de ces ombres cachées à lintérieur dune concession. Sauvez-moi avant que je ne dépérisse entre quatre murs, captive, sans possibilité dévasion. Sauvez-moi, je vous en supplie, on marrache mes rêves, mes espoirs, on me dérobe mon innocence, ma vie. (MU, p. 69)

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Cette impossibilité à faire valoir un choix sobserve aussi avec Dona dans Mistiriijo : « Cétait son premier mariage et cétait donc à son tuteur légal, cest-à-dire son père, que revenait la décision daccorder sa main à qui il lentendait. » (MI, p. 57) Ces mariages forcés sont aussi précoces. Les mains de Djaïli et Nafissa, entre autres, dans Walaande, sont accordées à ladolescence à Aladji Oumarou, bien plus âgé quelles et polygame ; Aissatou, première épouse dAladji, est mariée à douze ans. Par la scénographie de ces vies jetées en pâture, Djaïli Amal décrie le sacrifice de ces filles forcées de devenir adultes sans transition. À peine sortie de ladolescence, Nafissa nest déjà plus que lombre delle-même : « Elle na que dix-neuf ans mais ses yeux sont désormais éteints []. Elle navait que quatorze ans et il la détruite. » (W, p. 60) Elle condamne également les parents dans la pratique de cette pédophilie légitimée. Le père de Nafissa tronque la vie de sa fille pour sassurer les faveurs dAladji Oumarou ; Ramla est donnée à Aladji Issa pour satisfaire « une cupidité toujours plus grande » (MU, p. 62) de son père. Chosifiée, la femme est réduite à nêtre quun pion, un objet dont on se sert pour atteindre ses objectifs. Cette réification va de pair avec une précarité qui ne samoindrit pas avec les années. La longue liste des épouses dAladji Oumarou, dans Walaande (p. 48), et le fait quil divorce de toutes les quatre au même moment est illustratif de la fragilité des unions. Le même scénario se reproduit dans Munyal. Financièrement dépendante, la femme est tenue de se conformer pour se maintenir dans son foyer. Toute désobéissance entraîne la répudiation accompagnée de lexpulsion. Dans la réalité tout comme dans la fiction, elle na jamais de garantie quelle finira ses jours dans son ménage8, quelle que soit sa durée : « Oui cest pathétique. Un seul mot pour lui à prononcer : “Je te répudie” et lon se rend compte que lon na même pas un chez soi. On a beau construire ensemble, tout est à lui. Nous ne sommes rien, nous ne valons rien, nous navons rien » (W, p. 143) sindigne Aissatou.

Mais à cette absence de concertation et dassurance se greffent encore les sévices corporels, les insultes et moult formes dhumiliation. Celles-ci, 479dans lœuvre de Djaïli, sont à la fois lœuvre des parents et des époux ; Hindou constate : « Cest habituel quun homme corrige, insulte ou répudie ses épouses. Ni mon père ni mes oncles ne dérogeaient à cette règle. Tous, un jour ou lautre, ont eu à battre copieusement lune de leurs épouses. Tous nhésitent pas à injurier femmes, enfants et employés. » (MU, p. 111) Toute désobéissance génère des sanctions. Or pour Maktar Diouf : « La force physique ne peut servir de base de domination masculine que dans un monde où la violence est érigée en système de vie. » (2012, p. 35) Relevant de la norme et des prérogatives de lépoux, la violence ne passe pas pour une faute, encore moins un crime ; doù lemploi de « corriger ». Même Sakina, pourtant instruite, nest pas épargnée. Quand elle ose qualifier son époux de menteur, la réaction de celui-ci est excessive : 

Il prit un pot de fleur placé sur la table au centre du salon et le fracassa sur sa tête. La vue du sang qui coulait le laissa de marbre. Il sortit sans un mot de regret et sans un geste envers sa femme qui le regardait médusée, le visage ensanglanté, le cœur lourd de chagrin. Les jours suivants il se comporta naturellement. Ils nabordèrent plus le sujet. (W, p. 26)

Dans ces intrigues, porteuses dune dénonciation sociétale, la violence est constamment banalisée. Nafissa et Ramla sont battues au point de faire des fausse-couches et Hindou – incarnation de la maltraitance – peut résumer ainsi son rapport à son mari : « Jétais devenue sa chose, son défouloir. Il pouvait se libérer de son trop-plein de rancœur en mabreuvant dinsultes quil destinait à son père. Il pouvait déverser sa colère sur mon corps trop frêle pour lui résister. Il pouvait déferler sur ma chair son trop-plein dénergie. » (MU, p. 113) Cautionnée, la violence atteint son paroxysme avec le viol conjugal, légitimé par tous, car : « Le viol nexiste pas dans le mariage ». (MU, p. 83) Victime à la fois des sévices corporels et dun double viol le soir de ses noces, Hindou vit seule ses souffrances pendant que les siens exultent et savourent lhonneur quelle leur a fait en restant pure jusquau mariage. Le marié, pour se donner plus dardeur, se dope et se jette sur sa proie :

Il se leva brusquement et dun mouvement imprévisible, me jeta sur le lit, arrachant violemment mes vêtements. Je me défendais autant que je pouvais. Quand il déchira mon corsage, je le mordis farouchement. Il retira sa main doù perlaient déjà des gouttes de sang. Alors furieux, il se mit à me tabasser. 480Je criais, me débattais, quand un coup violent massomma et mabandonna semi-consciente en travers le lit []. Javais tellement crié, tellement pleuré et supplié que je navais plus de voix. Je me recroquevillais sur le lit, meurtrie, couverte decchymoses et dhématomes. Je saignais tellement que le lit en était trempé et je me traînais, chose misérable au fond de ce lit ensanglanté. (MU, p. 81)

La relation sassimile à une bataille, perdue davance par la jeune fille. Lépoux se révèle un véritable bourreau. Le second viol met à nu la bestialité du marié : « Il abusa encore de moi, la douleur fut si vive que je tombais dans une bienveillante inconscience. » (MU, p. 82) Loin dêtre une source de plaisir, le sexe sapparente à une torture et Hindou, sanguinolente, doit être conduite à lhôpital, où, à son grand désarroi « le médecin ne sen formalisa pas non plus. Ce nétait pas un viol []. Cest légitime quil soit ardent. Cest habituel que ça se passe ainsi9 ». (MU, p. 82) Lhabitude se substitue dans ce contexte à une norme et la caution générale légitime le crime. La barbarie de Moubarak ne connaissant pas de limites, il somme Hindou de reproduire les scènes vues dans les films X et nhésite pas à ramener ses amantes à la maison, dans le lit conjugal, en présence de son épouse. Violée, battue, humiliée, Hindou est le prototype de la martyre. Cependant, pour ses parents et sa belle-mère, elle est responsable de tous les malheurs qui sabattent sur elle ; elle manque de munyal et déroge aux règles du pulaaku ; donc cest une insoumise, une impatiente. Le personnage dHindou fonctionne comme un signe et rend compte de « lobjectivation » de la violence masculine.

Soucieuse de dresser un tableau complet des violences faites aux femmes, Djaïli dévoile également les abus orchestrés sur les subalternes de ces concessions, les femmes de ménage, une couche surexploitée et abusée : « Moubarak, dans son ivresse abusa de la petite domestique de sa mère. Sans défense, la pauvre adolescente fut purement et simplement renvoyée dans son village, meurtrie et folle de terreur avec pour seule compensation un billet de cinq mille francs10. » (MU, p. 58) Un dédommagement aussi dérisoire démontre lécrasement des plus faibles et la complicité tant des femmes que des hommes à ce silence qui assure une place constante à celles et ceux qui peuvent en tirer un bénéfice. À cette 481répartition des pouvoirs, la femme se révèle quelquefois une véritable bourrelle pour celle qui désobéit ou endosse le rôle de concurrente…

Les intrigues des romans sont un écho puissant à des situations concrètes et lœuvre de Djaïli Amal est aussi à considérer comme un effet dune prise de conscience locale, et surtout dun activisme que lONG « Association de Lutte contre les violences faites aux femmes », fondée en 1991 par Aissa Doumara, pour lutter contre la récurrence du viol au Nord-Cameroun.

Dans les romans dAmal, les violences physiques perpétrées au sein de la concession sont à associer à des violences plus latentes que la polygamie nourrit au sein des foyers. Admise par la culture et la religion, la polygamie est très répandue au Nord-Cameroun. Elle est « un modèle social de comportement » (Montandon, 2016, p. 8) qui déploie ses effets dans les textes de Djaïli. Pour le polygame Aladji Issa, dans Munyal, cette pratique est un fait commun, normal et « même indispensable pour un bon équilibre du foyer conjugal » (MU, p. 149). Lexpérience quen ont les femmes est bien différente. La rivalité entre coépouses est généralement masquée, mais dessous règnent « les coups bas, les commérages et les jalousies » (MI, p. 68). Elle va au-delà des protagonistes et affecte les enfants, victimes collatérales. Aissa Dona, dans Mistiriijo, accumule les divorces du fait de ses coépouses. La haine que Safira voue à Ramla est sans bornes, aussi cherche-t-elle à sen débarrasser, de façon acharnée : « Quils divorcent ! Sinon quelle sen aille à jamais ailleurs, quelle perde la raison ou quelle meure ! » (MU, p. 159) Elle lui livre une guerre ouverte et fait usage de toutes les armes nécessaires comme elle le confesse à une amie : « Quand on est à la guerre, on nest pas regardant sur le choix des armes. On prend ce qui est à notre portée et on avance avec []. Je nai pas choisi den arriver là [] Je nai pas choisi de faire cette guerre ! » (MU, p. 162) Les isotopies de la guerre sont nombreuses dans ce plaidoyer. Le foyer conjugal prend effectivement les allures dun champ de bataille et ladversaire, cest-à-dire la coépouse, accuse les coups. Safira mobilise les hommes de la cour, soudoie les domestiques, engage des marabouts pour se débarrasser de lintruse. Elle ne ménage pas ses bijoux, le seul patrimoine financier dont elle dispose11. Ses subterfuges abondent :

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Par mes complices, je faisais déverser des grains de sable sur ses grillades et dans sa farine destinée au couscous. Je faisais rajouter du sel dans sa sauce. Je déversais discrètement du sable sous les draps, dans le lit conjugal au sortir de mon waalande. Je dissimulais savon de toilette et papier hygiénique, salissais les serviettes. Aladji se plaignait, tempêtait et sénervait sans quelle ne puisse sexpliquer. (MU, p. 193)

De telles ruses forcément discréditent la coépouse. Pour davantage irriter lépoux, Safira accuse Ramla de vol, alors quil sagit encore dune rouerie. Et sûre de lui porter le coup de grâce, elle fait croire à Aladji, lépoux jaloux, linfidélité de Ramla ; la réaction est immédiate, au-delà de ce quespérait Safira :

En rage, il la battit violemment, lui demandant davouer immédiatement. Elle cria, pleura, jura quelle était innocente. Exaspéré, il sortit par-dessous le canapé un long couteau bien aiguisé. Le lui mettant sur la gorge, il menaça []. La petite voix angoissée de Ramla nous parvint alors quune goutte de sang perlait de son coup au contact de la lame. (MU, p. 196-197)

Si Ramla survit à cette menace de mort, sa grossesse na pas autant de chance. Les dangers liés à la polygamie sont tels quils génèrent des dégâts irréparables.

Les impacts des divers abus

Les expériences douloureuses génèrent des réactions qui varient en fonction des personnages. Les unes optent pour le renoncement, dautres sengagent sur le chemin de la révolte. Attentive au sort des femmes vulnérables, Djaïli met aussi en évidence une autre forme de violence, non moins dévastatrice, celle de la stigmatisation, thème majeur de Mistiriijo, la mangeuse dâmes. Accusée davoir « mangé lâme » du jeune Moussa, et ce, sur la base des déclarations dun charlatan et dautres fallacieux arguments12, Aissa sombre dans le désespoir :

Elle, Goggo Aissa était une mistiriijo et pour toujours, resterait comme telle, avec cette stigmatisation qui jamais ne seffacerait. Alors, ne pouvant 483supporter une épreuve supplémentaire dans sa vie jonchée de misères, elle sétait couchée, décidée à ne plus jamais se relever. (MI, p. 158)

Étrangère et sans protecteur, Aissa fait office de bouc-émissaire. La stigmatisation, comme le souligne lécrivaine à travers son personnage Nourouldine, dans ce même roman, ne concerne que les minorisés car « [] comme la majorité des femmes accusées de sorcellerie, Goggo Aissa est vieille, pauvre et sans attache. Pas de famille, pas de fortune, pas denfants. Pas de défenseurs en somme. Jaimerais bien voir un jour un mistiriijo parmi les riches et les puissants » (MI, p. 97). Aissa, dont lhonneur et la dignité sont à jamais ternis, se replie sur elle-même et se meurt. Hindou adopte une attitude similaire : faute dune oreille attentive et en mal daffection, elle opte pour le renfermement : « Je ne me plaignais plus, et sil marrivait de pleurer, je le faisais dans lintimité obscure de ma chambre, au milieu de la nuit. Je nattendais rien des autres. Ni secours, ni espoir ! Résignée, je me conformais à ce que tous attendaient de moi. » (MU, p. 125) Symptomatique du mal être des personnages, la solitude – malgré la foule – traduit léchec de la communication. Isolée, Hindou sombre dans la folie : « On dit que Hindou est possédée. Depuis quelques jours, la mélancolie qui lhabite sest muée en une sorte de rage à peine contenue qui la pousse à parler seule, hurler, se débattre. » (MU, p. 8) La folie est ici lexpression de la somme des douloureuses expériences accumulées, dont le traumatisme du viol :

Aujourdhui, invariablement, à la suite des voix quelle était la seule à entendre, elle murmurait les mots en sourdine, se balançant de gauche à droite, dans un mouvement monotone, ressassant dans son esprit malade les recommandations inculquées lors de cette fameuse soirée qui bouleversa à jamais sa vie. “Munyal ma fille ! []” (MU, p. 10)

Pour échapper à un mariage forcé, dautres choisissent le suicide : « Yamine saffaiblissait de jour en jour. Depuis quand ne sétait-elle pas alimentée ? Elle ne le savait pas. » (W, p. 112) Nimaginant pas la vie sans Aboubakar, tout en sachant que leur amour est impossible, elle meurt de « son amour », en laissant son père face à une culpabilité éternelle : « Fayza serra contre elle la main amaigrie de sa sœur et pensa à quel point les parents pouvaient faire du mal à leurs enfants. Toutes ces blessures ineffaçables que leur insouciance leur inflige et 484qui en feront des mutilés du cœur. » (W, p. 118) Malheureusement, il ny a pas de prothèse pour les amputations psychologiques. Son père est tenu (et se sait) responsable de sa mort, sans que cela ne perturbe son autorité et ses convictions : « Il navait pas essayé de la comprendre et il lavait violentée. » (W, p. 25) Le choix de la disparition physique est sans doute une forme de résistance quand aucune négociation nest possible. Cet aboutissement tragique est aussi celui de la folie, monde parallèle où quelques unes restent en suspens. Mais dans les textes de Djaïli Amal se découvre aussi une autre catégorie de femmes, celles qui refusent dabdiquer et sont déterminées à atteindre leurs objectifs, quitte à piétiner les conventions.

Le refus de se conformer aux règles du pulaaku sapparente à une révolte. Les enfants dAladji Oumarou, faute de pouvoir annuler par négociation leurs mariages arrangés, optent pour une conspiration et décident de senfuir pour, non seulement vivre leurs rêves, mais donner « une bonne leçon » à leurs père et oncles : « ça leur apprendra » (W, p. 115) scandent-ils. Pour Aladji Oumarou, le cerveau de cette cabale est Sakina, la seule instruite parmi ses épouses. Elle est en effet la seule qui parle de droit dans son harem. À sa coépouse qui craint de prendre des contraceptifs de peur dirriter leur époux, elle dit : « Nous nappartenons à personne. Ni à notre mari, ni à nos pères, ni à nos enfants []. Ensuite, ton mari na pas le droit de tinsulter, ou te menacer, ou même de te battre. Il doit te traiter avec respect et tendresse… » (W, p. 63) Instruite, Sakina se révèle différente et lécole est ainsi stigmatisée comme lieu de corruption. Lécole est en effet perçue comme une fabrique de débauchés qui propage les germes de la désobéissance. Aussi rebute-t-elle les parents qui convoquent lIslam afin de légitimer leur opinion.

Dona, dans sa jeunesse, après trois mariages ratés, fait fi des convenances et se libère : « Dès lors, elle se révolta et safficha. Elle sortit, se fit belle, assistant aux kiirle13. En quelques mois, sa renommée grandit, son charme et son pouvoir de séduction furent chantés, déclamés. » (MI, p. 88) Elle saffranchit et devient une courtisane, une précieuse qui draine de nombreuses sollicitations. Dans Walaande, Aissatou, jusqualors symbole de la soumission, affronte son époux après le décès de leur fille Yasmine, dans une posture contraire à toutes les exigences du pulaaku : « Pour la première fois en trente ans, Aissatou se tint debout face à son époux et 485le regarda dans les yeux brillant de colère. Pour la première fois, elle se dressa, sans un geste de soumission, sans baisser le ton, exprimant enfin ce quelle ressentait. » (W, p. 141) Cette attitude suffisamment illustrative de sa révolte est ponctuée par un discours tout aussi récalcitrant :

Cette fois, tu vas mécouter car jen ai marre de tes bêtises. Jai toujours tout supporté en silence. Tes mariages, tes répudiations, tes ordres. Tu détruis tout sur ton passage, tu te prends pour Allah ? Tu as poussé notre fille vers la mort, tu as fait partir les autres. Tu répudies Djaïli parce quelle a dit tout haut ce que nous tous, même toi pensons tout bas ? Daccord, répudie-moi aussi. (ibid.)

Ce discours – somme des accusations non voilées, des reproches et surtout dune demande de divorce – vaut comme ultime cri de révolte et dexaspération. La révolte se fait générale ; ses coépouses lui emboîtent le pas et réclament toutes le divorce, désarmant ainsi leur époux. Réclamer le divorce est un affront dans le milieu mis en scène par les fictions, la société peule, musulmane, du Nord-Cameroun. Cest pour faire taire cet esprit que la référence à la Sounnah – la tradition prophétique – permet daffirmer quune femme ne sentira pas lodeur du paradis si elle fait cette demande14. Dans Munyal, Safira opte pour une forme de révolte atypique. Elle sacharne à la fois sur sa coépouse et son époux quelle dit détester depuis larrivée de Ramla. Elle ne lésine sur aucune piste pour soctroyer des sommes importantes ; elle soustrait de largent du coffre-fort familial, multiplie les visites chez les médecins et surfacture les ordonnances, retranche largent de la zakat… Elle légitime ses forfaits en affirmant que « le vol nexiste pas dans le mariage15 » (MU, p. 171) et salue sa propre « imagination devenue prolifique en temps de guerre » (MU, p. 169). Au vu du partage des nuitées avec lépoux, elle sassure de nuits érotiques et le drogue pour le rendre impuissant quand il est censé être avec Ramla. Elle use des produits fournis par les marabouts, labreuve des mélanges faits à base de leau de sa toilette intime et sen délecte : « De toutes les façons, il ne mérite rien dautre que de boire… 486ma saleté ! » (MU, p. 190) Soumettre lhomme à de tels traitements équivaut à le rabaisser, donc à prendre sa revanche. Elle sen sort avec le départ de Ramla, un compte bancaire secret, des aptitudes à lire et à écrire et un permis de conduire, ce qui relève dune innovation. Loin dêtre une victime résignée, elle se révèle une adversaire redoutable. Lécrivaine met en exergue avec ce portait lautre face de la Sahélienne, celle qui survit grâce à la ruse et lusage en retour de la violence.

Enfin Djaïli vint ! pourrait-on sexclamer à la manière de Boileau lorsquil évoque dans son Art poétique lapport de Malherbe dans le renouvellement de la poésie française. Enracinée dans une société où les traditions ont encore un poids considérable et où la femme peine à sémanciper, sa littérature se fait lécho de la société. La fonction testimoniale dans Munyal, donnée dès lexergue, lancrage des récits dans un espace réel, les personnages inspirés par des situations concrètes et des thématiques typiques font de lœuvre de Djaïli Amal un miroir de la société sahélienne, mais davantage un répertoire des maux de la femme, mis au grand jour pour une éventuelle révision de son statut. Lentreprise de la jeune écrivaine est osée. Victime des pesanteurs culturelles et témoin des diverses violences, Djaïli Amal16 devient, par la force de sa plume, mais aussi de son engagement social pour lémancipation de la femme au Nord-Cameroun, aux côtés dAissa Doumara (Prix Simone Veil 2019), la voix des sans voix. Cette force et cette implication résonnent fortement de nos jours, marqués par les appels à lindiscipline, à la remise en question, toujours nécessaire, des contraintes et des dominations. Cela lui a dailleurs valu diverses récompenses, dont le Prix Goncourt des Lycéens pour Les Impatientes, lédition française de Munyal, les larmes de la patience.

Aïssatou Abdoulahi

École Normale Supérieure – Université de Maroua

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Bibliographie

Amal, Djaïli Amadou, Walaande, lart de partager un mari, Yaoundé, Proximité, 2015 [2010].

Amal, Djaïli Amadou, Mistiriijo, la mangeuse dâmes, Yaoundé, Proximité, 2015 [2013].

Amal, Djaïli Amadou, Munyal, les larmes de la patience, Yaoundé, Proximité, 2019 [2017].

Beauvoir, Simone de, Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 1949.

Diouf, Makhtar, Lire le(s) féminisme(s), Paris, LHarmattan, 2012.

Horney, Karen, La Psychologie de la femme, Paris, Payot, 2002.

Montandon, Alain, « Sociopoétique », Sociopoétiques : Mythes, contes et sociopoétique, CELIS, Université Clermont-Auvergne, no 1, 2016 : « https://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/docannexe/file/640/montandon.pdf (consulté le 25/09/2020) ».

Nassourou, Saïbou, Le hiirde des Peuls du Cameroun, Yaoundé, Clé, 2014.

Ndinda, Joseph, Révolutions et femmes en révolution dans le roman francophone au Sud du Sahara, Paris, LHarmattan, 2002.

Sankara, Thomas, LÉmancipation des femmes et la lutte de libération de lAfrique, New York, Pathfinder Press, 2001.

1 Nous citons les textes des éditions Proximité à Yaoundé, Cameroun ; les deux premiers y ont été publiés en 2015 et Munyal en 2017. Lauréat du Prix Orange-Afrique en 2019, Munyal a été réédité par Proximité, diffusé et traduit en Afrique grâce à lAssociation des éditeurs indépendants. Munyal est devenu en 2020 Les Impatientes, aux éditions Anne Carrière, en France. Cette nouvelle version a obtenu le Prix Goncourt des lycéens cette même année. Walaande, lart de partager un mari a paru initialement chez Ifrikiya (Yaoundé) en 2010 et Mistiriijo, la mangeuse dâmes, aussi chez Ifrikyia en 2013. Chaque titre est désormais abrégé par : W, MI et MU.

2 Disponible en ligne dans la revue Sociopoétiques, à laquelle nous nous référons, ce texte a initialement paru en introduction du volume Sociopoétique de la danse (Paris, Anthropos, 1998), dirigé par Montandon.

3 Discours prononcé le 8 mars 1987. Publié dans LÉmancipation des femmes et la lutte de libération de lAfrique en 2001.

4 Le tatouage des lèvres est fait par des vieilles femmes à laide dépines, sans anesthésie. Le courage de celle qui brave lépreuve sans afficher la douleur ressentie peut-être salué par le don dun bœuf, récompense suprême chez les Peuls.

5 Lauteure précise que le hiirde (pl. kiirle) est une soirée de réjouissances où se déployaient la culture littéraire (joutes verbales, jeux de mots, chants, poésie, proverbes…) et aussi beaucoup de cadeaux (bœufs, kolas, savons, pagnes…) en lhonneur dune jeune femme qui fait figure de courtisane.

6 De nombreuses études en sociologie démontrent le taux élevé des divorces chez les Peuls dont celles de Jacques Binet, Pierre-Francis Lacroix, André Marie Podlewski, citées par Nassourou (2014, p. 35).

7 La pratique est répandue ; elle vise à assurer le bonheur et la sécurité des enfants de la défunte, mais la belle famille ne procède généralement au remplacement que lorsquelle a des intérêts à sauvegarder.

8 Beaucoup de proverbes abondent dans ce sens dont « Quiconque voit en lépoux un père mourra bâtard ». Ce proverbe stipule quil ne faut jamais prendre pour acquis les sentiments dun homme, notamment lépoux. Si une femme est convaincue quelle finira ses jours avec son époux, quelle se désillusionne, le mari reste le mari, cest-à-dire un être dont elle peut fort probablement être séparée, et non un père (le père ne renie pas sa fille, mais lépoux divorce de sa femme).

9 Il était de coutume de présenter à tous le linge de la nuit de noces pour attester la virginité de la mariée ; dans le cas présent, il porte les stigmates du viol.

10 Léquivalent denviron 8 euros.

11 Les travaux des marabouts de renom nécessitent de moyens consistants ; elle vend ses bijoux pour y satisfaire.

12 Elle est propriétaire de nombreux chats noirs.

13 Soirées de réjouissance (voir note 5, p. 477).

14 La Sounnah est un ensemble de savoirs – hadiths – inspirés de la vie de Mohammad, permettant de trouver des exemples et des justifications de comportements. Sobserve cependant une sorte dinstrumentalisation, car les hommes en général choisissent les versets et les hadiths qui vont dans le sens de leurs intérêts, en fonction de leurs objectifs ; il arrive aussi quils les interprètent mal ou refusent de les placer dans leur contexte.

15 Cette phrase résonne comme une réplique au principe qui stipule « le viol nexiste pas dans le mariage ».

16 Djaïli signifie « lumières » en peul et Amal « espoir, espérance » en arabe.