Djaïli Amadou Amal Interview exclusive par Aïssatou Abdoulahi
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Africana. Figures de femmes et formes de pouvoir
- Auteurs : Abdoulahi (Aïssatou), Amal (Djaïli Amadou)
- Pages : 489 à 493
- Collection : Rencontres, n° 539
- Série : Francophonies, n° 2
Djaïli Amadou Amal
Interview exclusive par Aïssatou Abdoulahi
Aïssatou : Bonjour Djaïli. Nous vous remercions d’avoir accepté de répondre à nos questions et vous félicitons pour le succès fulgurant de votre dernier roman Les Impatientes, l’édition française de Munyal, les larmes de la patience, lequel vous a propulsée jusqu’au dernier carré de la prestigieuse Académie Goncourt. Bonne chance pour la suite, ramenez-nous un Prix !
A. : Comment s’est passé le processus éditorial de Les Impatientes, je veux dire qui a découvert Munyal, et comment ?
Djaïli : Le projet de l’édition française a été porté par la Fondation Orange qui, au sortir de la médiatisation du Prix Orange du Livre en Afrique dont je suis lauréate 2019, a été approchée par l’éditrice Emmanuelle Collas avec l’idée de porter l’ouvrage au lectorat français. Ainsi démarra le processus éditorial avec les formalités légales d’usage.
A. : Comment se sont opérées les transformations, le titre par exemple ?
D. : L’idée fut d’adapter l’ouvrage au lectorat occidental, en supprimant les renvois de bas de pages et en ajustant conséquemment le texte de façon à permettre une meilleure compréhension dans la dynamique narrative et de lecture. Le changement du titre rentre aussi dans cet esprit, le nouveau titre gardant tout de même l’esprit du titre originel en apportant une dynamique plus optimiste, compatible avec l’esprit fondamental du roman.
A. : Comment avez-vous envisagé cette nouvelle diffusion ?
D. : Cette question relève entièrement du ressort de l’éditeur qui gère le volet diffusion avec ses partenaires au niveau de la France et 490à l’international. Le résultat est bien ce que vous voyez désormais. La disponibilité de l’ouvrage couvre l’Europe et le Canada.
A. : Dans Munyal, on relève d’entrée de jeu une fonction testimoniale à travers cette déclaration : « Cet ouvrage est une fiction inspirée des faits authentiques ». Quelle serait la dose du réel dans ce roman et dans l’ensemble de votre production littérature ?
D. : Indubitablement, Munyal comme tous mes romans jusque-là ont un fort ancrage dans la société dont je suis issue, celle du Sahel camerounais qui est par ailleurs, comme nous le savons, représentatif des sociétés sahéliennes en général. Les scènes développées dans mon œuvre sont la résultante de mes expériences directes et indirectes, qui sont pour ainsi dire communément partagées par nos communautés qui en sont coutumières. Aussi tragique que soit Munyal, vous savez bien que certains faits de nos réalités sociales sont autrement plus tragiques. La fonctionnalisation du roman repose ici moins sur les faits que sur la conception de sa trame narrative.
A. : En un mot, quelle est la condition de la femme au Nord-Cameroun aujourd’hui ?
D. : Préoccupante. Même si nous pouvons relever quelques avancées ces dernières années, force est de constater que beaucoup reste à faire.
A. : Sous votre plume, la tradition ne va pas dans le sens de l’épanouissement de la femme. Dans ce contexte de montée d’aspirations culturelle et identitaire, comment concilier culture et épanouissement de la femme ?
D. : La culture justifie sa raison d’être dans ce qu’elle a de progressiste et de conciliant avec notre humanité et notre dignité. Tout aspect de la culture conduisant à l’avilissement de l’humain, aussi bien l’homme que la femme, est appelé à être délaissé ou ajusté pour devenir acceptable. Les aspirations culturelle et identitaire, aussi fortes soient-elles, ne sauraient cautionner ce qui nous fragilise et nous avilit. Qu’on se le dise, la condition de la femme dans nos sociétés sahéliennes est assurément un handicap majeur pour l’épanouissement des familles et la cohésion des tissus sociaux.
491A. : Le destin de la femme est si sombre dans vos romans qu’on a l’impression que vous grossissez les faits. Si c’est le cas, pourquoi le choix d’un tel procédé ?
D. : Le roman est une scène de vie, une situation que l’écrivain porte en miroir à la société. Munyal, par exemple, traite des questions de violence conjugale à travers le mariage précoce et forcé, le viol conjugal, les violences physiques, la polygamie et ses principaux personnages, Ramla, Hindou, Safira. Cela ne veut pas dire que toutes les filles du Nord connaissent directement la même expérience. Il y a des expériences heureuses, mais aussi négatives sinon pires que celles qui sont développées dans l’ouvrage. Dans l’ensemble je veux bien croire que le destin de la femme n’est pas, dans la réalité, sombre en fin de compte ! Une femme violée, battue, discriminée pour son genre, c’est inacceptable. Combien le sont-elles ? Que disent d’ailleurs les statistiques ? Voyons par exemple le cas des mariages forcés, la plus pernicieuse des violences faites aux femmes. 38 % des jeunes filles en sont touchées. Un chiffre déjà suffisamment loquace pour assombrir le tableau. Quand une fille est victime d’un mariage forcé, il va sans dire que c’est son destin qui s’en trouve plombé.
A. : Quelle serait la clé de sortie de cette impasse (situation critique de la femme) ?
D. : L’éducation de la jeune fille avant tout. Mais aussi la réforme du code de la famille pour le rendre plus protecteur de la femme, et des structures sociales plus adaptées aux sociétés qui sont les nôtres.
A. : Vous êtes ainsi une écrivaine engagée, féministe ?
D. : Engagée, évidemment ! Si lutter contre les discriminations auxquelles fait face la femme, œuvrer pour son progrès et son émancipation, c’est être féministe, alors je le suis !
A. : De quelle(s) autre(s) arme(s) disposez-vous pour changer la donne ?
D. : En 2012 j’ai créé l’« Association Femmes du Sahel » à travers laquelle j’œuvre pour l’éducation de la jeune fille et le développement de la femme dans le Nord-Cameroun. J’essaie ainsi d’apporter sur le terrain ma pierre à l’édification de cette société plus humaine et respectueuse de la femme que j’appelle de tous mes vœux.
492A. : « Djaïli », « les lumières » en langue peule ; tout porte à croire que vous étiez prédisposée par ce prénom à éclairer le destin de la femme sahélienne…
D. : [Rires]
A. : Nous savons que dans la région d’où vous venez et où sont ancrés vos récits, la lecture n’est pas la chose la mieux partagée. Quel est votre sentiment quant à ce manque d’intérêt pour la lecture ? Quand on sait que vous plaidez pour la révision du statut de la femme dans cette partie du pays et que cette société est encore conservatrice, vous arrive-t-il de penser « heureusement, on ne lit pas beaucoup », ou alors « c’est dommage, on ne lit pas assez » ?
D. : Tout d’abord la révision du statut de la femme est une question nationale et non régionale, elle répond aux textes de la République et non aux aspirations erronées de quelque considération conservatiste motivée par le désir d’aliéner la femme. Nous sommes une société d’amalgames. Les amalgames entre la tradition et la religion. C’est d’abord aux amalgames qu’il faut s’attaquer. Disons qu’il est du ressort de l’État de protéger la femme par des textes adaptés, soucieux de son humanité et de sa dignité en accord avec les textes internationaux ratifiés par le Cameroun. Pour le reste, à travers mes écrits, il est établi que j’ai porté la question de la condition de la femme dans les colonnes de l’actualité nationale et au-delà. Je ne pense donc pas que le manque d’intérêt pour la lecture ait été un handicap, relativement à mes modestes objectifs. Mais cela ne dépend pas non plus de moi.
A. : Comment êtes-vous perçue dans votre société aujourd’hui ?
D. : Je suis certainement mal placée pour répondre à cette question. [Rires]
A. : À vous lire, tout porte à croire que la polygamie n’a pas de côtés positifs, elle est par contre truffée d’inconvénients… ?
D. : L’islam encadre strictement la polygamie au point d’en venir quasiment à l’interdire implicitement. N’est-ce pas ? Nous savons que cela tient surtout des injustices auxquelles la polygamie expose immanquablement la femme et ses corollaires sur les enfants en général. Ceci 493étant, l’écrivain a pour mission de porter un regard sur sa société, les maux qui la minent. Disons que je suis une écrivaine engagée contre les injustices faites aux femmes, les discriminations dont elles font l’objet du fait de leur genre. Il existe plusieurs sources d’injustices humaines. La polygamie en est donc une. Que vaut-elle d’ailleurs, cette polygamie, dans la société d’amalgames sinon d’excès qui est la nôtre ?
A. : Que vaut l’acte d’écrire dans le contexte qui est le nôtre ?
D. : Beaucoup, évidemment ! L’écrivain prend à témoin l’Histoire, pas l’humain. L’acte d’écrire procède d’une conviction intellectuelle et non d’un sentiment et encore moins d’un coup de tête. Au-delà des miens, j’écris pour l’humanité. Mes ouvrages sont traduits en d’autres langues, dont le wolof au Sénégal, l’arabe pour les pays du Maghreb et du Moyen-Orient, pour ne citer que des sociétés ayant en partage la culture islamique avec la nôtre. Autant vous dire que je réfléchis déjà à mon prochain roman.
A. : Vivement votre prochain roman, nous l’attendons avec impatience, et merci beaucoup pour votre disponibilité.
Maroua, le 4 novembre 2020.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12735-2
- EAN : 9782406127352
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12735-2.p.0489
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2022
- Langue : Français
- Mots-clés : Nord-Cameroun, fiction, féminisme, engagement, société