The local construction of different Sunday work’s rules in companies Comment émergent de nouveaux régimes d’emploi ?
- Publication type: Journal article
- Journal: Socio-économie du travail
2019 – 2, n° 6. Tant de capital, temps de travail ? - Author: Grimaud (Pauline)
- Pages: 59 to 89
- Journal: Social Economy of Labor
Le travail dominical
au prisme des accords d’entreprise
Comment émergent de nouveaux régimes d’emploi ?
Pauline Grimaud
Sciences Po Paris, Centre de sociologie des organisations (CNRS)
introduction
Le dimanche, un jour comme un autre ? Cette question anime régulièrement le débat public sous l’effet de la croissance continue du travail dominical depuis les années 1980. En effet, l’extension du travail dominical s’observe dans de nombreux pays (États-Unis d’Amérique, Angleterre, Italie, Danemark…) dont la France : d’après l’enquête Emploi, la part des salariés travaillant le dimanche a progressé régulièrement depuis 1990, passant de 20 % à 29 % des salariés en 2011 (Algava et Vinck 2012) et, d’après l’enquête Emploi du temps, elle a même doublé entre 1974 et 2010 (Boulin et Lesnard 2017). Si les travaux universitaires sur le sujet témoignent de la focalisation politique et médiatique sur le secteur du commerce (ibid. ; Barbier 2012 ; Jacques 2015), l’augmentation du travail dominical est une réalité statistique, bien au-delà de ce seul secteur1.
Différentes enquêtes, en particulier celles de la DARES (Sautory et Zilloniz 2015 ; Létroublon 2016 ; Daniel et Létroublon 2018), ont mesuré de façon détaillée le travail dominical, souvent associé à d’autres horaires atypiques (soir, nuit, samedi) et à une importante variabilité 60et fragmentation des horaires. Ces résultats complètent et poursuivent l’analyse de P. Bouffartigue et J. Bouteiller (2002) au sujet de « l’érosion » de la norme temporelle typique (norme « du compromis fordien », associée au temps plein, dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée, avec des horaires classiques et fixes) au profit d’une pluralité des normes temporelles. Cette littérature souligne la fragmentation des temporalités du salariat et considère les normes de temps de travail principalement à travers le prisme statistique.
Cependant, la manière dont le travail dominical est effectivement régulé dans les entreprises constitue bien souvent un angle mort de ces travaux. Les normes juridiques et sociales en vigueur dans les entreprises ou les branches ne sont mobilisées que comme un élément de contextualisation, mais ne correspondent pas à leur objet d’analyse à proprement parler. Or, les règles de compensations et le niveau des majorations salariales dont les salariés bénéficient ce jour-là représentent l’un des volets essentiels du débat autour du travail dominical.
C’est justement la spécificité de cette contribution que de s’intéresser au travail dominical, non pas en quantifiant l’évolution des pratiques déclarées par les salariés interrogés dans le cadre des grandes enquêtes de la statistique publique (Emploi, Conditions de Travail, Emploi du temps…), mais en l’abordant directement par les accords collectifs qui sont négociés dans les entreprises. Alors que l’analyse des accords n’a été que très partielle et exploratoire jusqu’à présent2, cet article s’appuie sur un traitement systématique des accords d’entreprise négociés entre 2011 et 2016 sur le travail dominical en France.
Le nombre d’accords sur le travail dominical est très faible par rapport à l’ensemble de la production conventionnelle au sein des entreprises, mais il va croissant et nous faisons l’hypothèse que ces accords ont un intérêt particulier pour illustrer la mise en pratique de dérogations légales au repos dominical. En effet, les dérogations sont souvent étudiées comme des possibilités légales mais très rarement comme des voies effectivement empruntées par les entreprises pour modifier les règles d’emploi des salariés. Plusieurs grandes enquêtes statistiques menées par la DARES 61documentent finement les relations professionnelles, que ce soit à partir de l’enquête annuelle sur le dialogue social en entreprise via le dispositif sur l’activité et les conditions d’emploi de la main d’œuvre (Acemo) ou avec l’enquête REPONSE (Relations professionnelles et négociations d’entreprise). Si ces deux enquêtes soulignent le poids grandissant des négociations dans les entreprises3, elles ne fournissent pas d’informations sur la mobilisation des règles dérogatoires par les entreprises, ni sur le travail dominical comme sujet de négociations.
La seule voie possible pour l’étude de la régulation du travail dominical consiste à mobiliser les accords d’entreprise4. Malgré certains biais inhérents à la nature administrative de ces sources, elles permettent alors non seulement de voir si le travail dominical est l’objet de négociations dans les entreprises, mais également d’observer quelles règles sont édictées pour l’emploi de la main-d’œuvre le dimanche (cf. encadré 1).
1. Les textes conventionnels établis en entreprise comme matériau empirique
Le corpus de données utilisé ici est composé de textes conventionnels établis entre 2011 et 2016 et déposés par les entreprises auprès des unités territoriales des directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE). Ces documents, consultables à la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), sont réunis dans une base unique via l’application D@accord de la Direction générale du travail (DGT). Cette base comporte également des informations caractérisant les textes et les unités déposantes. À partir de ces données, la DARES constitue une base statistique que nous avons aussi exploitée. Les textes regroupent les accords proprement dits, mais comprennent également des avenants, des adhésions, des dénonciations, des décisions unilatérales de l’employeur ou des procès-verbaux de désaccords qui attestent, par exemple, de la présence des négociations annuelles obligatoires. Il s’agit donc de l’ensemble des textes conventionnels produits au sein des entreprises de droit privé et élaborés par 62les représentants de la direction, en accord ou non avec les représentants de salariés5. L’année 2011 marque la première année de notre étude, car elle coïncide avec les débuts d’un recensement systématique sur le thème du dimanche. L’année 2016 est la dernière année pour laquelle la totalité des textes était remontée au moment où nous avons récolté les données (novembre 2017-mars 2018).
De nature administrative, cette source présente plusieurs limites qui méritent d’être soulignées. Tout d’abord, même si chaque entreprise a l’obligation légale de transmettre à la DIRECCTE les accords établis, il est probable que toutes ne respectent pas cette règle. Surtout, ce matériau ne fournit des informations que sur les négociations qui ont abouti à un texte conventionnel. En conséquence, certaines formes de négociations – plus informelles ou qui ne sont simplement pas traduites en règles écrites – sont évincées. Or, les négociations formalisées sont plus courantes dans les entreprises de grande taille et celles où siègent des instances de représentation du personnel ; la présence d’un délégué syndical en particulier favorise ce type de négociations (Daniel 2018 et 2019). Enfin, les accords énoncent des règles quant aux conditions d’exercice des activités professionnelles le dimanche et aux compensations associées, mais il est fort possible que les pratiques existantes dans les entreprises soient désajustées vis-à-vis des règles prescrites. Toutefois, malgré ces limites, les accords d’entreprise fournissent une vision inégalable des négociations qui aboutissent et des modalités de régulation du travail dominical. Tous thèmes confondus, les données définitives de cette base indiquent ainsi entre 82 151 et 92 453 textes par an entre 2011 et 2016.
À partir de ces textes relatifs au travail dominical, nous avons réalisé deux types d’analyse.
Le premier concerne l’ensemble des textes en France sur le sujet entre 2011 et 2016. Il s’agit de mesurer la place occupée par le travail dominical dans la régulation construite par les représentants du personnel et de la direction. Ce travail statistique cherche à évaluer si ce thème a un poids croissant dans les négociations et à déterminer les éventuelles caractéristiques spécifiques des entreprises concernées, que ce soit en termes de secteur d’activité, de taille, de niveau des négociations (établissement, entreprise, groupe ou union économique et sociale), de département et de syndicats présents et signataires.
Le second volet de notre étude a consisté à sélectionner un nombre plus limité de textes (N= 120) relatifs au travail dominical pour réaliser un examen détaillé de leur contenu. Cet échantillon n’est pas à proprement parler représentatif de l’ensemble des textes signés sur le sujet, mais a été construit dans un souci de refléter la diversité des accords signés. Il s’agit des accords sur le travail dominical pour les années 2011, 2014 et 2016 de 11 départements. L’intérêt de retenir différentes années consistait à rechercher de potentielles évolutions. Le critère géographique a répondu également à un souci d’inclure les divers secteurs d’activité : il nous semblait primordial de prendre Paris car ce département regroupe une part significative des textes (21 % de 63l’ensemble des textes sur le travail dominical en 2016) du fait de la concentration des activités économiques en son sein, mais également de la présence d’un grand nombre de sièges sociaux d’entreprises, ce qui lui confère une dimension nationale. Cependant, ce choix surreprésentait largement les entreprises du secteur tertiaire, alors que nous observions par ailleurs de nombreuses signatures d’accords dans l’industrie. Pour compléter notre échantillon, nous avons choisi des départements moins urbains et où la proportion des emplois industriels est la plus élevée (Ain, Doubs, Eure, Haute-Loire, Haute-Saône, Jura, Mayenne, Orne, Vendée et Vosges). Notre corpus est donc constitué de l’ensemble des textes relatifs au travail dominical de ces dix départements en 2011, 2014 et 2016 (n= 65) et à Paris pour les six premiers mois de ces mêmes années (n=78). Parmi ces 143 textes sélectionnés, 23 ne contenaient pas d’éléments exploitables sur le travail dominical, aussi notre corpus inclut-il 120 textes. Pour chaque document, les informations recensées portaient sur :
– le contexte de signature (syndicats signataires, type de textes, durée de l’accord…) ;
– l’objet du texte (sujet précis, contexte principal mobilisé pour justifier le texte, fréquence estimée du travail dominical, objectif du texte…) ;
– la régulation du travail dominical en tant que telle (durée et amplitude maximales, précision sur le volontariat éventuel des salariés, distinction possible en fonction de la fréquence du travail dominical ou de la catégorie de salariés concernés, compensations salariales et/ou en repos, autres types de compensations…).
Ce double traitement permet donc d’examiner les caractéristiques principales des textes relatifs au travail dominical conclus en entreprise ces dernières années tout en fournissant une analyse plus approfondie sur un nombre restreint de textes, afin d’étudier les règles d’emploi dominical qui y sont proposées.
Les enjeux de cette contribution sont ainsi de deux ordres.
Tout d’abord, il s’agit d’observer si les entreprises se saisissent des nouvelles dispositions légales pour étendre le travail dominical en établissant des accords qui régulent cette pratique. L’inflation législative sur le sujet n’a pas supprimé le repos hebdomadaire le dimanche, mais a multiplié les voies dérogatoires au repos des salariés ce jour-là. Il n’y a toutefois rien d’évident à ce que ces dérogations soient effectivement investies par les entreprises afin de proposer à leurs employés des régimes d’emploi qui impliquent un horaire dominical. En effet, le droit doit être nécessairement « endogénéisé » par les organisations pour qu’une loi se traduise dans les pratiques (Edelman 2011) ; il faut donc que des acteurs s’emparent des évolutions législatives et les traduisent au sein des organisations comme des références mobilisables pour l’action. À l’inverse, l’érosion de la norme de temps de travail à partir des années 1980 a pu être interprétée comme une déconnexion progressive entre les règles juridiques et les pratiques (Pélisse 2011). D’ailleurs, la 64multiplication des lois sur le sujet au début de la décennie 2000 – en particulier quand elle s’accompagne d’une complexification des règles de droit – est loin de se traduire systématiquement par une modification des pratiques au sein des entreprises (Bloch-London et Pélisse 2008). En l’occurrence, pour ce qui concerne le travail dominical, il apparait nécessaire de savoir si les directions – et le cas échéant, lesquelles et dans quel contexte ? – ont cherché à négocier des accords conventionnels pour rendre possible et/ou plus fréquent le travail dominical dans leur entreprise. Ces accords sont-ils devenus un outil privilégié de régulation pour favoriser le travail du dimanche ?
Nous employons ici le terme de régime d’emploi dominical pour décrire l’ensemble des règles instituées par les entreprises qui encadrent le travail dominical de leurs salariés. Ce régime englobe les conditions d’emploi spécifiques au travail dominical : il peut inclure des compensations salariales (majoration ou prime) ou en termes de repos, des règles de temps de travail (durée minimale ou maximale, coupure…), des indemnités diverses (frais de transport, de garde d’enfants et de restauration par exemple) ou au contraire ne mentionner aucune caractéristique notable. Dans ce dernier cas, il n’existe pas à proprement parler de régime d’emploi dominical distinct du reste de la relation d’emploi qui lie l’employeur à ses employés.
Le second enjeu de l’article consiste justement à qualifier les différents types de régimes d’emploi dominical qui émergent avec la multiplication des accords d’entreprise. La régulation issue de la négociation collective entre les représentants de la direction d’une part et des salariés d’autre part, favorise une pluralité de règles mises en œuvre pour instituer le travail dominical dans les entreprises. Il s’agit alors de faire apparaître, malgré la multiplicité apparente des conditions d’emploi le dimanche, les principaux régimes d’emploi dominical observables à partir des accords d’entreprise. Comment les accords d’entreprise étendent-ils le travail dominical tout en maintenant son caractère dérogatoire ? Existe-t-il des règles d’emploi spécifiques au travail dominical ?
L’extension des dérogations se traduit bien ces dernières années par une croissance notable des accords d’entreprise signés sur le sujet : les nouvelles règles légales sont appropriées par les entreprises afin de réguler le travail dominical pour leurs salariés ou une partie d’entre eux (I). En 65favorisant un régime d’emploi toujours considéré comme exceptionnel, ces accords renouvellent les stratifications du monde salarié au niveau des entreprises comme à l’échelle individuelle (II). Plus précisément, les accords d’entreprise relatifs au travail dominical sont porteurs de quatre types de régimes d’emploi distincts qui garantissent des compensations différenciées pour les salariés (III).
I. Le dimanche, un horaire de plus en plus
négocié au niveau des entreprises
Le repos hebdomadaire le dimanche a été constitué au début du xxe siècle comme un élément structurant la relation salariale (1). Toutefois, la flexibilisation du temps de travail à partir des années 1980 étend également le champ des dérogations au repos dominical qui incitent à la négociation collective (2). L’évolution du nombre d’accords d’entreprise entre 2011 et 2016 permet d’évaluer le dynamisme des négociations sur les conditions d’emploi ce jour-là : les entreprises choisissent ainsi de se conformer, au moins en partie, aux nouvelles dispositions dérogatoires pour favoriser le travail dominical (3).
I.1. La création d’une norme légale :
le repos hebdomadaire le dimanche
Sur le plan temporel, le développement du capitalisme industriel n’a pas seulement étendu l’emprise des temps marchands, il s’est également accompagné d’une extension significative du temps de travail des classes laborieuses pendant toute la première moitié du xixe siècle (Bourdieu et Reynaud 2003), en particulier avec de longues journées de labeur et les dimanches travaillés.
Le repos dominical institué en France, entre autres avec la loi de 1906, n’est donc pas une simple survivance du dimanche religieux qui dominait à l’époque médiévale. Le pouvoir religieux a certes exercé une influence certaine dans l’instauration du dimanche chômé au cours de longs siècles (Rybczynski 1991 ; Harline 2007). Toutefois, la construction du dimanche comme jour de repos hebdomadaire en 66France au tournant du xxe siècle est largement un produit de l’histoire du salariat et des longues luttes entre le capital et le travail. Face à l’emprise croissante du travail salarié, le mouvement ouvrier revendiquait non seulement la baisse de la durée quotidienne de travail mais un jour de repos le dimanche6. Dès la fin du xixe siècle, le travail dominical devint très minoritaire dans la grande industrie tout en restant largement répandu dans certains services liés aux loisirs ou au commerce par exemple.
Ce n’est que suite à une succession de mobilisations des employés du commerce, avec des manifestations déterminées et parfois violentes, que la loi de 1906 imposa le repos dominical comme principe général à l’ensemble des travailleurs en position de subordination vis-à-vis de leur employeur (Beck 1998). Cette loi promulguée le 13 juillet 1906 indique que les ouvriers et employés ne peuvent travailler plus de six jours par semaine et doivent bénéficier d’un repos hebdomadaire de vingt-quatre heures consécutives le dimanche. Son application fut plutôt lente, d’une part car un certain nombre de dérogations furent d’emblée inscrites dans la loi7 et d’autre part car elle suscita des résistances de la part des employeurs. L’institutionnalisation du dimanche comme jour de repos hebdomadaire des salariés s’effectua donc surtout après la fin de la Première Guerre mondiale sous l’effet de la diminution générale de la durée de travail (journée de huit heures en 1919) et par souci de limiter les distorsions de la concurrence avec des entreprises susceptibles de fonctionner sans salarié (loi de 1923 instaurant les arrêtés de fermeture sur ordre de préfet en cas d’accord entre les syndicats d’une profession).
67I.2. La multiplication des dérogations au repos dominical
La fin des années 1970 est marquée à nouveau par une montée en puissance des logiques marchandes, au détriment des logiques purement industrielles dans l’organisation de la production et le temps de travail devient alors un objet de négociation qui sert d’outils d’ajustement pour la compétitivité des entreprises (Thoemmes 2000). Plutôt que d’énoncer explicitement la norme temporelle de travail, les pouvoirs publics ont encouragé de plus en plus la négociation des normes au sein des entreprises, la loi ne fournissant plus qu’un cadre général dans lequel les négociations doivent s’inscrire (Jobert 2010). Travail par cycle, annualisation, variabilité des horaires, forfaits-jours… nombreux ont été les outils d’organisation du temps de travail mis à la disposition de la négociation collective dans les entreprises afin de favoriser la flexibilité interne et d’aligner le temps d’emploi sur le niveau d’activité.
Les incitations à rendre plus variable le temps de travail s’observent particulièrement pour ce qui concerne le dimanche. Malgré un nombre important d’exceptions déjà présentes dans la législation de 1906, une série d’initiatives patronales et de lois étendent le champ de ces dérogations à partir des années 1980. En 1982, 1987 et 1991, le recours aux équipes de suppléance le week-end travaillant deux ou trois jours est facilité et encouragé dans l’industrie, non seulement pour des raisons techniques mais aussi pour des motifs économiques et de flexibilité jugée nécessaire (Bloch-London et Marchand 1990 ; Butel 1991). Cependant, c’est principalement sur le commerce que la très large partie des controverses autour du travail dominical se focalisent. Trois lois se sont succédées dans ce secteur, allant toutes dans le sens de l’extension des possibilités de travailler le dimanche en 1993, en 2009 et en 2015, tandis que les dérogations sectorielles se sont aussi multipliées (la jardinerie en 2005, l’ameublement en 2008, le secteur du bricolage en 2013…).
L’extension du travail dominical ne résulte donc pas d’une remise en cause directe du principe du repos dominical mais de la multiplication des règles dérogatoires (cf. encadré 2).
682. Le dédale actuel des dérogations au repos hebdomadaire le dimanche
D’après le Code du travail, un employeur ne peut occuper un salarié plus de 6 jours par semaine : un repos hebdomadaire d’une durée minimale de 24 heures consécutives, en plus des 11 heures de repos quotidien, doit donc être respecté. Comme l’indique l’article L. 3132-3 : « Dans l’intérêt des salariés, le repos hebdomadaire est donné le dimanche. » Dès lors, le principe du repos hebdomadaire le dimanche reste la règle générale de la législation.
Toutefois, ce principe connaît de nombreuses dérogations. Celles-ci peuvent être permanentes ou temporaires, soumises à autorisation ou non, applicables à l’ensemble du territoire ou à certaines zones délimitées.
1. Les dérogations permanentes non soumises à autorisation dans les établissements dont le fonctionnement ou l’ouverture est « rendu nécessaire par les contraintes de la production, de l’activité ou les besoins du public » (article L3132-12). La liste comprend plus de 180 catégories d’établissements (article R3132-5) dont les établissements de fabrication de produits alimentaires destinés à la consommation immédiate, les hôtels et restaurants, les entreprises de spectacle, le commerce de détail de bricolage (depuis 2013) etc.
2. Les dérogations dans le commerce de détail alimentaire où le repos hebdomadaire peut être donné le dimanche à partir de 13 heures ; un repos compensateur doit être accordé un autre jour de la semaine et les heures de travail le dimanche majorées de 30 % ;
3. Les dérogations dans l’industrie, justifiées pour des raisons économiques, soumises à un accord collectif de branche ou d’entreprise (ou éventuellement sur autorisation de l’Inspection du travail) ; les équipes de suppléance constituées par accord collectif sont rémunérées avec une majoration de 50 % le week-end.
4. Les dérogations préfectorales « afin d’éviter un préjudice au public ou au fonctionnement normal de l’établissement » (article L3132-20) ; elles peuvent être temporaires ou permanentes et nécessitent un accord d’entreprise ou une décision unilatérale de l’employeur approuvé par référendum qui fixe également les contreparties accordées aux salariés ; ces derniers doivent être volontaires pour travailler le dimanche ;
5. Les dérogations accordées par le maire dans les commerces de détail (« dimanches du maire »), limitées à 12 par an depuis 2015 ; elles nécessitent le volontariat des salariés, ces derniers bénéficient d’une majoration d’au moins 100 % et d’un repos compensateur égal au temps travaillé ;
6. Les dérogations sur fondement géographique. Il existe quatre types de zones distinctes : les zones touristiques internationales (ZTI), les zones touristiques (ZT), les zones commerciales et certaines gares. Dans les ZTI, il est par exemple possible d’employer des salariés jusqu’à minuit et tous les dimanches. Ces dérogations sont soumises à la signature d’un accord d’entreprise ou territorial (ou à défaut de branche) ; les salariés doivent être volontaires.
69Deux éléments méritent d’être soulignés sur ce développement des dérogations au repos hebdomadaire le dimanche. D’une part, à chacune des dérogations correspond un type de compensations différencié pour les salariés. D’autre part, et surtout, la majeure partie de ces compensations sont laissées à la discrétion des négociations collectives au sein des entreprises, qui établissent la forme et le niveau des compensations effectivement accordées aux salariés concernés.
En ce sens, le travail dominical est un exemple paradigmatique – et sans doute le plus abouti en la matière – du mouvement de flexibilisation du temps de travail qui place les négociations et les accords collectifs, entre syndicats de salariés d’un côté et d’employeurs de l’autre, au cœur de la régulation sociale des pratiques en entreprise (Freyssinet 1997 ; Morin, Terssac, Thoemmes 1998 ; Miné 2017).
I.3. La croissance numérique des textes signés
dans les entreprises sur le travail dominical
En tant que thème des accords conclus entre les représentants de la direction et du personnel, le temps de travail est marginal au niveau des branches mais occupe une place privilégiée à l’échelle des entreprises. Comme l’indique le rapport annuel établi par la DARES sur la négociation collective en 2016 (DARES 2017), seulement 6,8 % des accords de branche portent sur le temps de travail (65 textes sur le temps de travail pour 956 accords et avenants8). À l’inverse, toujours selon ce même document, ce sujet représente 24 % des thèmes abordés dans les accords d’entreprise, proportion stable qui en fait le deuxième thème de la négociation collective à ce niveau.
Qu’en est-il du dimanche spécifiquement ? En 2016, 3 accords de branche ont été signés sur le sujet tandis que nous avons recensé 578 textes à l’échelle des entreprises9 :
70Tab. 1 – Nombre de textes relatifs au temps de travail
et au travail le dimanche en France entre 2011 et 2016.
Année |
Nombre de textes relatifs au travail le dimanche |
Nombre de textes relatifs au temps de travail |
2016 |
578 |
13053 |
2015 |
465 |
12015 |
2014 |
335 |
10914 |
2013 |
154 |
11059 |
2012 |
133 |
10677 |
2011 |
143 |
10602 |
Évolution 2016-2011 |
304 % |
23 % |
Source : base Accords (DARES).
Champ : ensemble des textes signés en entreprise en France.
Lecture : en 2016, 578 textes concernant le travail dominical et 13 053 textes portant sur le temps de travail en général ont été conclus en France.
Le nombre de documents produits par les représentants de la direction et du personnel sur le temps de travail augmente de 23 % entre 2011 et 2016. Cette croissance est d’ailleurs plus soutenue que l’évolution moyenne du nombre de textes signés en entreprise sur l’ensemble des thèmes, qui a « seulement » cru de 8 % entre ces deux dates. Tout en restant encore très minoritaires (autour de 4 % des textes sur le temps de travail), les textes signés sur le travail dominical connaissent un développement encore plus important10 : leur nombre a en effet été multiplié par plus de 4 entre 2011 et 2016. Ainsi, même à partir d’une position marginale, il est fort possible que la régulation du travail dominical donne des indications sur la dynamique actuelle de la régulation, à l’échelle des entreprises, du temps de travail en général.
Cette observation confirme bien notre hypothèse selon laquelle la régulation du travail dominical s’effectue actuellement non seulement 71à l’échelle nationale à travers de nouvelles lois sur le sujet ou au niveau des branches du fait des dérogations sectorielles, mais également au sein de nombreuses entreprises. Celles-ci se sont donc saisies des nouvelles possibilités dérogatoires pour définir les règles d’emploi le dimanche.
II. Quand l’exception devient la norme :
la diffusion de règles d’emploi plurielles
selon les entreprises et les salariés
Au-delà de la croissance numérique du nombre d’accords relatifs au travail dominical, quelles sont les caractéristiques principales de ces accords ?
Malgré leur apparente diversité, ces textes partagent un point commun : tous instituent le travail dominical comme un régime d’exception au principe du repos dominical. Cependant, les accords rendent souvent possible un recours habituel voire potentiellement hebdomadaire au travail dominical, ce qui invite à relativiser son caractère effectivement exceptionnel (1).
La seconde caractéristique remarquable de ces accords est la variété des secteurs d’activités concernés. Alors que la multiplication des dérogations légales concerne principalement le secteur du commerce ces dernières années, de nombreux accords d’entreprise sur le travail dominical ont été signés non seulement dans d’autres secteurs des services mais également dans l’industrie (2).
Au-delà de leur diversité sectorielle, ces textes conventionnels instaurent des régimes d’emploi dominical qui favorisent des règles d’emploi différenciées entre les entreprises mais aussi au sein même de ces dernières, selon la fréquence du recours dominical et surtout selon le statut des salariés (3).
II.1. Des exceptions de moins en moins exceptionnelles
Les textes produits dans les entreprises rappellent presque toujours le « principe du repos dominical », tout en imposant par la suite un 72régime d’exception et en affirmant la nécessité de recourir à l’emploi de salariés ce jour-là. Surtout, les textes établis dans le cadre des négociations collectives incitent à un recours très régulier à cet horaire spécifique :
Tab. 2 – Fréquence du travail dominical organisé par les accords d’entreprise.
Fréquence du travail dominical institué |
Nombre |
Pourcentage |
Évènement particulier (<5 dimanches par an) |
13 |
10,8 % |
Occasionnel (5-12 dimanches par an) |
14 |
11,7 % |
Habituel (12-24 dimanches par an) |
7 |
5,8 % |
Très fréquent (toutes les semaines) |
86 |
71,7 % |
Total |
120 |
100 % |
Source : base Accords (DARES).
Champ : 120 textes relatifs au travail dominical dans 11 départements de France en 2011, 2014 et 2016.
En effet, près des trois quarts des textes étudiés (n=86) régulent le travail le dimanche comme un horaire potentiellement très fréquent (toutes les semaines) tandis que moins d’un quart d’entre eux (n=27) imposent le dimanche comme un jour travaillé de manière exceptionnelle ou occasionnelle (moins d’un dimanche par mois).
Il est justement remarquable que la croissance du nombre d’accords relatifs au travail dominical entre 2011 et 2016 s’accompagne d’un recours de plus en plus fréquent à ce type d’horaires. Les accords « Loi Macron11 » dans le secteur du commerce en 2016 témoignent largement de cette double réalité : sur les 32 accords « Loi Macron » étudiés ici, tous proposent des ouvertures dominicales potentiellement 73toutes les semaines, mais réaffirment en même temps le principe du repos dominical. Ils généralisent alors à une grande échelle un régime dérogatoire qui est encore décrit comme une forme d’exception. Cette tension est particulièrement visible dans la mise en avant du volontariat des salariés pour travailler le dimanche. En effet, très peu d’accords « Loi Macron » passent le volontariat sous silence (n=4) tandis que cette absence est bien plus fréquente pour les autres types de textes (n=25 parmi les 88 autres textes). En particulier, ces accords « Loi Macron » généralisent le principe du volontariat formulé par écrit, très souvent associé à un droit de réversibilité : la quasi-totalité de ces accords en font mention explicitement de cette manière (n=28) contre seulement 41 % pour les autres types de textes. Toutefois, ces accords généralisent simultanément le volontariat et les exceptions à ce principe. Ainsi, ils développent le travail dominical en constituant des équipes de salariés dédiés au week-end qui sont très souvent (n=21) exclus du volontariat présenté préalablement : embauchés spécifiquement pour le week-end, ces salariés sont considérés comme volontaires pour travailler potentiellement tous les dimanches à partir du moment où ils signent leur contrat de travail.
Dans les textes, la voie dérogatoire qui maintient et réaffirme le « principe » du repos dominical n’empêche donc aucunement un recours de plus en plus fréquent – voire systématique – au travail dominical. Au contraire, les accords d’entreprise semblent être le moyen d’expliciter et de justifier le décalage entre la norme légale, qui peut être réaffirmée sans être appliquée, et les normes sociales définies au sein des entreprises.
II.2. Une variété importante de secteurs d ’ activité concernés
Comme l’indique le tableau ci-dessous, les textes relatifs au travail dominical signés dans les entreprises en 2011, 2014 et 2016 sont répartis dans des secteurs d’activité12 assez variés.
74Tab. 3 – La répartition par secteur d’activité des textes relatifs
au travail dominical en 2011, 2014 et 2016 en France.
SECTEURS D ’ ACTIVITÉ |
2011 |
2014 |
2016 |
Emploi salarié en 2016* |
|||
N |
% |
N |
% |
N |
% |
(% de salariés) |
|
INDUSTRIE dont : |
44 |
30,8 % |
112 |
33,4 % |
200 |
34,6 % |
21,9 % |
Industries extractives, énergie, eau, gestion des déchets et dépollution |
4 |
2,8 % |
3 |
0,9 % |
13 |
2,3 % |
2,3 % |
Fabrication de denrées alimentaires, de boissons et de produits à base de tabac |
7 |
4,9 % |
26 |
7,7 % |
41 |
7,1 % |
3,8 % |
Fabrication d’équipements électriques, électroniques, informatiques ; fabrication de machines et de matériels de transport |
11 |
7,7 % |
22 |
6,6 % |
44 |
7,6 % |
5,1 % |
Fabrication d’autres produits industriels |
22 |
15,4 % |
61 |
18,2 % |
102 |
17,6 % |
10,7 % |
CONSTRUCTION |
5 |
3,5 % |
25 |
7,5 % |
29 |
5,0 % |
6,9 % |
SERVICES dont : |
94 |
65,7 % |
198 |
59,1 % |
349 |
60,4 % |
71,2 % |
Commerce ; réparation d ’ automobiles et de motocycles |
25 |
17,4 % |
33 |
9,9 % |
129 |
22,3 % |
14,3 % |
Transports et entreposage |
8 |
5,6 % |
41 |
12,2 % |
49 |
8,5 % |
6,3 % |
Hébergement et restauration |
4 |
2,8 % |
3 |
0,9 % |
1 |
0,2 % |
3,1 % |
Information et communication |
2 |
1,4 % |
12 |
3,6 % |
22 |
3,8 % |
4,0 % |
Activités financières, d ’ assurance et immobilières |
7 |
4,9 % |
15 |
4,5 % |
21 |
3,6 % |
5,5 % |
Activités scientifiques et techniques ; services administratifs et de soutien |
29 |
20,3 % |
46 |
13,7 % |
60 |
10,4 % |
8,5 % |
Enseignement, santé humaine et action sociale |
12 |
8,4 % |
35 |
10,4 % |
51 |
8,8 % |
21,2 % |
Autres activités de services |
7 |
4,9 % |
13 |
3,9 % |
16 |
2,8 % |
8,3 % |
TOTAL |
143 |
100 % |
335 |
100 % |
578 |
100 % |
100 % |
Source : base Accords (DARES) et enquête Emploi (Insee, 2016).
Champ : ensemble des textes signés en entreprise et relatifs au travail dominical en France.
*Il s ’ agit de l ’ emploi salarié des entreprises de droit privé (hors agriculture) pour que les données soient comparables avec le reste du tableau.
Le premier élément marquant est le poids du commerce. Alors que ce secteur occupe quasiment la totalité de l’espace médiatique et des polémiques autour du travail dominical de ces dernières années, les 75textes relatifs au travail dominical dans le commerce tiennent une place certes importante mais largement minoritaire, autour de 10 % en 2014 et 22 % en 2016 (première année des accords « Loi Macron »). D’autres secteurs dans le tertiaire sont également concernés par les négociations autour du travail dominical tout en étant bien moins visibles : il s’agit des activités techniques et scientifiques et leurs services administratifs de soutien (10-20 %), du transport (8-12 %) ainsi que du travail social et dans la santé (8-10 %). Par ailleurs, l’industrie concentre également une part non négligeable des textes relatifs au dimanche (35 % en 2016). Parmi les secteurs industriels qui négocient le plus sur le dimanche, ce sont des industries manufacturières diverses (emballage, plastique, pharmacie…) qui sont en première ligne en réunissant 17,6 % des accords sur ce sujet en 2016.
À noter également que d’un point de vue dynamique, si le commerce connaît la croissance la plus importante (+416 % entre 2011 et 2016), le secteur industriel tel n’est pas en reste (+355 % entre 2011 et 2016) et participe largement à l’augmentation du nombre d’accords signés sur le travail dominical.
Enfin, il est possible de prendre la mesure du poids de chacun des secteurs en comparant leur part dans le total des textes signés sur le travail dominical et leur part dans l’emploi salarié (dernière colonne du tableau 3). C’est en effet à partir de cette comparaison que l’on peut juger de l’importance relative du secteur industriel de manière générale. Car, si en moyenne les services emploient 71,2 % des salariés dans les entreprises de droit privé en 2016, seuls 60 % des accords sur le travail dominical y sont signés ; en outre, seul le commerce est fortement surreprésenté (avec 22,3 % des accords sur le dimanche pour 14,3 % de l’emploi salarié). À l’inverse, l’industrie regroupe une part d’accords signés sur le dimanche plus importante que sa part dans l’emploi salarié : 34,6 % des accords sur le travail dominical concernent ce secteur qui n’emploie que 21,9 % des salariés des entreprises de droit privé.
Au-delà de cette diversité sectorielle, la régulation du travail dominical au sein des entreprises s’accompagne également d’une disparité des règles et des contreparties associées à l’emploi ce jour-là.
76II.3. Des contreparties variables selon
l ’ entreprise et la catégorie de salariés impliqués
Les règles d’emploi relatives au travail dominical qui sont les plus souvent proposées dans les accords d’entreprise concernent moins la régulation des horaires proprement dits (durée, fréquence…) que la nature et le montant des compensations associées. Plus des deux tiers des textes de notre corpus proposent des contreparties en repos et/ou salaire et un cinquième en salaire uniquement :
Tab. 4 – Les types de contreparties accordées pour le travail dominical.
Types de contreparties |
Nombre de textes |
Pourcentage de textes |
Salaire et/ou repos |
67 |
55,8 % |
Salaire uniquement |
24 |
20 % |
Repos uniquement |
5 |
4,2 % |
Pas de mention de contreparties* |
24 |
20 % |
Total |
120 |
100 % |
Source : base Accords (DARES).
Champ : 120 textes relatifs au travail dominical dans 11 départements de France en 2011, 2014 et 2016.
*L ’ absence de mention de contreparties peut signifier que les salariés ne bénéficient d ’ aucune contrepartie (10 textes) mais parfois, nous ne pouvons l ’ établir car il est simplement possible que les contreparties existent et soient mentionnées dans d ’ autres textes conventionnels (14 textes), ces chiffres sont donc à interpréter avec prudence.
Ainsi la grande majorité des textes proposent au moins une contrepartie pour le travail dominical puisque c’est le cas de 96 accords sur 120. Cependant, leur montant est très variable d’un accord à l’autre. Par exemple dans notre corpus, les primes sont parfois inexistantes, d’autres fois elles s’établissent à 4,5 euros (montant minimal au-dessus de 0) ou à l’inverse atteignent 300 euros (montant maximal observé). Quant aux majorations, certains accords indiquent des majorations nulles, d’autres à un niveau relativement faible, par exemple 5 % du salaire de base (niveau minimal au-dessus de 0) tandis que parfois elles s’élèvent à 200 % du salaire de base (niveau maximal observé) pour le travail sur la journée du dimanche.
Cependant, non seulement il existe une diversité de règles d’emploi et de contreparties d’une entreprise à l’autre, mais au sein d’un seul et 77même accord, les différenciations des horaires et des salariés incitent à la multiplication des statuts et des contreparties associées.
D’abord, la différenciation des horaires peut suivre deux logiques : il s’agit de distinguer soit les deux jours qui forment le week-end, soit la fréquence de recours au travail dominical. Parmi les textes de notre corpus où les contreparties sont mentionnées (n=96), 18 textes compensent de manière uniforme le travail le samedi et le dimanche (dans les équipes de suppléance de l’industrie principalement), 11 majorent le samedi comme un horaire atypique mais de manière moindre par rapport au deuxième jour du week-end tandis que dans la majorité des cas (n=67), seul le dimanche donne droit à des contreparties spécifiques. Par ailleurs, parmi les 67 accords qui compensent uniquement le dimanche, 56 le font uniformément, 9 de manière décroissante (plus le travail dominical est fréquent, moins il est majoré), 2 de façon croissante.
Surtout, il est courant que des catégories distinctes de salariés soient mises en avant pour différencier les règles d’emploi le dimanche. Ces distinctions servent alors à justifier des contreparties variées et inégales. Tout d’abord, la première distinction concerne plus du tiers des accords (n=44) et sépare les volontaires pour le travail dominical des autres salariés. Ensuite, certains salariés sont dévolus spécifiquement et uniquement au week-end (dès leur embauche ou par un avenant à leur contrat de travail par exemple) : 30 % accords de notre corpus (n= 37) organisent cette distinction entre les « week-endistes » et les salariés « en semaine ». Enfin, de manière plus marginale, trois autres types de différenciations classent les salariés :
–Selon le poste hiérarchique et le fait par exemple d’être au forfait-jour (décompte du temps de travail spécifique et parfois contreparties différentes). Cette distinction apparaît dans 20 textes.
–Selon la zone géographique dans laquelle les salariés travaillent, en particulier dans le commerce avec la multiplication des zones commerciales dérogatoires ; les règles associées au travail dominical ne sont pas les mêmes et une entreprise peut alors prévoir des régimes d’emploi spécifiques dans certains de leurs établissements. C’est le cas de 8 textes.
–Selon les métiers puisque certains métiers au sein d’une même entreprise sont plus ou moins exposés à l’obligation de travailler le dimanche. Ainsi, 6 textes opèrent cette différenciation.
78La régulation localisée du travail dominical issue de la négociation collective produit ainsi non seulement une différenciation des conditions de travail dominical et des compensations associées en fonction de l’entreprise concernée mais aussi, au sein même de chaque entreprise, selon les statuts accordés à cet horaire atypique et aux salariés.
III. La construction de quatre régimes
d’emploi dominical
L’hétérogénéité observée dans le contenu des accords n’est pas totalement désordonnée : il existe en réalité une forte proximité entre certains accords qui contrastent avec d’autres. Les textes ont donc pu aisément être regroupés dans des catégories dont les caractéristiques principales qualifient des régimes d’emploi différenciés13. Les deux premiers régimes d’emploi instaurent le travail dominical comme un horaire potentiellement très fréquent en recourant à des équipes spécifiques dédiées au week-end (1). Quant aux deux autres, ils proposent de réguler le travail dominical en l’insérant comme un horaire supplémentaire pour les salariés qui travaillent déjà la semaine (2). Les déterminants structurant les relations professionnelles (secteur, taille…) n’épuisent pas ces régimes d’emploi dominical, qui constituent en effet des combinaisons particulières entre des horaires atypiques de travail et des règles de compensation pour les salariés (3).
III.1. La création de régimes d ’ emploi spécifiques au week-end
III.1.1 Les dimanches de suppléance dans l’industrie
Le premier type d’accords correspond à la mise en place ou au renouvellement des équipes de suppléance le week-end. Il regroupe 17 accords de notre corpus. Ces textes ont tous été signés dans les 10 départements industrialisés et ruraux (aucun à Paris) et concernent uniquement l’industrie. Les raisons économiques liées à la concurrence et à la volonté de rentabiliser 79au maximum les équipements de production sont très souvent mobilisées (n=12), contrairement à l’impératif de continuité des activités productives (n=1). Dans 16 cas sur 17, c’est une organisation temporelle de 12 heures sur les deux jours du week-end qui est proposée, même si de manière plus rare le travail en 3x10h le vendredi, samedi et dimanche est aussi mentionné (n=2). Travaillant 24 heures (ou 30 heures) et uniquement le week-end, ces équipes de suppléance s’organisent soit de jour uniquement, soit aussi la nuit.
Si le recours à l’intérim est parfois envisagé comme un mode de recrutement de la main d’œuvre pour le week-end, le recours aux salariés volontaires, déjà embauchés et qui connaissent les postes de travail, est bien plus fréquent car les équipes de suppléance, assez autonomes, ont besoin d’avoir une certaine expérience. Quand il est mobilisé, le recours à l’intérim comble alors simplement les postes de travail en semaine, afin de permettre le dégagement de salariés expérimentés en équipe de suppléance.
Ce type d’organisation temporelle est relativement encadré par le code du Travail14. Les accords instaurant les équipes de suppléance sont les seuls qui majorent également le samedi et le dimanche (à 50 % du salaire de base en général) alors que la plupart des autres accords n’offrent aucune contrepartie au premier jour du week-end. Les équipes de suppléance définissent donc un rapport salarial particulier : en échange d’un régime d’emploi particulièrement atypique en termes d’horaires hebdomadaires (47 week-ends par an) et de durée journalière (12 heures), les salariés voient leur temps de travail réduit, limité à une plage horaire de 2 ou 3 jours et pour un salaire équivalent à un celui des salariés aux 35 heures. Quelquefois (4 cas sur 17), les contreparties associées à ce régime sont complétées par une prime qui s’ajoute aux majorations salariales. D’un montant moyen de 57,80 euros par samedi ou dimanche, elle peut être proposée aux salariés embauchés initialement en semaine qui ont accepté pour une durée déterminée ce type d’emploi de suppléance.
III.1.2 Les dimanches « Loi Macron »
Une seconde catégorie d’accords propose également de recourir de manière très régulière au travail dominical à l’aide d’équipes spécifiques : 80il s’agit des accords « Loi Macron ». Au nombre de 32 dans notre échantillon, ils sont tous signés en 2016 dans le commerce, très largement à Paris (n=30). Ces textes définissent des mesures « destinées à faciliter la conciliation entre la vie professionnelle et personnelle » comme la loi de 2015 y incite (article 243) :
1. La réaffirmation du principe du repos dominical et sa dérogation motivée par la concurrence et l’évolution des marchés ;
2. Le volontariat pour travailler le dimanche et ses exceptions ;
3. Les contreparties salariales et/ou en repos au travail dominical ;
4. Les aménagements spécifiques induits par cet horaire : pour voter les jours de scrutin, pour les transports, la garde d’enfants, la restauration, le droit à la formation et le suivi annuel de cet horaire.
L’ensemble de ces textes proposent potentiellement d’ouvrir les magasins tous les dimanches de l’année selon les besoins de l’entreprise et seuls 4 accords ne mentionnent pas le volontariat. Les contreparties associées y sont présentées de manière systématique. Les primes pour le dimanche sont très rares (n=2), mais les majorations, autour de 100 % du salaire de base (niveau de majoration moyen et médian), sont toujours prévues (sauf dans un accord). Régulièrement (n=23), le travail dominical s’accompagne d’un repos compensateur à prendre dans les 15 jours qui précèdent ou suivent le dimanche travaillé. Il est toutefois courant (n=10) que ce repos compensateur soit conditionné : par la réalisation d’un nombre minimal de dimanches par an, si le travail dominical s’effectue dans le cadre des heures supplémentaires ou à l’inverse, seulement pour les premiers dimanches travaillés dans l’année… Enfin, la troisième catégorie de contreparties correspond à la prise en compte des diverses spécificités associées à cet horaire pour la participation électorale (n=20), la garde d’enfants (n=21) et les transports (n=6).
Même si tous les accords de 2016 dans le secteur du commerce ne suivent pas ce modèle, il semble bien que, contrairement à la loi Maillé (2009), la loi Macron a été saisie par différentes entreprises pour répondre à leur volonté d’étendre les horaires de travail au dimanche.
La constitution d’équipes dédiées au week-end ne procède pas de la même manière que dans les équipes de suppléances de l’industrie : en effet, les accords « Loi Macron » proposent très souvent de recruter des salariés extérieurs à l’entreprise pour répondre à la charge de travail supplémentaire. 81Les trois quarts des textes (n=25) mentionnent alors le maintien ou le développement d’emplois pour répondre à l’extension du travail dominical mais, les indications chiffrées d’embauches restent minoritaires (n=8). Cependant certains critères définissent ces nouveaux emplois : il s’agit à chaque fois de CDI, à temps partiel, et les futurs embauchés sont définis avant tout par des caractéristiques sociodémographiques (étudiants, jeunes, personnes handicapées, main-d’œuvre locale…) plutôt que par des critères de qualification ou d’expérience. La majorité des accords « Loi Macron » (n=19) différencient ces salariés dédiés au week-end des autres travailleurs afin de les dégager des engagements liés au volontariat.
Ces deux premiers régimes d’emploi dominical constituent donc chacun des équipes dédiées au week-end. Toutefois, avec les accords « Loi Macron », ces travailleurs d’appoint ne disposent pas de garanties équivalentes aux véritables équipes de suppléance de l’industrie. En particulier, les nouveaux salariés qui travaillent à temps partiel le week-end bénéficient d’une rémunération tout aussi partielle, contrairement aux « fins-de-semaines » de l’industrie. Ainsi, les récentes évolutions législatives ont permis la transposition d’un régime spécifique au secteur industriel vers celui du commerce pour y encourager le travail dominical toutes les semaines, sans pour autant assurer le transfert simultané des contreparties garanties pour les salariés concernés.
III.2. L ’ intégration du travail dominical
dans le régime d ’ emploi des salariés
À l’inverse des premiers, les deux autres régimes d’emploi dominical ne proposent pas la constitution d’équipes spécifiques pour le week-end : ce sont les salariés déjà en exercice la semaine qui sont alors exhortés à travailler également en fin de semaine.
III.2.1 Les dimanches exceptionnels
Le troisième type de textes de notre corpus correspond aux accords sur le travail dominical relativement exceptionnel. Il s’agit soit de textes concernant des évènements très particuliers qui nécessitent momentanément le travail le dimanche (championnat d’Europe de football, soirées électorales, déménagements…), soit des accords qui prévoient de manière occasionnelle l’emploi de salariés ce jour-là (moins d’un dimanche par mois 82maximum). Sur les 23 cas concernés, la plupart sont dans les services (21 textes) en particulier dans les banques et assurances (n=7) et dans une moindre mesure le commerce (n=4). Or, ce qui est remarquable dans ces accords est le niveau des contreparties. Le repos compensateur d’une durée souvent au moins équivalente au temps travaillé le dimanche concerne la majorité de ces accords (n=18), le niveau des majorations salariales (n=14) est en moyenne de 88,1 % du salaire de base, et surtout les primes (n=9) atteignent en moyenne 146,20 euros par dimanche, ce qui est bien plus élevé que tous les autres régimes d’emploi identifiés.
Il semble bien que l’exceptionnalité du travail dominical soit associée à des contreparties supérieures – notamment en termes de primes – à celles qui sont proposées dans les autres types d’accords. Peu fréquent, ce type de travail dominical ne nécessite pas en général le recrutement d’une main d’œuvre spécifique, mais implique une forme de volontariat des salariés déjà en poste. Les majorations salariales non négligeables sont ici considérées comme des incitations à se porter volontaires.
III.2.2 Les dimanches ordinaires
La quatrième et dernière catégorie regroupe 48 textes qui encouragent des dimanches (très) fréquemment travaillés, principalement dans le tertiaire (n=39), en particulier dans le secteur santé-social (n=12), et dans une moindre mesure dans le commerce (n=7), l’informatique (n=5) et le transport (n=4).
Les compensations y sont plus faibles que dans les autres régimes d’emploi dominical. Les repos compensateurs représentent une exception (n=4), souvent d’une durée inférieure au temps de travail effectué le dimanche, tandis que les majorations salariales mentionnées dans 25 textes s’élèvent en moyenne à seulement 71 % du salaire de base et ne concernent bien souvent que le dimanche (à l’inverse des équipes de suppléance). Quant aux primes (9 textes), elles sont d’un montant de 29,60 euros par dimanche uniquement.
Le travail dominical, même régulier, n’est ici pas associé à de nouvelles embauches ni à l’institution d’un statut d’emploi du week-end spécifiques pour les salariés permanents comme les équipes de suppléance le font. Il s’agit en fait pour l’ensemble des salariés déjà en poste d’accepter de manière régulière le travail ce jour-là sans que les contreparties soient 83équivalentes à ce qui est proposé dans le cas où le travail dominical reste exceptionnel.
Ce régime d’emploi instaure bien un travail dominical banalisé et de moins en moins dérogatoire, puisque la fréquence du recours à cet horaire est élevée et le niveau des contreparties faible. Ainsi, les dimanches exceptionnels et les dimanches ordinaires représentent les deux faces opposées de la régulation du travail dominical intégré à la relation d’emploi des salariés de la semaine, que ce soit en termes de fréquence du travail dominical ou pour ce qui est des contreparties garanties aux salariés.
Pour ces deux derniers régimes, les textes sont relativement moins formalisés que dans les accords spécifiques au dimanche tels que les deux premiers régimes d’emploi le proposent, les références au droit et à l’évolution législative sont également moins fréquentes. Malgré le caractère exceptionnel d’un côté et ordinaire de l’autre, ces deux formes de régulation du travail dominical partagent donc un autre trait commun qui les distingue des accords instituant des équipes spécifiques pour le week-end : ces textes témoignent en effet d’un plus faible encadrement juridique, ce qui les rend plus lâches et divers.
III.3. Des régimes d’emploi de portée inégale
Les différents régimes d’emploi dominical combinent des caractéristiques variées dont aucune n’épuise à elle-seule ces formes de régulation. Par exemple, si le secteur d’activité a un poids non négligeable – en particulier le commerce et l’industrie – pour déterminer les voies dérogatoires investies par les entreprises et participe indéniablement à la constitution des régimes d’emploi, il n’existe pas de rapport de dépendance strict entre les deux. Le secteur d’activité peut être une condition nécessaire pour faire émerger certains types de régimes d’emploi dominical, mais jamais une condition suffisante.
Ces régimes proposent, chacun à leur manière, des équations particulières qui articulent non seulement le secteur d’activité mais également différentes normes d’emploi le dimanche. Ils agencent alors un recours plus ou moins fréquent au travail le dimanche, une désignation spécifique des salariés concernés et des règles de compensations (en salaire et en temps de travail). Nous présentons ci-dessous les éléments les plus constitutifs de ces différents régimes d’emploi dominical.
84Tab. 5 – Les caractéristiques principales
des quatre régimes d’emploi dominical.
Caractéristiques |
Les dimanches de suppléance dans l ’ industrie |
Les dimanches Loi Macron |
Les dimanches exceptionnels |
Les dimanches ordinaires |
Motif invoqué |
Impératif des marchés, contexte économique de l’entreprise |
Évolutions législatives, impératif des marchés |
Évènement/s exceptionnel/s |
Continuité impérative de l’activité, contexte économique de l’entreprise |
Fréquence du travail dominical |
Hebdomadaire |
Hebdomadaire |
Occasionnel |
Fréquent ou hebdomadaire |
Salariés concernés |
Salariés déjà en poste qui basculent en équipe dédiée au week-end |
Salariés nouvellement embauchés pour le week-end (et salariés en poste volontaires) |
Recours au volontariat des salariés déjà en poste |
Salariés déjà en poste, mention du volontariat irrégulière |
Nombre d ’ heures de travail par semaine et salaire associé |
24 heures (ou 30h), salaire équivalent au temps plein |
Temps partiel entre 8 et 30 heures, salaire partiel, majoré à 100 % le dimanche |
Temps plein et prime salariale élevée pour le travail le dimanche |
Temps plein ou partiel, majorations salariales plus faibles (75 %) pour le dimanche |
Encadrement législatif |
Important avec des garanties salariales |
Important sans garanties salariales |
Faible |
Faible |
Secteur(s) |
Industrie |
Commerce |
Banque, assurance, commerce |
Santé, travail social, commerce, informatique, transport, industrie |
Nombre |
17 |
32 |
23 |
48 |
Ces différents régimes n’ont pas le même statut. Tout d’abord, sur le plan numérique, même si notre corpus n’est pas représentatif de l’ensemble des accords signés sur le travail dominical, certains types, comme les dimanches ordinaires, sont plus diffus, car ils sont présents dans des secteurs variés et ne sont pas strictement délimités sur le 85plan sectoriel comme les deux premiers. Ensuite, ces régimes ont des encadrements juridiques différenciés et la marque du droit est bien plus forte dans les deux premiers régimes par rapport aux deux suivants.
Ce rapport au droit n’est pas sans lien avec le niveau de contreparties garanties aux salariés. En effet, dans les accords relatifs aux équipes de suppléance et dans les accords « Loi Macron », les cadres juridiques balisés ont proposé un régime d’emploi dominical très fréquent tout en maintenant son caractère dérogatoire. En revanche, pour ce qui est des dimanches ordinaires qui instituent également un recours au travail ce jour-là potentiellement hebdomadaire, le caractère effectivement dérogatoire semble s’effacer au profit d’une banalisation du travail dominical dont témoignent les plus faibles contreparties.
Ces quatre types de régimes d’emploi dominical ne sont toutefois pas immuables et il est fort probable que de nouveaux apparaissent, que certains disparaissent ou simplement évoluent. Les modifications législatives, tout comme les dynamiques propres à la négociation collective et les diverses pressions économiques (concurrence sur les marchés, difficulté économiques…), sont également déterminantes pour favoriser ou au contraire freiner certains régimes d’emploi dominical. Ainsi, si l’extension en cours du travail dominical dans le commerce dans la foulée de la loi Macron est plutôt associée à des contreparties encadrées et relativement élevées, la loi ouvre la voie à de potentielles variations d’ampleur. Cela explique la position intermédiaire dans laquelle ces accords se trouvent : en effet, ils se situent entre la régulation des équipes de suppléance avec des garanties inscrites dans la loi et des niveaux de rémunération équivalents aux salariés qui travaillent la semaine d’une part et les dimanches ordinaires qui présentent une forme de nivellement du travail dominical sur les conditions ordinaires d’emploi d’autre part. Il est tout à fait possible que les accords signés dans le commerce se dirigent vers l’une ou l’autre de ces catégories.
86Conclusion
La croissance du nombre d’accords d’entreprise relatifs au travail dominical est remarquable entre 2011 et 2016 et concerne des franges grandissantes de salariés, tous secteurs confondus. Sans perdre jusque-là son caractère d’exception, le travail dominical s’étend à travers les voies dérogatoires dans le cadre de régulations localisées à l’échelle des entreprises.
Ce processus conduit à des différenciations importantes des régimes d’emploi dominical. Quand celui-ci reste exceptionnel, les contreparties sont définies à un niveau relativement élevé tandis que dans les entreprises où le travail dominical s’avère plus courant, il est bien moins compensé et devient plus ordinaire. De plus, au sein même des entreprises, des régimes d’emploi dominical distincts peuvent coexister à travers la multiplication des statuts et des contreparties associées. C’est ce que proposent par exemple les deux voies d’exception au repos dominical particulièrement bien balisées dans des accords spécifiques au dimanche/week-end : la plus ancienne concerne les équipes de suppléance dans l’industrie, tandis que la loi Macron a permis la constitution d’équipes similaires sans les droits équivalents dans le commerce.
En différenciant les règles d’emploi selon le secteur d’activité, l’entreprise et même les diverses catégories de salariés, la régulation du travail dominical par la négociation collective renouvelle et accentue ainsi les divisions au sein du salariat. Cette dynamique ne concerne qu’une part encore minoritaire des salariés, mais elle donne à voir les mécanismes et les conséquences potentielles des incitations législatives répétées depuis les lois Auroux de 1982 à la négociation collective du temps de travail au niveau de l’entreprise. Comme d’autres pratiques temporelles dites atypiques (travail nocturne, heures supplémentaires), le travail dominical augmente le poids relatif des primes et majorations individuelles liées à la disponibilité temporelle dans le système de rémunérations des salariés. En effet, cette forme de régulation localisée incite à définir les normes d’emploi et de rémunération non pas juste selon des règles collectives communes à l’ensemble des salariés, mais 87également à partir des critères économiques propres à l’entreprise ou selon les caractéristiques sociales et individuelles des salariés.
Pour poursuivre cette réflexion, il serait nécessaire d’étudier comment les horaires dominicaux et les contreparties associées sont effectivement mis en œuvre au sein des entreprises. En effet, les accords d’entreprise fixent des normes qui sont plus ou moins respectées et mobilisées dans le quotidien du travail des salariés. Après avoir analysé comment les entreprises saisissent les dérogations légales pour étendre le travail dominical, cette étape supplémentaire permettrait de mesurer l’évolution des normes temporelles d’emploi dans toutes leurs dimensions, à la fois légales, sociales et statistiques (Pélisse 2012). En particulier, une question reste en suspens : la généralisation du travail dominical implique-t-elle également sa banalisation et la disparition des contreparties associées ? On peut en effet s’interroger sur le caractère durable de ces régulations localisées du fait de la tension entre l’extension du travail dominical et son caractère dérogatoire.
88Bibliographie
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1 En effet, les salariés du commerce de détail qui travaillent le dimanche représentent ainsi 6,7 % des salariés qui ont une activité professionnelle ce jour-là en 2015 (Létroublon 2016).
2 À titre d’exemples, l’étude menée par C. Daniel à la DARES porte sur une trentaine d’accords relatifs au travail dominical dans le commerce non-alimentaire entre 2013 et 2016 (cf. « focus » dans Daniel et Létroublon 2018) tandis que celle réalisée par le Centre d’Étude et de Prospective du groupe Alpha examine quant à elle 20 accords sur le temps de travail en général (CEP 2018).
3 D’après la dernière enquête REPONSE (2017), les représentants de direction indiquent que 38 % des établissements d’au moins 10 salariés ont connu au moins une négociation collective entre 2014 et 2016 (Daniel 2019).
4 Au-delà des études de la DARES, ce type de matériau a déjà été mobilisé par Jens Thoemmes dans ces travaux sur le passage aux « 35 heures », et Timo Giotto s’appuie également sur les accords pour étudier la mise en œuvre des comptes épargne temps (Thoemmes 2000 et 2010, Giotto 2017). Hormis cette école toulousaine, cette source reste relativement peu étudiée et l’analyse systématique des accords sur le travail dominical en particulier n’a jamais été réalisée auparavant.
5 Dès lors, ce champ exclut l’ensemble du secteur public, grand pourvoyeur de travail dominical dans les domaines de la santé et de la sécurité.
6 À titre d’exemple, l’anarchiste Proudhon, rédigea en 1839, un essai en faveur d’un repos dominical laïcisé qu’il estimait essentiel pour les travailleurs afin de construire une société fraternelle qui puisse échapper à la quête permanente du profit.
7 En effet, la « Loi établissant le repos hebdomadaire en faveur des employés et des ouvriers » du 13 juillet 1906 prévoyait déjà des possibilités de déroger si « le repos simultané, le dimanche, de tout le personnel d’un établissement serait préjudiciable au public ou compromettrait le fonctionnement normal de cet établissement », pour une série d’établissements dont l’activité nécessite de travailler le dimanche (hôtellerie, journaux, hôpitaux, transports, industries périssables, défense nationale…), pour les travaux urgents, pour les activités soumises aux aléas naturels, etc.
8 Comme chaque année, ce rapport est établi à partir des données provisoires, à savoir l’ensemble des textes négociés par les représentants du personnel et de la direction, déposés à la DIRECCTE au 31 décembre 2016.
9 Ici, nos données sont consolidées et non plus provisoires. Elles concernent tous les textes qui ont été signés dans les entreprises entre le 1er janvier et le 31 décembre pour l’année 2016 par exemple, y compris s’ils ont été déposés courant 2017 (ce qui est fréquent pour les accords conclus en fin d’année).
10 Il s’agit des textes ayant pour thème principal le travail dominical, ces chiffres sous-estiment donc en partie le poids du travail dominical dans les accords d’entreprise. À titre de comparaison, un comptage manuel des accords où le thème du travail dominical est présent (à titre principal ou secondaire) donne comme résultat 748 textes en 2016 et ne modifie pas le chiffre pour l’année 2011.
11 Pour plus de simplicité, nous nommons dans la suite de l’article les accords sur le travail dominical qui relèvent de la « loi 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques », les accords « Loi Macron ». Ces accords constituent la majorité des textes signés dans le commerce en 2016 et expliquent le nombre croissant d’accords dans ce secteur. En général, ils permettent l’emploi de salariés ce jour-là de manière très régulière en s’appuyant d’une part sur des salariés déjà employés qui se déclarent volontaires et bénéficient de contreparties établies dans la négociation (majorations, indemnité de transports et de garde d’enfants…) et d’autre part sur des salariés embauchés spécifiquement pour le week-end et qui peuvent être soumis à des règles d’emploi différentes (Grimaud 2018).
12 Nous nous inspirons largement ici de la nomenclature classant les différentes activités en 17 secteurs distincts à partir du code APE des entreprises.
13 Les 120 accords de notre échantillon étaient suffisamment distincts et caractéristiques pour que cette classification soit réalisée sans l’aide d’un logiciel d’analyse de données qui aurait été ici artificielle.
14 Ce régime dérogatoire est défini dans le Code du Travail dans les articles L3132-16 à 19 : « La rémunération des salariés de l’équipe de suppléance est majorée d’au moins 50 % par rapport à celle qui serait due pour une durée équivalente effectuée suivant l’horaire normal de l’entreprise. ».
- CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN: 978-2-406-10053-9
- EAN: 9782406100539
- ISSN: 2555-039X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10053-9.p.0059
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-17-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Sunday work, collective bargaining agreements, wage compensations, legal dispensation, employment status