Postmen in the storm When new working hours precipitate a job destabilization
- Publication type: Journal article
- Journal: Socio-économie du travail
2019 – 2, n° 6. Tant de capital, temps de travail ? - Authors: Bouffartigue (Paul), Bouteiller (Jacques)
- Pages: 27 to 58
- Journal: Social Economy of Labor
Facteurs dans la tourmente
Quand de nouveaux horaires
précipitent la déstabilisation d’un métier
Paul Bouffartigue,
Jacques Bouteiller
Aix Marseille Université, CNRS, LEST, Aix-en-Provence
Introduction
Quelle que soit l’échelle à laquelle on se situe, les composantes du temps de travail – qu’il s’agisse de durée, de régimes horaires, de régularité ou de prévisibilité – ne sont jamais séparables d’enjeux économiques et sociaux plus larges. Au niveau macroéconomique et macrosociologique, pour n’évoquer que l’épisode des « 35 heures » en France, on sait combien il s’est inscrit dans des choix et des controverses en termes de politique d’emploi ou de contreparties supposées préserver la « compétitivité » des entreprises : modération salariale, flexibilisation de la durée du travail. Le temps de travail est une des « passions françaises » (Zeldin, 1978), qui font l’objet de manière récurrente de polémiques politiques, associées à des visions normatives conflictuelles du travail et du vivre ensemble. Au niveau des usages du temps par les travailleurs – niveau insuffisamment exploré – les temporalités font l’objet de conflits, de compromis, de régulations pratiques plus ou moins sophistiquées qui ne se laissent pas défaire brutalement (Bouffartigue et Bouteiller, 2012). C’est une des raisons pour lesquelles le démantèlement juridique progressif des « 35 heures » en cours depuis 2007 a été, au moins dans un premier temps, très faiblement mobilisé par les entreprises pour revenir sur des accords collectifs.
28Du point de vue de l’expérience des salariés, les caractéristiques temporelles de leur activité professionnelle ne sont jamais abstraites des nombreuses autres dimensions de cette activité, ni de sa place et de sa signification au sein du « système d’activité » qui est le leur (Curie, 1993) à un moment donné de leur parcours de vie. Elles se définissent à partir de l’ensemble de leurs contraintes et ressources. Le consentement pratique ou l’adhésion active aux longues semaines de travail peuvent renvoyer à la quête d’heures supplémentaires pour des travailleurs du bas de l’échelle dont le rapport au travail est à dominante instrumentale, ou au contraire à une position professionnelle élevée dans laquelle les dimensions expressives l’emportent (Devetter, 2008). Il en est de même pour les horaires atypiques. Le travail de nuit d’une infirmière en service de réanimation peut être associé à un sentiment de pouvoir d’agir professionnel élevé et gratifiant ; mais pour un manutentionnaire peu qualifié, ce même horaire sera associé à l’acceptation d’un emploi « faute de mieux » compte tenu de sa fragilité sur le marché du travail. Le régime des « 12 heures » à l’hôpital peut faire l’objet d’un engouement chez de jeunes infirmières qui l’utilisent à la fois au nom de la qualité des soins dispensés et d’un temps personnel disponible accru, mais il peut aussi être rejeté par des soignantes plus âgées qui y voient d’abord une densification et une intensification du travail auxquelles elles ne peuvent se résoudre durablement (Vincent, 2016). Le travailleur masculin dont la conjointe assume la quasi-totalité des responsabilités parentales et domestiques souffrira beaucoup moins de longs horaires ou de temps de travail atypiques que la femme salariée élevant seule ses enfants. La qualité de l’emploi, la satisfaction au travail, la configuration familiale sont les premières dimensions auxquelles il convient d’être attentif lorsque l’on réfléchit au sens que peuvent revêtir les propriétés du temps de travail pour un salarié ou pour un groupe déterminé de salariés.
Depuis le début des années 2000, le contexte français est marqué à la fois par l’interruption du processus historique de diminution de la durée moyenne de travail des travailleurs occupés – aux principales échelles de sa mesure, de la semaine à la vie active entière – et par la diversification des durées et des modalités horaires des temporalités professionnelles. Cette diversification peut être synthétisée comme une montée des normes temporelles flexibles – polarisées entre une plus « hétéronome » 29et une autre plus « autonome » – au détriment de la norme temporelle « fordienne ». De ce point de vue, le cas des dynamiques du temps de travail des facteurs semble a priori s’inscrire à contre-courant. En effet, si on se focalise principalement, comme c’est le cas dans ce texte, sur leur journée de travail, celle-ci tend à évoluer d’une situation atypique vers une situation plus typique : elle passe d’une prestation (très) matinale mais unique à une prestation plus tardive, interrompue par une coupure méridienne1. Paradoxalement, c’est la montée des pressions commerciales qui s’exercent sur les activités de distribution du courrier et des colis, elles-mêmes liées au déclin historique du volume de lettres et au processus de privatisation rampante du capital, qui pousse ici vers le déplacement en après-midi – voire en soirée – de la prestation de travail. Alors que l’affirmation du temps marchand dans la plupart des activités professionnelles tend à les remodeler selon des organisations qui les éloignent des temporalités socialement dominantes, ici elle tendrait à en rapprocher celles du facteur. Au moins de manière provisoire, tant la pression de la concurrence, notamment dans le marché des colis, pourrait amener La Poste à déréguler encore les horaires et les jours de livraison. Chronopost, filiale du Groupe dédiée au colis express, livre déjà sur une partie du territoire en soirée et le dimanche.
Ce rapprochement d’avec ce qui demeure une norme sociale au plan de la journée de travail pourrait susciter l’adhésion des facteurs. Or, c’est très loin d’être le cas. Ce changement provoque au contraire un grand mécontentement et alimente nombre de conflits sociaux localisés. On se propose de montrer que c’est parce qu’il matérialise et symbolise une mutation bien plus vaste du travail, du métier et finalement de l’identité professionnelle. Pour la plupart des facteurs et des factrices, il s’agit d’une dégradation multiforme. Les principaux piliers qui fondaient l’intérêt et l’attractivité de leur activité et de leur statut professionnel et social se trouvent en effet fragilisés. Et le spectre d’une disparition prochaine de leur métier hante les facteurs. Il a deux visages : son éclatement entre les deux figures du trieur et du distributeur/livreur ; l’effondrement de ses effectifs, associé à la disparition annoncée de l’objet de leur travail.
30On commence par montrer en quoi l’horaire matinal se combinait avec d’autres dimensions d’une enveloppe temporelle de l’activité de travail qui était étroitement associée à l’autonomie professionnelle du facteur. On poursuit par l’examen des grandes ruptures qui sont intervenues dans l’organisation des activités d’acheminement et de distribution du courrier depuis une vingtaine d’années. On comprend mieux alors comment ces changements ont miné les principaux piliers de cette autonomie professionnelle, et en quoi l’introduction du nouveau régime horaire quotidien vient matérialiser, symboliser, et comme précipiter – au sens chimique du terme – une remise en question plus profonde du métier et du type de contrat salarial dans lequel il prenait sens.
1. Sources et méthodes
Cet article repose sur trois recherches conduites entre 2006 et 2018 autour du métier de facteur, réalisées principalement dans la région d’Aix-en-Provence et de Marseille (Bouches-du-Rhône). Elles nous ont permis de collecter près de cent cinquante entretiens auprès de facteurs et de factrices, de syndicalistes, de membres de l’encadrement et de dirigeants, tous enregistrés et retranscrits. Elles ont également permis de réunir une grande quantité de données et de documents et d’effectuer quelques observations directes du travail, tant des « travaux intérieurs » de préparation de la distribution, que des « travaux extérieurs » – via l’accompagnement de plusieurs tournées.
La première enquête, en 2006 et 2007, portait sur les relations entre les salariés précaires et les organisations syndicales. La seconde, mise en œuvre en 2013 et 2014, investiguait les différences de genre dans le rapport au travail et à l’enjeu des « risques psycho-sociaux ». La troisième, conduite de 2016 à 2018, avait comme objet les négociations et les conflits autour du travail et de l’emploi, dans une perspective comparative européenne (avec la Belgique, la Bulgarie, l’Espagne et le Royaume-Uni). Cette dernière recherche est ici la plus directement mobilisée. En effet, c’est au cours de cette toute dernière période qu’à l’occasion des réorganisations de tournées commence à se généraliser un nouvel horaire dit à « pause méridienne ».
Les entretiens ont été réalisés :
– auprès de la ligne managériale de la direction territoriale, allant de la direction aux encadrants de proximité en passant par les directeurs d’établissement, PPDC et PDC (n = 29) ;
– auprès de syndicalistes (n= 36), 13 ayant des responsabilités au plan national et 23 exerçant leur mandat au niveau de la direction territoriale ou des établissements ;
– auprès de factrices et de facteurs (n=63). Lors de la seconde et de la troisième enquête, l’investigation a privilégié une unité de distribution, « Hugo » dans le texte, comptant une quarantaine de facteurs, dont une vingtaine a été interrogée en 2014. 31Trois années plus tard, la moitié d’entre eux a pu être réinterrogée, peu de temps après une réorganisation qui s’est traduite, notamment, par des horaires quotidiens plus tardifs et l’introduction du principe de la coupure méridienne.
Pour la dernière de ces recherches, un « observatoire » des conflits sociaux à la distribution a été mis en place à partir d’une veille sur Internet. Il a permis de renseigner plus de 1000 conflits sur la période 2014-2017.
Ces trois recherches ont donné lieu à plusieurs publications et communications (voir notamment : Bouffartigue, 2009, 2010a et 2010b ; Bouffartigue et Bouteiller, 2015 ; Bouffartigue, Bouteiller et Giraud, 2018).
I. Les dimensions temporelles
d’une autonomie professionnelle
Les facteurs les plus anciens parmi ceux qui sont encore en activité sont entrés dans l’administration des « PTT » au tournant des années 1970-1980, via un concours de la fonction publique. Ce sont les plus critiques quant aux évolutions qu’ils ont connues. Certes, une vigilance interprétative s’impose, sachant les effets de reconfiguration nostalgique dont les récits du passé font l’objet. Il est toutefois possible de décrire les principales dimensions temporelles de l’autonomie professionnelle traditionnelle qui était celle des facteurs jusqu’aux années 1990.
La première est celle d’une prestation matinale – avec une prise de poste vers 6 heures, et une tournée qui se termine entre 12 et 13 heures – libérant donc une bonne partie de l’après-midi pour d’autres activités, parfois rémunérées2. La seconde est celle du « fini-parti », l’horaire de fin de service pouvant s’adapter non seulement aux fluctuations quotidiennes et saisonnières du trafic postal mais également aux stratégies et au style d’activité du facteur. La troisième étant la fréquence du travail le samedi, imposée par la contrainte de continuité du service de distribution six jours sur sept, même si jusqu’aux années 1990 certains bureaux de distribution étaient organisés de manière à libérer les facteurs un samedi sur deux.
32Mais ces trois dimensions de l’enveloppe temporelle de l’activité ne prenaient tout leur sens qu’inscrites dans une série d’autres caractéristiques du travail, du métier et de l’identité professionnelle. Insistons sur le « fini-parti ». Car le contrôle exercé par le facteur sur la durée de sa journée de travail passait non seulement par sa latitude quant au rythme de la distribution – et notamment par la densité et la durée de ses interactions avec les usagers –, mais également par le contrôle collectif et individuel exercé sur la charge de travail quotidienne :
Avant, le bureau pouvait gérer lui-même les variations du volume à distribuer. Comme on effectuait le Tri Général3, on pouvait en cas de besoin filtrer les objets en fonction des contraintes de délais de livraison, même chose au niveau des PIC4. C’est fini depuis « Cap Qualité Courrier5 » et le développement de la logique « flux tendu / zéro stock ». Une régulation s’opérait également au niveau du poste de tri de chaque facteur : sur mon casier, il y avait le bac « frigo » – c’est comme cela qu’on l’appelait – comme par exemple le courrier publicitaire, moins urgent. Le lissage au niveau des PIC ne se fait plus de la même manière, car la régulation est ajustée aux contrats commerciaux passés avec les clients. Par exemple c’était « J+7 » pour le magazine de Canal Plus, maintenant on reçoit ce magasine au dernier moment : je n’ai plus de marge (syndicaliste, CGT).
La journée du facteur se découpait en deux séquences bien distinctes.
La première, dite des « travaux intérieurs », était accomplie au sein du « bureau » et consistait en une série d’opérations de tris préparatoires à la distribution : ventilation des objets entre tournées (« Tri Général »), réalisée collectivement ; répartition du courrier pour chaque tournée selon l’ordre de la distribution, exécutée individuellement par le facteur, généralement debout face à son « casier ». Cette première séquence réunit les agents en présence de la hiérarchie dans un espace-temps qui est celui d’un atelier classique. L’activité y est soumise à des normes de cadence, et sa durée peut, dans une certaine mesure, être prédéterminée par la quantité d’objets à traiter.
33La seconde, dite des « travaux extérieurs », est celle de la tournée en plein air, sans présence hiérarchique, d’autant plus valorisée que le facteur en est le « titulaire » et qu’il s’est ainsi approprié un territoire. L’agent y dispose d’une grande autonomie, y maîtrise davantage la temporalité de ses tâches. Des stratégies et des styles personnels d’activité s’y déploient (Demazière et Mercier, 2003). Mais, on y reviendra, la diversité infinie des configurations concrètes des parcours de la distribution et la multiplicité des aléas auxquels ils sont soumis « paraît être un obstacle majeur à toute tentative d’évaluation théorique de la durée de la distribution6 ». La régulation informelle de la durée journalière au « fini-parti » répond à cette donnée fondamentale d’un procès de travail où « l’orientation par la tâche » résiste à « l’orientation par le temps » (Thompson, 1979). Et les inégalités interindividuelles dans les durées effectives semblent être alors interprétées surtout comme résultant des inégalités d’expérience – les « titulaires » étant nettement plus rapides que les remplaçants ou « rouleurs », notamment quand ces derniers sont débutants – ou d’orientation professionnelle personnelle, plus que comme des effets d’inégalités structurelles de la charge de travail d’une tournée à une autre. Cela ne veut pas dire que ces dernières n’existent pas, mais elles sont légitimées par une culture professionnelle qui valorise l’existence d’une « carrière horizontale » (Hughes, 1996), c’est-à-dire sans promotion verticale au sein d’une hiérarchie professionnelle mais par amélioration de la qualité des postes de travail : ici par l’attribution, au fil de l’ancienneté, d’une tournée moins lourde ou moins pénible, au travers de la « vente des tournées7 ».
Deux observations complémentaires aideront à prendre la mesure des ruptures qui vont ultérieurement réduire l’autonomie professionnelle du facteur. La première concerne l’unité entre ces deux séquences comme fondement de la professionnalité du facteur, car c’est dans l’interaction entre la connaissance et l’appropriation concrète de « son » quartier et la préparation/anticipation de la distribution que se joue une bonne part de l’efficacité, de la qualité et l’intérêt du métier. La seconde concerne la participation du facteur au (re)découpage de sa tournée, les 34« vérificateurs » – qui sont des anciens facteurs – l’accompagnant in situ afin de prendre en compte les réalités concrètes du parcours au sein d’un territoire singulier.
La notion d’« appropriation » d’une tournée est riche de plusieurs sens (Demazière, 2005). Elle renvoie d’abord à la stabilité sur la tournée dont on est le titulaire. Mais elle renvoie aussi à l’ensemble des savoirs d’expérience accumulés par la pratique, et à la manière dont le facteur interprète au travers de son style personnel les règles du métier, avec cette « possibilité, plutôt rare dans le petit salariat d’exécution ou chez les petits fonctionnaires, d’y investir des valeurs personnelles et de les actualiser dans les conduites adoptées au cours de la tournée et des interactions avec les résidents » (Demazière et Mercier, 2003, p. 251).
La maîtrise des temporalités externes et internes de l’activité, composante indissociable de l’autonomie professionnelle, est alors vécue, aux côtés du statut de fonctionnaire et du droit au départ en retraite à 55 ans, comme l’une des contreparties essentielles aux contraintes du métier – pénibilités physiques, travail le samedi – et aux limites du statut – bas salaire, peu de promotions. Finalement, le groupe professionnel des facteurs incarne alors le plus souvent une promotion sociale du segment des classes populaires subalternes, paysannes et ouvrières, vers le segment des « classes populaires honorables » (Cartier, 2003). Certes, ils font partie des employés du bas de l’échelle et leur salaire est modeste, nonobstant la possibilité de l’améliorer de manière significative par la « vente des calendriers ». Mais ils bénéficient du statut de fonctionnaire, et, contrairement à d’autres agents de la fonction publique, d’une bonne image auprès des usagers. Le rapport positif qu’ils entretiennent avec leur travail et leur statut semble alors inscrit dans une sorte de pacte social, implicite mais solide, noué entre l’administration (des PTT) et ses agents, ainsi intégrés au sein d’un « patronage d’État » (Samzun, 2007). Ce pacte n’excluant pas une forte conflictualité sociale, telle celle qui se manifeste avec la grande grève des PTT de 1974 (Mahouche, 2006). Et même si les facteurs demeurent sur ce plan en retrait des agents de tri et des conducteurs de camions postaux.
35II. Le temps des ruptures
Un quart de siècle après la rupture inaugurale intervenue en 1990 – la séparation des PTT en deux entreprises publiques – les métamorphoses de La Poste et les transformations de la situation des facteurs, qui sont ses agents les plus nombreux, sont considérables. Moins brutaux qu’à France Telecom, les changements intervenus en suivent la logique, celle d’avoir épousé et parfois anticipé les conséquences de la libéralisation des activités de communication et l’adoption des modèles de gestion et de management issus du secteur privé commercial. S’engage, au début des années 2000, une mutation organisationnelle, doublée d’une déconcentration territoriale. Cette mutation se traduit par la séparation des « métiers » courrier, colis, et réseau, associée à « une montée d’une gestion économique qui se rapproche des critères classiques de gestion des grandes entreprises privées » (Zarifian, 2005 p. 99), dans un contexte où l’activité postale, prise dans son ensemble, est déjà réalisée aux deux tiers sur des marchés concurrentiels, et où le volume du courrier amorce son déclin à partir de 2002-2003. Pour toutes les activités de La Poste qu’il s’agit alors de « moderniser », le remplacement des fonctionnaires par des agents contractuels de droit privé devient un outil majeur de remodelage de la main-d’œuvre : « La mise en tension des personnels contractuels et des personnels statutaires est la concrétisation la plus tangible du passage des PTT à La Poste » (Jeannot et Subrémon, 2014, p. 3).
II.1. L’emploi : contraction
et mise en extinction du fonctionnariat
Dès 1990, la nouvelle entreprise publique privilégie l’embauche de non-fonctionnaires, avant de mettre fin à leur recrutement à partir de 2002. D’où un bouleversement des modes de gestion des ressources humaines, avec l’introduction de nouvelles formes de flexibilité. À l’époque des PTT, c’est au travers de l’appel à des auxiliaires, vacataires et autres contractuels de droit public, et grâce au maintien d’un « volant de remplacement » adéquat, que l’administration faisait face au déficit structurel d’emplois statutaires et/ou aux besoins conjoncturels de main-d’œuvre. Dans les années 1990, aux côtés des contractuels en 36CDI, La Poste embauche des CDII – Contrat à Durée Indéterminée Intermittent – et des CDD à temps incomplet. À la segmentation entre statutaires et précaires, se substitue une segmentation plus complexe de la main-d’œuvre allant du noyau des fonctionnaires aux divers emplois atypiques, en passant par les agents contractuels en CDI.
La Poste défraie alors régulièrement la chronique pour usage abusif des CDD. Ses responsables reconnaissent volontiers que l’apprentissage des règles prévues par le Code du travail n’a pas été de tout repos. Plus diplômés – par ailleurs, plus jeunes et plus féminins – que leurs collègues fonctionnaires, ces contractuels connaissent une condition salariale inférieure (Zarifian, 2003). La manière dont leur emploi est géré, accentue cette infériorisation. Recrutés et affectés localement, le plus souvent initialement comme CDD « bouche-trous » au niveau d’un bureau de distribution8 et massivement assignés aux emplois du bas de l’échelle alors qu’ils sont plus diplômés que les fonctionnaires, ils forment un volant de main-d’œuvre plus dépendant de la hiérarchie et plus flexible que les fonctionnaires. Globalement infériorisés, ils introduisent une nouvelle division au cœur du personnel, et les fonctionnaires peuvent bénéficier indirectement de la fragilité statutaire des contractuels, selon la logique classique de délégation du « sale boulot ». Il faut attendre le début des années 2000 pour que les organisations syndicales s’emparent pleinement de la représentation et de la défense des agents contractuels et que leur statut se rapproche de celui des fonctionnaires, notamment avec leur accès au droit d’« acheter » une tournée.
Les salariés de droit privé constituent déjà le tiers du personnel en 2000. Ils sont la moitié en 2013, près des deux tiers en 2017. Dans le même temps, les effectifs de La Poste et ceux de sa branche courrier ont été réduits d’un tiers, passant respectivement de 325 000 à 215 000, et de 230 000 à 145 000. Malgré les accords collectifs ou les engagements des directions, l’emploi précaire ne sera pas durablement résorbé (13 % à La Poste, 16 %9 au courrier en 2017).
En tout état de cause, ces nouvelles conditions d’emploi sont en rupture profonde avec le modèle du fonctionnariat, le mode de socialisation professionnelle et le contrat moral qui allaient avec. La réussite au concours 37signifiait un exil provisoire, en région parisienne principalement, au cours duquel l’institution postale prenait en charge le jeune facteur assermenté au travers d’une forme de « patronage d’État » et d’une acculturation aux valeurs de service public, tout en s’engageant à lui permettre un « retour au pays ». Désormais la plupart des postiers sont recrutés localement, ils débutent par une séquence plus ou moins longue d’emplois précaires et leur carrière est davantage subordonnée à l’encadrement de proximité.
Concernant l’organisation du temps de travail, cette montée d’un salariat de droit privé participera quelques années plus tard à la remise en question de la coutume du « fini-parti », permettant au travailleur d’ajuster le moment de fin de sa journée de travail à l’achèvement de sa tâche, et assurant par là-même l’écoulement quotidien d’un trafic toujours variable10. Comme le rappelle N. Jounin (2019) :
Dans le droit du travail proprement dit (…), la question du temps concédé au patron est centrale (et même fondatrice) et par là strictement encadrée. Dans le droit public, qui régente l’activité des fonctionnaires, elle apparaît moins primordiale et fait l’objet de moins de garanties. La limitation de la durée du travail des fonctionnaires n’est pas inexistante, mais elle est moins immédiatement contraignante et peut s’effacer à l’occasion derrière les nécessités et la continuité du service à accomplir, au nom de l’« intérêt général » (…). Toute autre est la relation du patron à son salarié du point de vue du droit du travail.
Aux côtés du recul du fonctionnariat, d’autres changements vont favoriser la remise en cause du « fini-parti » au profit du respect d’« horaires collectifs », comme les avancées techniques dans la régulation du trafic ou les initiatives syndicales encourageant la rémunération des dépassements horaires.
II.2. Travail : le tournant du début des années 2 000
Les recherches conduites à la fin des années 1990 enregistrent, dans le domaine du travail des facteurs, les premières implications des nouvelles orientations de l’entreprise. M. Cartier (2003) insiste sur l’apparition d’un clivage entre générations, avec l’arrivée de nouvelles cohortes plus diplômées et plus sensibles aux sirènes commerciales. D. Demazière et D. Mercier (2003) identifient chez ces postiers quatre « stratégies 38d’activité ». La première, « commercial de terrain », est en phase avec le tournant commercial du management, ce qui n’est pas le cas des trois autres : le « métier de contact », privilégiant la sociabilité avec le public ; « l’artisan qui gère ses affaires », appréciant les échanges de services avec les professions indépendantes ; et les « postiers, tout simplement » affirment un « positionnement professionnel à mi-chemin des clients et de l’entreprise » (p. 255).
Mais ces mêmes recherches montrent que les tendances à la rationalisation et à l’intensification du travail sont alors encore loin d’avoir bouleversé la situation (Demazière et Mercier, 2003 ; Eme et Misset, 2005). La transition vers une entreprise commerciale n’est encore qu’amorcée. Et pour les facteurs que nous avons rencontrés, c’est bien depuis une dizaine d’années que les grands changements interviennent, et dérégulent assez brutalement la profession. Ainsi, s’agissant des modalités de prescription du travail, si les années 1990 sont bien une période où « une série d’initiatives accélère la modélisation des tournées des facteurs » selon des finalités à la fois organisationnelles et comptables (Jounin, 2017, p. 34), il faut attendre 2005 pour que les temps standards, d’« indicatifs deviennent impératifs » et prescriptifs.
Trois moments marquent les transformations intervenues : entre 1999 et 2001, la mise en place des « 35 heures » ; à partir de 2007, l’introduction du partage de tournées, baptisé « Facteur d’Avenir » et accompagné peu après par la systématisation des réorganisations légitimées par la baisse du courrier, qui s’amorce à partir de 2002-2003, avant de s’accélérer11 ; depuis 2013, la généralisation des « nouvelles organisations », dont celle qui va finir de bouleverser les horaires de travail quotidiens.
La réduction de la durée du travail à « 35 heures » à La Poste – l’accord est signé en 1999 – se déroule dans un climat social très dégradé, se traduisant par une multitude de conflits sociaux et d’accords locaux. L’application de l’accord s’est en effet traduite par une remise à plat de l’ensemble des organisations au courrier. Même si les syndicats finissent par arracher des créations d’emplois, La Poste, comme tant d’autres entreprises, souhaite gagner en productivité ce qu’elle concède en diminution du temps de travail (Samzun, 2007). Et les facteurs privilégient comme modalité de réduction du temps de travail le regroupement de journées 39selon des cycles pluri-hebdomadaires, moyen d’obtenir quelques week-ends complets, voire quelques semaines de repos dans l’année. Cette modalité favorise l’intensification du travail et conduit également à privilégier l’embauche de « rouleurs » pour remplacer les facteurs en repos, ce qui accroît la part des facteurs qui ne sont pas titulaires de leur tournée.
Les années qui suivent la mise en place des « 35 heures » sont ainsi marquées par la recherche de gains de productivité et de réduction des coûts salariaux. Outre la fin du recrutement de fonctionnaires, un vaste plan d’automatisation et de concentration des centres de tri – « Cap Qualité Courrier » – va permettre d’accroître considérablement la part du courrier triée mécaniquement avant son acheminement, de plus en plus tardif, sur les lieux de distribution12. D’où, notamment, la diminution des opérations collectives et individuelles préparatoires à la distribution, effectuées au sein des bureaux, et l’allongement symétrique des opérations de distribution proprement dites.
II.3. Les indicateurs d’une dégradation
Le début des années 2000 voit se produire un autre choc majeur, avec la diminution continue du trafic postal, sous l’effet de la numérisation du courrier. L’entreprise se retrouve devant une contradiction économique majeure : la baisse des volumes se traduit directement par une chute des recettes – que l’augmentation du prix des affranchissements ne saurait compenser –, mais par une chute de l’activité moindre13. Or le statut de La Poste lui fait désormais obligation de dégager du profit. D’où la réduction des effectifs comme outil crucial visant à ralentir la chute de la productivité14. Réalisée, classiquement, principalement par le non-remplacement de l’ensemble des départs en retraite, elle se traduit par un vieillissement du personnel15. Accentué par le recul de 40l’âge légal de départ en retraite, et malgré quelques mesures visant à améliorer les conditions de travail et les fins de carrière16, ce vieillissement participe de la dégradation de la santé au travail et de la montée de l’absentéisme. Ainsi les courbes de croissance de l’âge et du taux d’absence pour maladie sont assez parallèles.
Tab. 1 – Âge moyen et taux d’absentéisme pour maladie (2003-2017).
Année |
Age moyen Ensemble (dont : au courrier) |
Taux d ’ absences maladie Ensemble (dont : au courrier) |
2003 |
43,0 |
5,4 |
2008 |
44,0 |
5,5 |
2013 |
46,1 (45,5) |
6,1 (6,9) |
2017 |
47,2 (46,3) |
6,9 (7,9) |
Source : Bilans sociaux de La Poste (ensemble maison mère ; et branche courrier).
Pour les facteurs, on passe ainsi d’une situation où, jusqu’à la fin des années 1990 et compte tenu de la croissance du trafic, l’évolution du périmètre des tournées est plutôt à leur initiative, au fil des constructions et implantations nouvelles, et s’opère en vue de les alléger, à une situation où cette évolution est planifiée par les directions afin d’en réduire le nombre et d’allonger celles qui demeurent. De 2010 à 2017, en moyenne, une tournée s’est allongée de 20 % et comporte deux fois plus de boîtes aux lettres17. En 2005, la pré-quantification de la durée des tournées au travers d’un outil logiciel, « METOD », devient prescriptive, les « vérificateurs » étant remplacés par des « organisateurs », qui ne sont plus d’anciens facteurs (Jounin, 2017). Cette rupture répond à une stratégie plus globale de la direction de l’activité courrier visant à accompagner le déclin de son volume en la rationnalisant, notamment via la concentration et l’automatisation des centres de tri et de nouvelles modalités d’organisation du travail des facteurs (« Facteur d’Avenir »). L’automatisation des opérations de tri va se traduire par la réduction de celles qui sont réalisées dans les unités de distribution, y compris d’une partie du tri préparatoire à chaque tournée.
41Les nouvelles modalités d’organisation du travail, expérimentées à partir de 2006, se traduisent par la division des bureaux de distribution en « équipes » au sein desquelles est instaurée une certaine polyvalence : certaines tournées deviennent « sécables » et sont créées de nouvelles fonctions de facteurs qui ne sont pas titulaires d’une tournée. « Attribuée » à un « facteur d’Équipe », la tournée « sécable » ne fait donc plus partie des tournées potentiellement disponibles à la « vente ». Elle est répartie entre les facteurs lors des jours dits « faibles » – i.e. où les flux de courriers prévisibles sont censés être moindres –, jours où le « facteur d’équipe » assure quant à lui la tournée des facteurs qui sont en repos. Mais elle est susceptible également d’être partagée lorsque les absents pour cause de maladie ou d’accident du travail ne peuvent être remplacés, compte tenu d’effectifs du « volant de remplacement » insuffisants18. Quant au « facteur Qualité », il doit à la fois améliorer la qualité du service, faire des remplacements et assister l’encadrement de proximité19.
Cette nouvelle organisation représente un tournant majeur. Elle signifie une diminution du nombre de tournées affectées à des titulaires et leur réévaluation récurrente. La visée d’une adaptation continue de l’organisation et de l’emploi à cette diminution se traduit par la fréquence des ajustements, pouvant intervenir tous les 18 mois à l’échelle d’un bureau de distribution. Consciente de l’impopularité de ces transformations, la direction du courrier en concède quelques contreparties formalisées dans un accord signé en 2007 par une partie des syndicats20.
Des grèves parviennent ici où là à retarder la mise en œuvre de ces transformations, mais sans empêcher leur progression sur un mode d’expérimentations localisées qui défavorise la généralisation d’une riposte syndicale. Les transformations se traduisent par une véritable crise sanitaire et sociale. Une vague de suicides va provoquer en 2012 42la mise en place d’une mission dite du « Grand Dialogue », associée à une suspension momentanée des réorganisations (Maraschin, 2012). Si le rapport de cette mission préconise un ralentissement du rythme des réorganisations – avec une référence à 24 mois contre 18 –, un « desserrement provisoire des contraintes sur les effectifs » et une formalisation plus grande du « dialogue social » dans le cadre de la « conduite du changement », les orientations stratégiques de l’entreprise sont validées21. Les réorganisations se poursuivent à un rythme soutenu, et toujours par un ajustement qui anticipe de manière plus ou moins pertinente la diminution du trafic : les agents ont le sentiment non seulement d’être plongés dans une instabilité permanente, mais d’être particulièrement surchargés au cours des mois qui suivent une réorganisation, période durant laquelle ils ont à faire l’apprentissage de leur nouvelle tournée, des habitudes des usagers voire de nouveaux moyens de locomotion.
Persiste donc un malaise diffus et une forte micro-conflictualité locale rythmée par le flux des réorganisations. Au point que, fin 2016, une nouvelle fois après la médiatisation de plusieurs suicides, une négociation soit ouverte au niveau de la Branche du courrier autour d’un accord supposé prendre en compte les conditions de travail et le devenir du métier de facteur22. Son préambule indique qu’« à l’horizon 2020, les factrices et les facteurs consacreront plus de la moitié de leur temps de travail à d’autres activités que la distribution du courrier traditionnel : livraison de colissimo et de “petits paquets internationaux”, courriers et catalogues media, remises commentées, prestations de services de proximité, visites à domicile ». Bien que ne représentant pour l’heure qu’une part très minime du chiffre d’affaires de la branche « Services-Courrier-Colis » – moins de 3 % –, les « nouveaux services » commercialisés par La Poste symbolisent une dénaturation du métier, en particulier aux yeux des anciens.
43II.4. La coupure méridienne,
au cœur des « nouvelles organisations »
Depuis 2013, de « nouvelles organisations » ont été promues par la Branche Courrier, dans le cadre d’une « réinvention » de la distribution et même du métier de facteur (encadré 2). Elles s’inscrivent dans le nouveau « schéma industriel » et la recherche de services marchands inédits censés compenser la chute du trafic. Pour tous les acteurs, il est clair que leur finalité est la présence des facteurs dans l’espace public en après-midi, de manière à activer la demande complémentaire à celle en courrier suscitée par les campagnes commerciales de l’opérateur.
2. Vers une activité « en mode bidirectionnel » ?
« Le rôle du facteur va progressivement migrer d’une activité de transporteur et livreur de messages physiques et de colis en mode unidirectionnel (flux descendants) à une activité de transport et de livraison de messages physiques et de colis en mode bidirectionnel (flux descendants et remontants). Il sera par ailleurs, de plus en plus un émetteur et un récepteur de messages numériques et sera en interaction, non seulement avec les destinataires finaux (comme aujourd’hui) mais de plus en plus avec les émetteurs ou les donneurs d’ordres avec qui il interagira en particulier grâce à l’information qu’il collectera et émettra » (La distribution du futur 2013-2018, BSCC, décembre 2012).
Ces nouvelles organisations de la distribution se mettent en place sous des appellations instables (tableau 2).
Tab. 2 – Noms et objectifs des nouvelles organisations de la distribution.
Appellation (2016) |
Finalité |
DistriPLUS |
Augmentation de la durée hebdomadaire |
Distri-MIX |
Régime de travail mixte matin et après-midi |
Distri-DATE |
Arrêt à une boîte aux lettres uniquement si le courrier est en limite de date |
Distri-VAG |
Multiples vagues de distribution au sein d’un même bureau |
Distri-DISS |
Dissociation des travaux intérieurs et extérieurs |
Distri-LIV |
Livraison de sacoches avec la tournée préparée |
Distri-BIN |
Distribution en binôme |
Distri–SYN |
Polyvalence distribution/guichet |
Parmi celles-ci, les deux plus fréquentes fin 2016 sont « Distri-PLUS » (34 % des bureaux de distribution concernés) et « DISTRI-Mix » (26 %) impliquant la « pause méridienne ». La première permet un allongement de la durée quotidienne du travail – et donc des prestations plus tardives – compensé par des jours de repos supplémentaires. La seconde va dans le même sens et ouvre la voie à des formules plus radicales, encore peu diffusées : dissociation totale des travaux intérieurs et extérieurs ou/et les « livraisons sacoche », ou distribution en « îlots », avec tournée préparée en amont par d’autres postiers. Ainsi, cette scission intervient au cœur même de la professionnalité du facteur – la connaissance intime de sa tournée lui permettant sa préparation optimale au cours de la séquence du tri préparatoire – au travers d’une division du travail entre « agents de tri » et « agents de distribution23. S’étend enfin la formule dite « DISTRI-Date » (17 % des bureaux en 2016) – rebaptisée depuis « distribution pilotée » – au travers de laquelle le courrier non urgent est retenu dans les centres de tri pour n’être livré aux facteurs – et aux destinataires – que le jour même de la date limite de distribution. Ce système vise donc à économiser du temps de déplacement des facteurs.
3. La « pause méridienne » et ses enjeux immédiats
Jusqu’en 2012-2013, les facteurs effectuaient leur prestation journalière en continuité de 6h30-7h30 du matin à 13-14 heures, avec le droit à une pause légale de 20 minutes entre les travaux intérieurs (tri) et extérieurs (distribution). La poste accordait à ses agents une indemnité de collation représentant environ 40€ par mois. La coupure méridienne (de 45 minutes en général) accroît ainsi à la fois le temps effectif de travail, et l’amplitude de la journée de travail. Elle est généralement associée à des horaires de prise de poste plus tardifs, à une difficulté de disposer d’un local adéquat sur la tournée pour prendre son repas, à la perte de la prime de collation et, le plus souvent, à la polyvalence (tournées mixtes avec, par exemple, distribution du courrier le matin et d’autres tâches dans la deuxième partie de la journée : relevage des boîtes aux lettres, collecte du courrier d’entreprises, travaux intérieurs, etc.). L’introduction de la coupure méridienne ouvre également la voie à une distribution plus tardive encore.
45Les modalités de ces « nouvelles organisations » qui se sont les plus développées sont donc celles qui tendent à allonger les durées quotidiennes et hebdomadaires de travail, via des débuts de prestation plus tardifs et la mise en place d’une « coupure méridienne » de trois quarts d’heure. En elle-même, cette dernière est la continuation d’une bataille pour grappiller quelques dizaines de minutes, et on comprend que des facteurs puissent parler de « vol de temps ». En parallèle, se sont mis en place les « horaires collectifs » visant à mettre fin au « fini-parti ». Ce mode de régulation du temps de travail vient lui aussi heurter les facteurs, d’autant plus quand ils achèvent leur tournée avant la fin officielle de leur prestation et qu’ils doivent rester inoccupés dans les locaux. Les dépassements horaires tendent ainsi à se déplacer du moment de la fin de prestation vers la coupure méridienne, sorte d’accordéon temporel dont l’ampleur peut être réduite jusqu’à sa disparition. Et ce d’autant plus fréquemment que les conditions matérielles de son respect – notamment la présence de locaux adaptés à proximité immédiate de l’itinéraire – sont défectueuses.
Les dispositions visant à intensifier et allonger le temps de travail sont indissociables des enjeux de répartition de la valeur ajoutée. D’ailleurs, la suppression de la pause rémunérée n’est qu’un des multiples éléments qui ont réduit le pouvoir d’achat des facteurs ces 15 dernières années (réduction des ressources liées à la vente des calendriers et à la distribution des plis électoraux et des imprimés publicitaires, gel du point d’indice des fonctionnaires, recul des possibilités d’avoir une seconde activité en après-midi…).
III. Derrière le temps de travail :
un bouleversement du métier
Dans le bureau Hugo, où nos investigations nous ont conduits à plusieurs reprises, une réorganisation avec instauration de la coupure méridienne est intervenue quelques semaines avant notre dernière enquête. Ce changement a été moins ample et moins systématique que dans d’autres unités de distribution et n’a pas été associé aux modalités les plus radicales des nouvelles organisations.
46Les facteurs ont obtenu le maintien de la pratique du « fini-parti » au cours de l’été. Un tiers des vingt-huit tournées a échappé officiellement à la coupure méridienne. Ce sont des tournées « senior » ou « aménagées », destinées aux plus anciens : s’ils débutent et terminent un peu plus tard leur journée, ils avancent donc vers l’âge de la retraite sans connaître personnellement de modification majeure de leur temps de travail. Reste qu’ils ont le sentiment amer que les plus jeunes héritent d’un métier malmené, dont la banalisation des nouveaux horaires de travail fait partie. Pour les autres deux tiers des tournées soumises en principe au nouveau régime à « pause méridienne », la plupart des facteurs ne la pratiquent pas pour l’instant : ils préfèrent réaliser leur tournée d’un seul tenant avant de revenir au bureau et de prendre une pause sur place s’ils sont de retour suffisamment avant l’horaire officiel de la fin de journée. Finalement, seulement quatre à cinq postiers respectent la coupure méridienne. L’encadrante de proximité et la direction de l’établissement tolèrent pour l’instant cette situation, misant sur le temps pour que la pratique s’aligne progressivement sur la règle.
Pourtant, pour tous les postiers que nous y avons rencontrés c’est bien le nouvel horaire quotidien qui est le principal changement intervenu. C’est vrai pour les anciens comme pour les plus jeunes. Pour les premiers, il signe la fin du métier. Et ce, même quand ils bénéficient d’aménagements leur permettant de ne pas respecter la coupure méridienne. C’est le cas de Jean, fonctionnaire, facteur d’équipe, âgé de 57 ans, pour qui les nouveaux horaires sont « un profond bouleversement » :
C’est la dernière restructuration qui a lieu avant un chamboulement complet de la boîte, que je ne verrai pas. Déjà, c’est la restructuration qui nous a le plus impactés, avec les horaires, c’est un profond bouleversement. Le métier de facteur, un des avantages qu’on avait par rapport au fait qu’on travaille 6 jours sur 7 c’était de pouvoir être chez nous tôt. Disons que jusqu’au mois de juin on finissait à une heure et demie – bon deux heures le lundi-mardi parce qu’il y avait la sécable… Mais grosso modo, à deux heures et demie, on était chez nous, on n’avait pas mangé certes mais… et ils acceptaient le « fini-parti. ».
Comme dans ce dernier cas, dans nombre d’entretiens, le couple horaires matinaux / fini-parti est présenté comme une contrepartie d’une astreinte temporelle : le travail le samedi et l’absence de week-end 47complet qui en résulte. C’est aussi ce qui est mis en avant par Sophie, 27 ans, embauchée depuis peu en CDI après plusieurs années passées en CDD24. Mais il est clair que pour cette jeune factrice, le nouvel horaire n’est pas autant chargé d’un sens d’extinction du métier.
4. « La semaine, ce nouvel horaire ne me dérange guère. Mais le samedi oui »
Sophie non plus n’est pas titulaire d’une tournée, elle a choisi d’être « rouleuse » pour « éviter la routine ». Elle ne respecte pas la coupure méridienne et si elle termine sa tournée suffisamment tôt, c’est après cette dernière et dans la salle de repos du bureau qu’elle se retrouve avec quelques collègues pour un déjeuner frugal. À l’approche de la réorganisation, ses deux principales préoccupations étaient de pouvoir organiser sa journée de manière à continuer de faire des heures supplémentaires, et pour la prise en charge de son enfant en bas âge. Or, n’ayant pas de difficulté pour l’instant à se lever très tôt, elle ne fait plus ses heures supplémentaires l’après-midi mais le matin, de 5 à 7 heures, dans une autre unité de travail où elle fait du tri. Et elle ne finit guère plus tard sa journée de travail : « La semaine, ce nouvel horaire ne me dérange pas tant que ça, je récupérais mon fils à 15h30, je le récupère à 16 heures. Mais le samedi, oui ».
Même chez les quelques facteurs en CDD du bureau, la réorganisation récente est vécue négativement, d’abord du fait du changement des horaires. Tel est le point de vue de Philippe, 36 ans, qui a été recruté 8 mois plus tôt, après avoir travaillé une quinzaine d’années comme ouvrier dans le bâtiment. Certes, il apprécie ce travail nettement moins pénible physiquement et sans « chef sur le dos » pendant la tournée – « à côté de ce que j’ai connu, c’est guinguette ». Mais la journée finit plus tard, et il conteste la nécessité de devoir rester au bureau « comme des écoliers » quand la distribution est terminée avant l’heure. Non seulement il n’observe pas la coupure méridienne, mais il patiente en cas de besoin en attendant de déjeuner à son domicile.
L’introduction de la coupure méridienne ne s’opère donc pas sans résistances ni sans de multiples aménagements et arrangements. L’idée d’interrompre la distribution sur l’itinéraire de sa tournée pendant trois quarts d’heure pour aller – quand c’est possible – se restaurer dans un local plus ou moins distant est étrangère à la culture professionnelle, voire à la rationalité d’un travail qui, selon certains facteurs, ne pourrait 48par sa nature-même n’être réalisé qu’en une seule séquence continue : pas plus qu’on n’interrompt pas l’acte consistant à « puiser l’eau d’un puit avec un seau25 ».
Si c’est d’abord à l’intérieur de l’économie temporelle de l’activité de travail que ce changement est évalué, il est davantage vécu comme un « profond bouleversement du métier » par les facteurs les plus anciens. Car l’expérience d’une dégradation des conditions, du contenu et du sens du travail, bien que largement partagée, est d’autant plus marquée que les facteurs ont connu ce que nombre d’entre eux se souviennent comme une sorte d’âge d’or qui aurait précédé le basculement des années 2000.
La question de la charge de travail est un thème central dans les témoignages des facteurs. Même s’ils sont « titulaires » d’un quartier et donc d’une tournée qu’ils connaissent bien, ce sont les anciens qui y sont les plus sensibles, à la fois parce que les pénibilités du métier se font davantage sentir au fil de l’âge, et parce que les autres éléments de la condition de facteur telle qu’ils l’on connue ou reconstruite s’érodent : une évaluation empirique et non à prétention scientifique de la charge de la tournée, une grande solidarité collective, des horaires de travail plus légers et mieux maîtrisés, la possibilité d’autres activités – éventuellement rémunérées – l’après-midi. C’est également un enjeu central du dissensus entre les facteurs et leur management : ils contestent non pas la réalité d’une baisse du volume du courrier, mais l’ampleur présumée de cette baisse et ses implications sur leur charge concrète de travail. Leur évaluation n’est pas que quantitative, elle est aussi qualitative, là où celle du management reste quantitative. D’une part, la même quantité de correspondances distribuées sur un parcours plus long n’a pas le même « poids » en termes de charge. D’autre part, la nature des objets à livrer – le « contenu de la sacoche26 » – influe beaucoup sur la charge objective et subjective ainsi que sur l’importance et la nature des interactions en cours de tournée. Les témoignages recueillis dans le bureau insistent sur la part croissante des plis recommandés – pour lesquelles les règles de 49présentation et de remise se sont durcies, et les tâches administratives associées multipliées –, mais aussi des petits colis et de la publicité « non adressée ».
Aux côtés de quelques observations de tournées, nous avons recueilli de nombreux témoignages sur des contournements des règles destinés à faire face à la pression temporelle et à s’efforcer de continuer, comme le dit une factrice, à « faire son métier intelligemment ». Ces contournements touchent souvent aux conditions de remise des plis recommandés : quand la « double présentation » d’un recommandé n’a pas de sens pour le facteur qui connaît suffisamment le destinataire et les raisons de son absence, c’est « oublier » le pli dans sa sacoche le (ou les) premier(s) jour(s) en attendant qu’il soit présent ; ou donner son numéro de téléphone au « client » ; ou encore « aviser » dès le premier jour car on sait qu’il sera encore absent le lendemain27 ; ou enfin modifier l’itinéraire de sa tournée quand on tient à délivrer les plis recommandés à une clientèle de professions libérales avant l’heure de fermeture de leurs cabinets. C’est aussi le non-respect des règles du Code de la route par les facteurs se déplaçant en cyclomoteur : rouler sur le trottoir, prendre une voie en sens interdit, ne pas porter son casque. C’est parfois savoir se procurer – voire acheter soi-même – le double des clefs des entrées de bâtiments collectifs pour y accéder plus rapidement. C’est prendre son véhicule personnel pour faire le trajet entre le bureau et le point de départ de sa tournée (haut-le-pied). C’est arriver avant l’heure de prise de service, ou ne pas prendre sa pause de 20 minutes, de manière à moins « courir » pendant sa tournée ou à l’achever dans le temps prescrit.
L’usage systématique des outils logiciels de pré-quantification du temps des tournées révèle bien le conflit structurel entre l’approche prescriptive abstraite du travail et l’approche qualitative qui est celle de la réalité vécue par les facteurs. Ces derniers sont généralement conscients que ces outils permettent avant tout de légitimer les suppressions d’emploi et l’allongement des tournées (Edden et Hanoé, 2018). Mais, comme le note Nicolas Jounin (2017), si ces outils ont pu s’imposer malgré le refus systématique des directions d’en rendre public le fonctionnement, 50c’est qu’ils se présentent comme une aide à l’objectivation de la réalité de la charge de travail prescrite dans une activité professionnelle dont les caractéristiques même peuvent fonder et renouveler en permanence un sentiment d’injustice. Tel est le témoignage de Pierre, facteur à pied, titulaire de sa tournée, 47 ans, qui explique que « beaucoup de données sont non prises en compte » :
Il y a beaucoup de données qui ne sont pas intégrées, et donc qui lèsent les facteurs […] le fait que, logiquement, si c’est un bâtiment où tu as des sonnettes, on te compte 15 secondes pour entrer dans le bâtiment, alors que là, c’est pas pris en compte […] il y a des données qu’on n’a pas […] non, si vraiment toutes les données avaient été rentrées, on n’en supprimait pas 4 de tournées, je crois qu’on en créerait 4 […]. Par exemple, tu as un bâtiment où tu montes 8 marches, il est compté à plat dans la rue, le bâtiment, les 8 marches, on ne te les compte pas. Il y a des styles, des collectes « primo » par exemple, où on est censé récupérer le courrier, pour certaines sociétés qui se font récupérer le courrier par le facteur, qui ont une machine à affranchir et c’est le facteur qui récupère le courrier, moi j’en ai deux sur ma tournée : particularités, je leur ai bien montré, alors que moi j’ai « néant », alors que c’est deux sociétés où il faut que je passe un grand portail, et où il faut que je marche à peu près on va dire de là au bout de la rue, et que je monte au 3e étage pour récupérer le courrier […]. Oui, j’ai fait remonter tous les détails, mais ils n’ont pas été rectifiés, ils n’ont pas été pris en compte.
Un paramètre majeur des tournées, pas ou peu pris en compte dans l’outil d’évaluation et souvent cité par les facteurs, est la part des objets remis contre signature, comme le précise Denis, facteur d’équipe à l’unité de distribution HUGO :
Certaines tournées sont beaucoup plus lourdes, ne serait-ce que par l’importance du nombre, par exemple, d’avocats, de médecins, de dentistes, de choses comme ça, d’huissiers, qui est beaucoup plus important sur certaines tournées que sur d’autres (…). Les boîtes normalisées n’indiquent pas si c’est avocat, si c’est huissier ou si c’est particulier qui reçoit une lettre par semaine, quoi… Ce n’est pas indiqué, alors eux, ils voient ça en nombre de boîtes : tant de rues, avec tant de boîtes normalisées, impliquent telle tournée ; mais malheureusement après, il n’y a pas le compte par boîte.
Dans le bureau étudié, la toute récente réorganisation se traduit ainsi par un sentiment généralisé d’alourdissement de la charge de travail. Trois des dix-huit facteurs titulaires de leur quartier viennent de 51formuler leur demande de « révision » de leur tournée. Si ce chiffre peut sembler faible, il faut préciser qu’il dissimule très probablement une forte autocensure. Beaucoup anticipent un refus, et d’autres craignent que, faute de création d’une nouvelle tournée, ce soit un de leurs collègues qui se retrouve avec une charge accrue suite à la nouvelle répartition des itinéraires.
Si la tension entre la logique de la prescription et celle du travail réel est généralisée, reste à préciser comment chacun des facteurs la régule. C’est ici qu’intervient la diversité, voire les tensions ou les divisions entre agents, lesquelles mettent en exergue des conceptions différentes de l’activité et du métier. Nous en avions recueilli de multiples exemples : prendre le temps d’échanger avec les destinataires, ou faire vite ; respecter ou non à la lettre les règles de présentation des objets à remettre contre signature ; suivre l’itinéraire prescrit ou l’aménager pour tenir compte des horaires d’ouverture de commerces ou de professionnels.
On aurait alors bien affaire à la crise profonde d’un « genre professionnel » (au sens d’Yves Clot, 2010), car ces différences, d’une part, ont probablement moins de possibilités de se déployer qu’auparavant sous l’effet des pressions à l’intensification du travail ; et d’autre part, ne sont guère, apparemment, l’objet d’échanges collectifs, et encore moins d’une prise en charge syndicale. On peut penser que c’est la source de la dégradation des collectifs, laquelle peut se traduire, entre autres, par la montée d’un sentiment d’injustice à propos de la répartition de la charge, sentiment peu mentionné dans les études sur les périodes antérieures, pas plus que dans les récits des facteurs anciens…
Cette diversité des pratiques professionnelles semble polarisée par un clivage entre les « anciens » et les « jeunes » autour de l’application des règles, et plus largement autour des conceptions du métier. Vus par les anciens, les jeunes courent, bâclent le travail, limitent les échanges avec les usagers au strict nécessaire. Cette image des nouvelles générations de facteurs corrobore en partie ce qu’observaient déjà Rousseau-Devetter et Devetter (2003) au début des années 2000 : ils avisent d’office, ne sont pas polis … voire sont sujets aux affaires disciplinaires car « il est plus facile de spolier quelqu’un qu’on ne connaît pas qu’une personne avec laquelle on entretient des liens » (p. 6). Inversement, les anciens sont vus par les jeunes comme ne respectant pas les règles édictées par 52le management, largement démotivés et peu concernés par l’avenir de La Poste.
On le voit, les transformations du travail ne s’imposent pas d’une manière uniforme, sans adaptations ni résistances. Qu’en est-il s’agissant de leurs dimensions temporelles, à commencer par l’introduction de la « pause méridienne » et des horaires collectifs ?
Iv. Les enjeux temporels :
entre arrangements et conflits collectifs
Pour 1082 conflits intervenus entre le 1er janvier 2014 et le 31 mai 2018 dans les centres de distribution courrier, une revue de la presse d’information locale et des informations syndicales a permis de dresser une liste de leurs thèmes revendicatifs28. Bien entendu, dans le tableau ci-dessous, les items revendicatifs n’étant pas exclusifs les uns des autres – i.e. un même conflit peut en mettre en avant plusieurs – aucune sommation de leur fréquence n’a de sens.
Si, en raison même de ses incidences sur les conditions de travail et de vie, l’enjeu de sauvegarde de l’emploi et des tournées est brandi en priorité, la thématique du temps de travail est aussi bien présente. Près d’un conflit sur six se développe sur la base d’un refus du passage au régime horaire avec pause méridienne et/ou des tournées « mixtes » (matin/après-midi) ; dans la même proportion, ce sont d’autres aspects du régime temporel de travail (fin du « fini-parti », amplitude de la journée de travail, difficultés à prendre repos ou congés, etc.) qui sont avancés ; et dans près d’un sur dix, les facteurs s’insurgent contre le non-paiement d’heures supplémentaires et/ou de dépassements réguliers de l’horaire de fin de service. Finalement, un au moins de ces trois types de contestation du régime temporel du travail est avancé dans 35 % des arrêts de travail observés.
53Tab. 3 – Fréquence d’apparition des thèmes revendicatifs dans les conflits29.
Thème revendicatif |
N |
% |
Sauvegarde d’emplois, de tournées ; sous-effectifs |
191 |
45,4 |
Alourdissement de la charge, longueur des tournées |
227 |
21 |
Temps de travail : horaires, congés, repos, amplitude |
177 |
16,1 |
Pause méridienne |
169 |
15,6 |
Qualité de service |
137 |
12,7 |
Rémunération des heures de dépassement |
126 |
11,6 |
Compensation de la distribution de plis électoraux |
115 |
10,6 |
Emplois stables, dé-précarisation |
113 |
10,4 |
Régulation de la charge : tournées « sécables » et « fini-parti » |
100 |
9,2 |
Remplacement des absents |
96 |
8,9 |
Comblement de postes vacants |
93 |
8,6 |
Salaires, primes |
87 |
8 |
Modes de calcul de la charge |
84 |
7,8 |
Management, dialogue social |
84 |
7,8 |
Tournées « à découvert » (non assurées) |
56 |
5,2 |
Non-respect des accords et procédures |
43 |
4 |
Tournées « sacoche », « îlots » |
35 |
3,2 |
Soutien à des facteurs sanctionnés |
33 |
3 |
Nouveaux services, nouvelles organisations |
25 |
2,3 |
Discrimination et répression anti-syndicales |
23 |
2,1 |
Champ : 1082 actions revendicatives entre le 1er janvier 2014 et le 15 mai 2018
Mais l’analyse comparée des thèmes des revendications avancées et des thèmes des protocoles de fin de conflit laisse penser que ceux liés aux horaires et à l’organisation du temps de travail sont ceux qui donnent le moins souvent lieu à des concessions des directions. Reste que certaines 54luttes aboutissent soit à un report de la mise en œuvre de la coupure méridienne, soit à la limitation du nombre de tournées concernées et/ou leur attribution sur la base du « volontariat ». Il faudrait pouvoir étudier plus systématiquement les liens entre les profils sociaux des facteurs et les régimes horaires, théoriques et pratiques, auxquels ils sont affectés au fil des réorganisations de la distribution. Il est probable toutefois que les femmes soient, dans l’ensemble, moins hostiles que les hommes aux nouveaux horaires avec coupure méridienne. Du moins celles qui ont des enfants scolarisés, dans la mesure où ces horaires facilitent leur accompagnement. On a montré ailleurs combien la féminisation, pourtant rapide et importante, du groupe professionnel était intervenue de manière silencieuse. Cela témoignant déjà, avec d’autres indices, d’une appropriation spécifique et positive du métier (Bouffartigue et Bouteiller, 2015).
De même, il serait intéressant d’étudier les registres argumentaires qui opposent les protagonistes de ces conflits à propos des modifications de l’organisation du temps de travail. Certains se situent sur le terrain « classique » de la subordination salariale – dégradation des conditions de travail, mise en danger du métier lui-même (cf. encadré 5 : extraits d’un tract syndical). D’autres registres argumentaires se situent sur le terrain moins « classique » de la qualité du service rendu aux destinataires du courrier.
5. Tract syndical de Sud Poste Gironde
appelant à une journée de grève en 2018 (extraits)
Titré « Coupure méridienne, tournée sacoche = mort du métier de facteur » (illustrée par un cercueil), le tract explique :
Dans un premier temps, ils imposent la coupure méridienne. Ils installent dans les esprits le principe de la distri l’après-midi : 45 minutes de coupure non payée. Tant qu’ils ne dépassent pas l’amplitude de 11 heures… tout leur est permis ! Le samedi ? Pour la nouvelle cheffe de projet, Mme X. « le samedi est un jour comme les autres ». Ceci pour ôter à tous et toutes des illusions.
Étape suivante : la sacoche ! […] Approvisionnés sur un « îlot », les facteurs ne voient leurs collègues que quelques minutes le matin et idem le soir à la restitution des comptes. Isoler pour mieux régner : les « distributeurs de papiers » et non plus des facteurs sont déconnectés de toute conception collective de leur travail… L’étape suivante c’est de ne plus s’occuper du « dernier kilomètre ». Une solution : la sous-traitance […], cela existe déjà au colis.
55Conclusion
L’exemple des facteurs montre comment derrière l’enveloppe temporelle de l’activité laborieuse se trouvent toujours des enjeux non seulement d’organisation de la vie quotidienne, mais aussi de contenu de ce temps, de maîtrise et de signification de l’activité de travail. Ici, ces enjeux sont radicalisés par des transformations qui touchent à toutes les dimensions d’une identité professionnelle. Ils alimentent la crainte de perdre, sinon son emploi, tout au moins sa tournée et tout ce qui soutenait l’attachement au métier. C’est le contrat social et moral passé avec l’employeur qui leur apparait rompu par ce dernier, et ce d’autant plus que ces postiers sont anciens. Ainsi, confier chacune des deux séquences – le tri-préparation d’une part, la distribution de l’autre – à des opérateurs distincts – l’agent de tri, et le distributeur ou livreur – achève une décomposition du métier, tout en ouvrant la voie à l’embauche sous des formes d’emploi dégradées. Si on y ajoute que s’expérimentent déjà des prestations de nouveaux services marchands qui, comme les visites au domicile de personnes âgées, étaient conçues par les anciens facteurs comme faisant partie de leur fonction de lien social gratuit et que se met en place la livraison de colis en soirée ou sur rendez-vous, c’est bien une dénaturation du métier intrinsèquement liée à sa subordination au temps des clients qui se profile à l’horizon. Sans prendre encore ces visages extrêmes, une durée de distribution de cinq ou six heures pose le problème de la soutenabilité physique d’une telle évolution. La poursuite de la rationalisation du procès de distribution via, notamment, les outils de pré-quantification des tâches et des temps affecte la densité et la qualité des interactions sociales qui faisaient le sel du métier et bien souvent la qualité de la distribution. Et l’imposition d’« horaires collectifs » là où régnait la convention du « fini-parti » réduit la capacité qu’avait le facteur à contrôler le rythme de de sa tournée.
On comprend mieux les résistances multiformes au travers desquelles le nouvel horaire est mis en place. Bien que locales et asynchrones, les grèves traduisent une certaine combativité collective qui va à l’encontre de représentations courantes et réductrices des facteurs – y compris chez nombre de syndicalistes postiers – comme « petits travailleurs 56indépendants et individualistes ». Dans ce qui ressemble à une lutte du pot de terre contre le pot de fer, les facteurs ont-ils dit leur dernier mot ? Certes, on observe une très grande difficulté de l’action syndicale pour sortir de pratiques défensives visant à arracher des acquis partiels et à freiner le mouvement engagé, au prix souvent d’une diversification des situations locales. Certes, le déclin régulier du trafic du courrier constitue un handicap majeur. Mais La Poste peut-elle se résoudre au délitement de cette « connivence » entre les facteurs et les usagers (Rousseau-Devetter et Devetter, 2003), délitement qui résulte de la dégradation de leur statut et du service rendu ? On peut en douter, à l’heure où elle est en quête d’un renouvellement des services offerts, basé précisément sur ce qui reste de la fonction de « lien social » de ces travailleurs, cherchant à promouvoir une nouvelle figure professionnelle, celle d’un facteur « multi-casquettes » délivrant une série de services de proximité. Aux côtés de la montée en puissance de l’activité colis, dans quelle mesure cette connivence constitue-t-elle une ressource mobilisable par les syndicats en quête de redéploiement de leurs initiatives en faveur d’un avenir alternatif pour le métier de facteur ?
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1 Appellation plus rigoureuse que l’appellation indigène de « pause méridienne » : cette coupure n’est pas rémunérée, à la différence de l’ancienne « pause » qui, elle, s’assortissait d’une indemnité de collation. Dans la suite du texte, on utilise indifféremment les deux expressions.
2 Ce régime horaire n’était pas le seul. Ainsi, à Paris, a longtemps existé une seconde équipe de distribution l’après-midi.
3 Tri et répartition du courrier selon les différentes « tournées » – ou « quartiers » –, opérations réalisées collectivement avant le tri individuel de chaque « tournée », qui lui est effectué par l’agent posté devant son casier, selon l’ordre de la distribution des objets.
4 Plateforme Industrielle Courrier (centre de tri du courrier) qui trie le courrier régional/local par centre de distribution avant de l’acheminer vers ce dernier.
5 Important plan d’investissement dans la modernisation de la chaine logistique, initié en 2005 (cf. plus bas) qui s’assortira d’une première réorganisation sérieuse du travail des facteurs (« Facteur d’Avenir »).
6 Selon l’expression d’une étude de la Direction des services postaux produite en 1983 (citée par Nicolas Jounin, 2017).
7 Deux fois l’an, les tournées dépourvues de titulaire sont réattribuées au travers d’une procédure gérée par les facteurs eux-mêmes, principalement selon le critère de l’ancienneté.
8 Et placés de fait dans l’impossibilité de se syndiquer (cf. Bouffartigue, 2009).
9 CDD et intérimaires, hors contrats d’apprentissage et de professionnalisation (source : Bilan social BSCC).
10 Coutume fréquente dans certaines activités de chantier, ou encore dans l’enlèvement des ordures ménagères.
11 Moins 1,5 % de 2003 à 2006 ; c’est à partir de 2008 que la baisse annuelle s’accélère (moins 3,5 %) pour s’établir dans les années suivantes entre moins 4 et moins 7 %.
12 Cf. note 5.
13 « Même avec des volumes moindres, les tournées doivent être effectuées en totalité et leur durée ne raccourcit donc pas proportionnellement aux quantités distribuées » reconnait le Rapport annuel de la Cour des comptes de 2016, « Les facteurs au défi de la baisse du courrier : des mutations à accélérer », février 2016, p. 397-428.
14 Chute d’un tiers des effectifs de postiers entre 2002 et 2017, du même ordre pour les facteurs qui passent de 100 000 à 70 000. À signaler également la féminisation importante au courrier depuis 1975, année d’ouverture du concours de préposé aux femmes. Le métier est devenu quasiment mixte.
15 En 2015, 40 % des salariés au courrier ont plus de 50 ans, 32 % aux colis.
16 Modernisation des moyens de locomotion et des casiers de tri, possibilités de réduction du temps de travail en fin de carrière, etc.
17 Source : Bilans sociaux.
18 Dans le vocabulaire managérial, la sécabilité du premier type est dite « organisationnelle », la seconde « inopinée ».
19 La mise en place de ces nouvelles fonctions, pensées comme tremplins vers l’encadrement de proximité, sera un échec : les facteurs s’y retrouvent bloqués et doivent souvent se contenter de remplacer des absents.
20 « Accord relatif au développement professionnel des facteurs », comportant surtout des mesures de promotion, un engagement à ouvrir un « chantier national de négociation sur l’amélioration de la santé au travail » et « une concertation nationale sur les normes et cadences à la distribution ». Il n’a pas été reconduit après 2010. FO, qui en était signataire, jugeant les engagements non tenus, notamment sur la concertation relative aux normes et cadences.
21 « Rapport de la commission du grand dialogue de la Poste »présidée par Jean Kaspar, septembre 2012.
22 Il s’agit de l’« accord facteurs » ou « accord sur l’amélioration des conditions de travail et sur l’évolution des métiers de la distribution et des services des factrices/facteurs et de leurs encadrantes/encadrants de proximité » signé en février 2017 par la CFDT et FO, mais non par SUD-PTT, ni la CGT. Les premiers mettent surtout en avant les embauches et les promotions obtenues, les seconds l’absence d’avancée significative, surtout dans le domaine des réorganisations.
23 En Belgique, une catégorie de « facteurs auxiliaires » ou « facteurs de quartiers » a été créée mais les syndicats sont parvenus à limiter leur infériorité statutaire, voir : Cultiaux, Martinez et Vandewattyne (2015).
24 Il se peut que les jeunes générations de factrices et de facteurs soient encore plus sensibles que les anciennes à la contrainte du travail le samedi.
25 Image prise par un facteur pour nous expliquer cette logique. Il se peut que la réalisation de deux tournées distinctes séparées par une coupure méridienne soit un mode d’organisation moins impopulaire.
26 Part des imprimés publicitaires, des objets à remettre contre signature, Petits Paquets Internationaux.
27 Une autre règle est souvent évoquée – remettre le pli recommandé en mains propres au destinataire, sauf présentation d’une procuration – sans qu’un seul des agents interviewés ne reconnaisse parfois l’enfreindre.
28 Il s’agit de conflits avec arrêt de travail pouvant aller de quelques heures à 212 jours et impliquant entre 1 et 200 facteurs.
29 Les regroupements d’items font apparaître une très forte coprésence des grands thèmes revendicatifs. Par exemple, la question des rémunérations n’est pas seulement présente quand elle est explicitement mentionnée – primes, paiement des heures supplémentaires – mais quand la pause méridienne est contestée (perte de l’indemnité de collation) ou le bureau délocalisé (question de la prime de mobilité), ces thèmes mettant toujours en cause des enjeux de rémunération.
- CLIL theme: 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN: 978-2-406-10053-9
- EAN: 9782406100539
- ISSN: 2555-039X
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10053-9.p.0027
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-17-2020
- Periodicity: Biannual
- Language: French
- Keyword: Working time, working hours, professional identity, mail, postmen