Pourquoi mettre l’organisation au centre de l’analyse des métiers et des parcours professionnels ?
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Socio-économie du travail
2019 – 1, n° 5. Que font les organisations aux parcours professionnels ? - Auteurs : Cadet (Jean-Paul), Perez (Coralie), Vero (Josiane)
- Pages : 15 à 37
- Revue : Socio-économie du travail
Pourquoi mettre l’organisation
au centre de l’analyse des métiers
et des parcours professionnels ?
Jean-Paul Cadet1
Centre d’études et de recherches
sur les qualifications (Céreq)
Coralie Perez2
CES – Université de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne
Josiane Vero3
Centre d’études et de recherches
sur les qualifications (Céreq)
N’y a-t-il pas matière à s’étonner ? Dans un contexte de fragilisation du modèle fordiste d’emploi et de protection sociale, les réformes placées sous le signe de la « flexicurité », restent essentiellement centrées sur l’emploi, laissant le travail à distance (Zimmermann, 2011). Faire de la sécurisation des parcours professionnels la pierre angulaire du nouveau compromis entre travail et capital, dont la loi no 2018-771 du 165 septembre 2018 « pour la liberté de choisir son avenir professionnel4 » est une expression emblématique, inviterait pourtant à lier, au moins pour partie, la sécurité des salariés aux possibilités de développement professionnel qu’ils peuvent trouver dans le travail et l’organisation. Or, le rôle des organisations en la matière n’est guère interrogé par les réformes en cours qui imputent au travailleur la responsabilité de la construction de son parcours professionnel, mais laissent en suspens une question décisive : le salarié a-t-il accès aux moyens pour exercer une telle responsabilité ? L’organisation comme catégorie pour comprendre les évolutions des milieux de travail est maintenue au second plan, (voire impensée pour Segrestin et al., 2014), au profit de notions phares des politiques publiques comme les compétences, les parcours, le projet, l’employabilité, l’activation, et plus largement l’entreprise de soi (Boltanski et Chiappello, 1999 ; Zimmermann, 2017). Dans un contexte où les tensions entre sécurité et flexibilité, stabilité et incertitude, se font plus vives, il serait erroné de considérer que l’aspiration au développement professionnel et à la sécurité du travail et dans l’emploi relèverait des seules politiques publiques de l’emploi et de la responsabilité individuelle.
C’est pourtant à l’horizon général d’un développement d’incitations voire d’injonctions à être actives et devenir actrices de leur parcours professionnel que se trouvent aujourd’hui confrontées les personnes sur le marché du travail (Cantelli et Génard, 2007). Cette inflation de responsabilisation se traduit par des exigences renouvelées en matière d’autonomie et de subjectivation (Beck, 2001 ; Ehrenberg, 2016). Être sujet, c’est se prendre en charge et du même coup assumer ses réussites mais aussi ses échecs. Cet appel à une prise en charge accrue de soi est porté par l’évolution à la fois des politiques publiques et du management des entreprises.
En effet, d’une part, les réformes du droit du travail et des politiques de l’emploi, de même que la négociation collective, sont en France depuis près de quinze ans, le théâtre d’appels répétés au développement de la figure du travailleur acteur de son parcours professionnel. C’est d’ailleurs l’un des traits essentiels de la sécurisation des parcours professionnels, modalité française de la flexicurité européenne, que de valoriser la responsabilité individuelle (Commission européenne, 2007). Ainsi, les politiques publiques prêtent désormais aux personnes une 17responsabilité accrue sur leur destinée professionnelle qui s’appuie sur des dispositifs accessibles en vue d’exercer leur responsabilité (Salais et Villeneuve 2006 ; Cantelli, 2013). La création du compte personnel de formation (CPF) en 2014, puis du compte personnel d’activité (CPA) en 2016 constituent des « instruments » (Lascoume et Le Galès, 2005) par excellence de l’action publique en matière de sécurisation des parcours professionnels. Tout comme les outils de gestion qui l’accompagnent (entretien professionnel, bilan de carrière, articulation du CPF à ces entretiens), ils participent de ces stratégies d’accroissement de la responsabilité individuelle.
D’autre part, dans le monde des entreprises, le projet est de développer la performance en renforçant l’autonomie, la responsabilisation de leurs salariés. Ne plus subordonner ses actions aux décisions de supérieurs hiérarchiques – ou encore, agir de façon autonome et non plus hétéronome – est un mot d’ordre dont on retrouve effectivement la trace dans de nombreux dispositifs constitutifs du néo-management. Ces dispositifs, ayant en commun d’accorder plus d’autonomie aux salariés dans l’accomplissement de leur travail, se sont déployés historiquement à tous les niveaux de la hiérarchie : de la catégorie cadre, avec notamment la direction par objectifs (Boltanski et Chiappello, 1999), aux milieux ouvriers, avec les « nouvelles formes d’organisation du travail » visant à rompre avec les pratiques anciennes issues du taylorisme (Herzberg, 1968 ; Ortsman, 1978 ; Bernoux, 1985). Aujourd’hui, l’exemple le plus médiatisé de ce mouvement est celui de l’entreprise libérée (Getz et Carney, 2016), érigée en modèle de libération de l’initiative des salariés pour ré-enchanter les entreprises après les ravages causés par le managérialisme (Landivar et Trouvé, 2017). La liberté d’agir y est associée au bonheur, à l’épanouissement individuel, à l’effacement des marques d’autorité, à la réduction de la technostructure, à la délégation systématique de responsabilité ; elle est en même temps valorisée comme source de productivité et de performance pour l’entreprise.
À l’heure où la responsabilité des salariés est érigée tout à la fois en levier de « sécurisation des parcours professionnels » et de performance des entreprises, la responsabilité de ces dernières reste étonnamment moins convoquée. Or, si le salarié est appelé à devenir « acteur de son évolution professionnelle », cela implique, d’un point de vue normatif, qu’il dispose des moyens permettant d’assumer une telle responsabilité. 18Ces moyens ne sont pas du seul ressort du salarié, mais engagent les organisations qui les emploient, au-delà des institutions publiques et des partenaires sociaux. Or, la question se pose de savoir si les salariés disposent de tels moyens au regard de la dégradation de certaines mises au travail : réduction des moyens mis à la disposition des salariés pour effectuer correctement leur travail ; négation des métiers et des professionnalités portés historiquement par les salariés, via la mise en place et la promotion de modes de management fondés sur le changement permanent (Linhart, 2015) ; imposition de mobilités professionnelles, insuffisamment préparées et accompagnées, etc. Ces différentes formes de dégradation affectent de fait la construction des parcours et des professionnalités des salariés. Elles peuvent hypothéquer considérablement leur devenir professionnel, sinon annoncer de futures trajectoires de déclassement ou d’exclusion. Surtout, elles portent trop fréquemment atteinte à la santé des travailleurs, quand elles ne débouchent pas sur le pire (Barnay et al., 2010 ; Dejours et Bègue, 2009).
Nous défendons ainsi l’idée que l’organisation constitue une catégorie d’analyse pertinente et nécessaire pour penser les métiers, la construction des professionnalités et des parcours. Et selon les configurations d’entreprise en matière d’organisation du travail, de management, de politique de GRH et de formation, les (im)possibilités effectives d’agir, de construction ou de perte de sens, de (dé)professionnalisation, de développement professionnel, sont contrastées. C’est parce qu’elles entrent en résonance avec ce débat, porteur à la fois de connaissances théoriques et pratiques, que les contributions qui composent ce numéro ont été rassemblées. Dans un premier temps, nous avancerons quelques arguments pour montrer en quoi l’entrée par les organisations s’avère pertinente pour appréhender la construction des professionnalités et des parcours. Dans un second temps, nous évoquerons rapidement un cadre collectif dans lequel sont débattues et travaillées ces réflexions, et qui a constitué la genèse de ce numéro spécial. Enfin, nous introduirons chacune des quatre contributions qui le composent et éclairent, de façon singulière et complémentaire, ce que font les organisations aux travailleurs.
19I. L’organisation : trait d’union entre activité
de travail et dynamique sociétale
Omniprésente, la notion d’organisation n’est cependant pas toujours explicitée. Son usage comme catégorie d’analyse appelle donc une clarification conceptuelle, avant d’avancer quelques arguments plaidant pour sa pertinence. Que recouvre cette sémantique du travail ? Sous quelle condition peut-elle accéder au rang de catégorie d’analyse ? Qu’est-ce qui la distingue des concepts d’environnement de travail (propre à l’activité) et d’institution ? Répondre à ces questions engage des choix épistémologiques et théoriques fondamentaux et suppose un détour par la définition de l’organisation. En tant que catégorie intermédiaire, elle forme un trait d’union entre activité de travail et institution. Ce faisant, elle s’insère dans une réflexion plus classique sur les échelles d’analyse (Grossetti, 2006).
I.1. Cadre structurel et processus évolutif
La notion d’organisation ne saurait être séparée des deux dimensions qui la composent, l’une fondée sur le cadre structurel, l’autre sur le processus évolutif (Livian, 2008). En tant que cadre structurel d’une action collective, l’organisation forme une entité au sein de laquelle des acteurs se situent, agissent et interagissent. Elle renvoie à un système de règles formelles de contrôle et de prescription. Mais cette structure n’est pas immuable : elle est en permanence remise en question, fait l’objet de processus d’ajustement et de recherche de compromis entre les régulations de contrôle et celles qui sont élaborées de manière autonome par les travailleurs au cours de leur activité pour faire face à des situations non anticipées et assurer le fonctionnement quotidien. Les règles autonomes peuvent même finir par s’institutionnaliser comme règles de contrôle dans le cadre d’un processus de « travail d’organisation » (de Terssac, 2003) avant d’être elles-mêmes remises en cause. La production de l’organisation résulte ainsi de régulation autonome qui relève d’un travail d’organisation proche de la perspective développée par la sociologie de la régulation conjointe (Reynaud, 1988) et par l’économie des conventions (Favereau, 1989 ; 2003). En tant que processus évolutif, 20l’organisation est en construction permanente, par et dans les actions et interactions des individus qui la constituent. Pareille perspective de l’organisation ne se limite ni à l’organisation du travail ni au travail d’organisation, mais fait place, au-delà, à une entité structurante que l’on peut appréhender à travers les dispositifs et les processus interactifs qui la façonnent.
I.2. Finalités et coordination :
un cadre pour analyser l’organisation et les parcours
Deux caractéristiques apparaissent centrales pour décrire les structures organisationnelles, d’une part les finalités vers lesquelles sont dirigées les organisations et de l’autre, les modalités de coordination en présence (Bouillon, 2009). Si les dimensions téléologiques et de coordination définissent des règles qui permettent d’identifier les structures organisationnelles, de les décrire et de définir dans une certaine mesure les modalités de leur fonctionnement, elles constituent aussi un cadre pour appréhender les professionnalités et les parcours.
I.2.1 Les finalités comme premier analyseur des parcours
Quelles que soient ses finalités, une organisation constitue une entité téléologique, c’est-à-dire orientée vers des finalités, qui expriment les raisons de son existence. Celles-ci peuvent consister à générer un profit, satisfaire un client, servir une mission de service public, délivrer des services à ses membres, etc. L’accomplissement de ces finalités, dont la mise en œuvre dépasse les aptitudes individuelles et interindividuelles, suppose d’assurer la coordination des activités et l’allocation des ressources. À ce titre, l’organisation constitue une « solution au problème de l’action collective » (Crozier, Friedberg, 1977), « ce qui n’exclut pas qu’elle soit traversée par de multiples tensions » (Bouillon, 2009).
De ce point de vue, une tension sourd devant l’inégalité de ressources et de pouvoir des acteurs inhérente au type d’engagement qui les lie à l’organisation. Selon s’il s’agit d’un engagement délibéré ou d’un rapport salarial plus ou moins contraignant, selon la nature du contrat de travail qui unit l’organisation à un individu, selon le niveau de dépendance dans lequel se trouve ce dernier, selon les ressorts individuels ou collectifs sur lesquels il peut ou non s‘appuyer pour évoluer vers une 21autre structure organisationnelle, les modalités de coordination seront de nature différente. Mais bien qu’une organisation se trouve toujours dans un équilibre temporaire et précaire, le fait de la considérer dans une perspective téléologique – même avec une multiplicité d’objectifs – revient à supposer qu’il n’existe pas seulement des relations entre des acteurs, mais aussi des relations entre des acteurs et un monde objectivé, constitué par l’ensemble des états de choses qui existent ou peuvent se produire.
La construction des parcours et des professionnalités demande alors à être replacée dans ce cadre : elle ne renvoie pas à de simples ajustements interpersonnels ; ces ajustements s’inscrivent dans un cadre marqué par la réalisation d’une finalité, qui peut être plus ou moins imposée par certains acteurs. Si l’organisation pluraliste, qui prête considération à la pluralité des objectifs auxquels chaque personne singulière attribue de la valeur, est une caractéristique de l’organisation capacitante (Vero et Zimmermann 2018), tel n’est pas le trait de toutes les organisations. Toutes n’accordent pas une reconnaissance à la diversité des finalités que les salariés associent au travail. Au-delà des fonctions économiques de production et de maximisation de revenus financiers, ces finalités peuvent être tournées vers la construction des professionnalités et des parcours, l’épanouissement, la réalisation de soi, la reconnaissance.
I.2.2 La coordination comme second analyseur des parcours
Ce constat conduit à la seconde caractéristique centrale de l’organisation : la coordination d’acteurs en situation d’inégalité les uns par rapport aux autres, poursuivant des objectifs plus ou moins hétérogènes et divergents par rapport à la finalité première d’une entité organisationnelle. Cette coordination implique la mise en œuvre de différentes formes de rationalisation visant à assurer la meilleure articulation possible entre les ressources matérielles, techniques et humaines utiles à l’accomplissement du résultat escompté (Weber, 1995). Dès lors, comprendre les transformations organisationnelles et conceptualiser les « organisations » elles-mêmes supposent d’interroger les formes de rationalisation qui les traversent.
Ces processus de rationalisation peuvent participer d’une standardisation et d’une normalisation des procédures décrivant les activités, de 22la division et de la spécialisation du travail, d’une réduction de la marge d’initiative, de la production d’indicateurs d’évaluation des résultats ou encore, par exemple, de mesure des écarts par rapport aux objectifs à atteindre, etc. Mais quelle que soit la forme qu’ils prennent, ces processus de rationalisation se matérialisent au travers de rapports sociaux et économiques, de relations de pouvoir et de différentes formes de régulation sociale par lesquelles se coordonnent les activités humaines. Ils reconfigurent le travail, qu’ils soient façonnés par des hiérarchies organisationnelles liées à la division du travail et aux formes de management, ou par des facteurs externes d’inégalité : sociaux, ethniques, de genre, de diplôme, etc. Leur impact sur les parcours professionnels et la construction des professionnalités est loin d’être neutre, quand la rationalisation des coûts conduit à un recentrage sur les métiers, un recours à la sous-traitance, des réductions massives d’emploi ou toute autre forme de restructuration qui accompagne la concentration des entreprises.
Simultanément, des tensions demeurent quant aux marges de manœuvre dont disposent effectivement les salariés concernés par les organisations déployant des processus de rationalisation, en particulier ceux qui occupent des emplois peu qualifiés. Ils sont aujourd’hui plus que jamais en contrat court, à temps partiel, en situation de sous-emploi ou dans des emplois précaires (Ast, 2015 ; Jauneau, 2009 ; Peugny, 2013), ce qui obère la possibilité de maîtriser leur parcours. Parallèlement, ils partagent aussi le fait d’être moins souvent formés (Lambert et Marion, 2014) alors qu’ils expriment aussi souvent que les autres catégories de salariés le souhait de l’être (Dubois et Melnik, 2017). Ils concentrent ainsi une multiplicité d’enjeux qui nécessitent de s’y intéresser à travers les organisations sous l’angle des parcours professionnels.
Cette construction des parcours est sujette à d’importantes inégalités qui ne sont pas du seul ressort individuel. Elle dépend de divers facteurs qui ne sont pas réductibles à la virtuosité, aux talents ou aux efforts des salariés, mais relèvent du contexte dans lequel ils évoluent et des ressources auxquelles celui-ci leur donne accès. De ce point de vue, la focale sur l’organisation se justifie d’autant plus que les réformes récentes du Code du travail (ordonnances Macron du 22/09/2017) font désormais de l’entreprise le cœur de la négociation collective et de la construction des compromis liés au travail (primauté de l’accord d’entreprise sur l’accord de branche et sur le contrat de travail dans certains cas).
23I.3. L’organisation : une maille intermédiaire
entre activité de travail et dynamique sociétale
I.3.1 Les entrelacs entre organisation et activité de travail
Le premier point qui doit être signalé est que l’organisation se distingue de la notion plus étroite d’environnement professionnel. Dans les approches situées de l’action et du travail où le périmètre est celui de l’activité, en particulier dans une optique d’ergonomie constructive, c’est plutôt l’environnement que l’on cherche à caractériser (Fernagu-Oudet, 2012 ; Falzon, 2013 ; Arnoud et Falzon, 2013). Les dimensions microsociales y sont privilégiées, les observations étant effectuées au niveau des situations d’interaction, indépendamment des dimensions méso-sociales qu’elles soient de nature économique, normative et managériale. Le niveau micro-social n’est pas dépassé pour intégrer un niveau intermédiaire méso-social correspondant à l’organisation conçue comme entité, partie prenante d’un contexte socio-économique et politique d’ensemble dont elle subit les influences systémiques tout en contribuant aussi à le faire évoluer. Dans ce cadre, le périmètre observé semble se réduire à un simple espace d’actions et d’interactions coordonnées sans véritables références aux objectifs poursuivis, aux formes d’autorité ou de pouvoir qu’elle implique, ni au contexte socio-économique ou encore politique où ces interactions coordonnées prennent place. Ne pas prendre en considération ces éléments comporte un risque de myopie, réduisant l’observation à un espace d’actions et d’interactions.
Alors que la notion d’environnement se focalise sur les éléments qui affectent l’activité dans une situation, la notion d’organisation introduit des dimensions au-delà de l’environnement immédiat de travail. Elle mobilise une conception variable de l’espace, faite aussi bien de proximité que de distance par rapport à l’activité. L’approche en termes d’organisation a fait l’objet d’une prise en compte tardive par l’ergonomie (Arnoud, 2013), sans néanmoins envisager le cadre structurant au-delà d’un « artefact » (Arnoud, 2013 ; Barcellini, 2015). A contrario, le spectre plus large de l’approche socio-économique en fait une catégorie à part entière de l’analyse et ce faisant semble se prêter davantage que l’ergonomie à l’appréhension de l’organisation comme un tout structurant à partir d’une conception à géométrie variable de l’environnement qui fait jouer la focale entre processus situé et cadre structurant.
24Mais là où une approche située dans un environnement donné éclaire l’activité, une approche en termes d’organisation se révèle plus adaptée à l’analyse du développement professionnel et des parcours qui appelle une approche multi-niveaux faisant place aux données institutionnelles et biographiques, sans évincer pour autant les dimensions environnementales situées qui restent essentielles, mais non suffisantes (Zimmermann, 2011).
I.3.2 Les entrelacs entre organisation et dynamique sociétale
Le dernier enjeu que nous relèverons ici est relatif à la mise en relation de l’organisation avec le système socio-économique où elle prend place. Sans jouer un rôle strictement déterministe, ce dernier explique au moins pour partie l’existence de certaines entités organisationnelles à un moment donné de l’histoire, la forme qu’elles adoptent, la nature des objectifs et les modes de rationalisation dont elles font l’objet. L’établissement de liens avec les travaux scientifiques portant sur les transformations historiques du capitalisme peut ainsi permettre de situer historiquement les entités organisationnelles observées.
Pour autant, la rationalisation ne constitue pas pour nous un phénomène extérieur. Elle désigne à la fois une dynamique sociétale qui caractérise les sociétés industrielles et des pratiques sociales individuelles et collectives liées à la mise en application de techniques, de méthodes au sein d’ensembles sociaux organisés. Les deux niveaux sont totalement corrélés : le premier constitue un facteur explicatif au second en le réinscrivant dans un contexte plus large, tandis que la seconde donne de la consistance au premier, en montrant en quoi consiste concrètement et localement cette évolution générale. Dès lors, comprendre les « organisations » implique d’interroger les formes de rationalisation qui les traversent, en le réinscrivant dans un contexte plus large.
Ainsi, la perspective socio-économique de l’organisation telle que nous venons de l’esquisser à travers les finalités et la coordination permettent d’identifier les structures, de les décrire et de définir dans une certaine mesure les modalités de leur fonctionnement. Sous cet angle, l’organisation se donne à voir comme une entité à part entière, dotée d’une existence propre, qui constitue une maille intermédiaire de structuration socio-économique située entre l’individuel, l’interindividuel, 25et le sociétal. Elle permet une compréhension des liens et des relations dynamiques entre le micro, le méso et la macro socio-économique, dont l’articulation forme une entité sociale en tant que telle. Elle articule différentes échelles d’analyse à l’intérieur de l’organisation, mais aussi à l’extérieur – en tenant compte des institutions politiques qui fixent un cadre normatif à l’activité des entreprises mais aussi des biographies individuelles de ceux qui travaillent.
Ce faisant, elle permet d’aborder les propriétés sociales des personnes et leur parcours dans et hors l’organisation en tenant compte des cadres institutionnels qui fixent un cadre normatif à l’agir, aussi bien que des biographies individuelles dont les traits contribuent aussi à forger les espaces de possibles.
I. Pour une analyse des dynamiques de métier
et des parcours professionnels
à l’aune des organisations
II.1. Un cadre collectif de réflexion : le GRP « Organisation, Travail et Formes de Mobilisation de la main d’œuvre »
Cette idée que l’organisation constitue aujourd’hui une catégorie d’analyse pertinente et indispensable à la compréhension des modalités de construction des professionnalités et des parcours professionnels est traitée et développée dans le cadre d’un groupe de travail créé à l’initiative du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), le Groupe de Recherche et de Production (GRP) « Organisation, Travail et Formes de Mobilisation de la main d’œuvre ».
Il rassemble des chercheurs du Céreq, du CNRS ainsi que des enseignants-chercheurs de laboratoires universitaires avec des appartenances disciplinaires variées (sociologues, économistes, gestionnaires, politistes, juristes, statisticiens). Ils ont tous pour ambition de viser la compréhension des parcours et des métiers en accordant une place centrale aux dynamiques de fonctionnement et de changement qui caractérisent les organisations. L’équipe mobilise des cadres théoriques pluriels et combine des approches méthodologiques qualitatives et quantitatives : enquêtes 26employeur salariés, enquêtes longitudinales, monographies d’entreprise, entretiens biographiques, observations, analyses de textes juridiques ou de bases de données, etc. Les travaux menés dans ce GRP se caractérisent par ailleurs par la grande variété des terrains étudiés, qu’il s’agisse des métiers, des organisations, des secteurs d’activité (logistique, chimie, industries agro-alimentaire, services à domicile…) ou des dispositifs de régulation des parcours professionnels (réformes du droit du travail et des politiques du travail, négociation et convention collective de branche …).
Le questionnement et les principes d’analyse portés par le GRP peuvent être résumés de la façon suivante. Comment appréhender et classifier aujourd’hui les diverses formes d’organisation au regard de la gestion des parcours de professionnalisation, de carrière et de mobilité ? Quelles sont les pratiques en ce domaine et les formes d’organisation qui se sont développées au cours des dernières années ? Quelles dynamiques suivent les « mondes » très singuliers que forment les TPE et les PME ? Quelle compréhension du devenir de l’organisation appellent les transitions écologiques ou numériques ? Parce que les parcours professionnels ne dépendent pas seulement de l’agir individuel, mais se construisent dans le cadre de l’action collective, il convient d’en interroger les conditions organisationnelles.
De ce point de vue, le GRP se donne comme objectif d’analyser les transformations portées par les organisations tout en se démarquant des discours enchanteurs qu’il est possible de repérer dans les doctrines managériales. Quels sont concrètement les déplacements qui s’opèrent dans les organisations post-managériales et jusqu’à quel point sont-ils le fruit des interactions avec leur environnement institutionnel ? Comment les organisations structurent-elles les métiers, mais aussi le travail, les savoirs, la santé, les professions, les carrières et plus largement les parcours individuels ? Inversement, comment les travailleurs contribuent-ils à la vie et aux finalités des organisations – voire y résistent-ils explicitement ou informellement ? En quoi les organisations sont-elles porteuses d’émancipation, de pouvoir d’agir (Clot 2008, 2010), de capacité d’agir (Vero et Zimmermann, 2018) pour les salariés, y compris les moins qualifiés, de souffrance (Dejours, 1998) ou de marginalisation ? Quelles sont leur incidence sur la construction des parcours professionnels et des professionnalités ? Quelles seraient les étapes à franchir pour que la gestion des ressources humaines, la politique de formation, l’organisation 27du travail et le management favorisent le développement professionnel des travailleurs, autorisant l’accroissement de leur professionnalité, la possibilité de faire de réels choix au cours de leur carrière, non seulement en lien avec les finalités de performance de l’entreprise mais aussi en lien avec leurs propres objectifs de développement et d’évolution professionnelle ?
C’est précisément dans ce cadre et sur certains travaux qui lui sont inhérents, que s’inscrit et s’appuie, pour l’essentiel5, ce numéro.
II.2. Présentation des articles
Si les explorations théoriques précédemment exposées posent un cadre de discussion et offrent des points d’appui pour justifier de l’intérêt de faire de l’organisation le trait d’union entre institution et parcours individuels, ce n’est cependant pas précisément sur ce registre épistémologique que se positionnent les contributions à ce numéro. Leur objet réside ailleurs, dans la saisie empirique des dynamiques organisationnelles et leurs effets sur la transformation des métiers et la construction des parcours.
L’organisation n’y est pas considérée pour autant comme une organisation fermée sur elle-même, mais partie prenante d’un secteur, régulée par des conventions collectives et des lois et inscrite sur un marché. De même, elle n’est pas appréhendée comme une organisation mécaniste, modelant complètement les attitudes et les comportements de ses salariés, mais au contraire en interaction constante avec ces derniers. Au plan méthodologique, ce double postulat engage leurs auteurs à articuler, autant que possible, plusieurs niveaux d’analyse. Le premier niveau s’intéresse au contexte institutionnel, dans lequel se déploient les pratiques des organisations et les droits des salariés. Il apparaît au moins en surplomb ou en arrière-fond dans les trois contributions, à travers des politiques publiques, des lois, des considérations de branches, des valeurs et des normes sociales. Le deuxième niveau de questionnement concerne à part entière l’organisation et interroge les politiques qu’elle met en œuvre et ses transformations. Le troisième niveau porte sur les pratiques et les dynamiques de travail et de formation des salariés dans toute leur diversité, ou bien sur leurs parcours et certains évènements clefs comme leur recrutement au sein d’une organisation à un moment donné.
28Que font donc les organisations aux travailleurs ? Qu’est-ce que les organisations permettent, ou au contraire entravent, en termes d’acquisition et de valorisation de compétences, de reconnaissance au travail, de conciliation entre vie professionnelle et personnelle, etc. ? De quelles dynamiques professionnalisante ou déprofessionnalisante sont-elles porteuses en lien avec les mouvements de fusion ou de restructuration qui les affectent ? Quel est, au fond, leur impact sur les parcours des travailleurs et leur sécurisation ? Et comment les travailleurs réagissent-ils ou participent-ils à ces évolutions ? Autrement dit, que « font-ils » eux-mêmes face à ce que les organisations veulent faire d’eux ?
En premier lieu, Nicolas Aubouin, Emmanuel Coblence et Frédéric Kletz illustrent comment les organisations contribuent aujourd’hui à modeler les métiers en termes de contenus et de dynamiques, et par là-même les pratiques professionnelles de celles et de ceux qui les exercent. Dans le cadre de leur article, ils ont en effet le projet théorique de concourir au renouvellement du cadre élaboré classiquement par la sociologie des professions, lequel ne s’est guère focalisé sur l’angle organisationnel. Ils entendent, à ce titre, s’inscrire dans le sillage des travaux sociologiques francophones qui ont cherché à mettre en avant, depuis plusieurs années, le rôle des organisations dans la construction et la contextualisation des métiers. Dans cette perspective, ils cherchent à comprendre comment les « organisations culturelles », et plus spécialement les organisations muséales, contribuent à « façonner » le métier de médiateur culturel, à travers l’analyse de deux études de cas contrastées : l’une portant sur l’expérience du Palais de Tokyo, l’autre sur la Cité des Sciences et de l’Industrie. Destiné à faire le lien entre les visiteurs et les œuvres exposées dans les musées, comportant des activités variées (visites-conférences, animation d’espaces muséaux, ateliers, etc.), ce métier apparaît très intéressant à étudier sous cet angle. En effet, il se situe à l’interface entre les enjeux de « création » (collections, conception d’expositions) et les enjeux de nature plus organisationnelle (fréquentation, développement de la programmation). En outre, assez jeune, ce métier est décrit comme encore fragile, notamment eu égard au statut souvent précaire des personnels.
En s’appuyant sur cet exemple de métier et sur les deux cas étudiés, les auteurs avancent alors que le principal moteur des dynamiques de métier dans les musées n’est ni exogène (construites par des acteurs et institutions extérieurs), ni autonome (i.e. auto-construites exclusivement 29par les professionnels). Il apparaît avant tout lié à ces organisations et à tout l’« arsenal gestionnaire » qu’elles mettent en place pour façonner selon leurs besoins et, à leur manière, les métiers. Ce façonnage s’opère progressivement, « au gré des changements de politique interne », selon « l’espace » réservé aux métiers et les « procédures de professionnalisation » qui leur sont offertes. « L’analyse de l’interaction métier/organisation nécessite de mobiliser une perspective généalogique de compréhension des trajectoires des métiers », en viennent d’ailleurs à écrire avec justesse les auteurs.
Cependant, les deux cas étudiés montrent également que cette forme de construction des métiers « ne se fait pas de façon linéaire, connaît des frictions et n’est pas toujours aboutie ». Les auteurs pointent ainsi les difficultés rencontrées et les nombreuses tensions qui ne manquent pas de se manifester entre les dynamiques professionnelles et organisationnelles. Ils soulignent que le façonnage ne signifie pas acceptation, intégration complètes et systématiques des évolutions de métier promues par l’organisation et absence de points de vue contradictoires ou de résistances de la part des personnels. De ce point de vue, le modelage organisationnel n’est jamais parfait et impérieux.
Les auteurs perçoivent toutefois ces difficultés comme étant aussi « le ferment d’une richesse et d’une dynamique professionnelle ». Plus généralement, ils soutiennent que l’évolution des métiers culturels constitue en elle-même un puissant levier pour le changement organisationnel. D’une part, cette dynamique est susceptible de transformer, en retour, l’organisation muséale qui a d’abord contribué à l’impulser, et d’aller jusqu’à interroger la stratégie et les objectifs de l’organisation. D’autre part, pareille dynamique professionnelle, générée dans une organisation donnée, peut « essaimer » dans d’autres organisations, après notamment avoir fait parler d’elle dans le secteur ou l’institution impliquée. La forme spécifique du métier qui en résulte en vient alors à déborder cette organisation et à se frotter à d’autres organisations. De ce point de vue, les auteurs font une proposition très stimulante. Ils suggèrent en effet qu’une organisation façonnant à un moment donné un métier à sa manière peut avoir, par le biais de cet essaimage, un certain impact sur les conditions d’exercice de ce métier dans d’autres organisations, et donc sur le mode de mise au travail des professionnels concernés.
Ensuite, l’article de Fred Séchaud adopte un point de vue nettement plus critique sur l’influence des organisations sur les dynamiques professionnelles, 30notamment sur les modalités de construction des professionnalités des salariés. En effet, il évoque et étudie la professionnalisation de plus en plus « empêchée » des personnels ouvriers et techniciens de fabrication des industries chimiques, du fait des transformations qui caractérisent les organisations de ce secteur depuis déjà plusieurs décennies : alourdissement incessant de la prescription sur fond de réduction des effectifs, exigences toujours plus accrues en matière de polyvalence… L’auteur reprend, à vrai dire, une conception de la professionnalisation de nature « culturelle et identitaire », portée par les salariés et surtout les collectifs de travail qu’ils constituent, tournée vers l’acquisition et le développement d’une « autonomie professionnelle » ou d’une capacité à élaborer eux-mêmes les règles définissant leur travail. Dans cette façon de voir, la professionnalisation « n’est en rien linéaire et instituée » et « se construit en tension par rapport aux contraintes productives », en particulier par rapport aux temporalités et aux normes de travail et de formation prescrites par les organisations.
L’auteur met dès lors la focale sur ce qu’il considère, travaux sociologiques et ergonomiques à l’appui, comme étant « un enjeu nodal de la professionnalisation » au sein des industries chimiques : l’acquisition du « savoir-faire de prudence » et par conséquent les modalités de sa transmission. Ce savoir-faire est présenté comme étant tout à fait central. Il a pour objet la santé et la sécurité dans un environnement industriel à hauts risques. Il permet ainsi de prévenir les accidents du travail et de garantir la sûreté des installations, tout en concourant d’ailleurs à la production et à sa qualité. En outre, il est loin de se limiter au respect des procédures et des consignes édictées en matière de sécurité par l’organisation. Il est surtout l’émanation des collectifs d’ouvriers et de techniciens qui établissent leurs propres règles de sécurité en vertu de leurs savoirs d’expérience.
Dans cette perspective, Fred Séchaud se donne pour objectif d’appréhender comment se déroule aujourd’hui la professionnalisation au savoir-faire de prudence dans le secteur de la chimie, au prisme de ses pratiques et conditions de transmission dans les collectifs de travail. Il en vient alors à analyser des « configurations de la professionnalisation au travail » dans deux organisations du secteur : un site de grande taille en constante évolution et une petite usine de chimie fine.
Les observations et les interprétations liées à cette analyse sont sans appel. Certes, la professionnalisation continue à porter sur la « fonction 31de vigilance », par le biais de pratiques et de dispositifs de formation « au plus près de la fabrication » permettant de faire reposer l’intégration dans les métiers sur l’organisation et l’exercice d’une transmission des connaissances et des habiletés des salariés expérimentés vers les nouveaux entrants. Cependant, cette transmission apparaît largement mise à mal et « sous tension » par au moins deux grandes catégories de facteurs organisationnels. D’une part, l’accélération de la « temporalité industrielle » et les exigences accrues en matière de productivité et de rendement qui en résultent perturbent grandement cet exercice de transmission. D’autre part, le développement d’une gestion de l’emploi au plus juste et la réduction drastique des effectifs au sein des équipes pèsent également sur ces pratiques de transmission, en réduisant considérablement la disponibilité des anciens pour former les nouveaux. Combinés, ces « facteurs de contraintes » nuisent au total à l’apprentissage des savoir-faire de prudence et font que leur transmission « se déroule désormais en pointillé », de façon limitée et insatisfaisante.
Là aussi, l’auteur mentionne pourtant la manifestation d’une certaine résistance des personnels de fabrication. Des salariés n’hésitent pas ainsi à contester les décisions managériales susceptibles de menacer leur santé et leur sécurité, à faire part de leurs divergences, à affirmer et à réaffirmer l’importance du savoir-faire de prudence et le maintien de sa transmission au sein des collectifs. Cette contestation apparaît alors d’autant plus efficace quand elle est portée par des membres de CHSCT et donc légitimée par l’exercice d’un mandat d’ordre public. Elle gagne aussi à « s’appuyer sur les outils collectifs de la santé au travail » (cahier spécial du CHSCT, droit de retrait, expertise technique…). Face à la professionnalisation empêchée par leur organisation, les salariés ne sont donc pas à nouveau totalement passifs et dépourvus de ressources oppositionnelles.
Dans le secteur de la chimie comme dans d’autres secteurs économiques, les organisations productives sont en proie à des restructurations qui pèsent sur les modalités de construction des professionnalités et des parcours des salariés. La contribution de Ekaterina Melnik-Olive et Camille Stephanus s’attache précisément à éclairer ce que les restructurations font aux parcours professionnels. Adossés à une revue de littérature riche et foisonnante ainsi qu’à un dispositif d’enquête originale, les auteurs fournissent un panorama quantitatif très complet des 32« effets déstabilisateurs » des restructurations sur les salariés. Pour ce faire, ils adoptent une vision large tant de la notion de restructuration que de ses effets potentiels.
Ainsi, les auteurs font le choix de retenir différentes dimensions interdépendantes caractérisant les « restructurations ». Au-delà des opérations de fusion-acquisition caractérisant les restructurations dites de compétitivité, sont également retenus les changements organisationnels et technologiques qui percutent l’organisation des entreprises et, avec elle, les salariés. En outre, les restructurations sont, en quelque sorte, replacées dans leur contexte par la prise en compte concomitante de caractéristiques de l’entreprise et de son environnement (les variations de son activité, son appartenance à un groupe, la présence de capitaux étrangers) susceptibles d’éclairer les effets des restructurations sur le vécu des salariés et leurs mobilités.
Les « effets déstabilisateurs » des restructurations sont envisagés non seulement sur les mobilités externes des salariés, contraints de quitter leur entreprise à la suite d’un licenciement ou d’une autre forme de rupture de leur contrat de travail, mais également pour les salariés qui restent dans les entreprises restructurées. Un des apports de l’article réside aussi dans le fait de prendre en compte à la fois des impacts objectifs (connaitre une rupture de contrat de travail) mais aussi subjectifs (déclarer un sentiment d’insécurité pour son emploi, des conditions de travail dégradées…) des restructurations sur les salariés.
Des données longitudinales, couvrant la période 2014-2016 et issues du dispositif d’enquête Defis (Dispositif d’Enquêtes sur les Formations et les Itinéraires des Salariés), sont mobilisées. Ces données sont « couplées » c’est-à-dire relatives à la fois à des salariés et aux entreprises qui les emploient. Dans un premier temps, à partir du volet « Entreprise » de l’enquête, les auteurs établissent une typologie permettant d’inscrire les restructurations dans cinq « configurations socio-économiques » d’entreprises : les « indépendantes en baisse », les « indépendantes stables », les « indépendantes en croissance », les « dépendantes en baisse ou stables », les « dépendantes en croissance ».
Ensuite, ils mobilisent les résultats de cette typologie pour estimer les effets des restructurations sur les salariés. Pour ceux qui sont restés dans des entreprises restructurées, il apparaît qu’ils perçoivent plus souvent une dégradation de leurs conditions de travail, une perte de 33responsabilité, une baisse de salaire ou encore un sentiment d’insécurité dans l’emploi. Ce sont surtout les salariés travaillant dans les entreprises dites dépendantes et dont l’activité stagne ou diminue qui tendent à cumuler ces facteurs de fragilisation.
Si les auteurs confirment l’existence d’un lien entre la probabilité de connaître une mobilité externe et un contexte de restructuration, ils mettent aussi en évidence un autre résultat : dans un environnement de travail affecté par une restructuration (avec ou sans plan de licenciement), les salariés sont aussi plus enclins à percevoir leur mobilité comme contrainte, le contexte – notamment lié à l’évolution de l’activité de l’entreprise, le marché sur lequel elle intervient – et la gouvernance de l’entreprise jouant un rôle significatif dans cette perception. Cela n’est pas sans lien avec le propos de la dernière contribution qui vise à montrer la spécificité des petites et moyennes entreprises (PME) dans la construction des parcours professionnels des salariés.
L’article de Marina Bourgain et Adeline Gilson qui vient clôturer le numéro analyse les principaux « arguments » mobilisés par les cadres des PME pour expliquer leur recrutement et leur carrière dans pareille structure. Ici, le milieu organisationnel apparaît davantage générateur de ressources que de contraintes pour la construction des parcours professionnels de ces salariés. Pourtant, au sein des PME, les salaires sont moins élevés et les possibilités d’enchaîner les mobilités verticales et horizontales sont nettement moindres qu’en grande entreprise. Faut-il y voir alors un effet d’autres spécificités de fonctionnement et de gestion des PME ? Les auteures mobilisent à ce titre, dans leur cadre d’analyse, la « proximité ». Elle se décline en trois types : « interne » (connaissance individualisée forte entre les membres de l’entreprise), « fonctionnelle » (large polyvalence) et « dans l’espace et le temps » (focus sur l’environnement proche et sur l’immédiat). Les auteures évoquent également l’« informalité » comme autre trait caractéristique des PME et de leurs pratiques de gestion. Celles-ci sont, de fait, plus difficiles à saisir et appelées à s’adapter davantage à des situations particulières qu’au sein des grandes entreprises.
Le cadre théorique convoqué par les auteures s’appuie sur la notion de « parcours » et l’idée qu’il est guidé par les différentes dimensions qui comptent aux yeux des cadres en PME et auxquelles ils accordent une valeur, en référence au modèle d’Amartya Sen. Dans cette perspective, 34elles considèrent chaque parcours comme une « liberté de choix et de pouvoir d’agir », supposant la « possibilité effective de développer une expérience dotée d’une valeur à la fois professionnelle et sociale », « tout en étant fait de non-choix et de contraintes ». Elles analysent alors les parcours des cadres de PME sous cet angle par l’entremise d’une recherche qualitative exploratoire. Fondée sur 25 récits de vie, cette recherche vise précisément à explorer la façon dont ils parlent de leur parcours, et notamment du fait d’avoir rejoint à un moment donné une PME, en partant du sens qu’ils donnent dans leur récit à leurs différentes actions.
Marina Bourgain et Adeline Gilson dégagent les six dimensions ou valeurs les plus récurrentes dans le discours des cadres interviewés, orientant les choix qu’ils effectuent dans leur parcours singulier en PME. Elles les présentent de manière séparée, tout en précisant que ces dimensions se combinent le plus souvent dans les récits de vie recueillis.
D’un côté, trois dimensions dites « au-travail » sont mises en avant. Elles « découlent de la nature du travail dans une structure de petite taille » et renvoient ainsi directement à ce qui caractérise la mobilisation des cadres au sein des petites organisations : l’existence d’une forte autonomie au travail, très appréciée ; la pratique d’une polyvalence liée à une importante imbrication fonctionnelle et perçue comme stimulante ; une « proximité au pouvoir » ou par rapport au dirigeant, qui joue comme un élément de reconnaissance indéniable. De l’autre côté, trois dimensions dites « hors-travail » sont également évoquées. Ce sont des considérations avant tout personnelles d’attachement à un espace ou un territoire donné qui se manifestent dans le parcours des cadres en PME. Elles dégagent trois registres d’attachement spatial : le lien identitaire et affectif entretenu avec un lieu particulier, lié par exemple à des racines familiales ; la recherche d’une sécurité économique, pour faciliter une embauche rapide et minimiser le coût d’une mobilité géographique ; et enfin, la qualité ressentie du cadre de vie, intégrant dans les récits des éléments autant symboliques que pragmatiques relatifs à un certain lieu.
Au total, les contributions ainsi réunies n’épuisent pas, loin s’en faut, les riches perspectives ouvertes par cette démarche consistant à mettre l’organisation au cœur de l’analyse de la dynamique des métiers et des parcours professionnels.
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1 Jean-Paul Cadet est gestionnaire au département « Travail, Emploi et Professionnalisation » du Céreq. Il est co-responsable du Groupe de Recherche et de Production « Organisation, Travail et Formes de Mobilisation de la Main d’œuvre » du Céreq.
2 Coralie Perez est économiste et membre du Comité de rédaction de la revue.
3 Josiane Vero est économiste au sein du département « Formation et Certification » du Céreq. Elle est co-responsable du Groupe de Recherche et de Production « Organisation, Travail et Formes de Mobilisation de la Main d’œuvre » du Céreq.
4 https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000037367660&categorieLien=id consulté le 14/05/2019.
5 Les auteurs des articles sont tous membres du GRP à l’exception de Nicolas Aubouin, Emmanuel Coblence et Frédéric Kletz.
- Thème CLIL : 3319 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités -- Travail, emploi et politiques sociales
- ISBN : 978-2-406-09597-2
- EAN : 9782406095972
- ISSN : 2555-039X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09597-2.p.0015
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 09/10/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Organisation, parcours professionnel, professionnalité, responsabilité individuelle, restructurations, métiers, transmission, TPE-PME, valeurs, territoires