La création chez Schumpeter Entre don et appropriation
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2021 – 1, n° 11. varia - Auteur : Velardo (Tristan)
- Pages : 87 à 117
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
LA CRÉATION CHEZ SCHUMPETER
Entre don et appropriation1
Tristan Velardo
Sciences Po Lille
C.L.E.R.S.É. – U.M.R. C.N.R.S. 8019
INTRODUCTION
Force est de constater l’omniprésence de l’entrepreneur et de l’impératif d’innovation dans les discours politiques2 tout comme dans la phraséologie du patronat (Dannequin, 2002). Tour à tour lieu commun de la « vulgate managériale » (Dardot & Laval, 2009, p. 240) et véritable figure mythologique du capitalisme (Bairoch, 2005), l’entrepreneur fait partie des personnages principaux du capitalisme contemporain au point de devenir un modèle de conduite et un mode de gouvernement de soi qui se diffuse sous la forme d’un « homme entrepreneurial » (Dardot & Laval, 2009, p. 219-241) à l’ère du néolibéralisme. Joseph A. Schumpeter a sans doute participé à la rédaction de cette « grande légende des entrepreneurs qui accompagnera la révolution industrielle » (Dardot & Laval, 2009, p. 238).
Mis en avant pour son rôle d’innovateur dans l’économie, l’entrepreneur schumpétérien est l’agent qui impulse le processus capitaliste par l’introduction d’innovations techniques, organisationnelles 88et procédurales dans le circuit économique. Cependant, l’entrepreneur schumpétérien est bien loin de ce que la vulgate managériale en a retenu. Guidé par des motifs étrangers à la rationalité économique, le comportement de l’entrepreneur relève chez Schumpeter d’une série de motivations extra-économiques. Autrement dit, son agir échappe à la logique purement économique du calcul coût-avantage. Indifférent au profit, l’entrepreneur est motivé par une « joie de créer », par la volonté de « fonder un royaume », vivant l’économie comme un « combat », une « course » (Schumpeter, 1999, p. 134-135). Le comportement de l’entrepreneur n’est ainsi pas réductible à des motifs économiques rationnels dans la perspective d’un retour sur investissement. L’acte créatif est porté en économie par un agent dont les motivations et la personnalité ne relèvent pas de la rationalité économique, mais de la logique du don, de la gratuité et d’une certaine forme d’agir sans attente de retour.
Néanmoins, l’entrepreneur est à l’origine des innovations et représente la force qui impulse l’évolution fondatrice d’une économie dynamique capitaliste fondée sur la propriété et le profit privés. Ainsi, l’introduction des innovations en économie accouche d’un régime de l’appropriation qui exclut toute forme de don et de gratuité et qui érige le calcul et la rationalité économique en règle : le capitalisme. La question de l’acte créatif chez Schumpeter soulève une tension apparente entre une logique du don et une logique de l’appropriation.
Le questionnement fondamental traversant l’œuvre de Schumpeter de part en part porte moins sur l’entrepreneur et son innovation que sur l’émergence de la nouveauté, appliquée à l’économie. C’est en voulant construire une grille de lecture théorique rendant compte de l’émergence de la nouveauté en économie que Schumpeter établit son modèle dynamique fondé sur la « trinité » entrepreneur-innovation-crédit (Schumpeter, 1999, p. 106). Mais une contradiction (Heilbroner, 2001) apparaît dès lors au sein du processus créatif chez Schumpeter entre deux logiques antithétiques : une logique du don et une logique de l’appropriation.
Ce papier n’entend pas (re)faire une histoire de la figure de l’entrepreneur (Blaug, 1989 ; Streissler, 1994 ; Gislain, 2012), ni de reconstruire la « Vision » schumpétérienne de l’entrepreneur dont la spécificité se situe entre le surhomme de Nietzsche (Santarelli & Pesciarelli, 1990 ; Lapied & Swaton, 2013) et l’eugénisme de Galton (Gislain, 891991), mais bien de questionner la tension autour du moment créatif dans l’œuvre de Schumpeter en se penchant sur les régimes discursifs du don et de l’appropriation qui coexistent autour de l’émergence de la nouveauté en économie. À ce titre, ce papier se situe dans le champ de la philosophie économique. Cette dernière entend questionner les œuvres des économistes pour y déceler les « implicites » et pour y apercevoir les « résidus philosophiques » (Kolm, 1986, p. 19) qui sont autant de présupposés philosophiques, anthropologiques et éthiques qui « avancent masqués » dans les théories économiques, et ce, « le plus souvent à l’insu des économistes eux-mêmes, la philosophie économique n’étant pas explicitée par les théoriciens de l’économie » (Mardellat, 2013, p. 8). Ce papier a pour ambition de déceler une opposition dans l’œuvre de Schumpeter sur l’acte créatif. Ce sera l’occasion de clarifier les ambivalences de la notion de création chez Schumpeter et de réitérer l’importance de ses réflexions autour de l’émergence de la nouveauté.
La question de la création en économie chez Schumpeter prend la forme de l’introduction d’innovations dans le circuit statique. La dichotomie statique-dynamique permet de rendre raison des mécanismes d’émergence de la nouveauté et son porteur, l’entrepreneur, apparaît comme le personnage central du processus créatif (section 2). Ainsi sa personnalité et ses motivations hors de commun positionnent son action créative dans un régime du don, mais qui engendre un ensemble de conséquences pour l’économie qui relève du régime de l’appropriation : les sections 3 et 4 insistent sur la tension entre don et appropriation au sein de tout processus de création économique chez Schumpeter. La dernière section (section 5) interroge l’extension de cette grille de lecture de l’acte créatif à l’ensemble des domaines de la vie sociale. Schumpeter mène une enquête de type philosophique sur l’indétermination quant à la nature et l’origine de la nouveauté posant ainsi les limites de la recherche scientifique autour de la question de la création.
90I. L’ENTREPRENEUR COMME SUPPORT DE LA NOUVEAUTÉ
I.1. STATIQUE ET DYNAMIQUE :
LA QUESTION DE LA NOUVEAUTÉ
Le questionnement fondamental de Schumpeter réside dans l’origine et la diffusion de la nouveauté (Jaeger, 2013, p. 24) qui, agissant comme un leitmotiv (Reisman, 2004, p. 4), donnent une cohérence d’ensemble à son œuvre. La nouveauté est définie par Schumpeter comme « l’émergence de la nouvelle façon de voir, de la nouvelle technique, du nouveau tout simplement, ce qui modifie le matériau jusque-là observé et le remplace par quelque chose qui réagit différemment aux variations des données » (Schumpeter, 2013b, p. 119).
Pour comprendre l’émergence de la nouveauté en économie, Schumpeter prend pour point de départ le tableau de l’économie statique telle que théorisée par Léon Walras puis propose une théorie dynamique qui saisit l’économie non pas comme un circuit stationnaire, mais comme un processus évolutionnaire. Schumpeter introduit un nouvel appareil analytique dynamique – un « mode d’observation spécial » (Schumpeter, 1999, p. 93) – par opposition à la statique qui se révèle incapable d’expliquer l’émergence de la nouveauté.
L’évolution apparaît comme l’outil conceptuel adéquat en vue de théoriser le capitalisme dans sa complexité en proposant « une analyse théorique du développement, de ses mécanismes, couvrant la réalité dans sa totalité » (Schumpeter, 2013a, p. 45). Schumpeter entend « démontrer que l’état statique ne contient pas tous les phénomènes fondamentaux de l’économie, bref que la vie d’une économie nationale stationnaire se distingue de celle d’une économie non stationnaire par son essence et ses principes fondamentaux » (Schumpeter, 1999, p. 80).
Ce changement de cadre analytique s’opère par l’introduction dans le circuit walrasien de nouvelles combinaisons productives, les innovations, portées par un acteur d’un type nouveau, l’entrepreneur, aidé par des moyens nouveaux, le crédit. Toutes ces nouveautés « ont pour caractéristique de permettre de contraindre les sujets de l’économie statique à emprunter ces nouvelles voies » (Schumpeter, 2013a, p. 46). Le passage du circuit à l’évolution économique est donc permis par l’introduction 91d’innovations que Schumpeter définit comme « l’exécution de nouvelles combinaisons productives » (Schumpeter, 1999, p. 94) ou « la mise en place d’une nouvelle fonction de production » (Schumpeter, 2017, p. 87). Une innovation est une nouvelle façon de produire ou produire des biens nouveaux, c’est de manière générale « produire autre chose ou autrement » (Schumpeter, 1999, p. 94). Ces innovations sont portées par des « Hommes Nouveaux » selon l’expression employée dans les Business Cycles (Schumpeter, 2017, p. 96). Les entrepreneurs sont des innovateurs et non des inventeurs : leur fonction est d’exécuter de nouvelles combinaisons productives et non de les inventer. L’inventeur est le « créateur spirituel des nouvelles combinaisons » (Schumpeter, 1999, p. 126), il s’agit donc d’une fonction intellectuelle. Tandis que l’entrepreneur est le « porteur » de l’innovation, sa fonction est bien de la « réaliser. » En cela, Schumpeter distingue clairement l’innovation de l’invention qui « économiquement et sociologiquement sont deux choses totalement différentes (Schumpeter, 2017, p. 85). » L’invention est une création intellectuelle tandis que l’innovation est la réalisation d’une nouvelle combinaison productive qui arrive effectivement sur le marché. « Cette fonction ne consiste pas essentiellement à inventer un objet ou à créer des conditions exploitées par l’entreprise, mais bien à aboutir à des réalisations (“getting things done”) » (Schumpeter, 1990a, p. 181). L’entrepreneur se distingue donc par des qualités de décision et d’exécution davantage que par des qualités intellectuelles.
La concrétisation de la nouveauté en économie est permise grâce à un « complexe causal » (Gislain, 2012). En effet, Schumpeter ne réduit pas l’évolution capitaliste à une cause unique qui serait incarnée par l’entrepreneur ou par l’innovation, mais déploie un réseau de causes multiples. L’entrepreneur en tant qu’agent est le support – ou le sujet pour reprendre le terme de Yuichi Shionoya (Shionoya, 1997, p. 163)– de l’innovation. Cette dernière est un objet économique et est rendue possible par le moyen du crédit. Entrepreneur, innovation et crédit forment ainsi une « trinité ». À l’instar d’une autre fameuse Trinité, les trois tenants sont inséparables et forment un tout, car chacun des termes, pris séparément, est impuissant à impulser l’évolution économique. Mais parmi ces trois facteurs essentiels, l’entrepreneur constitue « le phénomène fondamental de l’évolution économique » (Schumpeter, 1999, p. 106) sur lequel Schumpeter se penche plus volontiers. L’ensemble des transformations 92engendrées par ces trois éléments est désigné par le terme « évolution ou développement économique. »
Immédiatement chez Schumpeter, les modifications spontanées et discontinues apparaissent dans la vie économique par le haut et non pas dans la sphère des besoins ni de la consommation. Schumpeter reconnaît donc d’emblée le primat de l’offre : la nouveauté et la création s’opèrent par l’offre et par la production et non par la demande et par la consommation. L’initiative et l’acte de création s’appréhendent toujours par le haut de l’économie. Vision qui place Schumpeter au rang des théoriciens de l’offre : « Les innovations en économie ne sont pas, en règle générale, le résultat du fait qu’apparaissent d’abord chez les consommateurs de nouveaux besoins, dont la pression modifie l’orientation de l’appareil de production, mais du fait que la production procède en quelque sorte à l’éducation des consommateurs, et suscite de nouveaux besoins, si bien que l’initiative est de son côté » (Schumpeter, 1999, p. 94). L’acte créatif en économie se trouve donc dans le haut de la pyramide sociale et s’avère fortement lié chez Schumpeter à la fonction entrepreneur.
L’innovation est la forme que prend la nouveauté en économie. Cependant, le processus d’émergence de la nouveauté ne saurait se réduire à la simple apparition d’innovations techniques et organisationnelles. L’acte créatif en économie est porté par un élément proprement humain. Pour étudier l’origine de la nouveauté, il ne faut pas se tourner vers les objets, mais vers les agents qui les portent. En effet, les innovations sont moins les causes que des manifestations apparentes de l’évolution :
Les innovations ne sont pas la cause du développement économique, mais en sont plutôt une conséquence. Les innovations apparaissent du fait de l’entrepreneur et s’il n’y avait pas la personnalité de l’entrepreneur pour les exploiter alors elles n’existeraient pas. Ce ne sont pas les innovations qui ont produit le capitalisme, mais le capitalisme qui a produit les innovations nécessaires. (Schumpeter, 2013a, p. 54)
Une histoire technique ne suffit pas à comprendre l’émergence de la nouveauté. Il faut la lier à un élément humain qui est à rechercher du côté de l’action de créer : « le processus de développement et sa force motrice étant aussi dans ce cas à chercher ailleurs, à savoir dans la personnalité de l’entrepreneur » (Schumpeter, 2013a, p. 54).
Autrement dit, il n’y a pas chez Schumpeter l’idée d’un progrès mécanique et automatique : les découvertes et les possibilités techniques 93sont nécessaires, mais non pas suffisantes pour expliquer et comprendre l’apparition des innovations et de leurs conséquences sur l’ensemble de la structure économique. Encore faut-il les individus propices pour les mettre en œuvre. La fonction entrepreneuriale chez Schumpeter n’est pas liée à une capacité d’invention, mais davantage de décision.
I.2. ACTES ET PERSONNALITÉ DE L’ENTREPRENEUR
L’entrepreneur est une fonction économique qui consiste à porter les innovations. Schumpeter propose une définition tout à fait concise dans les Business Cycles : « Pour les actions qui consistent à réaliser des innovations, nous employons le terme Entreprise ; les individus qui les réalisent, nous les appelons Entrepreneurs » (Schumpeter, 2017, p. 102).
Entreprendre est la fonction qui consiste à exécuter de nouvelles combinaisons productives. Il est la source et l’initiative d’une idée nouvelle. Il ne supporte pas les risques, qui échoient à ses créanciers – banquiers et capitalistes. Le terme « entrepreneur » peut conduire à des confusions, car ce dernier est une personne qui se définit essentiellement par l’accomplissement et la réalisation d’une fonction économique. Autrement dit, l’entrepreneur est un moment relativement éphémère selon lequel « nul n’est entrepreneur tout le temps, et nul ne peut être seulement un entrepreneur » (Schumpeter, 2017, p. 103). Il est important d’insister sur le fait qu’en tant que fonction, elle s’incarne moins dans des personnes que dans des actes : un tel est entrepreneur non par ses qualités, mais parce qu’il agit en entrepreneur à un moment donné et cesse de l’être sitôt qu’il cesse d’agir en tant que tel.
Les actes de l’entrepreneur sont à la source de l’évolution économique et relèvent de la création. Pour expliquer le surgissement de l’entrepreneur dans le circuit, Schumpeter recourt à sa personnalité qui se traduit dans sa conduite : l’entrepreneur a tout d’un chef porté dans la sphère économique.
L’entrepreneur est un agent de type dynamique par opposition à l’agent de type statique présent dans le circuit walrasien. Cette distinction entre deux types d’agents forme l’une des prémisses ontologiques fondamentales de tout le système théorique schumpétérien (Shionoya, 2008). L’agent hédoniste-statique est à la recherche de la satisfaction de ses besoins sous des conditions données, sa conduite est calquée sur les habitudes et la routine, sur une certaine aversion pour le changement et 94sur sa capacité à obéir. À l’opposé, l’agent énergique-dynamique poursuit des formes créatives et nouvelles : il est un homme d’action – « Mann der Tat » (Schumpeter, 1911, p. 132) – caractérisé par un leadership économique et exerce à ce titre un pouvoir de commandement (Santarelli & Pesciarelli, 1990) pour lequel il déploie des qualités de direction qui l’apparente à un chef (Fürherfunktion3) :
Une dépense de volonté nouvelle et d’une autre espèce devient par là nécessaire ; elle s’ajoute à celle qui réside dans le fait qu’au milieu du travail et du souci de la vie quotidienne, il faut conquérir de haute lutte de l’espace et du temps pour la conception et l’élaboration des nouvelles combinaisons, et qu’il faut arriver à voir en elle une possibilité réelle et non pas seulement un rêve et un jeu. (Schumpeter, 1999, p. 123)
Ici commencent les très dithyrambiques pages concernant l’entrepreneur. La fonction de chef se caractérise par « une manière spéciale de voir les choses » et ne relève non pas de l’intelligence ni de la force de l’esprit, mais de la volonté ; cela implique « une capacité d’aller seul et de l’avant, de ne pas sentir l’insécurité et la résistance comme des arguments contraires », mais encore « la faculté d’agir sur autrui, qu’on peut désigner par les mots “d’autorité”, de “poids”, “d’obéissance obtenue” » (Schumpeter, 1999, p. 125-126). Bref, Schumpeter assimile les qualités de l’entrepreneur à un ensemble d’aptitudes inexistantes dans le circuit. 95Inexistantes, car inutiles : les agents statiques sont mus par l’habitude et la routine en vue de la satisfaction des besoins.
La dichotomie schumpétérienne entre les types dynamiques et les types statiques d’individus est une idée fondamentale qui lui permet d’expliquer l’émergence de la nouveauté. Le neuf est engendré par les actions des créateurs dont la personnalité relève d’un ensemble d’aptitudes hors du commun : création, leadership, intuition, volonté, force d’esprit.
II. UN ACTE CRÉATIF SUR LE RÉGIME DU DON
L’agent dynamique est donc l’agent énergique par excellence : de ses actes émergent les nouveautés techniques, organisationnelles, etc. Schumpeter analyse les motifs de l’entrepreneur. Néanmoins, ceci ne s’apparente aucunement à une forme de psychologisme. Le cadre dynamique en effet appelle une étude des comportements et des motivations, car les innovations demeurent lettre morte sans la personnalité de l’entrepreneur. De plus, Schumpeter a recours aux motifs dans le but d’expliquer l’émergence de l’innovation de manière endogène. En ce sens, un motif est un moyen heuristique permettant de rendre compte et de comprendre « la suite des causes et de leurs conséquences dans la vie sociale » d’une série d’actions. En d’autres termes, il s’agit de comprendre une conduite économique objective par l’interprétation de motifs subjectifs. À ce titre, « la tâche de [Theorie der Wirtschaftlichen] Entwicklung est d’identifier le type d’entrepreneur à l’élément endogène du développement économique et de décrire les phénomènes consécutifs à l’activité entrepreneuriale en tant que processus de développement économique » (Shionoya, 1997, p. 170).
II.1. LES MOTIFS DE L’ENTREPRENEUR :
FONDATEUR, SPORTIF ET CRÉATEUR
Schumpeter oppose deux types de conduites humaines. Les motifs de l’exploitant pur et simple présent dans le circuit statique répondent aux motifs de l’homo œconomicus : égoïste, individualiste, rationnel et hédoniste. L’entrepreneur partage avec l’agent statique un certain égoïsme 96individualiste, « il est sans tradition et sans relation ; vrai levier pour rompre toutes les liaisons, il est étranger au système des valeurs supra-individuelles tant du régime économique d’où il vient que du régime vers lequel il s’élève ; pionnier de l’homme moderne » (Schumpeter, 1999, p. 131).
Cependant, l’entrepreneur n’est pas motivé par des motifs hédonistiques : ses actes ne sont pas orientés vers la satisfaction des besoins, il n’a pas d’aversion pour la souffrance, ni ne recherche le plaisir. Sa rationalité est d’une autre espèce : « L’entrepreneur typique ne se demande pas si chaque effort, auquel il se soumet, lui promet un “excédent de jouissance” suffisant. Il se préoccupe peu des fruits hédonistiques de ses actes » (Schumpeter, 1999, p. 134).
Dans la Théorie de l’évolution économique, Schumpeter rédige, bien qu’il s’en défende, des pages apologétiques sur l’entrepreneur. Il énumère ainsi une série de trois motifs :
Premièrement, l’entrepreneur est motivé par un motif dynastique – que nous aurions pu nommer conquérant, fondateur, impérial, etc. En effet, il veut « fonder un royaume privé, le plus souvent, quoique pas toujours, une dynastie aussi. Un empire, qui donne l’espace et le sentiment de la puissance » (Schumpeter, 1999, p. 135). C’est ici que la Fürherfunktion prend toute sa signification, l’entrepreneur a la volonté d’imposer ses conditions à la structure économique. Le motif dynastique est le motif le plus économique, car il est dépendant de la propriété privée.
Deuxièmement, l’entrepreneur a un motif sportif – ou bien guerrier. « La volonté du vainqueur. D’une part, vouloir lutter, de l’autre vouloir remporter un succès pour le succès même (…) L’activité économique entendue comme sport, course financière, plus encore comme combat de boxe » (Schumpeter, 1999, p. 135). Ici, nous retrouvons la combativité et la force de la volonté qui sont motivées moins par les conséquences que par le combat en lui-même. L’économie est considérée comme un sport en ce sens où l’activité est appréciée pour elle-même et apparaît comme le plus étranger à la rationalité proprement économique.
Troisièmement, le motif artistique ou créatif qui nous intéresse plus particulièrement : « [L]a joie de créer une forme économique nouvelle ». Ce motif constitue le principe fondamental selon Schumpeter de la conduite de l’entrepreneur. L’entrepreneur trouve une motivation essentielle dans le simple fait de créer : « il crée sans répit, car il ne peut rien faire 97d’autre » (Schumpeter, 1999, p. 134) ; « la joie pour lui nait de l’œuvre, de la création nouvelle comme telle » (Schumpeter, 1999, p. 136). Non seulement il possède une joie à la création, mais il en tire une énergie plus grande encore : « il peut y avoir que simple joie à agir : l’exploitant pur et simple vient avec peine à bout de sa journée de travail, notre entrepreneur, lui, a un excédent de force » (Schumpeter, 1999, p. 136).
Par cette description tout à fait homérique – ou donquichottesque – les motifs de l’entrepreneur dépassent le cadre de la rationalité de l’homo œconomicus. Plus en avant, la théorie standard se révèle incapable de penser les motifs de l’entrepreneur, car ils lui échappent : « il s’agit d’une motivation étrangère à la raison économique et à sa loi » (Schumpeter, 1999, p. 136) avoue Schumpeter : ses motifs sont extra-économiques.
II.2. DON ET CRÉATION
Étranger à la raison économique signifie que la conduite de l’entrepreneur n’est ni réductible à, ni compréhensible par un calcul de type coûts-avantages visant à maximiser son utilité sous contrainte de rareté. L’entrepreneur n’est pas un manager ni un capitaliste : il ne compte pas ni ne calcule. Il est animé par une rationalité qui échappe à la raison de l’agent statique. Keynes insiste, au chapitre 12 de la Théorie générale, sur la dimension impulsive des investissements des entrepreneurs et sur leur agir extra-économique : « L’investissement dépendait d’un recrutement suffisant d’individus au tempérament sanguin et d’esprit constructif (sanguine temperament and constructive impulses4) qui s’embarquait dans les affaires pour occuper leur existence sans chercher réellement à s’appuyer sur un calcul précis de profit escompté » (Keynes, 1971, p. 162). Keynes rejoint ici la description schumpétérienne de l’entrepreneur : pour ces derniers, « les affaires étaient en partie une loterie » (Keynes, 1971, p. 162). Leur comportement échappe à la logique du calcul des rendements escomptés et leur motivation n’est pas réductible à l’espérance de profit :
Si la nature humaine n’avait pas le goût du risque (temptation to take a chance), si elle n’éprouvait aucune satisfaction (autre que pécuniaire) (profit apart) à construire une usine ou un chemin de fer, à exploiter une mine ou une ferme, les seuls investissements suscités par le calcul froidement établi (cold calculation) ne prendraient sans doute pas une grande extension. (Keynes, 1971, p. 162-163)
98L’acte créatif est porté par un agent de type dynamique qui en économie est subsumé par la fonction entrepreneur. Nous aimerions ici avancer l’idée que l’acte créatif dépend d’une logique du don.
La notion de don renvoie immédiatement en sciences sociales à l’anthropologie du don fondée par Marcel Mauss. Dans son Essai sur le don, Mauss ne définit pas à proprement dit la notion de « don » mais traite de « systèmes de prestations totales » (Mauss, 2012, p. 69, p. 220) dans lesquels s’inscrivent des échanges de prestations à caractère obligatoire. La double obligation de recevoir et de rendre les prestations constitue le cœur de l’analyse maussienne (Mauss, 2012, p. 83-84) : « ces prestations et contre-prestations s’engagent sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien qu’elles soient au fond rigoureusement obligatoires » (Mauss, 2012, p. 69). Pour Mauss, « le plus important, parmi ces mécanismes spirituels, est évidemment celui qui oblige à rendre le présent reçu » (Mauss, 2012, p. 72). Cependant, nous nous écarterons ici de la conception maussienne du don pour revenir à un sens commun duquel Mauss s’écarte au moins dans l’idée que le don implique l’obligation de rendre et donc, appelle un contre-don (Mayade-Claustre, 2002). Ce qui fait dire à Jacques Derrida : « On pourrait aller jusqu’à dire qu’un livre aussi monumental que l’Essai sur le don, de Marcel Mauss, parle de tout sauf du don : il traite de l’économie, de l’échange, du contrat (do ut des), de la surenchère, du sacrifice, du don et du contre-don, bref de tout ce qui, dans la chose même, pousse au don et à annuler le don » (Derrida, 1991, p. 39).
Dans le sens commun, le don revêt au moins deux significations sur lesquels nous insistons. Le don est généralement admis comme « l’action de céder volontairement quelque chose à quelqu’un sans rien demander en échange » en rupture ici avec la conception maussienne du don/contre-don. Mais dans un second sens, le don peut renvoyer à « une aptitude innée à quelque chose. » Ainsi peut-on faire le don de son sang et le don de sa personne mais, selon le second sens, on peut avoir un don pour la musique. L’acte créatif chez Schumpeter relève du don dans les deux sens évoqués.
D’abord, dans le second sens du terme : les qualités propres à la personnalité de l’entrepreneur dépendent d’un ensemble « d’aptitudes » pour reprendre le mot de Schumpeter qui sont très inégalement disponibles au sein de la population. Une aptitude renvoie à une certaine 99habileté à remplir une fonction et ne porte aucune charge normative selon Schumpeter : « Une qualité ou un ensemble de qualités ne qualifient une aptitude que par rapport à certaines fonctions bien définies : les aptitudes entretiennent avec les fonctions le même rapport que certaines qualités d’adaptabilité biologique avec le milieu physique » (Schumpeter, 1984, p. 220). Ces aptitudes sont réparties au sein de la population selon la loi du hasard et selon un principe d’hérédité. L’aptitude à innover relève pour ainsi dire d’un don ou, dans un vocable schumpétérien, d’une aptitude spéciale : « [L]a stratégie de l’innovation réclame de l’énergie, de la décision et l’aptitude à reconnaître dans une situation donnée les facteurs qui détermineront le succès (…). Ce n’est ni l’épargne ni la gestion efficace en tant que telles mais l’aptitude à remplir cette tâche novatrice qui est décisive » (Schumpeter, 1984, p. 177-178). Keynes, à l’instar de Schumpeter, remarque l’importance des aptitudes et de la personnalité des entrepreneurs dans la réussite des affaires et dont « [le] résultat final différât grandement selon que les aptitudes et le caractère de leur dirigeant étaient supérieurs ou inférieurs à la moyenne. » (Keynes, 1971, p. 162) Comme le remarque Robert Heilbroner, la grille de lecture schumpétérienne de l’émergence de la nouveauté relève d’une philosophie élitiste (Heilbroner, 2001, p. 321) qui légitime la réussite des entrepreneurs sur des dons et des aptitudes rares concentrés dans un petit groupe d’hommes dynamiques et chevaleresques. Jean-Claude Passeron va plus loin, en affirmant que l’élitisme de Schumpeter se double d’une philosophie naturaliste où les dons et aptitudes sont en partie innés et transmis (Passeron, 1984).
Fidèle à cette philosophie élitiste, l’acte créatif chez Schumpeter est toujours le fait d’un homme dynamique, d’un créateur déployant une énergie et une volonté hors du commun. Cet acte relève du don en ce que le créateur en général et l’entrepreneur en particulier n’agissent pas en vue d’un retour sur investissement, leur initiative n’est pas réductible à un calcul où les avantages seraient supérieurs aux peines et aux coûts que l’action représente. Bien au contraire, l’entrepreneur-créateur crée pour le simple fait de créer, la création apparaît pour lui comme une fin en soi. L’acte créatif repose chez Schumpeter sur une dépense d’énergie qui trouve sa raison d’être en elle-même, dans le processus de création même. Cet excédent d’énergie relève du don en ce que les motifs et la conduite de l’entrepreneur relèvent de la volonté, de l’intuition, de 100l’impulsion. Dans sa « Contribution à une sociologie des impérialismes », publiée en 1919, Schumpeter énonce l’idée que toute société déploie un « excédent d’énergie » (Schumpeter, 1984, p. 66) qui doit se dépenser d’une manière ou d’une autre. Schumpeter ne définit jamais clairement ce qu’il entend par « énergie. » Dans la première édition de Theorie der Wirtschaftlichen Entwicklung, il précise qu’il « convient de souligner que le terme “action énergique” (“energisches Handeln”) se réfère simplement à l’usage quotidien de la langue » (Schumpeter, 1911, p. 128), ce qui n’éclaire pas vraiment son contenu. De manière générale, l’énergie renvoie à une capacité de faire effort et à une volonté d’employer une force en vue d’actions et de modifications de son environnement (Lalande, 2006, p. 282). Schumpeter analyse les politiques impérialistes de plusieurs civilisations comme une dépense de cet excédent d’énergie : le trop-plein d’énergie est converti en guerre et en conquête. La société capitaliste aurait évacué les passions guerrières, mais l’excédent d’énergie propre à toute société humaine est toujours présent et doit se dépenser d’une autre manière. En effet, les transformations et mutations historiques peuvent conduire à « détourner vers d’autres objectifs l’énergie des individus les plus actifs » (Schumpeter, 1984, p. 80):
Les nécessités de la compétition économique et sociale tendent à absorber la totalité des énergies disponibles de la grande majorité des membres de toutes les couches sociales. Dans les sociétés modernes, il reste beaucoup moins d’énergie susceptible d’être dépensée sur les champs de bataille (…) L’excédent d’énergie dont disposent les individus est investi avant tout dans la vie économique. (Schumpeter, 1984, p. 115)
Cet excédent d’énergie autrefois dépensé en guerre et en « énergie combattante » est, dans la société capitaliste, dépensé dans la vie économique. L’acte créatif de l’entrepreneur, l’élan créateur, la joie de créer qui l’anime sont une forme de dépense de cet excédent d’énergie.
Cette notion d’un trop plein d’énergie n’est pas sans rappeler l’analyse de Georges Bataille dans La part maudite, publiée trente ans plus tard, en 1949. Bataille considère que toute économie est constituée non pas par la rareté, mais au contraire par le luxe : « ce n’est pas la nécessité, mais son contraire, le “luxe”, qui pose à la matière vivante et à l’homme leurs problèmes fondamentaux » (Bataille, 2014, p. 21). Le principe général qui régit toute forme de vie et notamment toute économie réside dans une « énergie excédante » : autrement dit, les organismes 101vivants possèdent davantage d’énergie que nécessaire au maintien de la vie. Cet excès d’énergie nous dit Bataille est condamné à être gaspillé et dépensé : « il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon catastrophique » (Bataille, 2014, p. 27). Tout comme Schumpeter, Bataille lie la création à la dépense – au gaspillage – de l’excès d’énergie : la création est une forme de dissipation d’une énergie qui ne saurait être accumulée.
En tant qu’il est un agent énergique-dynamique, l’entrepreneur est mû par cet excès d’énergie dont traite Bataille et qui doit être dépensé dans un acte créatif. Ainsi les motifs de l’entrepreneur répondent à l’exigence de l’économie générale telle que proposée par Georges Bataille. Cet agir créateur relève nous semble-t-il d’une logique du don en ce qu’il est un élan, une dépense d’énergie.
Par ailleurs, la dépense d’énergie est liée chez Schumpeter comme chez Bataille à une potentielle destruction : les activités guerrières que mentionne Bataille tout comme les visées impérialistes dont traite Schumpeter sont des dépenses de l’excès d’énergie qui engendrent des destructions et des bouleversements sociaux, économiques et politiques. Afin d’appuyer son analyse, Bataille propose une interprétation de l’étude maussienne du potlatch. Le potlatch devient chez Bataille une institution sociale symptomatique d’un gaspillage de l’excès d’énergie d’une société. En effet, « le potlatch est une immense fête qui rassemble toute une tribu pour des échanges de cadeaux qui vont jusqu’à la destruction somptuaire des richesses et dont le principe est la rivalité et la lutte entre les chefs » (Weber, 2016, p. 13). Pour Bataille, le don – entendu comme dépense d’énergie – est par essence agonistique : il appelle la lutte et la destruction. Certes, comme le note Florence Weber, Bataille fait une lecture pessimiste de Mauss et a tendance à réduire le don à un simple processus de destruction. Néanmoins, et dans le cadre restreint de cet article, nous nous intéressons moins à la conception maussienne du don qu’à son interprétation opérée par Georges Bataille. Sa relecture du don maussien permet de resituer la dépense de l’énergie excédentaire d’une société dans une forme de don.
L’entrepreneur schumpétérien est lui aussi impliqué dans un processus créatif qui relève d’aptitudes individuelles (fonction de chef, pouvoir de commandement, capacité à briser la routine, etc.) et motivé par des motifs non-rationnels et extra-économiques qui positionnent son acte créatif dans une dépense d’énergie de type agonistique. En effet, les conséquences 102de l’introduction de la nouveauté dans l’économie par l’entrepreneur sont le bouleversement des structures, le dépérissement progressif de l’ancien, les déséquilibrages des marchés, le cycle des expansions et des récessions, les crises, le chômage, les luttes et les résistances, etc. De plus, l’ensemble de ces bouleversements n’est pas qu’une conséquence involontaire, mais est imposé par la force par l’entrepreneur. En un mot, l’entrepreneur impose à l’ensemble de l’économie un processus de « destruction créatrice. » À la différence de Bataille, qui n’associe nullement le caractère destructeur du don à une quelconque création, Schumpeter lie le processus de destruction à un processus de création qui lui est concomitant. L’acte de création est ainsi immanquablement lié chez Schumpeter à un acte de destruction qui « révolutionne incessamment de l’intérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de destruction créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme » (Schumpeter, 1990a, p. 116-117).
Si l’acte créatif de l’entrepreneur relève d’une logique du don, il ouvre par ces actions la possibilité d’un régime d’appropriation fondé sur le profit et l’initiative privés. La création chez Schumpeter relève ainsi d’un moment de tension entre deux régimes aux logiques opposées : un régime du don fondé sur la dépense gratuite et désintéressée d’une énergie excédentaire et le régime de l’appropriation fondé le calcul et la rationalité proprement économique.
Iii. LE CAPITALISME COMME RÉGIME D’APPROPRIATION
Iii.1. DE LA DIFFÉRENCE ENTRE DON ET APPROPRIATION
Si l’origine de la nouveauté est sa question fondamentale, c’est bien l’étude du capitalisme en tant que processus évolutionnaire qui constitue l’objet d’étude de Schumpeter. C’est en voulant donner au capitalisme une grille de lecture cohérente et satisfaisante que l’analyse le conduit à la nouveauté. Dès la Théorie de l’évolution économique, Schumpeter « a essayé de construire un modèle théorique du processus du changement économique dans le temps, ou plus clairement, de 103répondre à la question : comment le système économique génère-t-il la force qui le transforme sans cesse ? » (Schumpeter, 1991c, p. 165). En voulant construite une grille de lecture du capitalisme, Schumpeter a été amené à s’interroger sur la source d’énergie inhérente à la sphère économique capable d’engendrer le processus évolutionnaire. « Il existe, dans le système économique, une source d’énergie perturbatrice de tout équilibre qui pourrait être atteint » (Schumpeter, 1991c, p. 166). Cette source d’énergie réside dans l’acte créatif porté par l’entrepreneur et que nous considérons comme relevant du don. Néanmoins, le complexe causal décrit par Schumpeter engendre une série de conséquences sur l’économie elle-même. « Il contribue à la compréhension des luttes et des vicissitudes du monde capitaliste et explique un certain nombre de phénomènes, notamment le cycle économique, de manière plus satisfaisante que les analyses walrasienne et marshalliennne. » (Schumpeter, 1991c, p. 166).
Nous voudrions montrer que l’ensemble des phénomènes consécutifs à l’agir de l’entrepreneur relèvent quant à eux d’un régime de l’appropriation. L’appropriation est un « acte par lequel on se saisit, pour en faire sa propriété individuelle de ce qui n’appartenait à personne ou à tout le monde » (Lalande, 2006, p. 73). Plus spécifiquement, si le régime du don relève d’une certaine gratuité et d’un agir qui s’oppose à la logique économique, le régime de l’appropriation quant à lui relève de l’économicité et du calcul coût-avantage.
Les conséquences de l’acte créatif de l’entrepreneur, support de l’innovation, constituent une série de bouleversements dans la structure économique. Ces phénomènes économiques sont étudiés un à un par Schumpeter dès la Théorie de l’évolution économique. L’introduction d’une innovation entraîne l’apparition d’un gain supplémentaire appelé profit. Le profit n’agit pas, nous l’avons vu, comme une motivation essentielle pour l’entrepreneur. Mais il n’en demeure pas moins qu’un gain net apparaît dans l’économie ; gain qui était absent du circuit walrasien et qui découle de l’innovation :
L’innovation n’est pas seulement la source immédiate et la plus importante de gains, mais elle produit aussi indirectement, par le processus qu’elle enclenche, la plupart des situations à partir desquelles des profits et des pertes émergent et dans lesquelles les opérations spéculatives acquièrent une portée significative. (Schumpeter, 2017, p. 106)
104Le profit est approprié par deux agents, c’est-à-dire par l’entrepreneur d’une part, mais aussi par l’agent qui a prêté le pouvoir d’achat nécessaire à la réalisation de l’innovation, c’est-à-dire le banquier ou le capitaliste.
L’entrepreneur ne possède pas les moyens de paiement nécessaires ; il les lui faut donc emprunter auprès des agents à capacité de financement que sont le capitaliste – qui possède déjà les fonds – ou le banquier – qui peut créer ces fonds via le crédit. Banquier et capitalistes sont immédiatement dans un régime de l’appropriation : ils ne concéderont le crédit à un entrepreneur que si l’innovation qu’il désire porter est susceptible de se transformer en succès économique. Autrement dit, si l’innovation est capable de dégager un gain net c’est-à-dire un profit. Le banquier et le capitaliste sont les véritables profit-seeker dans le modèle schumpétérien, car c’est bien la perspective du profit qui les motive à financer l’entrepreneur. En effet, l’intérêt lié au crédit sera ponctionné sur une partie du gain net dégager par l’innovation : l’intérêt agit comme un « impôt sur le profit » et « transforme le temps en élément de coût » (Schumpeter, 1999, p. 243). Ainsi, banquier et capitaliste sont motivés par l’acquisition d’un intérêt, lui-même dérivé du profit. Si l’entrepreneur est motivé par des motifs extra-économiques, le banquier et le capitaliste sont motivés par des motifs chrématistiques. Nous nous distançons de la charge normative et péjorative que Aristote plaçait dans ce terme (Aristote, 1993, I, p. 9)pour le considérer dans une acception plus positive : un motif chrématistique vise l’acquisition toujours plus grande de profit et de richesse. Le banquier et le capitaliste recherchent « le plus grand profit possible » (Aristote, 1993, p. 117), car l’intérêt en découle.
Profit, crédit et intérêt sont ainsi liés dans une logique d’économicité où le calcul, l’anticipation des gains et l’enrichissement prévalent. L’agir de l’entrepreneur introduit dans l’économie des innovations qui immédiatement impulsent une dynamique capitaliste où l’appropriation et l’économicité dominent : profit, crédit, capital et intérêt sont autant de phénomènes économiques consécutifs à l’introduction des innovations.
Le régime discursif de Schumpeter concernant les actes de l’entrepreneur est construit autour du don et de la gratuité tandis que le régime discursif autour des conséquences de ces actes est construit autour de l’appropriation. En effet, si la création est portée par des agents hors-normes aux motifs étrangers à la rationalité économique et relevant davantage du don, elle est permise par des agents aux motifs chrématistiques.
105Au-delà des agents économiques, le capitalisme comme cadre général est fondé sur l’appropriation. Lorsqu’il propose une définition du capitalisme, Schumpeter a recours à la notion de propriété privée :
Nous entendons un système économique caractérisé par la propriété privée (initiative privée), par la production en vue d’un marché et par le phénomène du crédit, ce phénomène étant la differentia specifica distinguant le système « capitaliste » des autres espèces, historiques ou possibles, du genre plus large défini par les deux premières caractéristiques. (Schumpeter, 1991e, p. 362)
Ainsi le capitalisme suppose plusieurs caractéristiques : 1) la propriété privée des moyens de production, 2) la production en vue d’intérêts privés, c’est-à-dire d’initiative et en vue de profits privés et enfin 3) l’institution du crédit ou de manière plus générale de l’argent emprunté : « borrowed money » (Schumpeter, 1991b).
Le capitalisme en tant que régime économique fondé sur la propriété privée s’oppose aux motivations et à la personnalité de l’entrepreneur fondées sur des motifs extra-économiques et non-rationnels. Plus en avant, les conséquences économiques de la création sont bel et bien inscrites dans un régime économique de l’appropriation où la propriété privée, le profit et le crédit se trouvent en son centre.
Cependant, le capitalisme ne se réduit pas à sa dimension économique dans l’œuvre de Schumpeter. L’ambition d’une théorie générale du capitalisme le conduit à considérer le capitalisme sous ces aspects institutionnels, mais aussi culturels, sociaux et politiques :
Capitalisme ne signifie pas seulement que la maîtresse de maison peut influencer la production agricole en faisant son choix entre les lentilles et les haricots ; ou que l’adolescent peut décider, à sa convenance, de travailler dans une ferme ou dans une usine (…) : capitalisme signifie surtout un système de valeurs, une attitude à l’égard de l’existence, une civilisation – la civilisation de l’inégalité et des fortunes familiales. (Schumpeter, 1990b, p. 439)
Le capitalisme est entendu plus largement au sens d’un phénomène civilisationnel (« The Civilization of Capitalism », Schumpeter, 2008, p. 121-130) qui déploie des manières d’être et de penser, des attitudes et des systèmes de valeurs ainsi que des institutions sociales. Pour ce faire, Schumpeter tisse tout au long de son œuvre une « théorie générale » du capitalisme qui entend produire une grille de lecture théorique capable d’englober la réalité capitaliste dans ses aspects multiples (Shionoya, 1997 ; 106Arena & Dangel-Hagnauer, 2002) : « Étudier le capitalisme c’est étudier une civilisation sous tous ces aspects. » (Schumpeter, 1991b, p. 202).
Iii.2. UNE DOMINATION ÉCONOMIQUE
ET SOCIALE DES ENTREPRENEURS
La réussite économique de l’entrepreneur le propulse selon Schumpeter au sommet de la hiérarchie sociale. « Non seulement économiquement, mais aussi socialement, l’entrepreneur doit se situer au sommet de la pyramide sociale » (Schumpeter, 2013a, p. 91). Selon Schumpeter, la réussite dans la structure économique justifie la position de domination et de commandement exercée par l’entrepreneur sur le reste de la structure sociale. Non seulement l’entrepreneur exerce un rôle de chef sur la structure économique, mais Schumpeter va plus loin : l’entrepreneur exerce un « pouvoir de commandement étendu » (Schumpeter, 2013a, p. 91) qui va bien au-delà de la sphère économique :
Dans l’économie capitaliste, l’entrepreneur se hisse à une place analogue [au chef de tribu], qu’il n’a généralement pas au départ. Sa silhouette se dégage avec force de la foule. (…) Sa réussite en impose et fascine. (…) Le succès économique lui assure, en tant que tel, une influence dans d’autres domaines. On écoute sa voix sur les questions politiques. Il faut le faire, il faut céder au poids de sa personnalité. (…) Il devient une force politique et sociale. L’art et la littérature – généralement toute la vie sociale – réagissent par rapport à lui comme ils réagissaient au Moyen Âge par rapport aux chevaliers. (Schumpeter, 2013a, p. 92)
Schumpeter étend donc sa théorie de l’innovation à toute la vie sociale. Cette tentation est exprimée dès 1911 avec le chapitre 7 de la première édition de la Theorie der Wirtschaftlichen Entwicklung qui sera tout simplement supprimé des éditions ultérieures (Schumpeter, 2002, 2013a). En effet, pour lui, les phénomènes sociaux constituent un tout et les domaines particuliers entretiennent entre eux des liens d’interdépendance inextricables. L’entrepreneur fort de son succès dans l’introduction d’innovation va également bouleverser l’ensemble de la vie sociale : art, littérature, politique, institutions, etc. Ainsi, pour ce qui nous intéresse, les attitudes et le système de valeur déployés sous le capitalisme se trouvent peu à peu bouleversés et s’orientent autour 1) du calcul comme manière de penser et 2) de la richesse comme critère de réussite et de mobilité sociale. Le calcul est entendu ici comme un calcul économique 107de type coût-avantage. Le schéma des valeurs du capitalisme s’article sur le régime de l’appropriation :
La richesse devient un indicateur de position sociale, une conduite de vie et une orientation des goûts générés par les conditions de la fonction d’entrepreneur devient jusqu’à un certain point un idéal. (Schumpeter, 2013a, p. 92)
En étendant son analyse en dehors de la sphère économique, Schumpeter théorise le capitalisme comme une civilisation qui déploie un ensemble de valeurs où la richesse et le calcul dominent. L’ensemble des rapports humains ont tendance à se réduire au calcul et les valeurs matérialistes à réduire les valeurs spirituelles. Autrement dit, le régime de l’appropriation s’étend à l’ensemble des valeurs et des institutions sociales poussant Schumpeter à écrire dans son journal : « Je me demande souvent s’il n’y a jamais eu une cause qui, surgissant et connaissant le succès, n’était pas un business pour quelqu’un. » (Cité par McCraw, 2007, p. 7). Cependant, l’acte créatif ne se réduit pas à la sphère économique, mais concerne d’autres domaines de la vie sociale auxquels Schumpeter applique son analyse.
iV. UNE THÉORIE GÉNÉRALE DE LA NOUVEAUTÉ ?
Schumpeter nourrissait l’ambition d’une vaste théorie générale capable d’expliquer de nombreux phénomènes de la vie sociale d’un point de vue dynamique. L’idée consiste à étendre le modèle dynamique de l’innovation et de l’entrepreneur à des domaines de la vie sociale pour expliquer l’émergence de la nouveauté de manière générale. Des domaines « qui peuvent contribuer tout d’abord à éclairer notre conception et aussi à montrer que ce qui existe et se produit dans ces autres domaines peut être expliqué par une approche parallèle à la nôtre » (Schumpeter, 2013a, p. 100). La politique, l’art, la science, la morale, etc. sont autant de sphères dans lesquelles la question de la nouveauté est primordiale.
108iV.1. LA DICHOTOMIE STATIQUE-DYNAMIQUE
AU FONDEMENT DE LA NOUVEAUTÉ
Schumpeter étend son analyse dynamique à l’ensemble de la vie sociale. La dichotomie statique-dynamique, utile pour expliquer l’émergence des innovations en économie, s’avère féconde lorsqu’il s’agit d’expliquer l’émergence de toute nouveauté dans les autres domaines de la vie sociale. Schumpeter pratique ainsi l’analogie entre l’évolution économique et l’évolution sociale en général.
À tout moment, un domaine de la vie sociale peut être considéré comme statique. Autrement dit, une situation particulière est le résultat d’un ensemble de données et constitue un environnement stable qui configure la norme du domaine en particulier. Comme en économie, la statique est insuffisante pour expliquer le devenir social : elle permet d’expliquer une situation particulière, mais aucunement d’expliquer l’impulsion de l’évolution, c’est-à-dire de donner une explication de l’émergence de la nouveauté.
La dynamique, au contraire, rend compte du processus d’émergence de la nouveauté. La dichotomie statique-dynamique prend la forme chez Schumpeter d’une opposition entre deux types d’hommes : l’agent hédonistique-statique et l’agent énergique-dynamique. Cette opposition est étendue à l’ensemble de la vie sociale :
Sur chaque domaine, il y a des agents statiques et des leaders. Les premiers se caractérisent par le fait que fondamentalement, ils font ce qu’ils ont appris à faire, qu’ils se meuvent dans le cadre du passé et qu’ils sont dans leurs opinions, leurs dispositions et leurs actes sous l’influence de données existantes de leur domaine. Les seconds sont caractérisés par le fait qu’ils voient la nouveauté, qu’ils modifient le cadre existant de leur activité ainsi que les données existantes de leur domaine. (Schumpeter, 2013a, p. 106)
Très infusée de la pensée de Nietzsche (Santarelli & Pesciarelli, 1990 ; Shionoya, 2008), cette opposition entre les chefs porteurs de la création et une masse docile et grégaire, place Schumpeter parmi les penseurs élitistes ou aristocratiques. La nouveauté et la création dans tous les domaines sociaux s’expliquent selon Schumpeter par l’opposition ontologique entre deux types d’hommes irrémédiablement opposés : de l’action de l’élite créative émergent la nouveauté et l’évolution ; de la masse grégaire émergent les résistances et l’arriération. Dans un article de 1947 intitulé 109« The Creative Response in Economic History », Schumpeter décrit deux types de « réponses » face au changement : une « réponse adaptative » (adaptative response) et une « réponse créative » (creative response) :
À chaque fois qu’une économie ou qu’un secteur d’une économie s’adapte à un changement de ses données (…), à chaque fois qu’une économie réagit à une augmentation de la population en ajoutant simplement de nouveaux cerveaux et de nouveaux bras à la main-d’œuvre existante (…), on peut dire de ce développement qu’il est une réponse adaptative. Et, chaque fois qu’une économie, une industrie ou certaines entreprises font quelque chose d’autre, c’est-à-dire quelque chose en dehors de la gamme des pratiques existantes, nous pouvons parler de réponse créative. (Schumpeter, 1991d, p. 222)
Ces deux types de réactions correspondent aux deux types d’agents opposés. L’agent statique étant rétif au changement, l’analogie se poursuit dans la manière dont la nouveauté est mise en œuvre : par la force.
Le processus est plutôt en règle générale celui d’une reprise de l’idée nouvelle et de son imposition par une forte personnalité. (…) Il s’agit toujours d’imposer la nouveauté qui peu de temps auparavant était encore raillée, discutée ou même ignorée. Il faut toujours exercer une pression sur une masse réticente qui en fait ne veut rien savoir de la nouveauté et souvent ne sait même pas de quoi au fond il s’agit. (Schumpeter, 2013a, p. 106-107)
Les leaders portent ainsi la nouveauté par la force et cette dernière permet sa diffusion dans la structure sociale et sur la masse des « réticents ». La philosophie élitiste qui préside à la pensée économique de Schumpeter s’étend donc à la totalité de la vie sociale. « Chaque domaine de la vie sociale a sa propre évolution et le mécanisme de cette évolution dans ses grandes lignes est partout le même » (Schumpeter, 2013a, p. 108). L’évolution chez Schumpeter est ainsi assimilée à l’action de quelques créateurs forts de leur personnalité et de leurs motifs guerriers, sportifs et artistiques et c’est contre une masse jugée ignorante et rétive que s’opère avec coercition l’imposition de la nouveauté.
iV.2. L’INDÉTERMINATION DE LA NOUVEAUTÉ
Dans un court texte rédigé en 1932 à l’occasion du cinquantième anniversaire de son ami Emil Lederer, Schumpeter pose ouvertement la « question de l’origine de la nouveauté ». Cette question n’est pas une spéculation philosophique, mais bien un problème d’ordre scientifique 110appelant une grille de lecture explicative adéquate. Le texte découvert en 1993 et récemment traduit en français poursuit la question sur l’émergence de la nouveauté non pas en économie, mais dans l’ensemble de la vie sociale.
Étendant son enquête sur l’origine de la nouveauté à l’ensemble des domaines de la vie sociale, Schumpeter pose une série de questions avec pour exemple la peinture du Quattrocento :
Comment cela se produit-il ? Comment certaines personnes en arrivent-elles à peindre différemment de ce qu’elles ont appris et comment cela s’impose-t-il à d’autres peintres et au public ? Quelle est, si nous pouvons nous exprimer ainsi, d’une part la “force” et d’autre part le “mécanisme” du processus qui, en pratique, n’a pas besoin de facteurs de variation extérieurs, mais au travers duquel aussi éventuellement des facteurs existants doivent agir ? Comment les individus, chacun en particulier, changent-ils d’idée et qu’est-ce qui les conduit à cela ? Comment agit la nouveauté ? Qu’en sera-t-il retenu et quelles réactions et quelles vibrations provoque-t-elle ? (Schumpeter, 2013b, p. 120)
En remontant le fil des causalités, Schumpeter aboutit à une abdication de la raison : l’explication scientifique est désarmée devant l’étendue de la question. En effet, il est possible d’expliquer les mécanismes, les ressorts, les formes de la nouveauté, mais il n’est pas possible d’en expliquer l’origine. La nouveauté est ainsi « au mieux, localisée, mais non expliquée » (Schumpeter, 2013b, p. 119). Face à la question de la nouveauté, la science peut, dans la limite de ses compétences, faire deux choses : 1) établir des modèles théoriques et des grilles de lecture capables de rendre compte des formes, des causes, des implications et des conséquences de la nouveauté ; et 2) localiser le point de rupture entre l’ancien et le nouveau :
Nous pouvons constater l’apparition de phénomènes qui relèvent de la notion de développement au sens que nous lui avons donné. Nous pouvons observer et décrire en détail les chocs et les sauts. Nous pouvons évaluer leur signification au sein des phénomènes de chaque domaine et saisir non seulement de manière descriptive, mais aussi de manière théorique les effets et répercussions qu’ils provoquent. Mais nous pouvons encore plus : nous pouvons pour ainsi dire localiser la rupture liée à la mise en œuvre de ce qui est nouveau non seulement dans le cas particulier, mais aussi d’une manière plus générale et nous construire, pour le mécanisme de mise en œuvre du changement de norme, une théorie qui génère comme produit annexe des 111théories spécifiques pour des phénomènes qui autrement seraient incompréhensibles. (Schumpeter, 2013b, p. 124)
Cependant, en dernière instance, s’il est possible de décrire les causes et les implications ainsi que le point de rupture, la science demeure impuissante selon Schumpeter à expliquer l’origine de la nouveauté. Une forme d’indétermination pèse sur son origine et sur la nature de la nouveauté : la question du quoi et du comment est résolue par la science – de manière imparfaite et continuellement à renouveler ! – grâce la description des mécanismes et des formes, mais la question du pourquoi demeure sans réponse. À ce titre, la recherche sur l’origine et la nature de la nouveauté est vaine selon Schumpeter.
Dans une série de conférences qu’il devait donner à la Fondation Walgreen5, Schumpeter aborde de front le problème dans une conférence intitulée « The Personal Element and the Element of Chance : A Principle of Indeterminateness » (Schumpeter, 1991a). Le processus du changement et de l’émergence du nouveau se caractérise en effet par deux éléments essentiels qui concourent à son inaccessibilité radicale à tout discours scientifique. Premièrement, un « élément de hasard » : les nouveautés surgissent de manière stochastique et imprévisible ; et deuxièmement, un « élément humain » qui réside dans la qualité et la personnalité des créateurs. Ces deux éléments sont inaccessibles à la science, car elle ne peut rendre raison à la fois du caractère aléatoire du surgissement du nouveau, d’une part, ni des qualités et aptitudes concentrées dans la personnalité hors du commun des créateurs, d’autre part :
Étant donné que l’émergence d’individus exceptionnels ne se prête pas à la généralisation scientifique, nous devons admettre qu’il existe un élément qui, en plus de l’élément de hasard avec lequel il peut être additionné, limite sérieusement notre capacité à prévoir l’avenir. C’est ce que nous entendons ici par « un principe d’indétermination ». (Schumpeter, 1991a, p. 442)
Ainsi, le caractère inexplicable de la nouveauté réside moins dans une limite de l’entendement que dans le caractère imprévisible et soudain de la nouveauté. En effet, il est dans la nature de la nouveauté d’être imprévisible, soudaine, voire incompréhensible au moment, et dans le 112contexte dans lequel elle émerge : « [La réponse créative] peut toujours être comprise de manière ex post ; mais jamais de manière ex ante ; c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être prédite en appliquant les règles ordinaires d’inférence à partir des faits préexistants. » (Schumpeter, 1991d, p. 222). On ne saurait dresser une théorie de la nouveauté, car l’essence de cette dernière est entourée d’une inaccessibilité radicale. La science, nous dit Schumpeter, « est toujours en échec face à l’inaccessibilité et l’indétermination de la nouveauté et du saut, même lorsqu’elle le reconnaît et le baptise d’une façon ou d’une autre » (Schumpeter, 2013b, p. 126). L’origine de la nouveauté demeure donc une grande inconnue de l’aveu même de Schumpeter : la recherche scientifique peut produire des théories tout à fait pertinentes visant à décrire la nouveauté, ses implications, mais demeure muette quant à son pourquoi, quant à son essence et son origine. Pour reprendre le mot de Shionoya, la création est chez Schumpeter une « énigme du genre humain » (Shionoya, 1997, p. 175).
Le principe d’indétermination autour de la nouveauté permet à Schumpeter de concevoir le devenir social entre déterminisme et indéterminisme. La nouveauté émerge dans un processus social dont une large part est déterminée : c’est-à-dire soumise à l’imbrication des causes et des effets et à ce titre, pouvant être expliquée par la science. Il est possible de rendre raison de ce processus social par la théorie et la recherche historique. En revanche, parmi cet ensemble de causalité, une série d’éléments demeurent indéterminés : l’émergence de la nouveauté notamment dans son expression la plus humaine, à savoir la « personnalité du créateur », forme une grande inconnue. Cette dernière demeure inexplicable et échappe à toute tentative de théorisation.
En effet, il faut lier cette indétermination et cette inaccessibilité radicale à la nature même de la création : cette dernière dépend d’un excédent d’énergie qui se déploie par nécessité au travers du comportement d’agents dynamiques. Les motivations mêmes de ces créateurs échappent à la logique économique et à la logique statique du domaine dans lequel ils agissent. En remontant le fil des causalités dans sa recherche sur l’émergence de la nouveauté, Schumpeter est contraint de rendre les armes : la création peut être constatée, décrite, théorisée, mais ne peut être ni anticipée ni reproduite. Son origine est in fine à la fois indéterminée et inaccessible.
113CONCLUSION
La nouveauté apparaît comme étant l’une des questions centrales de l’œuvre schumpétérienne : la possibilité de son émergence, les mécanismes de sa diffusion, les conséquences sur l’environnement dans lequel elle émerge, etc. En économie, la création dépend des actes d’un agent en particulier qui s’exprime dans la fonction-entrepreneur. Or, les actes de l’entrepreneur dans le processus créatif ne dépendent pas d’une logique économique ni d’un comportement d’appropriation, mais échappent largement à la rationalité économique et à la logique calculatoire. Les traits de la personnalité de l’entrepreneur relèvent de la logique du don et de la gratuité : il agit sans attente d’un retour, sans espoir d’un contre-don. Ses actions sont dictées par un impérieux besoin de création. Les motifs dynastique, sportif et créatif sont étrangers à la rationalité économique et maximisatrice de l’homo œconomicus.
En revanche, les conséquences de l’introduction des innovations en économie relèvent quant à elles d’une logique de l’appropriation. Les innovations portées par l’entrepreneur impulsent l’évolution économique et la dynamique capitaliste dans son ensemble et engendrent par là des phénomènes économiques (crédit, intérêt, profit, capital, etc.) qui dépendent du régime de l’appropriation ; et des agents économiques (banquiers et capitalistes) qui dépendent de motifs chrématistiques. Plus largement, le capitalisme comme régime économique se fonde sur les notions de propriété privée et de crédit. En tant que phénomène civilisationnel, le capitalisme déploie un schème de valeurs où à la richesse comme critère de réussite et de mobilité sociale se mêle aux « eaux glacées du calcul égoïste » érigeant la rationalité économique en raison du monde.
La grille de lecture schumpétérienne du capitalisme comme régime économique de l’appropriation trouve son primum mobile dans la personnalité et les motifs d’un agent qui échappe à la logique de l’appropriation. Cette « tension » dans l’œuvre de Schumpeter entre l’origine et les conséquences de la nouveauté en économie est lié à l’ambiguïté autour de l’objet étudié : la nouveauté et l’acte de création.
114En dernière analyse, toute création relève d’un « excédent d’énergie » que toute société déploie en des sens différents : dans l’impérialisme militaire pour les uns, dans les innovations techniques pour les autres. Les agents dynamiques porteurs de cet excédent d’énergie imposent par la force la nouveauté à l’ensemble de la société. La création porte en elle un caractère destructeur : l’ancien se trouve peu à peu avili par le nouveau jusqu’à sa disparition complète, bouleversant par là les habitudes, soulevant les résistances et provoquant violences et destructions.
L’acte créatif demeure chez Schumpeter un mystère. La création est selon lui un élément humain dont l’origine et la nature se trouvent auréolées d’une indétermination : il est possible d’en expliquer les causes, les formes, les mécanismes, les conséquences. Mais, il est vain selon Schumpeter de vouloir répondre à la question : pourquoi les hommes créent ? Une théorie peut décrire le comment, mais sera toujours impuissante à dire le pourquoi.
115BIBLIOGRAPHE
Arena, Richard & Dangel-Hagnauer, Cécile [2002], The Contribution of Joseph Schumpeter to Economics: Economic Development and Institutional Change, London, New York, Routledge.
Aristote [1993], Les politiques, Traduit par Pierre Pellegrin, Paris, GF-Flammarion.
Bairoch, Paul [2005], Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Paris, La Découverte.
Bataille, Georges [2014], La part maudite, Paris, Les Éditions de Minuit.
Blaug, Mark [1989], « Entrepreneurship Before and After Schumpeter » in Economic History and the History of Economics, Brighton, Wheatsheatf Books, p. 219-230.
Chapoutot, Johann [2014], La loi du sang. Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard.
Chapoutot, Johann [2017], La révolution culturelle nazie, Paris, Gallimard.
Chapoutot, Johann [2020], Libres d’obéir. Le management, du nazisme à aujourd’hui, NRF essais, Paris, Gallimard.
Dannequin, Fabrice [2002], « Entrepreneur et Accumulation chez Schumpeter », Document de Travail no 59, Laboratoire Redéploiement Industriel et Innovation.
Dardot, Pierre & Laval, Christian [2009], La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale, Paris, La Découverte.
Derrida, Jacques [1991], Donner le temps. 1. La fausse monnaie, Collection La Philosophie en effet, Paris, Galilée.
Gislain, Jean-Jacques [1991], « J. A. Schumpeter : inégalitarisme analytique et méthode individualisante », Économies et Sociétés, Œconomia, No 15, p. 167-224.
Gislain, Jean-Jacques [2012], « Les origines de l’entrepreneur schumpétérien », Revue interventions économiques, vol. 46, DOI : 10.4000/interventionseconomiques.1481. (consulté le 12/03/2021).
Heilbroner, Robert L. [2001], Les Grands économistes, Paris, Éditions du Seuil.
Jaeger, Claude [2013], Le développement au sens de Schumpeter. Une mise en perspective de deux textes rares, Paris, L’Harmattan.
Keynes, John Maynard [1971], Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Traduit par Jean de Largentaye, Paris, Petite Bibliothèque Payot.
Keynes, John Maynard [2018], The General Theory of Employment, Interest, and Money, Cham, Switzerland, Palgrave Macmillan.
Kolm, Serge-Christophe [1986], Philosophie de l’économie, Paris, Éditions du Seuil.
116Lalande, André [2006], Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F. Lapied, André & Swaton, Sophie [2013], « L’entrepreneur schumpétérien est-il surhumain ? », Cahiers d’économie politique, vol. 2, No 65, p. 183-202.
Mardellat, Patrick [2013], « Qu’est-ce que la philosophie économique ? », Cahiers d’économie politique, vol. 2, No 65, p. 7-35.
Mauss, Marcel [2012], Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, P.U.F. Mayade-Claustre, Julie [2002], « Le don. Que faire de l’anthropologie ? », Hypothèses, vol. 1, No 5, p. 229-237.
McCraw, Thomas K. [2007], Prophet of Innovation. Joseph Schumpeter and Creative Destruction, Cambridge ; London, The Belknap Press of Harvard University Press.
Passeron, Jean-Claude, [1984], « Présentation » in Schumpeter Joseph Aloïs, Impérialisme et classes sociales, Paris, Flammarion.
Reisman, David A. [2004], Schumpeter’s Market : Enterprise and Evolution, Cheltenham, UK ; Northhampton MA, USA, Edward Elgar Publishing.
Santarelli, Enrico, & Pesciarelli Enzo [1990], « The Emergence of a Vision : The Development of Schumpeter’s Theory of Entrepreneurship », History of Political Economy, vol. 22, No 4, p. 677-696.
Schumpeter, Joseph Aloïs [1911], Theorie der Wirtschaftlichen Entwicklung, Leipzig, Verlag von Duncker & Humblot.
Schumpeter, Joseph Aloïs [1984], Impérialisme et classes sociales, Paris, Flammarion.
Schumpeter, Joseph Aloïs [1990a], Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot.
Schumpeter, Joseph Aloïs [1990b], « La marche au socialisme » in Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, p. 433-447.
Schumpeter, Joseph Aloïs [1991a], « American Institutions and Economic Progress » in The Economics and Sociology of Capitalism, édité par Richard Swedberg, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, p. 438-444.
Schumpeter, Joseph Aloïs [1991b], « Capitalism » in Essays : On Entrepreneurs, Innovations, Business Cycles and the Evolution of Capitalism, Edited by Richard V. Clemence, London, Transaction Publishers, p. 189-210.
Schumpeter, Joseph Aloïs [1991c], « Preface to Japanese Edition of “Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung” », in Essays : On Entrepreneurs, Innovations, Business Cycles and the Evolution of Capitalism, Edited by Richard V. Clemence, London, Transaction Publishers, p. 165-168.
Schumpeter, Joseph Aloïs [1991d], « The Creative Response in Economic History » in Essays : On Entrepreneurs, Innovations, Business Cycles and the Evolution of Capitalism, Edited by Richard V. Clemence, London, Transaction Publishers, p. 221-231.
117Schumpeter, Joseph Aloïs [1991e], « The Instability of Capitalism » in Essays : On Entrepreneurs, Innovations, Business Cycles and the Evolution of Capitalism, Edited by Richard V. Clemence, London, Transaction Publishers, p. 47-72.
Schumpeter, Joseph Aloïs [1999], Théorie de l’évolution économique. Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture, Traduit par Jean-Jacques Anstett, Paris, Dalloz.
Schumpeter, Joseph Aloïs [2002], « The Economy as a Whole. Seventh Chapter of The Theory of Economic Development », Industry and Innovation, vol. 9, No 1/2, p. 93-145.
Schumpeter, Joseph Aloïs [2008], Capitalism, Socialism and Democracy, New York, Harper Perennial.
Schumpeter, Joseph Aloïs [2013a], « Chapitre 7. Le tableau d’ensemble de l’économie » in Claude Jaeger, Le développement au sens de Schumpeter. Une mise en perspective de deux textes rares, Paris, L’Harmattan.
Schumpeter, Joseph Aloïs [2013b], « Entwicklung. Eine Festgabe für Emil Lederer » in Claude Jaeger, Le développement au sens de Schumpeter. Une mise en perspective de deux textes rares, Paris, L’Harmattan.
Schumpeter, Joseph Aloïs [2017], Business Cycles, A Theoretical, Historical, and Statistical Analysis of the Capitalist Process, 2 vol., Eastford, CT, Martino Fine Books.
Shionoya, Yūichi [1997], Schumpeter and the Idea of Social Science : A Metatheoretical Study, Cambridge, New York, Cambridge University Press.
Shionoya, Yūichi [2008], « Schumpeter and Evolution : An Ontological Exploration » in Shionoya Yūichi et Nishizawa Tamotsu (éd.), Marshall and Schumpeter on Evolution. Economic Sociology of Capitalist Development, Northampton, USA, Edward Elgar Publishing, p. 15-35.
Streissler, Erich [1994], « The Influence of German and Austrian Economics on Joseph A. Schumpeter » in Shionoya Yūichi & Perlman Mark (éd.), Schumpeter in the History of Ideas, Ann Arbor, University of Michigan Press, p. 13-38.
Weber, Florence [2016], « Vers une ethnographie des prestations sans marché », in Mauss Marcel, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, P.U.F.
1 L’auteur tient à remercier Arnaud Berthoud et Marlyse Pouchol pour leur relecture et leurs conseils avisés, ainsi qu’un rapporteur anonyme pour son précieux travail critique.
2 Emmanuel Macron ne « twittait-il » pas en Septembre 2018 : « “Entrepreneur” est un mot que les anglo-saxons ont “volé” à la francophonie : la France est un pays d’entrepreneuriat. »
3 Les notions de Führerfunktion (fonction de chef) et de Führerschaft (leadership en anglais) présentes chez Schumpeter ne peuvent éviter leur rapprochement avec le Führerprinzip qui désigne un principe d’obéissance au chef dans l’idéologie nazie. D’abord, il est important de rappeler que « Führer qui est un mot courant, depuis la Grande Guerre, de la langue militaire, et qui désigne tout meneur d’hommes doté de charisme et investi d’autorité, du lieutenant de troupes d’assaut au maréchal » (Chapoutot, 2017, p. 85-86). Le Führerprinzip renvoie plus spécifiquement à des « principes d’organisations communautaires » (Chapoutot, 2014, p. 235). Les travaux récents de Johann Chapoutot montrent comment les nazis ont développé une pensée anti-étatiste et anti-individualiste qui glorifie « la communauté du peuple » (Volksgemeinschaft) et plus particulièrement, « l’harmonie spontanée d’une communauté raciale homogène et pure » (Chapoutot, 2020, p. 53). Dans cette communauté, le Führer est à la fois l’émanation de l’esprit de la communauté et l’incarnation de la volonté de la communauté (Chapoutot, 2020, p. 57-58). Schumpeter écrit bien avant l’avènement du national-socialisme en Allemagne et n’a jamais été coupable de complaisance avec l’idéologie nazie. L’entrepreneur schumpétérien n’est pas motivé par un Führerprinzip économique ; bien au contraire, la conception de l’entreprise (Betriebsgemeinschaft) et du management (Menschenführung) développée par les nazis semble éloignée de la fonction de l’entrepreneur schumpétérien et dresse au contraire le portrait de managers bureaucratisés et soucieux d’un esprit de communauté.
4 Keynes, 2018, p. 131.
5 Schumpeter meurt la veille de la première conférence, le 8 janvier 1950. Il nous reste cependant les notes et les plans de ses interventions.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-11886-2
- EAN : 9782406118862
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11886-2.p.0087
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/06/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : création, innovation, Schumpeter, don, appropriation