La défense libertarienne du revenu universel Conflits et contradictions au sein d’un courant de pensée éclaté
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2021 – 1, n° 11. varia - Auteur : Gaulard (Mylène)
- Pages : 57 à 86
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
LA DÉFENSE LIBERTARIENNE
DU REVENU UNIVERSEL
Conflits et contradictions
au sein d’un courant de pensée éclaté
Mylène Gaulard
Université Grenoble Alpes
C.R.E.G. – E.A. 4625
INTRODUCTION
Jean-Pierre Dupuy observait il y a vingt-cinq ans qu’« un préjugé tenace veut, en France, que la justice sociale soit la préoccupation majeure du socialisme, et que le libéralisme s’en soucie comme de l’an quarante (…). Or, c’est l’inverse qui est vrai : il n’existe pas à proprement parler de théorie marxiste ou socialiste de la justice sociale alors que le libéralisme en produit à foison » (Dupuy, 1992, p. 36). Mais alors que la question du revenu universel1 semble susciter un regain d’intérêt ces dernières années, dans la classe politique aussi bien qu’auprès des philosophes et économistes français, européens et américains, tout un pan de la littérature sur cette question, caractérisée comme « libérale » ou « libertarienne », reste largement inexploré. Pourtant, dès 1946, George Stigler, l’un des fondateurs de la célèbre Société du Mont-Pèlerin, forteresse du libertarianisme2 depuis 1947, proposait déjà de remplacer le 58revenu minimum par des « transferts de cash » accordés aux familles les plus pauvres, transferts selon lui beaucoup plus utiles pour lutter contre la pauvreté. Il fut suivi en cela par son collègue de l’université de Chicago, Milton Friedman, qui clôturait en 1962 Capitalisme et liberté par une première ébauche de l’idée d’un impôt négatif et permit ainsi l’émergence d’un riche débat sur les mérites et les défauts de cet impôt comparé à l’instauration d’un revenu universel, les deux proposant d’élargir les transferts financiers à l’ensemble de la population, et non plus seulement aux plus pauvres.
Récemment, Jean-Sébastien Gharbi et Cléa Sambuc (2012, p. 200) évoquaient cependant un « refus de toute redistribution des revenus par les libertariens de droite », propos repris un peu plus tard par Gharbi (2014) selon qui « la principale différence entre les ailes gauche et droite du libertarianisme tient à cette exigence de redistribution dans le premier cas et à son refus catégorique dans le deuxième ». La réédition de In Our Hands de Charles Murray (2016), fervent défenseur d’un revenu universel bien que caractérisé comme libertarien de droite, semble néanmoins réfuter cette analyse. De nombreux libertariens renouent effectivement depuis plus de cinquante ans avec l’un des thèmes chers à Henry George dont ils se revendiquent encore en partie. Les libertariens de gauche, représentés principalement par des intellectuels comme Philippe Van Parijs, Michael Otsuka ou Peter Vallentyne (Cunliffe, 2000), ne sont pas les seuls théoriciens de la pensée libertarienne à s’être penchés sur cette question, raison pour laquelle cet article tentera d’appréhender l’ensemble de ce courant, méconnu en France et souvent caricaturé à un point tel que les écrits de Robert Nozick y furent qualifiés d’« économie politique du mal » (Dupuy, 1992, p. 293).
Le revenu universel, transféré à tous les citoyens d’un pays pour se substituer ou non à une partie des dépenses sociales versées par les pouvoirs publics, est effectivement considéré par certains libertariens comme un instrument parfaitement adapté à leurs valeurs, ce en quoi il se distinguerait des dépenses sociales pratiquées dans un cadre étatique liberticide qu’ils n’ont jamais cessé de dénoncer depuis plus de cinquante ans. Cette défense risque d’apparaître cependant comme une sérieuse contradiction à une époque où ce revenu est le plus souvent associé à un renforcement des politiques sociales. C’est pourquoi il fut 59sévèrement critiqué par Alain Laurent, l’un des principaux représentants de la pensée libertarienne en France, qui y voyait « l’aboutissement logique et intégral du projet solidariste » (Laurent, 1991, p. 126). L’objet de cet article sera justement de s’interroger sur cette « contradiction », ou plutôt sur la tentative de cohérence apportée par une partie des penseurs libertariens pour justifier le revenu universel. Si la branche la plus ancienne et répandue du libertarianisme, incarnée par des auteurs comme Murray Rothbard, Ayn Rand ou David Friedman, s’est toujours violemment opposée à la mise en place d’un tel revenu, risquant à la fois d’accroître les taxes prélevées par l’État et de déresponsabiliser toujours plus l’individu, des arguments opposés furent développés dans les cinquante dernières années par de nombreux libertariens pour défendre un revenu minimal distribué à tous. Seront donc préalablement présentées ici ces dernières analyses avant d’en établir les faiblesses théoriques et les risques d’incompatibilité avec les fondements mêmes du libertarianisme.
Comme tous les courants minoritaires, la pensée libertarienne est en effet traversée par une multitude de conflits, et bien qu’un écrivain aux prétentions philosophiques comme Ayn Rand ou un économiste comme Friedrich Hayek, ce dernier ayant qualifié d’« artificiel et de succédané » le terme de libertarien (Hayek, 1960, p. 343), aient souvent cherché à prendre leurs distances avec le libertarianisme, leurs recherches furent le plus souvent qualifiées de libertariennes. De même, il est bien connu que Milton Friedman se disait lui-même libertarien, même s’il refusait de se proclamer Libertarien (affilié au Parti libertarien américain). Bien que l’appartenance au courant libertarien soit parfois conditionnée par l’importance accordée aux « droits naturels » de l’individu (Valentin, 2003), une définition aussi restrictive du libertarianisme ne sera donc pas conservée ici.
Introduit en France par Henri Lepage (1978), l’adjectif « libertarien » servait initialement à désigner les « nouveaux économistes » de l’école du Public Choice réunis autour de James Buchanan et Gordon Tullock, et ceux de l’université de Chicago, guidés par Milton Friedman, dont l’ensemble des analyses menaient à des remises en question radicales du rôle de l’État qui les rapprochaient de la qualification actuelle populaire de « néolibéraux ». Il serait pourtant incorrect d’appréhender ledit « néolibéralisme » comme une opposition simpliste, homogène et indiscutée à l’État, visant à prôner le libre fonctionnement d’un marché 60parfaitement efficient ; les travaux de Serge Audier (2012) l’ont remarquablement démontré. Surtout, ayant investi le champ de la philosophie universitaire avec le célèbre ouvrage de Robert Nozick, Anarchie, État et utopie (1974), le libertarianisme ne peut être réduit à la seule question du libéralisme économique, car « il se pose systématiquement en s’opposant à l’État, en contestant chacune de ses interventions, non seulement dans le domaine des échanges économiques des individus, mais aussi dans celui de leur vie privée » (Caré, 2009, p. 14).
Cette définition assez large, permettant d’intégrer aussi bien des auteurs qui rejettent l’État de manière absolue comme Rothbard que ceux, comme Nozick, pour qui un État minimal doit tout de même subsister pour protéger les individus des violations de leurs droits et garantir le respect des contrats, est également adoptée par Matt Zwolinski (2011) selon qui le libertarianisme doit être compris en termes d’outputs, c’est-à-dire en fonction de sa critique virulente, si ce n’est le rejet, de l’État, aussi bien qu’en termes d’inputs, sur ses fondements moraux et le caractère primordial de la propriété de soi. Des anarcho-capitalistes, rejetant de manière absolue le rôle des pouvoirs publics, jusqu’aux minarchistes, préconisant un État minimal, il est notamment reconnu à l’unanimité que, outre ses atteintes aux libertés et à la propriété de soi, l’action étatique est dommageable pour la pérennité du lien social.
Cette approche aidera à mieux appréhender les apports communs de ce courant, comprenant aussi bien des libertariens de gauche que des libertariens de droite, des conséquentialistes que des jusnaturalistes, sur la question du revenu universel. Le courant libertarien n’a effectivement jamais convergé vers la nouvelle forme de darwinisme social que de nombreuses caricatures de la pensée libertarienne pensaient percevoir en elle, caricatures largement développées dans l’ouvrage de Dardot et Laval portant sur la société néolibérale (Dardot & Laval, 2009) ou dans l’article de Becquemont sur le darwinisme social (Becquemont, 2005). Bien au contraire, une partie de ces théoriciens, de Milton Friedman aux libertariens de gauche en passant par Nozick, furent situés au centre d’un riche débat sur la justification de certaines aides sociales, débat au sein duquel Zwolinski et Tomasi (2016) affirment percevoir davantage d’arguments en faveur du revenu universel que dans le libéralisme classique ou la pensée socialiste (I). Les réactions, approbations et indignations soulevées dans le camp libertarien, adressées 61surtout aux justifications théoriques des libertariens de gauche sur la répartition des richesses, n’ont cependant pas parfaitement perçu les écueils d’une telle répartition, qui paraît au final difficilement compatible avec les valeurs fondamentales et la perception des relations interpersonnelles vers lesquelles une société libertarienne serait censée mener (II).
I. UNE DÉFENSE DU REVENU UNIVERSEL
PAR DES APPROCHES VARIÉES DU LIBERTARIANISME
L’opposition à l’État et au concept même de justice sociale pourrait transformer en paradoxe l’appui de nombreux libertariens américains à l’instauration d’un revenu universel. Certains critiques des libertariens de gauche (Fried, 2004 ; Risse, 2004) conçoivent même comme une profonde incohérence les arguments de ces derniers en faveur d’une certaine redistribution des richesses, une revendication incompatible selon eux avec la propriété de soi. De nombreux libertariens, de gauche ou de droite, ont pourtant énoncé des arguments plus ou moins consistants pour appuyer non seulement certaines formes d’aides étatiques, mais aussi la « redistribution » de richesses dans un souci de correction des injustices passées (I.2.). Surtout, la mise en place d’un revenu universel est le plus souvent présentée par ces auteurs comme un prérequis pour accompagner le cheminement des individus vers une société libertarienne soucieuse de protéger les libertés individuelles (I.1.).
I.1. UN REVENU UNIVERSEL NÉCESSAIRE
POUR DAVANTAGE DE LIBERTÉ
Alors que les propos de Herbert Spencer, selon qui les pauvres « sont simplement des vauriens qui, d’une manière ou d’une autre, vivent aux dépens des hommes qui valent quelque chose » (Spencer, 1884, p. 45), sont souvent repris pour dénoncer la pseudo-résurgence d’un darwinisme social chez les libertariens qui se revendiquent toujours de l’anarchisme individualiste spencérien (Arvon, 1983), on ne peut distinguer une tendance nette qui validerait de telles analyses.
62Lorsque Milton Friedman émet en 1962 l’idée d’un impôt négatif qui permettrait alors une réduction ou un crédit d’impôt instaurant un revenu plancher de 300 dollars par personne au-dessous duquel aucun revenu net ne pourrait descendre, son objectif est bien de lutter contre une pauvreté que les comportements individualistes de la société actuelle ne seraient plus à même de prendre en charge collectivement sans l’aide de l’État (Friedman, 1962, p. 282). Il s’agit également, et surtout, d’en finir avec l’attitude paternaliste des grands programmes contre la pauvreté (Friedman, 1962, p. 263). Afin de limiter les démarches et contrôles administratifs, et supprimer en contrepartie toutes les autres aides sociales, tout citoyen américain recevrait une somme bien spécifique sous la forme de cette réduction ou crédit d’impôt. Un taux de dégressivité diminuerait cependant les réductions d’impôts accordées aux plus riches, ce qui distingue finalement cet impôt négatif d’un revenu universel versé ex post à tous indépendamment des revenus. Nous ne nous attarderons donc pas ici sur les multiples commentaires adressés à cette proposition de Friedman. Seule nous importera finalement sa justification d’un dispositif qui remplacerait « le fouillis des mesures qui sont aujourd’hui destinées aux mêmes fins » et diminuerait ainsi le « poids administratif total » (Friedman, 1962, p. 287), argument qui sera repris et approfondi dans les décennies suivantes pour défendre l’idée d’un revenu distribué à tous dans une logique libertarienne d’opposition à l’État.
Davantage partisan d’un revenu minimum versé ex post, Hayek considérait aussi au sortir de la seconde guerre mondiale que la survie de la « Grande Société » impliquait une certaine solidarité afin de légitimer le fonctionnement de celle-ci auprès de l’ensemble de la population. Pour l’économiste autrichien, il n’y avait effectivement « aucune raison pour qu’une société ayant atteint un niveau de prospérité comme celui de la nôtre ne puisse garantir à tous le premier degré de sécurité, sans mettre par cela notre liberté en danger » (Hayek, 1944, p. 138). Ces propos tenus dès La route de la servitude, en 1944, ne seront jamais reniés par la suite, bien au contraire. Dans Droit, législation et liberté, il écrit dans la même logique qu’« il n’y a pas de raison pour que le gouvernement d’une société libre doive s’abstenir d’assurer à tous une protection contre un dénuement extrême, sous la forme d’un revenu minimum garanti, ou d’un niveau de ressources au-dessous duquel personne ne doit tomber » 63(Hayek, 1973, p. 493). De même, dans La constitution de la liberté, il déclare qu’« on peut difficilement nier qu’à mesure que nous devenons plus riches, ce minimum vital que la communauté a toujours fourni à ceux qui ne peuvent se prendre en charge, et qui peut être fourni hors marché, peut augmenter aussi » (Hayek, 1960, p. 258).
Ce qui rend la proposition d’un revenu minimum par Hayek bien distincte de la branche de la pensée libertarienne favorable au revenu universel, c’est qu’elle passe sous silence l’autre intérêt selon celle-ci d’une somme d’argent versée à tous, de manière ex ante avec un revenu universel ou ex post par un impôt négatif : la simplification d’un système de sécurité sociale dont la complexité croissante ne profite qu’à certaines catégories de la population, et non aux plus pauvres, tout en empiétant sur les marges de liberté des autres. Paradoxalement, et alors qu’il n’en tirait pas les conséquences évidentes, Hayek critiquait déjà la vaste panoplie de programmes sociaux, susceptibles de défendre les intérêts d’une catégorie de la population plutôt que de réellement lutter contre la pauvreté, quand il écrivait « qu’il est effectivement possible de “corriger” un ordre si cela consiste à garantir que les principes sur lesquels il repose seront appliqués de façon cohérente et constante ; mais non pas en appliquant pour une certaine partie de la collectivité des principes qui ne valent pas pour les autres parties » (Hayek, 1973, p. 595). Ces propos de Hayek pourraient donc laisser supposer que l’économiste autrichien aurait été porté à défendre un revenu universel, versé à tous et sans condition de ressources. Or, Claude Gamel (1999) a parfaitement souligné la contradiction de Hayek qui s’est au contraire toujours opposé à un tel revenu, à « la demande absurde que tous soient assistés sans égard à la situation personnelle » (Hayek, 1960, p. 302), puisqu’« il ne peut y avoir dans une société libre, de principe de justice qui confère un droit à une assistance “non préventive” ou “non discrétionnaire” indépendamment du constat d’une situation de détresse » (Hayek, 1960, p. 303).
Plus récemment, les représentants du « libertarianisme des cœurs sensibles » (Bleeding Heart libertarianism), Matt Zwolinski et John Tomasi (2016), rappelaient pourtant qu’une telle redistribution des revenus était indispensable pour protéger les libertés individuelles et les principes moraux d’une société libre. Il s’agissait alors pour eux de penser le revenu universel en termes d’effets, et non de droits, contrairement 64à l’approche des libertariens de gauche, comme Peter Vallentyne que nous présenterons plus bas, dont la pensée est fondée sur une démarche déontologique totalement opposée. Si tous les libertariens insistent sur le rôle de la charité (Narveson, 1988 ; Murray, 2016, p. 86-87) pour mettre fin au fléau de la pauvreté, suivant en cela l’analyse de John Locke dans son Traité du gouvernement, les écueils de cette dernière dans la société actuelle sont parfaitement perçus. Au contraire, un revenu universel accordé à tous les citoyens aiderait non seulement, dans une logique hobbesienne, à prévenir le désordre, mais également à rendre possible davantage de liberté pour tous.
Quarante-quatre ans après Milton Friedman, Charles Murray a aussi visiblement évolué sur cette question lorsqu’il affirme dans la première version de In Our Hands (2006) qu’un tel revenu aiderait à résoudre une partie des problèmes sociaux des États-Unis, et ce alors même que l’ouvrage qui le rendit célèbre en 1984, Losing Ground, refusait la moindre aide sociale susceptible d’accroître le rôle de l’État et de déresponsabiliser toujours davantage les bénéficiaires de celle-ci. Quand il propose un revenu de base de 13 000 dollars par an dans la deuxième édition de In Our Hands (Murray, 2016), il s’agit bien d’une politique qui s’adresse à tous les citoyens américains de plus de 21 ans. Bien que ne visant pas à remplacer toutes les dépenses, notamment le système de retraite américain actuel, ce revenu se substituerait à une grande part des programmes actuellement existants qui auraient largement démontré leur inefficacité et leur empiètement sur la liberté individuelle des bénéficiaires potentiels. Michael Tanner (2015) recensait par exemple récemment trente-trois programmes de logement et vingt et un programmes alimentaires aux États-Unis, politiques dont la suppression offrirait de larges ressources pour établir un revenu universel pour tous. Cette volonté d’en finir avec un appareil bureaucratique grandissant explique d’ailleurs que contrairement à certaines analyses (Tondani, 2009), beaucoup de libertariens se soient finalement ralliés à la défense d’un revenu universel plutôt qu’à un impôt négatif qui nécessiterait de pouvoir exercer un contrôle supérieur au sein du système fiscal sur les revenus des ménages et les droits acquis en fonction de ces derniers. En réduisant l’allocation pour les revenus supérieurs à 30 000 dollars, la proposition de Murray retombe d’ailleurs dans un tel écueil. Néanmoins, la question du choix entre impôt négatif ou revenu universel n’a pas 65été un lieu d’affrontement explosif de la pensée libertarienne puisque la supériorité supposée de l’un sur l’autre dépend davantage de détails pratiques que d’une argumentation théorique élaborée. Comme le résume Claude Gamel (2004), le revenu universel permettrait notamment d’offrir des montants supérieurs car individualisés et non liés aux revenus des ménages, de simplifier les procédures et d’empêcher la stigmatisation des plus pauvres.
La volonté de simplifier, voire de supprimer, l’appareil bureaucratique se retrouve également chez un libertarien de gauche comme Philippe Van Parijs qui, dès le collectif « Charles Fourier » constitué en 1984, grand gagnant du prix de la Fondation « Roi Baudouin » et à l’origine de la création ultérieure du réseau mondial BIEN (Basic Income Earth Network) en faveur d’un revenu universel, insistait sur les effets bénéfiques d’un tel revenu qui remplacerait les allocations chômage, le minimex (revenu minimum belge) et l’ensemble des prestations sociales versées par l’État belge. Éléments d’un appareil bureaucratique qui chercherait à régenter tous les aspects de la vie des bénéficiaires, les programmes sociaux d’alors et d’aujourd’hui seraient néfastes, non seulement en raison d’une répartition des richesses dont de nombreux libertariens contestent la légitimité, mais surtout du fait de leur volonté d’imposer une certaine conception de la vie bonne. Van Parijs rappelle régulièrement pour cette raison que la pensée « real libertarian », faisant primer le principe de maximisation de la liberté réelle pour tous, refuse toute conception particulière de la vie bonne (Van Parijs, 1995, p. 109-113). Les tests anti-drogue auxquels les bénéficiaires de certains programmes sociaux sont actuellement tenus de se soumettre, vivement critiqués par Michael Tanner (2015), de même que les preuves de recherche d’emploi que doivent apporter les bénéficiaires des revenus minimums, sont parfaitement illégitimes dans la pensée libertarienne. C’est d’ailleurs sur ce refus d’une conception supérieure de la vie que Van Parijs s’est le plus nettement éloigné de John Rawls à la fin des années 1980, rupture qu’il détaillera dans son article sur les surfeurs de Malibu (Van Parijs, 1991b) dont une illustration ornera la couverture de son ouvrage Real Freedom for All (1995). Van Parijs, comme tous les libertariens, s’oppose ainsi à tout contrôle de l’individu et à un partage du temps de travail que souhaiteraient imposer certains détracteurs du revenu universel.
66L’unique condition que les libertariens imposent à ce revenu universel est qu’il ne constitue pas un obstacle au bon fonctionnement du marché. Contrairement aux critiques énoncées par de nombreux pourfendeurs du revenu universel, Philippe Van Parijs spécifie d’ailleurs bien qu’un tel revenu ne créerait pas une désincitation au travail néfaste pour la croissance économique nationale (Van Parijs, 1995, p. 281), mais qu’elle pourrait bien au contraire libérer celui-ci de certaines contraintes, dont notamment le salaire minimum, avec la possibilité offerte à tous les salariés de cumuler salaire et revenu universel, les aidant de cette manière à renforcer leur pouvoir de négociation (Van Parijs, 1991a, p. 105). Les salariés seraient donc avec un tel revenu libres de refuser un emploi qui ne leur correspondrait pas, sans avoir à rendre de compte à la moindre institution bureaucratique. À ceux qui verraient dans un tel mécanisme un outil pour introduire davantage de précarité sur le marché du travail, Michael Tanner (2015) ne manque pas de rétorquer habilement que la sécurité introduite par le revenu universel ne serait pas plus un élément de précarisation que les dépenses sociales en général. Ces dernières pourraient tout aussi bien être accusées de fournir une protection sociale qui offrirait les moyens aux employeurs de peser sur le coût de leurs salariés. D’après une telle analyse, ce ne serait donc pas tant le revenu universel que l’État et les dépenses sociales dans leur globalité qu’il serait finalement utile de remettre en question…
I.2. LES PROLONGEMENTS DE LA CLAUSE LOCKÉENNE
EFFECTUÉS AU NOM DE LA « JUSTICE SOCIALE »
Outre cette volonté d’offrir à tous davantage de liberté, au sens libertarien d’une absence de contrainte extérieure, le revenu universel, notamment dans le cadre d’une redistribution des richesses, est depuis récemment mis avant par un nouveau courant du libertarianisme, dit « de gauche » depuis l’expression utilisée par Gérald Cohen (1995, p. 11), qui réintègre ce revenu dans une « justice sociale » antérieurement décriée aussi bien par Hayek que par Nozick.
Pour Hayek, « à strictement parler, seule la conduite humaine peut être appelée juste ou injuste (…). Un fait en lui-même, ou un état de choses que personne ne peut changer, peut être bon ou mauvais, mais non pas juste ou injuste » (Hayek, 2007, p. 376). Nozick s’est aussi violemment opposé au concept de justice sociale exposé par John Rawls, 67il fit même de sa critique le cœur de son ouvrage sur le libertarianisme. Un an après la publication la Théorie de la justice, ce philosophe américain dont l’objectif était initialement, comme il le rappelle dans la préface d’Anarchie, État et utopie, de s’attaquer aux libertariens se vit « à son corps défendant (…) convaincre par ces idées libertariennes » (Nozick, 1974, p. 10), et la critique de Rawls occupa alors une part importante de son ouvrage. La justice sociale serait par conséquent accusée par Nozick, de même que par Hayek, d’être le « Cheval de Troie à la pénétration du totalitarisme » (Hayek, 1973, p. 582), puisque les nouveaux droits (sociaux et économiques) qu’elle justifierait « ne pourraient être traduits dans des lois contraignantes sans du même coup détruire l’ordre de liberté auquel tendent les droits civils traditionnels » (Hayek, 1973, p. 522). La clause lockéenne réintroduite par Nozick réintègre pourtant une notion de justice dans la répartition des richesses qui viendrait réparer des injustices passées. Non évoquée par le philosophe américain, qui admettra que « les injustices passées pourraient être si grandes qu’elles rendent nécessaire à brève échéance un État plus étendu afin de les rectifier » (Nozick, 1974, p. 285), le revenu universel se situera rapidement dans le prolongement logique de cette réflexion.
Pour Nozick, l’appropriation d’un bien ou son transfert sont considérés comme injustes à partir du moment où de tels actes rendent la situation de certains moins enviable que ce qu’elle aurait été en leur absence. Il reprend de cette manière la clause énoncée par Locke dans le chapitre v du Second traité du gouvernement selon laquelle l’appropriation d’un bien ou d’une terre ne pourrait se justifier que s’il en reste autant et d’aussi bonne qualité pour les autres. Pour Locke, « ce travail appartient à l’ouvrier ; nul autre que l’ouvrier ne saurait avoir droit sur ce à quoi le travail s’attache, dès lors que ce qui reste en commun suffit aux autres, en quantité et en qualité » (Locke, 1997, p. 153). Reprenant à son compte cette « clause lockéenne », Nozick explique qu’« une personne n’a pas le droit de s’approprier le seul trou d’eau dans un désert et faire payer l’eau à sa guise. Pas plus qu’il ne peut faire payer l’eau à sa guise s’il possède un puits, et que, malheureusement, tous ceux du désert sont asséchés, à l’exception du sien » (Nozick, 1974, p. 225).
Lorsque Nozick écrit que l’appropriation est légitime uniquement si la situation des autres individus ne se trouve pas dégradée relativement à ce qu’ils bénéficiaient avant celle-ci, il se situe en quelque sorte dans une 68logique qui sera prolongée par les libertariens de gauche. Ces penseurs, souvent issus du marxisme et d’une critique de celui-ci au sein de la philosophie analytique, revendiquent effectivement une redistribution de certaines richesses au nom de la propriété de soi libertarienne. Observons déjà que la qualification « de gauche » n’est guère pertinente lorsqu’il s’agit d’opposer ces penseurs aux libertariens de droite ou de marché dont Nozick est l’un des principaux représentants alors que son raisonnement ne s’éloigne guère du leur. « Cheval de Troie du libertarianisme de droite » selon Barbara Fried (2004), la clause lockéenne permet en effet de justifier une forme d’intervention étatique et certaines dépenses sociales à partir d’une stricte position libertarienne.
Souhaitant aller au-delà de la position de Nozick, Will Kymlicka (2003) insiste ainsi sur le fait que la clause lockéenne serait moins pertinente que celle qui prendrait en compte la capacité d’une appropriation à rendre la situation des plus défavorisés préférable à celle qui aurait été observée, non pas préalablement à cette appropriation, mais si cette dernière avait été différente. Développée par Michael Otsuka, qui élargissait, dans la même logique que Kymlicka, cette clause lockéenne au fait que « les parts sont également avantageuses tant qu’elles rendent possible pour chacun d’atteindre le même niveau de bien-être que n’importe qui » (Otsuka, 2006), il apparaît assez rapidement qu’une certaine forme de redistribution des richesses se justifie à partir de cette clause. Avec le libertarianisme de gauche, nous ne nous trouvons plus dans le cadre d’un libertarianisme « suffisantiste » (sufficientarian libertarianism), mais bien dans un libertarianisme d’opportunités égales. Observons que si cette forme justifie une redistribution vers les plus pauvres, elle ne débouche pas forcément sur la revendication d’un revenu universel versé à tous, aussi bien aux « victimes » de l’appropriation qu’aux autres. C’est pourquoi Peter Vallentyne (2011) s’oppose au libertarianisme de parts égales (equal-share libertarianism) de Van Parijs.
Il n’en reste pas moins que cette question d’un principe de justice gouvernant l’appropriation des ressources naturelles et leur répartition a rapidement débouché sur la logique de réparation des injustices passées chez les libertariens de gauche, que ce soit par le biais d’un revenu universel ou non. Suscitant une vive polémique chez les libertariens sur la pertinence de distinguer une propriété de soi légitime ou non (Murphy & Nagel, 2002), cette analyse fut rejetée par une majorité d’entre eux car 69la réparation induite par une telle clause, la détermination du montant précis de dédommagement, nécessiterait de connaître exactement les victimes de ces appropriations, leurs descendants ainsi que la situation actuelle de ces derniers (Henderson, 2015), et ce alors même qu’il n’est pas encore tout à fait établi si cette réparation devrait intégrer ou non la plus-value ajoutée au fil du temps à la propriété en question. Cette clause lockéenne et surtout la logique de réparation qui en découle pour beaucoup d’auteurs n’en demeurent pas moins des thèmes récurrents chez les libéraux du 19e siècle dont se revendiquent les libertariens. Herbert Spencer lui-même cherchait à justifier les lois sur les pauvres, censées compenser l’appropriation des terres sous le féodalisme : pour lui, « on ne peut pas prétendre que les titres de propriété existants sont légitimes. Que ceux qui pensent ainsi aillent voir dans les chroniques. La violence, la tromperie, la force et la ruse, voilà les origines de ces titres » (Spencer, 1891, p. 104). L’autre grand représentant de l’anarchisme individualiste américain, Lysander Spooner, pensait également qu’une appropriation initiale injuste rendrait légitime l’expulsion des grands propriétaires terriens présents en Irlande puisque « chaque propriétaire successif est non seulement responsable de tous les vols de ses prédécesseurs, mais il en commet un autre lui-même en conservant ses terres » (Spooner, 1880, p. 126). Observons que selon tous ces auteurs, le problème ne serait donc pas tant la pauvreté que la façon dont elle s’est constituée (Tomasi & Zwolinski, 2016).
Henry George (1887), penseur libéral présenté souvent comme l’une des grandes influences du libertarianisme contemporain, appuyait de même la nécessité d’un impôt sur la terre pour compenser l’appropriation illégitime de celle-ci par une minorité. Cet impôt serait ensuite redistribué à l’ensemble de la population en gage de dédommagement d’un bien qui appartenait auparavant à tous, argumentation qui sera reprise par les libertariens de gauche justifiant ainsi une certaine répartition des richesses. On retrouve ici la même logique que chez Thomas Paine (1797) qui évoquait l’existence d’un droit naturel sur la terre. Il ne s’agirait donc plus tant de percevoir une injustice dans une appropriation qui dégraderait la situation de certains, que de refuser dans ce cas la moindre appropriation de la terre, propriété commune de l’humanité. Risse (2004) relève parfaitement la contradiction du libertarianisme de gauche qui tente de réhabiliter la clause lockéenne alors que les 70libertariens de gauche refusent catégoriquement l’explication théologique lockéenne de cette propriété commune, la terre étant perçue chez le philosophe anglais comme un don de Dieu à toute l’humanité. Pour Murphy et Nagel (2002) ou Jan Narveson (1988), la clause lockéenne reprise par Nozick, s’appuyant comme chez les libertariens de gauche sur la possibilité d’une appropriation illégitime liée à la propriété commune des ressources naturelles, n’a donc dans une telle analyse aucun sens puisqu’aucun fondement théorique.
C’est la raison pour laquelle Hillel Steiner et Michael Otsuka partent au contraire de l’hypothèse selon laquelle la terre ne serait plus la propriété de tous : elle n’appartiendrait et ne pourrait appartenir à personne, ce qui rendrait d’autant plus illégitime l’appropriation de ces « ressources externes ». La répartition des richesses issues de ces ressources externes serait donc parfaitement justifiée, et elle ne violerait en rien la propriété de soi puisque, bien au contraire, elle chercherait à corriger des appropriations illégitimes. Cette hypothèse, selon laquelle les ressources naturelles n’appartiendraient à personne, demeure pourtant la moins cohérente avec les axiomes du libertarianisme : si ces ressources ne sont originellement la propriété de personne, une redistribution effectuée au nom de la propriété est d’autant plus illégitime qu’elle s’oppose à la fois au paradigme libertarien du premier occupant énoncé pour la première fois par Locke, tout en contredisant sa propre hypothèse selon laquelle l’appropriation de telles ressources serait illégitime (de même que, par conséquent, la redistribution des gains résultant de leur utilisation…).
Il est aussi regrettable que dans son ouvrage, Otsuka (2003) n’évoque point la question du revenu universel comme moyen possible de remédier à des appropriations illégitimes des ressources externes. On peut néanmoins supposer qu’il rejoint sur ce problème la position de Vallentyne (2011), favorable à un libertarianisme d’opportunités égales, et non de parts égales comme Van Parijs, ce dernier restant finalement assez isolé sur la question du revenu universel parmi les libertariens de gauche. Si les libertariens ne sont pas tous opposés à une certaine redistribution des richesses, nous sommes donc bien loin du consensus sur la question du revenu universel, et le libertarianisme de gauche n’est pas forcément le courant qui présente l’approche la plus cohérente sur la question.
71II. LES RISQUES D’INCOMPATIBILITÉ DU REVENU UNIVERSEL AVEC LES FONDEMENTS DU LIBERTARIANISME
L’opposition quasi-généralisée des libertariens au darwinisme social tel que nous l’entendons généralement, ainsi que l’opportunité que représenterait le revenu universel pour dégager davantage de liberté au sens d’une absence de contrainte externe et d’un certain respect de la propriété de soi, rendent parfois apparemment compatible la défense de ce revenu par certains d’entre eux avec la logique de la pensée libertarienne. Les frictions au sein de ce courant théorique, et les attaques adressées aux libertariens de gauche sur cette question, mériteraient cependant d’être approfondies ici. L’idée même de revenu universel ne remet certes pas forcément en question la liberté individuelle et la propriété de soi, mais son application effective risquerait de mener à une telle violation des droits fondamentaux défendus par les libertariens. S’appuyant sur une logique de réparation des injustices passées ainsi que sur la nécessité d’une maximisation des libertés réelles pour tous afin de justifier l’existence de ce revenu universel, certains libertariens de gauche franchissent même des limites qui les rapprochent davantage des égalitaristes libéraux que des libertariens (II.1.). Par ailleurs, un aspect souvent passé sous silence ou incompris de la pensée libertarienne, sur la nature des liens sociaux noués dans la société à laquelle ces auteurs aspirent, rend difficilement compatible un revenu perçu dans le cadre d’une « solidarité froide » selon les termes de Pierre Rosanvallon (1981), avec leur volonté de recréer des communautés resserrées autour de relations interindividuelles qui, contrairement à l’interprétation de Sébastien Caré (2009), n’apporteraient pas avec elles la mort du politique, mais bien au contraire sa régénérescence (II.2.).
II.1. LA BOITE DE PANDORE DU LIBERTARIANISME :
LA QUESTION DU FINANCEMENT D’UN REVENU UNIVERSEL
Les estimations du coût d’un revenu universel réalisées par Charles Murray aboutissaient dès 2006 aux pronostics selon lesquels ce revenu atteindrait en 2020 des sommes bien inférieures à celles de la sécurité sociale traditionnelle. Observons néanmoins qu’aussi bien dans la première 72version de In Our Hands de 2006 que dans celle de 2016, le niveau du revenu universel est censé rester identique au fil du temps alors même que Murray lui-même l’a augmenté entre les deux dates de 3000 dollars, le faisant passer de 10 000 à 13 000 dollars, afin de ne pas faire reculer le pouvoir d’achat offert par ce revenu. Selon Tanner (2015), opposé à l’analyse de Murray, la suppression de l’ensemble des programmes sociaux ne permettrait donc pas de compenser la hausse exponentielle des dépenses publiques impliquées par la présence d’un tel revenu. Avec une somme de 12 316 dollars, correspondant au seuil de pauvreté des États-Unis, offerte à 296 millions de citoyens, Henderson (2015) parvient à un coût total de 4 400 milliards de dollars, soit un budget supérieur aux 3 500 milliards de l’ensemble des dépenses publiques actuelles, un coût qui ne serait réduit que de 2 270 milliards en cas de suppression de l’intégralité des programmes sociaux et de celle des exonérations fiscales réparties sur l’ensemble des ménages et des entreprises du pays.
Ce qui importe ici, ce ne sont pourtant pas tant les calculs interminables sur la faisabilité financière du revenu universel que les réponses apportées par les libertariens de gauche pour mettre fin à ce débat. À l’économiste Serge-Christophe Kolm (2005, p. 84) qui estimait à 2,5 % de la production la part des ressources naturelles non humaines susceptibles d’être taxées sans nuire, selon la clause lockéenne, au principe de la propriété de soi, les libertariens de gauche proposent d’éloigner la frontière des ressources externes (naturelles), toujours bien distinctes des ressources internes dans le sens où elles ne sont pas directement attachées au travail d’un individu. Pour Vallentyne (2011), tous les biens produits avec des ressources externes rares pourraient, dans le respect de cette clause lockéenne, être taxés afin de compléter les impôts sur la propriété de la terre et offrir davantage de ressources au système de redistribution. Chaque libertarien de gauche proposera finalement une nouvelle extension de ces ressources externes, allant des ressources naturelles rares chez Vallentyne (2011) à l’ensemble des biens produits grâce au reste de la société (Otsuka, 2006) jusqu’à la taxation du patrimoine génétique chez Steiner (1994) ou celle d’une « rente de travail » proposée par Van Parijs (1995, p. 166), qui réclamait encore récemment un « partage équitable de ce qui sinon serait approprié de manière disproportionnée par ceux à qui la loterie des talents et de la vie a permis d’obtenir un boulot intéressant et bien payé » (Van Parijs, 732013, p. 172). Vallentyne (2011, p. 10) accusera Van Parijs de se distinguer beaucoup trop nettement de la pensée libertarienne en taxant le travail et les dons, mais rien n’est dit chez lui de l’incohérence d’un tel élargissement des ressources externes.
Il est vrai que Van Parijs dépasse largement les fondements du libertarianisme lorsqu’il justifie sa proposition de taxation du travail par le fait que les travailleurs auraient toujours l’option de ne pas travailler en cas de refus de cette taxation. Ce que ne manquera pas de lui reprocher Claude Gamel (2004) qui percevait les propositions de Van Parijs comme une simple justification du système fiscal actuel, notamment lorsque celui-ci déclarait que « les salaires devraient être taxés jusqu’au point où le rendement fiscal et le montant ainsi financé de l’allocation universelle sont maximisés » (Van Parijs, 1995, p. 116). À l’encontre même de la logique de base libertarienne et des propos de Locke selon qui chaque individu est propriétaire de son travail et des fruits de celui-ci, Van Parijs se déclare même en faveur d’une plus forte taxation du travail que du capital, car d’après lui, « les rentes incorporées dans les salaires peuvent être plus facilement taxées que si elles étaient appropriées par les propriétaires du capital, essentiellement du fait que le travail est moins mobile que le capital » (1995, p. 113).
À la suite de Thomas Paine (1797) qui proposait dès la fin du 18e siècle de verser des revenus fixes aux différentes catégories de la population au nom, d’une part du droit naturel des hommes sur la terre, et d’autre part d’une reconnaissance du rôle de la société dans la possibilité offerte à un individu d’acquérir une propriété personnelle, les libertariens de gauche finissent donc par restreindre considérablement l’ampleur de la propriété de soi, réservée non pas tant à l’ensemble du travail et à ses fruits qu’à ce qui ne dépend plus du reste de la société. Van Parijs (1995, p. 100-101) dresse même une liste des ressources externes, comprenant aussi bien les usines, les ponts, les programmes informatiques, les maisons privées etc., selon lui similaires aux ressources naturelles dans le sens où leur appropriation ne serait légitime qu’en échange d’une compensation versée au reste de la société. Dans son principe de diversité non dominée, emprunté à Bruce Ackerman (1980) et au critère de non-envie de Jan Tinbergen (1946), Van Parijs propose même d’organiser une redistribution des richesses dont l’objectif serait qu’il n’existe plus un couple d’individus tel que 74tous les membres de la société préfèreraient le panier de ressources de l’un par rapport à l’autre (Van Parijs, 1995, p. 72-77). Il reste en cela assez proche d’Otsuka (2006) pour qui le principe de justice viserait à compenser les différences entre individus, que ces dernières soient physiques intellectuelles. Vallentyne, Steiner et Otsuka (2005) revendiquent finalement un égalitarisme plus fort encore que celui des libéraux égalitaires, allant même jusqu’à offrir des arguments en faveur d’une égalisation des chances à l’échelle du monde entier, politique à laquelle Rawls s’est fermement opposé dans The Law of Peoples (1993). Des libertariens comme Daniel Moseley (2012) ou Van Parijs (2013) pour qui « il est indispensable d’organiser des transferts permanents des pays à haute productivité vers les pays à faible productivité », se prononceront, pour les mêmes raisons, en faveur d’un revenu universel versé à l’ensemble des habitants de la planète.
Lorsque ces auteurs réclament une répartition « juste » des richesses produites par la société, ils se situent dans un cadre d’analyse identique à celui d’Ackerman et Alstott (2000), faisant dépendre le fonctionnement du marché de l’ensemble de la société et justifiant ainsi leur société d’associés. Il n’en reste pas moins que dans cette approche les principes de base du libertarianisme sont loin d’être respectés. Ce courant de pensée se distingue effectivement depuis sa création par son opposition au socialisme et au conservatisme, par un refus d’adopter une vision holiste de la société, cette dernière étant bien définie comme une « structure complexe dont l’ordre spontané s’auto-organise à partir des interactions individuelles et des effets de synergie qui en résultent » (Laurent, 1991, p. 197). Or, il n’est guère légitime d’après cette conception d’envisager la société comme une entité abstraite supérieure à la somme de ses parties. Si l’interprétation théologique de Locke permettait de limiter l’extension de la propriété privée sur la terre, la clause lockéenne étendue par les libertariens de gauche à de nombreuses « ressources externes » ne repose sur aucun fondement théorique validé par les racines mêmes de la pensée libertarienne. Van Parijs ira même jusqu’à nuancer l’hypothèse d’une performance absolue supérieure du marché sur celle de l’État lorsqu’il écrira récemment qu’« il faut corriger les prix de multiples manières et c’est une des raisons fondamentales pour lesquelles il faut que le marché fonctionne dans le cadre de règles déterminées par une entité publique démocratique » (Van Parijs, 2013, p. 174).
75C’est sans doute pour cela que rapidement la redistribution des richesses n’est plus justifiée chez les libertariens de gauche par cette volonté de réparer, dans une logique lockéenne, les injustices passées, ou de compenser les échecs de la charité dans sa lutte contre la pauvreté et la préservation du lien social. Le passage à un libertarianisme d’opportunités égales chez Otsuka (2006) ou à un libertarianisme de parts égales chez Van Parijs, pour reprendre la distinction faite par Vallentyne (2011), permet notamment de justifier la redistribution des richesses, jusque-là critiquée très vivement par l’ensemble des libertariens, non plus au travers d’une mise en avant de la propriété de soi comme valeur première de l’individu et de la société, mais par une forme de liberté, dite « réelle ». Le principe du leximin de John Rawls, selon lequel toute inégalité qui ne détériore pas la situation des plus défavorisés est acceptable, est pour cela repris par Van Parijs, et même radicalisé avec le maximin qui suppose une maximisation du sort ou des possibilités des plus défavorisés (Van Parijs, 2013). Lorsque Van Parijs qualifie de « real libertarian » (1991a), et même de « libertarianisme d’extrême-gauche » avant cela (1988, p. 77), cette position sur le revenu universel, offrant les moyens d’atteindre une maximisation de la liberté réelle pour tous, cela lui permet effectivement d’insister, à la manière de James Sterba (1985) quelques années avant lui, sur la possibilité de proposer, par cette alliance entre libertés positive et négative selon Isaiah Berlin, ou entre libertés réelle et formelle selon la formulation de Karl Marx, davantage de liberté à l’individu, analyse reprise aussi largement par l’économiste libéral Serge-Christophe Kolm (2005) avec son concept de liberté sociale. Bien que ne constituant pas l’un des fondements théoriques du libertarianisme « traditionnel », le leximin/maximin est donc repris par Van Parijs à la pensée rawlsienne pour servir sa propre vision de la liberté, dans le cadre d’une analyse dite « real libertarian ».
Dès La route de la servitude, Friedrich Hayek mettait pourtant en garde contre cette nouvelle définition de la liberté qui émergea dans la décennie 1930 et trouva au-delà des cercles marxistes une certaine résonance chez des penseurs libéraux comme John Dewey ou Isaiah Berlin. Selon l’économiste autrichien, cette liberté réelle, impliquant certains avantages économiques et sociaux distribués à tous, ne serait qu’un autre nom pour le « pouvoir », bien loin du concept de liberté développé par les premiers penseurs libéraux. Hayek rappelle ainsi que 76« le courtisan, qui vit dans le giron de l’opulence, mais doit obéir au doigt et à l’œil au prince, peut être moins libre qu’un pauvre paysan ou artisan, moins à même de vivre sa propre vie et de choisir ses propres occasions de se rendre utile » (Hayek, 1960, p. 17).
Dans sa fameuse critique du libertarianisme de gauche, Barbara Fried (1994) évoquera la schizophrénie de cette pensée qui justifie l’instauration de certaines taxes au nom de la propriété de soi, mais qui s’appuie sur des arguments égalitaristes (et non sur le principe de propriété de soi) lorsqu’il est question de redistribution. Cette analyse est critiquée par Gharbi (2014) selon qui la compensation des inégalités s’effectue, certes, au nom de la liberté réelle, et non plus de la propriété de soi, mais aucune contradiction ne lui semble susceptible d’apparaître entre les deux étant donné que rien ne lie inéluctablement les individus entre eux dans ce raisonnement, aucune contrainte extérieure ne les menace dans leur intégrité. Cette affirmation nous semble cependant erronée lorsqu’on mesure l’ampleur des ressources externes qui seraient taxées pour financer une telle redistribution. Lorsque Otsuka (2006, p. 16) propose par exemple de taxer uniquement les « individus aptes qui ont été reconnus, correctement et de façon justifiée, coupables d’infractions », il s’éloigne nettement du principe de réparation des injustices passées au nom de la propriété de soi. Il renie même intégralement la définition de la propriété de soi, et ne reconnaît implicitement qu’une propriété étatique originelle, lorsqu’il déclare que « l’État empièterait sans doute sur les droits de propriété libertariens s’il saisissait une partie de cette terre et la transférait aux moins nantis. Mais il n’empiète aucun droit libertarien de propriété de la terre en donnant plus de terre à ceux qui ont moins et moins à ceux qui ont plus » (Otsuka, 2006).
Confronté à cette « contradiction entre le respect de la propriété de soi et le choix d’une liberté réelle », Gérald Cohen (1995) fut incité à prendre ses distances avec le libertarianisme de gauche pour lui préférer une approche plus égalitariste opposée au principe de propriété de soi : pour lui, la propriété privée risquerait sans cesse de réduire la liberté des non-propriétaires, et la maximisation des chances de départ prônée par les libertariens de gauche, selon qui les moins privilégiés doivent rencontrer un minimum d’obstacles dans leur chance d’ascension sociale, n’est absolument pas à même, dans une telle situation, d’empêcher les situations de dépendance vis-à-vis d’autrui. Cohen peut donc être 77crédité d’une certaine cohérence dans cette conception selon laquelle le libertarianisme serait difficilement conciliable avec une répartition des richesses suffisante pour résoudre les problèmes de pauvreté actuels. Il ne s’agit pourtant pas de la seule faiblesse de ce courant de pensée quant à la question du revenu universel, nous le verrons ci-dessous.
II.2. LE RETOUR D’UNE « SOLIDARITÉ FACTICE » OPPOSÉE
à LA CONCEPTION LIBERTARIENNE DES LIENS SOCIAUX
Les libertariens de gauche furent maintes fois critiqués pour leur raisonnement tenu en faveur d’une redistribution des richesses et pour certains d’entre eux en faveur de l’établissement d’un revenu universel qui ne s’appuierait plus sur le principe de propriété de soi, mais sur une liberté réelle parfaitement opposée aux hypothèses fondamentales du libertarianisme. Si la logique même du revenu universel semblait a priori s’accorder avec la volonté des libertariens de limiter au maximum les ingérences d’une bureaucratie politique dans la vie des individus, devenant ainsi compatible avec un respect supérieur de la propriété de soi et de la liberté, sa mise en œuvre tendrait aussi à rompre assez nettement avec l’approche libertarienne des liens sociaux.
Il serait effectivement simpliste de réduire l’analyse sociétale des libertariens à la simple interaction entre des individus définis uniquement par rapport à eux-mêmes, à leur travail et aux fruits de celui-ci. Or, depuis Robert Nisbet (1980), c’est justement cette approche caricaturale du libertarianisme qui a violemment opposé ce courant de pensée au conservatisme. Nisbet reprochait notamment aux libertariens de menacer tout l’ordre social, avec un individualisme exacerbé nocif pour toute forme de communauté et de coopération sociale. On retrouve cette même critique dans la thèse de Sébastien Caré (2009) qui accuse le libertarianisme de mener vers un « dépérissement du politique », de prôner « une société sans projet, sans aspiration collective, bref une société sans devenir, immédiate à elle-même, hors du temps ».
Pourtant, force est de constater qu’une analyse plus poussée de ce courant de pensée pourrait mener à de tout autres conclusions qui permettraient justement de refuser la logique d’un revenu universel. Il est en effet possible de retrouver chez les libertariens une critique De la redistribution similaire à la critique conservatrice de la « solidarité froide » déjà présente chez Anton Zijderveld (1986) ou chez le communautarien 78Michael Walzer selon qui un système de transferts sociaux entièrement rationalisé « priverait d’expression les solidarités locales et particularistes » (Walzer, 1990, p. 18). Si Van Parijs (1991a, p. 229) en appelle à une « solidarité tiède » qui permettrait, par l’intermédiaire d’un revenu universel, de soustraire les plus démunis au bon vouloir des autres, il demeure encore assez minoritaire au sein de son courant.
Un économiste comme Charles Murray (2016) tente notamment de faire le pont entre le libertarianisme et la revendication d’une solidarité chaude qui ne serait pas imposée par le haut lorsqu’il explique qu’« il est important que les gens se confrontent aux besoins humains ». Il insiste pour cette raison sur le fait que « les libertariens veulent une société dans laquelle, quand les parents ne jouent plus leur rôle, il y ait des institutions sociales entourant l’enfant (non un appareil bureaucratique, mais une famille élargie, des voisins, l’église, des philanthropies locales), des gens qui connaissent l’enfant et peuvent l’aider plus efficacement que n’importe quel programme gouvernemental » (Murray, 1997, p. 138). Hayek émettait aussi déjà des réserves en son temps sur la possibilité de déléguer des fonctions essentielles, situées au cœur d’une communauté, quand il écrivait que « une décision n’a de valeur morale que dans la mesure où nous sommes responsables de notre propres intérêts et libres de les sacrifier » (Hayek, 1973, p. 224). Favorable à la création spontanée d’« organisations volontaires » pour prendre en charge des problèmes sociaux majeurs, il critiquait particulièrement la vaine prétention des gouvernements de satisfaire « tout besoin qui pourtant ne peut être satisfait sans la coopération de nombreux citoyens » (Hayek, 1960, p. 610).
Dans ses Harmonies économiques, l’économiste français Frédéric Bastiat (1851, p. 537) s’opposait déjà au 19e siècle à une « solidarité artificielle agissant en sens inverse de la solidarité naturelle. » Dans le prolongement des écrits de Ferdinand Tönnies ou de ceux d’Émile Durkheim sur l’opposition entre communauté et société, il est reproché à l’État de participer à la dissolution d’un ordre social spontané formé dans les siècles précédents. Selon Hayek, « la constante répétition des appels à nos responsabilités “sociales” à l’égard de tous les démunis ou malheureux de notre commune, de notre pays, ou du monde entier, ne peut avoir pour effet que d’émousser nos sentiments, jusqu’à faire disparaître la distinction entre les responsabilités qui requièrent notre action personnelle et celles qui ne le font pas » (Hayek, 1960, p. 82). Charles Murray, à la 79suite de Ludwig Von Mises qualifié de « paléo-libertarien » en raison de sa volonté de retisser des liens entre la pensée conservatrice et le libertarianisme, exprime la même mise en garde contre l’intervention de l’État sur la question sociale quand il écrit que « dans une société où la responsabilité de se confronter aux besoins humains se concentre entre les mains des bureaucrates, le développement de la vertu dans la génération suivante est empêchée » (Murray, 2016, p. 88-89), puisque « les formes d’affiliation qui lient les communautés actuelles et leur donnent de la vitalité sont des tiges qui requièrent quelque chose pour les attacher (…) Quand le gouvernement s’approprie une fonction essentielle, il retire les tuteurs de ces tiges ».
Aspect oublié des exposés sur la pensée libertarienne, la charité ne peut effectivement être perçue comme un simple substitut à la mainmise de l’État sur les problèmes de pauvreté économique et de misère sociale. La moindre interférence de l’État dans les relations interindividuelles tend irrémédiablement, selon les libertariens, à dissoudre peu à peu ce lien social que la charité aidait à entretenir. Des corps intermédiaires sont donc sollicités pour, au contraire, renforcer ce lien qui permettrait d’offrir « une puissance motivation à aimer et à aider autrui en même temps qu’une arme contre le détournement bureaucratique » (Laurent, 1991, p. 236). Bien que les libertariens soient souvent dénoncés pour l’égoïsme qui serait inhérent à la logique individualiste de leur pensée, il serait assez maladroit de poursuivre cette dénonciation sans percevoir cette confiance dans le marché, défini comme une interaction permanente entre individus, qui servirait de ciment à l’ordre social. Murray dénonce pour cette raison tous les critiques du marché qui « n’acceptent pas que les individus puissent adopter des comportements coopératifs et altruistes » (Murray, 2016, p. 3). Le refus d’une appréhension aussi pessimiste du marché pousse donc les libertariens à prôner l’insertion des individus dans des réseaux multiples d’associations et d’organisations d’entraide mutuelle. Selon Vincent Valentin (2002, p. 365), « si aucune autorité centrale n’est nécessaire et si le marché du droit garantit une harmonie spontanée, les individus ne sont plus de simples monades fermées sur elles-mêmes dans l’approfondissement de leur différence ».
Nous sommes donc bien loin d’un individualisme exacerbé responsable d’un retranchement de l’individu dans une citadelle qui le séparerait de ses semblables et de leurs besoins. Et c’est justement pour cela que 80le revenu universel entre partiellement en contradiction avec le courant libertarien qui s’est pourtant longuement penché sur la faisabilité et la pertinence d’une telle politique. Daniel Moseley (2012) tente d’échapper à cette contradiction en donnant une place essentielle aux associations qui seraient chargées, loin des structures centralisées étatiques, de recueillir les fonds nécessaires et de distribuer ce revenu à l’ensemble de la population. Il n’en reste pas moins que cette proposition astucieuse, si elle tend à rétablir la place de corps intermédiaires représentant l’ordre social, ne remet absolument pas en question le côté artificiel d’une solidarité venant d’en haut, suspicieuse vis-à-vis de la capacité des initiatives individuelles à freiner l’expansion des maux sociaux.
CONCLUSION
Finalement assez peu étudié, le courant de pensée libertarien se distingue par la richesse de ses analyses sur le revenu universel. Alors qu’une certaine unité est conservée sur les raisons d’un refus catégorique de toute intervention étatique susceptible de menacer la liberté individuelle et d’entraver le bon fonctionnement du marché, aucun libertarien ne laisserait pourtant simplifier sa pensée par l’idée naïve d’un « darwinisme social », hostile, dans une simple logique malthusienne, à toute idée de redistribution des richesses et d’assistance aux plus pauvres. Aussi bien les conséquentialistes, représentés par Friedrich Hayek et Milton Friedman, que la branche déontologique du libertarianisme dans laquelle se situe Robert Nozick, argumentent en faveur d’un revenu distribué aux catégories les moins aisées, voire à toute la population pour en faire un revenu universel. Les libertariens de gauche ne font d’ailleurs qu’élargir la clause lockéenne mise en évidence par Nozick pour justifier certaines formes de redistribution, indispensables pour pallier des appropriations illégitimes de ressources externes non directement liées au travail de l’individu. L’instauration d’un revenu universel ne servirait donc pas tant dans cette logique à soulager les maux de la « Grande Société » de Hayek et à remédier à l’inefficacité des politiques de lutte contre la pauvreté soulignée par Charles Murray qu’à réintégrer cette forme de 81redistribution dans la logique libertarienne, soucieuse de préserver la liberté de l’individu et de justifier l’appropriation légitime de biens par le travail individuel.
Rapidement, dans un contexte de divisions de plus en plus aigües au sein de la pensée libertarienne, le libertarianisme de gauche, la branche la plus récente de ce courant dont les travaux se sont particulièrement intéressés à la possibilité d’un revenu universel et plus largement à la redistribution des richesses, s’est pourtant confronté à des obstacles théoriques portant sur une contradiction majeure de ce courant qui tente de justifier la redistribution de richesses en amont de celle-ci, par la réparation indispensable des injustices passées, mais aussi en aval, par la liberté supplémentaire qu’apporterait une telle redistribution. Le retour au concept de liberté réelle effectué par les libertariens de gauche n’est pourtant guère conciliable avec les principes fondamentaux du libertarianisme, radicalement opposé dès sa création à une vision sociale du libéralisme justifiant toujours plus d’interventions étatiques afin d’accroître cette « liberté réelle ». La première contradiction du libertarianisme, notamment celui dit « de gauche », sur la question du revenu universel est manifestement liée à cette volonté de réconcilier ces deux conceptions du libéralisme, gommant en cela toujours plus la partie sur la liberté négative, pourtant chère aux libertariens, et ce jusqu’à légitimer un élargissement toujours plus grand du champ des « ressources externes » susceptibles d’être taxées. Le besoin impératif de réunir suffisamment de ressources pour assurer cette liberté réelle finit ainsi par prendre le dessus sur la nécessité d’une non-ingérence de l’État dans les libertés individuelles.
Mais au-delà de cette contradiction, présente essentiellement chez les libertariens de gauche, une autre difficulté surgit de cette réhabilitation d’une certaine forme de redistribution des richesses. De nombreux penseurs jusqu’à Charles Murray aujourd’hui en viennent à oublier l’un des maux principaux, dénoncé par le libertarianisme, engendrés par l’intervention de l’État dans la vie socio-économique. Le revenu universel achèverait en effet de rompre les liens interindividuels que l’État s’est déjà employé à dissoudre depuis plus de deux siècles. Souvent perçu par erreur comme la nouvelle forme d’un darwinisme social fantasmé, le libertarianisme ne conçoit effectivement pas, comme nous l’avons vu, les relations interindividuelles sous la configuration d’une guerre de tous 82contre tous menant à la disparition des plus faibles. Murray Rothbard expliquait au contraire que « l’individualisme économique a mené à la paix et à l’harmonie des échanges qui ont justement bénéficié aux “faibles” et aux “agneaux” ; ce sont eux qui n’arrivaient pas à survivre sous les lois de la jungle étatiste et qui ont obtenu la plus grande part des avantages de l’économie libre et concurrentielle » (Rothbard, 1982, p. 347). Partant de cette intuition fondamentale, il apparaît finalement paradoxal qu’une partie de ce courant en vienne à prôner l’instauration par l’État d’un revenu universel dont profiterait chacun, indifféremment de son rôle, de ses revenus et de sa place dans la communauté. Une telle intervention étatique n’aurait de sens qu’à considérer désormais impossible toute solidarité chaude qui reposerait sur des liens interindividuels forts, et plus largement à adopter du même coup une vision pessimiste du contrat social qui semble radicalement incompatible avec l’essence même du libertarianisme, puisque, depuis Hobbes, ce pessimisme a servi de soubassement aux théories de ses adversaires désignés, thuriféraires de l’État comme seul garant d’une vie sociale pacifique.
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1 Bien qu’employés indifféremment dans la littérature sur cette question, nous préfèrerons tout au long de cet article utiliser le terme de « revenu », semblant avoir pris le dessus pour traduire l’expression anglaise « universal basic income », plutôt que celui d’« allocation ».
2 Le terme « libertarianisme » s’est imposé pour traduire le mot anglais « libertarianism » bien que « libertarisme » soit parfois utilisé pour distinguer de cette façon en France les libertariens de gauche (Dumitru, 2006).
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-11886-2
- EAN : 9782406118862
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11886-2.p.0057
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/06/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Libertarianisme, revenu universel, redistribution, justice sociale, liberté