Justice et utilité chez John Stuart Mill
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
2021 – 1, n° 11. varia - Auteur : Brunet (Valentine)
- Pages : 119 à 146
- Revue : Revue d’histoire de la pensée économique
JUSTICE ET UTILITÉ
CHEZ JOHN STUART MILL
Valentine Brunet
Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne
I.H.M.C. – I.H.R.F. – U.M.R. C.N.R.S. 8066
INTRODUCTION
Si John Stuart Mill (1806-1873) est le plus souvent présenté comme un libéral classique sur le plan économique, et comme un philosophe de tradition utilitariste, des incohérences lui sont parfois reprochées entre le laisser-faire, qui serait l’axe central de sa politique économique, et une recherche du bonheur collectif pouvant entraîner des empiètements sur la liberté des acteurs. En outre, certains commentateurs contemporains critiquent la « faiblesse de l’utilitarisme de Mill », qui ne serait « pas préoccupé par la question de la justice distributive » (Audard, 1999, p. 75). Cette affirmation ne prend pas en compte l’ensemble de l’appareil théorique développé par ce penseur. Dès les premières pages de ses Principles of Political Economy (1848), Mill distingue les lois de la production de richesses, toujours « soumise à des conditions nécessaires » (Mill, [1848] 1965a, p. 21) et celles de la distribution, qui relèvent de choix humains et sont amenées à changer en même temps que les sociétés. Il appelait de ses vœux une profonde transformation de la répartition du bien commun (honneurs et richesses), comme en témoigne un écrit de jeunesse, où il anticipe « une révolution morale et sociale, qui certes 120ne prendra aux hommes ni leur vie, ni leur propriété, mais qui ne laissera à aucun d’entre eux une fraction de distinction imméritée ou d’importance usurpée » (Mill, [1831] 1986, p. 245). S’il ne s’agit pas de confisquer aux riches leurs propriétés personnelles, il est bien question de revoir en profondeur les lois de la propriété et de l’héritage, encore régi par le droit d’aînesse en Grande-Bretagne (Brunet, 2020). Tout au long de sa carrière d’économiste, Mill s’est interrogé sur la répartition des avantages sociaux dans une Angleterre victorienne particulièrement inégalitaire. Il a manifesté un souci constant de mieux proportionner la distribution des richesses au mérite des individus.
La théorie millienne de la justice a été influencée par sa découverte, à l’aube des années 1830, puis au cours de la décennie 1840, de courants du socialisme utopique français, respectivement le saint-simonisme et le fouriérisme. Sa culture libérale s’est enrichie d’une philosophie sociale qui, en retour, a nourri ses vues en matière économique. Il a alors cherché à concilier l’efficacité d’une société productive, fondée sur le libre-échange et la concurrence, et les impératifs de la justice sociale, tant dans les relations entre classes, que dans les rapports entre l’individu et l’État. Cette préoccupation pour la justice l’a conduit à répondre aux critiques caricaturant l’utilitarisme sous les traits de Thomas Gradgrind, célèbre personnage de Charles Dickens (Dickens, [1854] 1989). Loin de se limiter à un calcul sec et froid, soucieux de la seule maximisation d’un agrégat d’utilités, l’utilitarisme millien se veut respectueux des droits des personnes. Son axiome fondamental demeure le principe d’utilité (Bentham, 1780). Toutefois, il affirme également la liberté de l’individu de se développer pleinement, ce qui suppose l’instauration de droits dans une société régie par des règles. Selon Mill, le terme « justice » vient du verbe jubere qui signifie « ordonner, décréter ». Cette étymologie éclaire le lien étroit entre l’ordre qui pose le droit, et le juste, dont la caractéristique principale est d’être conforme à la loi (Mill, [1861] 1998, p. 111). Ces réflexions figurent au dernier chapitre de l’Utilitarianism. Mill s’est en partie détaché des présupposés de Jeremy Bentham (1748-1832), critique virulent des droits de l’homme (Bentham, [1795] 2002, p. 317-401), afin de faire une place aux droits moraux des personnes dans l’idée utilitariste de la justice (Mill, [1861] 1998, p. 117).
En outre, la réflexion de Mill sur la justice a ceci d’intéressant qu’elle présente une dimension historiciste, qui est au cœur de sa pensée (Orazi, 1212015). Cet historicisme est exposé au livre VI de A System of Logic (Mill, [1843] 1973). Le penseur britannique conçoit la justice comme foncièrement évolutive. La marche du progrès peut faire avancer la notion de justice et en élargir le champ. Il en va de même du concept de propriété, dont les formes ont beaucoup varié au cours de l’histoire. Alors qu’initialement, la propriété privée est issue d’un processus violent, les tribunaux, qui ont précédé le droit, ont aplani les conflits en relégitimant l’appropriation par la force. Le droit a ensuite entériné la possession de fait (Mill, [1848] 1965a, p. 201). Cependant, rien n’empêche la société d’abolir ou de modifier tout droit de propriété qui pourrait « entraver le bien public » (Mill, [1879] 2016, p. 149).
À la fois radical et progressiste, l’utilitariste conséquent doit donc admettre « le titre égal qu’a chacun au bonheur ». Cette reconnaissance implique, poursuit Mill, « un titre égal à acquérir tous les moyens du bonheur, sauf dans la mesure où les conditions inévitables de la vie humaine et l’intérêt général, dont fait partie celui de chaque individu, imposent des limites à la maxime. » Mill ajoute que ces limites doivent être entendues « strictement » (Mill, [1861] 1998, p. 140). Ainsi, la pensée millienne affirme la valeur égale des individus, qui ont tous vocation au bonheur. Le « droit à l’égalité de traitement » donne sens à l’éthique utilitariste et irrigue ses applications au domaine économique.
On peut distinguer quatre aspects principaux dans la théorie de la justice de Mill, qui découlent de l’égalité fondamentale entre les individus (Berger, 1982, p. 374). En premier lieu, Mill considère comme a priori injustes les inégalités d’éducation et de pouvoir, et les inégalités de richesses flagrantes. Il incombe aux défenseurs du système existant de prouver leur utilité. En second lieu, Mill reconnaît expressément dans ses Principles of Political Economy que les indigents ont un « droit à la subsistance », c’est-à-dire un droit aux secours (Mill, [1848] 1965a, p. 359-360). Pour Mill, contrairement à Malthus, une telle revendication est légitime : des inégalités qui maintiennent la majorité de la population dans la misère, sans possibilité d’en sortir, sont intolérables. En tant que penseur radical et utilitariste, Mill prit part au débat sur la réforme des Lois sur les pauvres, qui aboutit à la nouvelle législation de 1834. Cette New Poor Law réservait l’assistance publique aux indigents incapables de trouver du travail sur le marché et résidant dans les workhouses1. 122Le troisième point essentiel de la théorie millienne de la justice est le respect dû aux êtres humains en tant que tels, à leur autonomie et à leur dignité. Enfin, sont admissibles les inégalités qui reflètent des différences de mérite et d’effort entre les individus, à condition que ces écarts ne conduisent pas les personnes défavorisées dans une situation dégradante. Une organisation sociale qui garantit la propriété privée s’accompagne de certaines inégalités inévitables. Elles s’avèrent justifiées lorsqu’elles constituent une incitation au travail, à la production, à l’épargne et à l’investissement.
Mill propose d’examiner le fonctionnement de la société, afin de déterminer si les inégalités constatées correspondent bien à ce type de mécanismes incitatifs. Sa sagacité et les observations qu’il recueille sur l’état social en Grande-Bretagne au xixe siècle l’incitent à en douter. En effet, les lois anglaises sur la propriété n’assurent pas une véritable égalité des chances au départ : Mill souligne que « les lois de la propriété ne se sont jamais encore conformées aux principes sur lesquels repose la justification de la propriété privée » (Mill, [1848] 1965a, p. 207), c’est-à-dire la récompense du travail et de l’abstinence. L’aisance dans laquelle vit une catégorie oisive, celle des « rentiers », est due aux garanties très fortes apportées par la loi à la grande propriété, en particulier foncière, et à l’héritage. Dans le même temps, quel est le niveau des salaires ? Ne sont-ils pas tirés vers le bas, vers un maigre revenu de subsistance, et ce, quels que soient les efforts des travailleurs ?
C’est sur cette question de la justice dans le monde du travail que nous voudrions d’abord revenir, car elle illustre l’approche évolutive de l’utilitarisme millien en matière de justice. Dans sa maturité, Mill apporte un démenti aux analyses de ses prédécesseurs, et valide les tentatives des organisations syndicales pour influencer le niveau des salaires. Désireux de « prêcher l’amélioration sociale » (Blaug, [1996] 1999, p. 270), Mill développe également une conception nuancée du rôle de l’État dans la vie économique. On s’intéressera, dans un second temps, aux modalités d’intervention étatique qui sont de nature à augmenter l’utilité sociale.
123I. LA JUSTICE DANS LE MONDE DU TRAVAIL
I.1. LES MODALITÉS DE FIXATION DES SALAIRES
Il faut noter que le courant utilitariste anglais a joué un rôle de premier plan dans le débat ayant conduit, outre-Manche, à l’abrogation en 1824 des Combination Laws (Stephen, [1900] 2005 ; Grampp, 1979). Ce changement législatif a ouvert la voie à la constitution des syndicats modernes, en reconnaissant un droit à la négociation collective. Il n’y a donc pas d’hostilité de principe des utilitaristes aux syndicats. Néanmoins, c’est sur le plan de leur efficacité économique que des doutes se sont élevés, et la plupart des économistes classiques ont nié l’intérêt pour les travailleurs de former des coalitions. Un vif débat opposa défenseurs des ouvriers et économistes politiques. La position millienne est initialement favorable à la théorie dite du fonds des salaires, qu’il conviendra de clarifier. En disciple de David Ricardo (1772-1823), il croit à la relation inverse entre salaires et profits (Hollander, 1985, p. 918-919). Mais l’approche utilitariste de Mill accorde aussi une place importante à la justice. Les critiques des penseurs français, et notamment du positiviste Auguste Comte (1798-1857), l’ont persuadé de la nécessaire insertion de l’économie politique dans le champ plus large de la science sociale. La théorie millienne de la justice pose en principe la récompense pécuniaire de l’effort. Le penseur britannique semble même confondre, à certains moments, la juste proportion entre récompense économique et effort fourni avec le principe de base de la propriété privée (Berger, 1982, p. 375).
Or, l’organisation du capitalisme à l’ère victorienne est loin de respecter ce principe de proportion de la récompense au travail. Malgré l’intensité et l’utilité de leurs efforts, les classes laborieuses vivent souvent dans l’insécurité et la pauvreté. Pis, les biens semblent répartis en proportion inverse de l’effort consenti pour les produire. Dès lors, il paraît légitime de soutenir le regroupement des travailleurs en syndicats, face à des employeurs puissants, issus de la même classe sociale que les magistrats, et opérant dans un cadre légal encore marqué au sceau de la féodalité. Les relations de travail dans l’Angleterre de la Révolution industrielle étaient toujours régies par les lois dites Master and Servant : 124le salarié anglais était assimilé à un serviteur, devant obéissance à son maître (Tholfsen, 1976, p. 180-186). Ces lois réglant les rapports entre maître et serviteur s’appliquaient à tous les travailleurs. La rupture de contrat par un salarié constituait un crime, punissable de trois mois de prison. Pour Mill, ces dispositions sont contraires à l’équilibre souhaitable entre principes d’égalité, de liberté et de sûreté (Clark & Elliott, 2001, p. 475). La domination de la relation de travail par l’employeur s’avère incompatible avec l’égalité des différents acteurs économiques en tant que personnes. De plus, maintenir les travailleurs dans une soumission totale ne peut que freiner le progrès social et moral des classes laborieuses. Défenseur d’une égale liberté pour tous, Mill encourage les ouvriers à s’émanciper, en s’associant au sein de coopératives de production.
Le poids des préjugés, que révèle la législation Master and Servant, et son instrumentalisation au service d’une division de la société en classes irréconciliables, menacent la cohésion de la société, et donc, la sûreté. Dans ce contexte, Mill souhaite vivement montrer que rien, dans l’économie classique, ne s’oppose aux tentatives des ouvriers pour s’affranchir de ce joug. Mais son souci de justice sociale se heurte aussitôt au caractère étriqué des analyses traditionnelles de la fixation des salaires. Mill reprend la notion de « fonds des salaires » dans le chapitre xi du livre II de ses Principles, intitulé « Of Wages ». Il convient de rappeler en quoi consistait cette théorie, souvent présentée comme une objection irréfutable aux hausses de salaires réclamées par les syndicats. Afin d’éclairer le sens de cette controverse, on distinguera la détermination des salaires en courte période de leur niveau à long terme. À court terme, le salaire courant est déduit du rapport entre la partie de la production mise en réserve pour payer les travailleurs, et le nombre d’ouvriers sur le marché. L’offre de travail est censée être une donnée et la taille du fonds est déjà fixée, sans possibilité de variation. Le prix du travail est déterminé par l’application de la loi de l’offre et de la demande : si l’offre de travail est importante, les salaires seront bas. Que se passe-t-il si les travailleurs s’unissent « pour obtenir des salaires réellement plus élevés que le taux fixé par l’offre et la demande » ? La réponse initiale de Mill est claire : « [C]eci ne pourrait être accompli qu’en privant durablement d’emploi une partie de leur nombre » (Mill, [1848] 1965b, p. 930). Il n’y aurait aucune marge de manœuvre syndicale, permettant l’augmentation des salaires sans hausse immédiate du chômage. Dans la théorie du fonds 125des salaires, le nombre d’ouvriers étant donné et la demande de travail fonction de l’accumulation du capital, Mill conclut, à ce stade, que « les salaires dépendent, en conséquence, de la proportion entre l’importance numérique de la population laborieuse et le capital ou les autres fonds destinés à acheter du travail (…) il est impossible que la population augmente à son rythme le plus élevé sans entraîner une baisse des salaires » (Mill, [1848] 1965a, p. 343, p. 345).
À long terme, Mill se réfère aux « lois de Malthus » (Malthus, 1798) pour analyser l’offre de travail. Toute augmentation des salaires risquait d’être effacée par un accroissement démographique renforcé, qui ramènerait le salaire ouvrier en longue période à un minimum vital. Chez Mill, ce minimum n’est certes plus défini en termes biologiques ; il dépend des coutumes et de la culture. Le nombre des travailleurs est une fonction du niveau de vie : il augmente lorsque celui-ci s’améliore. La seule échappatoire proviendrait d’une véritable transformation des exigences de confort des ouvriers, qui les inciterait à faire preuve de prudence pour maintenir leur niveau de vie, et donc à restreindre les naissances. Mill se sert de la théorie du fonds des salaires pour recommander la maîtrise de la croissance démographique. À court terme, les syndicats ne peuvent en rien influencer le niveau des salaires, qui dépend exclusivement des techniques de production et des décisions d’investissement des capitalistes. Toutefois, leur marge de manœuvre devient réelle en longue période, à condition qu’ils incitent leurs membres à limiter les naissances afin que la population croisse moins vite que le rythme de l’accumulation du capital. Les ouvriers qui comptaient sur les luttes syndicales pour améliorer leur condition à court terme seraient donc victimes d’une illusion (Mill, [1848] 1965a, p. 343). D’où l’accent mis par Mill et l’école classique sur la responsabilité individuelle des travailleurs.
Néanmoins, de Smith jusqu’à Mill, une fonction utile était reconnue aux syndicats : ils jouaient un rôle de rééquilibrage du rapport de forces dans la négociation entre salariés et employeurs (Clements, 1961-1962, p. 95). Dès 1834, Mill adopte une attitude favorable aux coalitions ouvrières, écrivant dans une « Note sur les journaux » destinée au Monthly Repository qu’« [un durcissement des lois sur les coalitions] signifierait, aux yeux des travailleurs (…) que le Gouvernement est leur ennemi, qu’il est déterminé à les réprimer, à les réduire pour toujours 126à la pauvreté, à la dépendance et à la servilité » (Mill, [1834] cité par Schwartz, 1972, p. 80). En prenant une telle position dès le milieu des années 1830, Mill s’affirme comme radicalement critique d’un rapport salarial trop déséquilibré, fondé sur la domination sans partage des élites manufacturières. Le penseur britannique envisage un nouvel ordre social, conforme à « l’utilité au sens le plus large, fondée sur les intérêts permanents de l’homme en tant qu’être de progrès » (Mill, [1859] 1977, p. 224).
Si, au début de sa carrière, Mill faisait confiance à l’élévation du niveau de vie des ouvriers pour amener une amélioration progressive de la situation des salariés, son attitude évolue à partir des années 1860. La persistance des injustices sociales nourrit les doutes de l’économiste britannique quant à l’autorégulation du marché du travail. Mill en vient à reconnaître l’importance de l’action syndicale et à remettre en cause les termes de l’analyse classique du fonds des salaires.
I.2. LE ROLE DE L’ACTION SYNDICALE
L’idée de l’utilité des syndicats sur le marché du travail est reprise et développée au chapitre x du livre V des Principles, consacré aux interventions inappropriées du gouvernement dans l’économie. C’est ainsi que Mill rejette toute tentative d’interdiction des syndicats : « C’est une grande erreur de condamner, per se et absolument, les syndicats ou les grèves comme forme d’action collective » (Mill, [1848] 1965b, p. 932). Il est intéressant de noter que ce paragraphe a été ajouté par l’auteur en 1862, et conservé tel quel jusqu’à la dernière édition des Principles du vivant de Mill, en 1871. Alors qu’il mettait auparavant l’accent sur les échecs fréquents des grèves, Mill entend désormais montrer que seuls les syndicats permettent aux ouvriers de connaître le prix de marché de leur travail. Les lois de 1824-1825, autorisant les syndicats ouvriers formés pour des questions de salaires et de durée du travail, se trouvent validées a posteriori au nom du bon fonctionnement de l’économie capitaliste. L’évolution de la position millienne sur les syndicats s’explique par plusieurs facteurs. Tout d’abord, son rapprochement avec les courants associationnistes du socialisme le conduit à saluer avec un espoir grandissant les manifestations d’autonomie et la prise de conscience des classes laborieuses. En second lieu, les syndicats qui émergent après l’échec du mouvement chartiste en 1848 suivent 127un « nouveau modèle » (new model unions), en se fixant des objectifs plus réalistes que leurs prédécesseurs. Leur pragmatisme marque la scène sociale anglaise de 1850 aux années 1880. Le troisième facteur est sans doute déterminant : Mill a découvert les idées d’un jeune économiste de talent, Henry Fawcett (1833-1884), qui n’hésite pas à contester les idées reçues de l’économie classique quant au pouvoir des syndicats d’influencer les salaires.
Fawcett est connu comme l’un des disciples fidèles de Mill en économie, mais aussi comme un parlementaire libéral, porté sur les questions sociales. Victime, dès sa jeunesse, d’un accident de chasse qui le laissa aveugle, il pouvait plaider la cause du self-help qu’il pratiquait lui-même avec un courage remarquable. Il dicta ainsi de nombreux ouvrages, dont un Manual of Political Economy (1863), où il vulgarise les thèses de Mill. Ce qui est moins connu, c’est l’influence exercée par Fawcett sur les passages des Principles consacrés aux syndicats. Les grèves continuent d’agiter les entreprises en ce milieu de l’ère victorienne. Ce problème est même au cœur d’une séance animée de la Social Science Association, à laquelle participe en 1859 le jeune Henry Fawcett2. Son intervention s’intitule « The theory and tendency of strikes ». Loin d’être contraires aux lois naturelles de l’économie politique, les grèves sont selon Fawcett le remède aux salaires qui demeurent inférieurs au prix du marché. Ces anomalies sont dues aux imperfections qui empêchent la concurrence de remplir sa mission de répartition du produit total, par exemple une mobilité insuffisante des travailleurs. L’action collective, à travers l’organisation syndicale, permettrait d’accélérer la mise en œuvre du schéma de répartition qui découle de la théorie économique et de la doctrine spécifique du fonds des salaires. C’est donc lorsque les salaires s’écartent de leur niveau naturel que les grèves éclatent. Mais Fawcett va plus loin. Les grèves sont le signe de l’intelligence grandissante de la main d’œuvre, grâce aux conseils des syndicats qui se tiennent au courant de l’état des affaires dans leur branche. Les syndicalistes auraient ainsi recours aux grèves lorsqu’une industrie réalise des profits plus importants, et leurs actions collectives inciteraient les employeurs à mieux partager ces rentrées supplémentaires. À terme, le syndicalisme conduirait à généraliser les accords de participation aux bénéfices, et 128réaliserait une répartition plus conforme à la justice économique et sociale. Fawcett suggère qu’une meilleure implication des ouvriers dans la gestion de leur entreprise leur permettrait d’approfondir leurs compétences managériales.
De la participation à la coopération ouvrière, il n’y avait qu’un pas, aisément franchi par Fawcett et Mill. Ce dernier, qui s’était intéressé aux coopératives owenites dès 1825 (Gillig & Légé, 2017), accueille la contribution du jeune économiste avec enthousiasme (Becattini, 1989, p. 125-132). Fawcett renforcera sa réputation d’« ami des travailleurs » avec la publication, en 1865, de The Economic Position of the British Labourer. Bien que favorable aux différents systèmes de coopération, cet ouvrage est en retrait par rapport aux pistes novatrices présentées par Fawcett à la Social Science Association. Il n’a pas échappé à Mill que la reconnaissance de la rationalité du regroupement des ouvriers en syndicats supposait de revoir la théorie du fonds des salaires. En effet, rien ne garantit plus que les prix sur le marché du travail gravitent autour des prix « naturels ». La marge de manœuvre réelle des syndicats se révèle beaucoup plus conséquente que ne le pensait Mill. Ses interrogations se cristallisent au début des années 1860, alors qu’il révise son traité d’économie politique pour la cinquième édition. Une nouvelle approche se dessine (Mill, [1848, 1862] 1965b, p. 932) :
[L]es associations de travailleurs, d’une nature similaire aux syndicats, loin d’être un obstacle à un marché du travail libre, sont les instruments nécessaires du fonctionnement libre de ce marché, le moyen indispensable permettant aux personnes offrant leur travail de porter toute l’attention requise à leurs propres intérêts dans un système concurrentiel.
Ce passage témoigne du glissement de la position millienne dans un sens plus favorable à l’action des syndicats sur le marché du travail. Mais les Principles restent encore sur une ligne classiquement libérale, et c’est dans un article recensant On Labour (1869) de William Thornton que se produit le véritable revirement. La parution de cet ouvrage offre à Mill l’occasion de revenir sur la théorie, désormais inadaptée, du fonds des salaires. Il introduit deux idées nouvelles dans son compte rendu de mai 1869. D’une part, le prix du travail n’est pas seulement déterminé par l’offre et la demande, mais également par des facteurs institutionnels, tels que la structure du marché du travail et le degré d’appartenance 129syndicale des ouvriers. D’autre part, la scientificité de la notion de fonds des salaires rigide est remise en cause. Cette conception apparaît datée, renvoyant à un modèle d’économie agraire, pré-capitaliste, scandée par le rythme annuel des récoltes. À l’ère industrielle, c’est l’employeur qui prend l’initiative de proposer un prix du travail et il en résulte une période de marchandage avec le salarié. En raison de l’asymétrie de la relation employeurs-employés, les travailleurs sont souvent contraints d’accepter un prix inférieur à ce qu’ils pourraient obtenir. Ils ont donc intérêt à se réunir en syndicats, ce qui renforce leur pouvoir de négociation. Ainsi, le fonds des salaires n’est plus une donnée, et le niveau des salaires devient indéterminé, enjeu d’un rapport de forces entre employeurs et syndicats. Mill abandonne la notion rigide du fonds au profit d’un montant plus large et d’une analyse en termes de flux. L’employeur commence le cycle de production de la manière suivante (Mill, [1869] 1967, p. 644-645) :
[A]vec l’ensemble de ses moyens accumulés, toutes ses ressources étant potentiellement destinées à alimenter le capital ; sur ces fonds, il avance ses dépenses personnelles et familiales, tout comme il avance les salaires de ses ouvriers. Il entend évidemment récupérer cette avance sur ses profits, dès qu’il les reçoit, et c’est bien ce qu’il fait, jour après jour, comme pour toutes les autres sommes qu’il a avancées, car […] ses recettes échoient à mesure qu’il réalise ses transactions et non à Noël ou au milieu de l’été, lorsqu’il arrête ses comptes.
À court terme, Mill montre que les syndicats peuvent obtenir des hausses de salaires qui « non seulement ne seraient pas intervenues aussi vite, mais n’auraient peut-être jamais eu lieu » (Mill, [1869] 1967, p. 646). Quelles sont les conséquences d’une hausse générale des salaires arrachée par le mouvement syndical à un employeur ? Dès 1866, Mill écrit à Fawcett (Mill, [1866] 1972, p. 1130-1131) :
Je pense pouvoir montrer qu’une hausse des salaires aux dépens des profits ne serait pas impraticable en vertu des véritables principes de l’économie politique. Certes, cela pourrait induire une fuite des capitaux vers d’autres pays, mais il faut garder à l’esprit le fait que la revendication de salaires plus élevés et d’une journée de travail plus courte est désormais commune à toutes les nations industrielles.
Une hausse des salaires moyens s’inscrit tout à fait dans la perspective tracée par le fameux chapitre « De l’avenir probable des classes laborieuses » (Mill, [1848] 1965b, p. 758-796), au livre IV des Principles. 130Mill partage l’avis de Thornton, selon lequel la part des travailleurs a tendance à être trop faible dans le cadre d’une économie de marché concurrentielle (Kurer, 1998, p. 528). Loin de redouter qu’un partage plus équitable de la valeur entre salariés et employeurs ne décourage ces derniers d’épargner et d’investir en Angleterre, Mill souligne le caractère international de l’action syndicale, qui aboutirait à un mouvement global de réduction des inégalités dans les pays industrialisés. Par les grèves et les autres formes de pression organisée, les syndicats britanniques pourraient influer directement sur les salaires, sans pour autant provoquer une hausse du chômage. Mill pose néanmoins une double limite à leur action. D’une part, les non-grévistes ou personnels non syndiqués ne doivent pas être exposés à la violence ; d’autre part, l’accroissement des salaires aux dépens des profits ne saurait dépasser le seuil à partir duquel il menacerait la survie de l’entreprise (Mill, [1848] 1965b, p. 930, p. 933).
Dans la conception millienne d’une société plus juste, la classe laborieuse doit bâtir elle-même son destin et prendre ses responsabilités. Mill soutient l’organisation en syndicats car elle accélère le développement des capacités d’action collective des ouvriers. Le but est de mieux récompenser l’effort et le mérite des travailleurs. Cette répartition équitable peut-elle être promue avec davantage d’efficacité par l’intervention de l’État dans l’économie ? Le degré acceptable d’action publique a suscité de vifs débats tout au long du xixe siècle. Mill se distingue de la majorité de ses compatriotes par son optique utilitariste inspirée de Bentham, moins hostile à l’intervention de l’État. Les Principles of Political Economy orientent le mouvement des idées vers un libéralisme tempéré, qui, tout en conservant le laisser-faire comme règle de base, accepte un champ d’intervention étatique élargi. Si Mill élabore une synthèse des objections classiques auxquelles se heurte l’action du gouvernement, c’est pour mieux dépasser la vision d’un État minimal, qu’il rejette3. Son économie politique garantit le statut de la liberté, mais réserve à l’État utilitariste une vaste sphère potentielle d’intervention.
131II. CHAMP ET PORTÉE DE L’INTERVENTION DE L’ÉTAT
II.1. PRINCIPE DE LIBERTÉ ET STATUT DU LIBRE-ÉCHANGE
L’utilitarisme pose que les actions sont bonnes lorsqu’elles augmentent le bonheur des personnes concernées. Pour Mill, il n’est pas de bonheur sans libertés individuelles. Le principe de liberté est l’une de ces règles générales de second rang, dont le respect entraîne un bénéfice important en termes d’utilité, car la liberté promeut le développement du potentiel de chacun et donc, le progrès de la société. L’État ne saurait s’ingérer dans la sphère privée ou faire le bonheur d’un individu malgré lui. La pensée millienne trace un « cercle » autour de chaque personne, qui doit être un espace protégé des visées du gouvernement et de l’opinion publique. C’est tout le sens de l’essai On Liberty (1859), dans lequel Mill tente de déterminer comment les conditions de la vie sociale peuvent être compatibles avec les divers projets individuels. Placé au cœur de la conception millienne de la vie bonne, le principe de liberté est crucial. Cette thèse est exposée dès 1848 dans le traité économique de Mill, qui esquisse le « cercle » infranchissable de l’espace privé, où l’individualité doit pouvoir s’exprimer sans rendre de comptes ni à la société, ni à l’État (Mill, [1848] 1965b, p. 937-938) :
Quelle que soit la théorie adoptée s’agissant des bases de l’union sociale et quelles que soient les institutions politiques sous l’empire desquelles nous vivons, il y a un cercle autour de chaque individu qu’aucun gouvernement, que ce soit celui d’un seul, d’un petit nombre ou du plus grand nombre, ne doit être autorisé à franchir : il est une partie de l’existence de toute personne parvenue à l’âge adulte dans laquelle son individualité doit régner sans être contrôlée, soit par un autre individu, soit par le public en général.
Mill est conscient qu’une majorité peut tout à fait tyranniser l’individu, en restreignant ses libertés de pensée, d’expression et d’action. À l’ère démocratique, où les masses prennent le pouvoir, il tient à réaffirmer que la liberté n’est pas un simple instrument au service d’intérêts matériels. La seule raison pour laquelle la société est autorisée à poser des limites au principe de liberté est sa propre protection. Une fois que les libertés de penser, de croire, de s’exprimer et de vivre à sa façon sont 132garanties, Mill se tourne vers la sphère sociale. En société, les initiatives individuelles sont complémentaires et interdépendantes. Le champ économique est le théâtre d’interactions constantes entre agents qui se rendent des services, mais qui peuvent également se porter tort. Le penseur britannique distingue le principe de liberté individuelle de la doctrine du libre-échange. Cette doctrine repose sur des fondements différents. Par définition, « le commerce est un acte social », qui a un impact considérable sur les intérêts d’autrui (Mill, [1859] 1977, p. 293). C’est pourquoi le gouvernement est en droit d’intervenir, y compris par la contrainte, afin de fixer les bornes de la liberté commerciale. Cela ne veut pas dire que l’État a vocation à régler toutes les situations problématiques. Il s’agit d’évaluer, au cas par cas, la pertinence des arguments fondés sur l’utilité de la réglementation envisagée (Hollander, 1985, p. 686). La liberté des échanges reste le système le plus efficace (Mill, [1859] 1977, p. 293) :
Il est désormais admis, mais seulement au terme d’une longue lutte, que le meilleur moyen d’obtenir des prix bas et des marchandises de bonne qualité est de laisser les producteurs et les vendeurs parfaitement libres, sans autre contrôle que l’égale liberté des acheteurs de se fournir ailleurs.
On trouve un raisonnement analogue dans les Principles : « [D]ans toutes les sociétés avancées, la plupart des choses sont plus mal faites par l’intervention du gouvernement que par les individus les plus intéressés à ce qu’elles soient faites » (Mill, [1848] 1965b, p. 941). Il existe, aux yeux de Mill, une présomption en faveur du laisser-faire, que seule une absolue nécessité renverse au profit d’interventions étatiques autoritaires, qui freinent ou interdisent la libre initiative privée (Ekelund & Tollison, 1976, p. 216). En effet, le contrôle de l’État est toujours tatillon et comporte certains inconvénients : il risque de décourager l’initiative et l’innovation, en empêchant les acteurs économiques d’exprimer tout leur potentiel de créativité (Mill, [1848] 1965b, p. 938). Naturellement, l’État peut développer d’autres formes d’intervention, fondées sur l’incitation. Il s’efforcera de fluidifier le fonctionnement de l’économie de marché, en mettant à disposition des individus des informations, des services et des conseils.
Si le laisser-faire est défini comme la règle économique de base, c’est parce que les individus et les entreprises sont généralement efficaces dans la poursuite de leurs objectifs propres. Un acteur économique connaît 133mieux son secteur que les responsables publics chargés de superviser l’ensemble. C’est pourquoi Mill estime préférable de ne pas trop gêner la liberté d’initiative par des contraintes pesantes. Même la législation du travail britannique, issue des Factory Acts, encourt certaines critiques applicables à l’action publique. Réguler la vie des entreprises par la loi empêche les acteurs privés d’acquérir une expérience pratique, qu’ils auraient accumulée en cherchant par eux-mêmes des solutions aux problèmes économiques et sociaux. Leur éducation reste incomplète sans le précieux savoir empirique qu’apporte l’expérience d’une gestion autonome (Mill, [1848] 1965b, p. 942-943). Mill pense qu’un peuple qui s’occupe lui-même de ses affaires devient plus libre, plus avisé, plus attentif au fonctionnement du jeu socio-économique. En étendant ses missions, l’État impose souvent son propre mode opératoire, qui se substitue aux efforts variés des acteurs privés. Or, la concurrence de diverses approches favorise le progrès durable, alors que l’uniformité produit l’inertie et peut aboutir à la stagnation (Mill, [1848] 1965b, p. 942). Les faiblesses de l’organisation étatique et le risque de corruption politique sont également évoqués par Mill. Le penseur britannique craint les effets d’une concentration excessive des pouvoirs entre les mains d’un petit nombre de dirigeants, et n’hésite pas à pointer les abus qui accompagnent l’accroissement de l’influence bureaucratique. Le fait que le système politique soit, formellement, de nature démocratique n’empêche pas les dérives : Mill dénonce la tyrannie de l’opinion publique majoritaire, qui s’exerce aux dépens des libertés et garanties fondamentales de l’autonomie individuelle (Mill, [1848] 1965b, p. 939-940).
Cette critique sévère de la démocratie d’opinion, où le règne du court terme se traduit par des décisions contradictoires et menaçantes pour l’individu, rencontre des échos auprès de philosophes américains du xxe siècle, tels John Rawls (1921-2002) et Ronald Dworkin (1931-2013). L’objectif du libéralisme de Mill est donc plus large que d’assurer le fonctionnement régulier de l’économie de marché : il s’agit aussi d’éduquer le peuple à la vigilance, face aux empiètements de l’État sur ce que Mill appelle « la liberté de la vie privée » et ce que Rawls nomme les « libertés de base4 ». Cependant, le principe d’utilité reste l’arbitre suprême et la préférence millienne pour la liberté économique n’exclut 134pas que certaines interventions étatiques puissent augmenter le bonheur social. Il existe des situations où, faute de prise de conscience des citoyens eux-mêmes, des choix essentiels ne seraient pas faits sans une décision publique. Ainsi en est-il de l’investissement dans l’éducation ou de la lutte contre les externalités négatives liées à la croissance (pollution, épuisement des ressources naturelles). Mill valide l’intervention publique en vue de « l’amélioration » et « au bénéfice » de la communauté (Hollander 1985, p. 688). S’il suggère un élargissement possible des missions de l’État, c’est à condition qu’il respecte les impératifs de liberté et de diversité. Or, selon Rawls, l’utilitarisme classique ne parvient pas à dissiper les craintes qu’on peut avoir pour les libertés individuelles dans un système où c’est un agrégat de satisfaction collective qu’il convient de maximiser. La protection des droits des individus reste contingente. Qu’adviendra-t-il, par exemple, en cas de rejet intense des pratiques religieuses ou sexuelles d’une minorité par la majorité ? Au nom de la maximisation du bien-être collectif, les pouvoirs publics seraient tentés d’enfreindre le droit à l’autonomie individuelle, ce qui entrerait en contradiction avec le libéralisme de Mill. Comme l’écrit Rawls dans sa Théorie de la justice, « Pour défendre la liberté individuelle, dans ce cas, l’utilitariste doit montrer que, étant donné le contexte, la somme réellement plus grande d’avantages à long terme se trouve malgré tout du côté de la liberté ; et cet argument peut ou non convaincre » (Rawls, [1971] 1987, p. 490). Une telle stratégie est employée par Mill dans On Liberty. Dans la plus grande partie de l’ouvrage, il démontre habilement que respecter la liberté conduit in fine à maximiser le bien-être social (Mill, [1859], chapitres 2 et 3).
Mais il peut arriver que, dans certaines situations, la maximisation du bien-être collectif passe par la violation d’une liberté fondamentale de telle ou telle partie de la population. Le danger d’une instrumentalisation des libertés de chacun au service de l’utilité globale ou moyenne demeure présent, et c’est pourquoi Rawls subordonne toute amélioration du sort des membres de la société au respect inconditionnel des libertés de base et de l’égalité équitable des chances (Rawls, [1971] 1987, p. 341). La conception millienne refuse le sacrifice de l’autonomie individuelle au nom du bien-être collectif, mais son principe de liberté risque tout de même d’être privé de force propre par le simple fait qu’il est dérivé du principe d’utilité. En vérité, les penseurs radicaux utilitaristes furent 135au xixe siècle de farouches défenseurs des libertés individuelles. C’est parce qu’il craignait que l’empire aveugle de l’opinion dominante ne se renforce avec l’arrivée de l’ère démocratique que Mill a défendu avec tant d’ardeur le primat de la liberté. Comme le souligne Rawls (Rawls, 2007, p. 286), cette adhésion au principe de liberté s’explique donc aussi par des raisons stratégiques. La société de masse, dans laquelle les leviers du pouvoir passent aux mains d’une classe laborieuse peu instruite mais numériquement majoritaire, risque de subir une vague de conformisme sans précédent. Ce poids des masses étoufferait ainsi la liberté individuelle. Ceci dit, à la différence de Rawls (Rawls, [1993] 1995, p. 37), Mill ne croit pas que l’État doive rester neutre face à ces tendances préoccupantes. Le penseur utilitariste estime que les pouvoirs publics ont à promouvoir une conception du bien, dans la mesure où ils doivent favoriser le développement par chacun de son potentiel et de ses facultés supérieures, permettant l’accès de tous aux plaisirs les plus élevés.
Le recours de Mill au critère de l’utilité ouvre la voie au dépassement des visions étroites et dogmatiques du laisser-faire, caractéristiques des débuts du capitalisme industriel. Un État soucieux du bien-être du plus grand nombre devrait s’efforcer de faire avancer un ensemble de politiques publiques, sans pour autant chercher à assurer lui-même la justice à tous les niveaux. L’utilitarisme millien confie à l’État des missions variées, mais évite l’écueil d’un État omnipotent.
II.2. PRINCIPE D’UTILITÉ ET ACTION PUBLIQUE
Les penseurs utilitaristes n’apportent qu’un soutien nuancé au laisser-faire (Hollander, 1985, p. 680). Ils cherchent à évaluer dans quelles circonstances l’intervention publique pourrait s’avérer opportune. Mill conteste la notion d’État minimal, conçu comme un rempart contre la force et la fraude. Comme Bentham, il accepte l’intervention étatique dès lors qu’elle produit des conséquences bénéfiques plus importantes que les maux qui l’accompagnent. Dans sa discussion des fonctions du gouvernement, l’économiste affirme que celles-ci sont très variées et ne sauraient être limitées par d’étroites « lignes de démarcation » (Mill, [1848] 1965b, p. 800). L’État n’est pas le simple défenseur de la propriété privée et le garant de l’exécution des contrats, même si ces tâches font partie de ses missions nécessaires. Loin de servir les seuls détenteurs 136de biens et de capitaux, l’action publique « a vocation à protéger la vie, la personne et la dignité de chaque individu contre les atteintes et les insultes », écrit Mill dans une lettre du 28 décembre 1867 (Mill, [1867] 1972, p. 1338). Cette vision de l’État a des implications profondes. Ses missions recouvrent tout ce qui améliore le bien-être général de la collectivité : cela passe par la création d’écoles et d’universités (Mill, [1852] 1967, p. 495) et par l’assistance aux pauvres. Dans les deux cas, l’aide étatique permet de renforcer la capacité des individus à s’en sortir par eux-mêmes. Mill souligne que l’assistance qui répond aux besoins de première nécessité des indigents est « un stimulant, non un sédatif » (Mill, [1848] 1965b, p. 961). Tout ce que l’État peut faire d’utile, il doit l’entreprendre. Telle est l’opinion formulée en 1852 par l’économiste devant une Commission d’enquête parlementaire consacrée à l’impôt sur le revenu et à la taxation de la propriété (Mill, [1852] 1967, p. 495).
Non seulement l’État doit protéger les intérêts des mineurs, des personnes en état de faiblesse et des fous (Mill, [1848] 1965b, p. 803), mais il est aussi amené, à travers la régulation des contrats, à se prononcer sur des sujets très variés. Dans le contexte victorien, les questions de salaire et de temps de travail étaient très débattues. Posant les bases d’une législation du travail, les Factory Acts subissaient les critiques des économistes classiques, qui craignaient que la réglementation du travail des enfants, des jeunes adultes et des femmes ne finisse par faire baisser le temps de travail de tous les salariés. Comment situer Mill dans ce débat ?
En principe, la liberté économique ne s’applique qu’aux travailleurs adultes, conscients de leurs intérêts et capables de les défendre en toute connaissance de cause. Il n’y a donc guère d’hésitations dans la pensée millienne au sujet de l’interdiction du travail des enfants et de la limitation de la journée pour les jeunes adultes. Dès 1832, l’économiste suggère un argument audacieux : bien que partisan du laisser-faire « jusqu’à un certain point », il note qu’il existe de nombreux cas où cette doctrine n’est tout simplement pas tenable (Mill, [1832] 1986, p. 400). Il en est ainsi lorsque tous les membres d’une communauté gagneraient à agir d’une certaine manière, tandis que chacun, pris individuellement, a un intérêt immédiat à contrecarrer la volonté collective, n’étant pas sûr que la norme souhaitée soit respectée par tous. La norme admise en matière de durée du travail constitue l’un de ces cas difficiles, où les gains privés et les bénéfices sociaux divergent. Mill estime que seule l’intervention du législateur peut réaliser 137la sécurité à laquelle aspirent les travailleurs collectivement (Mill, [1832] 1986, p. 400-401). Dans les Principles, il admet que le législateur puisse réguler le temps de travail d’un contrat lorsque les termes convenus par les parties sont trop déséquilibrés. Anticipant ce que l’économie du bien-être nomme le « problème du franc-tireur » (Blaug, [1996] 1999, p. 268), Mill souligne, seul parmi les économistes classiques, que l’intervention publique est requise afin de donner effet aux désirs des travailleurs concernés, en l’espèce une réduction générale de la durée du travail en usine (Mill, [1848] 1965b, p. 956-958). Cet objectif partagé ne pourrait être atteint sans l’appui de la loi, car l’intérêt à courte vue de chacun des travailleurs le porterait à céder à la pression patronale et à accepter des journées plus longues. Selon Mill, « La loi garantit à chaque individu que ses concurrents adopteront le même comportement, sans quoi il ne peut, en toute sûreté, agir conformément à l’intérêt collectif » (Mill, [1848] 1965b, p. 958).
En pratique, toutefois, les Factory Acts de 1844 et 1847 ne satisfont pas pleinement la théorie millienne de la justice, car ils ne respectent pas le principe d’égalité de traitement. Mill regrette la limitation légale du temps de travail des femmes, assimilées par ces lois à des enfants. Il craint que cette législation n’entraîne l’éviction des ouvrières du marché du travail, et leur remplacement par des salariés masculins. Or, Mill est convaincu que les femmes doivent avoir accès, comme les hommes, à tous les secteurs professionnels. En s’émancipant, elles exerceront un meilleur contrôle du nombre d’enfants qu’elles souhaitent avoir, contribuant ainsi à élever le niveau de vie des classes laborieuses. Reléguer les femmes au sein d’une catégorie protégée reviendrait à nier leur capacité à se défendre, comme tout agent libre et rationnel. Il s’agit bien d’une objection féministe, fondée sur le principe d’égalité entre les femmes et les hommes, qui n’admet pas d’exceptions. Ce féminisme sans concessions a suscité des réactions perplexes, y compris de la part de penseurs proches de Mill. Dans Liberalism, Leonard T. Hobhouse (1864-1929) regrette que Mill ait « résisté à la vague d’émotion qui était en train, en fait, de poser les premières pierres de l’émancipation des femmes ouvrières », à travers la réglementation de leur temps de travail (Hobhouse, [1911] 1994, p. 55). L’évolution dans la seconde moitié du xixe siècle démontrera qu’il n’y avait pas de danger d’exclusion durable des femmes du marché de l’emploi quand l’État fixait des limites aux journées de travail.
138Pourtant, Mill demeure un libéral ouvert aux initiatives du gouvernement. Une économie de marché sans entraves ne réussit pas à fournir les biens publics dont la société a besoin. L’intervention étatique sera requise pour construire certaines infrastructures coûteuses (phares, ports, routes). Elle devra d’ailleurs prendre des formes décentralisées : Mill se déclare favorable à ce que les municipalités s’occupent de services d’intérêt général tels que l’éclairage, le pavage et le nettoyage des rues (Mill, [1848] 1965b, p. 803). La subsidiarité est à ses yeux une condition d’efficacité de l’action publique. Il cherche à conjuguer les avantages d’un État central, doté d’une vue large des problèmes, et les atouts d’une gestion de proximité. Mill dessine l’architecture idéale de l’État utilitariste (Mill, [1859] 1977, p. 306, 309) :
Ce que l’État peut faire utilement, c’est de jouer le rôle de dépositaire et diffuseur actif des expériences résultant des nombreux essais. (…) [L’idéal consiste à organiser] la plus grande dissémination du pouvoir compatible avec l’efficacité, mais la centralisation la plus poussée de l’information, et sa diffusion la plus grande depuis le centre.
Ce système conduit à responsabiliser les acteurs locaux : « [E]n organisant avec habileté les rouages internes de la machine administrative, on peut abandonner aux subordonnés (…) locaux, non seulement l’exécution, mais, dans une large mesure, le contrôle des détails » (Mill, [1848] 1965b, p. 941). Un cas particulier concerne la configuration de monopole naturel, que Mill nomme « monopole pratique » (Mill, [1851] 1967, p. 434). Dans cette situation, il n’est pas souhaitable de laisser plusieurs acteurs privés se concurrencer pour fournir de l’eau ou du gaz, en desservant chacun une partie des habitants. L’argument de Mill se fonde sur les économies d’échelle dont bénéficierait un acteur unique. Faut-il confier la gestion du service directement à l’État, ou bien à un concessionnaire privé ? La supervision étatique est nécessaire, dès lors qu’une seule entreprise dominant un marché abusera nécessairement de sa position pour augmenter les tarifs ou baisser la qualité de service. S’agissant de l’eau et du gaz, Mill estime au chapitre ix du livre I des Principles que (Mill, [1848] 1965a, p. 142) :
Il vaut beaucoup mieux traiter cette industrie, une fois pour toutes, comme une fonction publique ; et si cette industrie n’est pas telle que le gouvernement lui-même puisse l’entreprendre avantageusement, il faut la confier 139entièrement à la compagnie ou à l’association qui l’exploitera aux conditions les plus avantageuses pour le public.
L’option privilégiée par Mill est donc la création d’un service public de l’eau et du gaz. À défaut, deux voies restent ouvertes : soit une concession temporaire, soit la gestion municipale, sous le contrôle général de l’État. Consulté par la Metropolitan Sanitary Association, l’économiste se prononce en février 1851 pour la décentralisation de la gestion de l’eau, qui reviendrait ainsi aux autorités compétentes de chaque municipalité. Cette solution permettrait d’impliquer les responsables locaux, ce qui répond à l’idéal millien de participation renforcée à tous les niveaux de la vie publique (Mill, [1851] 1967, p. 435). Si un contrôle public se justifie pour des services comme la distribution de l’eau ou du gaz, il s’avère d’autant plus nécessaire lorsque la terre, « héritage commun de toute l’espèce humaine » est en cause (Mill, [1848] 1965a, p. 230). La vision utilitariste conteste l’idée d’un droit naturel de propriété attaché à l’individu (Bentham, [1789] 2002, p. 213-214) et insiste sur la fonction de l’État dans la garantie effective des droits de propriété, ainsi que dans leur transmission par héritage. Sur le plan sociologique, la grande propriété foncière constituait à l’époque une source majeure de revenus, de statut social et de pouvoir pour l’aristocratie britannique. Dans ce contexte, le projet de réforme utilitariste esquissé par Bentham (Bentham, [1789] 2002, p. 210) et approfondi par Mill, vise à améliorer l’égalité ex ante, en corrigeant les écarts de fortune liés à une législation injuste. La tendance aristocratique du droit anglais a permis l’accumulation de la propriété en grandes masses. L’instrument le plus efficace pour rétablir l’égalité des chances est alors la politique fiscale. Bentham et Mill ont fait des propositions en la matière.
Le fondateur de l’utilitarisme s’est montré plus prudent que son disciple dans ce domaine. Les réformes fiscales que suggère Bentham s’appuient sur le principe de moindre sacrifice de plaisir dans la répartition des impôts. Son but est avant tout de fournir de nouvelles sources de revenus à l’État, qui soient indolores pour le contribuable. Il s’agit par exemple de faciliter l’appropriation publique des propriétés sans succession directe, ou d’écarter les collatéraux des successions ab intestat (Bentham, [1789] 2002, p. 208-213). Mill va plus loin, en posant un principe d’égalité de sacrifice, qui suppose de redresser la balance en faveur des classes pauvres. En effet, la majeure partie des ressources fiscales de l’État britannique provenait, au milieu du xixe siècle, des contributions indirectes. Celles-ci 140frappaient les pauvres plus durement que les riches, étant prélevées sur des produits de grande consommation, comme les produits de première nécessité. De multiples taxes pesaient lourdement sur le budget des classes laborieuses. Il s’agissait de droits sur le thé, le sucre, le café, le savon, le papier, le tabac, le vin et les spiritueux. Pour compenser les effets régressifs de certaines de ces taxes, Mill suggère l’exonération totale d’impôt sur les revenus situés sous un certain seuil, correspondant au minimum requis pour mener une existence décente. Cette proposition était déjà évoquée par Bentham (Dome, 1999, p. 330). L’impôt s’appliquerait donc à la seule portion du revenu consacrée aux dépenses d’agrément, et épargnerait ce qui est nécessaire à la vie. En revanche, Mill ne va pas jusqu’à soutenir un impôt progressif, car il estime que la diminution de l’utilité marginale du revenu n’est pas assez établie pour servir de fondement aux règles d’imposition (Mill, [1848] 1965b, p. 810). Le penseur britannique recommande un impôt proportionnel, au nom du critère de justice qu’il a fixé, l’égalité de sacrifice (Su, 2013, p. 95-96), avec une importante exception, concernant les droits de succession dont la forte progressivité est recommandée. Il distingue également entre différents types de revenus : les gains professionnels étant temporaires et plus précaires que les rentes foncières, Mill prévoit une exemption d’impôt sur la part de revenu que les travailleurs consacrent à une épargne de précaution : « [L]e mode approprié d’estimation de l’impôt sur le revenu serait de taxer uniquement la portion du revenu dédiée aux dépenses, et d’exempter ce qui est épargné » (Mill, [1848] 1965b, p. 815).
Une politique fiscale juste veillera à préserver les incitations au travail et à l’épargne, qui sont les ressorts du développement économique. C’est donc aux dépenses superflues que Mill souhaite s’attaquer. Pour soulager les classes pauvres, un transfert des contributions indirectes des produits de base vers les produits raffinés et les articles de luxe lui paraît opportun (Mill, [1848] 1965b, p. 870-872). De même, l’économiste propose de taxer les habitations offrant un niveau élevé de confort, tout en exemptant les dépenses de base consacrées au logement. Ces mesures visent à « faire payer aux plus riches leur juste part d’impôts » (Mill, [1873] 1967, p. 701). Le programme millien de réformes fiscales comprend un volet de taxation des héritages et legs : le barème progressif vise à mettre fin à l’accumulation illimitée de fortunes qui n’ont pas été gagnées par des efforts personnels, en imposant une lourde ponction fiscale sur les 141successions (Mill, [1848] 1965b, p. 811-812). L’aspect redistributif de cette mesure est indéniable et reflète l’ambition égalitariste de Mill. Le penseur britannique espère ainsi améliorer l’égalité des chances et rétablir le lien entre gains et mérites personnels, qui sous-tend sa théorie de la justice. Il est révolté par les lois inéquitables qui « faussent les conditions au départ de la course » (Mill, [1848] 1965a, p. 207). Il prévoit en outre de taxer les plus-values foncières, au motif que les grands propriétaires terriens s’enrichissent sans apporter une contribution suffisante à l’effort collectif d’innovation et de croissance. Contre Bentham, Mill soutient dès 1832 que l’impôt foncier est justifié : il l’assimile à une rente annuelle versée par le propriétaire à l’État, véritable « copropriétaire du sol » (Mill, [1832] 1986, p. 539). Cette position est réaffirmée au chapitre ii du Livre V des Principles (Mill, [1848] 1965b, p. 821-822).
CONCLUSION
L’économie politique millienne s’inscrit dans le cadre d’une réflexion philosophique qu’on peut définir comme un utilitarisme indirect. Mill n’est pas un partisan dogmatique du laisser-faire, comme en témoigne sa reconnaissance progressive du rôle des syndicats et des grèves dans la détermination du niveau des salaires. Plus généralement, il introduit des raisonnements dynamiques dans la pensée économique, en tenant compte des situations historiques et des possibilités de progrès social. Dépassant une économie politique centrée sur quelques théorèmes d’équilibre, Mill dessine une véritable vision d’un avenir meilleur. Cela le conduit à valoriser l’avènement d’un état stationnaire (Lutfalla, 1964, p. 174-179) : un pays très avancé dans la voie du développement arriverait ainsi à une condition économique et démographique stationnaire, avec des travailleurs moins nombreux, mais mieux payés, une répartition plus juste des tâches et des richesses. La sobriété collective favoriserait la réduction des inégalités, et les aspirations au luxe et au gain seraient remplacées par des formes nouvelles de coopération socio-économique, culturelle, familiale… Cette vision peut paraître utopique, mais elle a le mérite d’insuffler à l’économie politique millienne un potentiel de transformation radicale de la société.
142Mill ne croyait pas à la réalisation de ses espérances à court terme. L’état stationnaire reste un horizon lointain, et les aventures d’homo œconomicus devaient encore occuper longtemps les économistes. Néanmoins, la logique des propositions milliennes en matière de politique économique s’éclaire si on les replace dans le contexte de sa théorie de la justice. Il cherche à concilier efficacité économique, progrès et justice sociale. En pratique, le penseur britannique attendait beaucoup des initiatives des agents eux-mêmes pour améliorer leurs conditions de travail. Les diverses formes d’action syndicale pouvaient ainsi rééquilibrer les rapports entre les classes, au profit des travailleurs. De plus, Mill n’hésite pas à promouvoir l’action de l’État lorsqu’elle se déploie dans le respect de la sphère d’autonomie personnelle. La politique fiscale peut être un outil de redistribution adapté, tant par l’impôt direct que par la taxation indirecte des produits de luxe. Des droits de succession élevés permettront de réduire les concentrations excessives de richesses, en rétablissant l’égalité des chances au départ.
Une politique économique utilitariste dispose donc de nombreux leviers au service de la justice. Cela ne veut pas dire que l’État s’ingère de manière tyrannique dans la vie de chacun (Amdur, 2008, p. 119), ou que les individus doivent procéder à des échanges de certaines libertés indispensables contre un bien-être maximisé. Les critiques que Rawls a adressées en ce sens à l’utilitarisme de Mill apparaissent infondées (Rawls, [1971] 1987, p. 246-247). Il est excessif de prétendre qu’« une société unifiée autour d’une forme raisonnable d’utilitarisme, ou de libéralisme, celui de Kant ou de Mill, exigerait de la même manière la sanction [oppressive] du pouvoir étatique pour se maintenir en place. » (Rawls, [1993] 1995, p. 64). S’il est vrai que la portée de la théorie millienne est plus large que la conception politique de la justice prônée par Rawls, Mill a accordé une attention constante au foisonnement d’initiatives visant à élargir le champ des libertés, économiques, par la coopération, socio-culturelles, par l’émancipation des femmes et leur accès à tous les métiers, à l’éducation, ainsi qu’au droit de vote. Il s’est aussi intéressé à ce qui pouvait amener les différentes catégories sociales à développer une mentalité plus altruiste, sans laquelle la recherche d’une organisation équitable de la société était condamnée à l’échec. Une conception exigeante de l’éducation, conduisant chacun à saisir la valeur du choix et de l’autonomie, est ainsi la clef de voûte d’une approche millienne de la justice à la fois individualiste et progressiste.
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1 Voir à ce sujet Michael Quinn, 2008.
2 Le titre exact de cette organisation est la National Association for the Promotion of Social Science. Voir Goldman, 1987.
3 Le penseur contemporain de Mill qui représente le mieux cette vision est Herbert Spencer, auteur de Social Statics (1851), qui comprend un chapitre intitulé « The right to ignore the State ».
4 Voir Catherine Audard, « John Rawls et le concept du politique », introduction à sa traduction d’articles de Rawls, Justice et démocratie, Paris, Le Seuil, 1993, p. 24-25.
- Thème CLIL : 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
- ISBN : 978-2-406-11886-2
- EAN : 9782406118862
- ISSN : 2495-8670
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-11886-2.p.0119
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 23/06/2021
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : économie classique, utilitarisme, égalité, justice, liberté