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Classiques Garnier

Creation in Schumpeter’s Theory Between Gift and Appropriation

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Revue d’histoire de la pensée économique
    2021 – 1, n° 11
    . varia
  • Author: Velardo (Tristan)
  • Abstract: The Schumpeterian entrepreneur drives the capitalist process through the introduction of innovations. Alternately impetuous boxer and Don Quixote of the production functions, the entrepreneur is part of a creative process by which emerge novelties which upsets existing economic structures. The “ride” of the entrepreneur cannot be reduced to cost-benefit calculations, but falls under a logic of the gift: the entrepreneur “creates without respite, because he can do nothing else”. Nevertheless, he is at the origin of a capitalist economy founded on private property and profit. Capitalism belongs to the logic of economy, that is to say, to a system of appropriation which excludes all forms of gift and gratuitousness. This paper intends to question the apparent tension between a regime of gift and a regime of appropriation in order to highlight the ambivalence of the economic creation.
  • Pages: 87 to 117
  • Journal: Journal of the History of Economic Thought
  • CLIL theme: 3340 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique
  • EAN: 9782406118862
  • ISBN: 978-2-406-11886-2
  • ISSN: 2495-8670
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-11886-2.p.0087
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 06-23-2021
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Creation, Innovation, Schumpeter, Gift, Appropriation
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LA CRÉATION CHEZ SCHUMPETER

Entre don et appropriation1

Tristan Velardo

Sciences Po Lille

C.L.E.R.S.É. – U.M.R. C.N.R.S. 8019

INTRODUCTION

Force est de constater lomniprésence de lentrepreneur et de limpératif dinnovation dans les discours politiques2 tout comme dans la phraséologie du patronat (Dannequin, 2002). Tour à tour lieu commun de la « vulgate managériale » (Dardot & Laval, 2009, p. 240) et véritable figure mythologique du capitalisme (Bairoch, 2005), lentrepreneur fait partie des personnages principaux du capitalisme contemporain au point de devenir un modèle de conduite et un mode de gouvernement de soi qui se diffuse sous la forme dun « homme entrepreneurial » (Dardot & Laval, 2009, p. 219-241) à lère du néolibéralisme. Joseph A. Schumpeter a sans doute participé à la rédaction de cette « grande légende des entrepreneurs qui accompagnera la révolution industrielle » (Dardot & Laval, 2009, p. 238).

Mis en avant pour son rôle dinnovateur dans léconomie, lentrepreneur schumpétérien est lagent qui impulse le processus capitaliste par lintroduction dinnovations techniques, organisationnelles 88et procédurales dans le circuit économique. Cependant, lentrepreneur schumpétérien est bien loin de ce que la vulgate managériale en a retenu. Guidé par des motifs étrangers à la rationalité économique, le comportement de lentrepreneur relève chez Schumpeter dune série de motivations extra-économiques. Autrement dit, son agir échappe à la logique purement économique du calcul coût-avantage. Indifférent au profit, lentrepreneur est motivé par une « joie de créer », par la volonté de « fonder un royaume », vivant léconomie comme un « combat », une « course » (Schumpeter, 1999, p. 134-135). Le comportement de lentrepreneur nest ainsi pas réductible à des motifs économiques rationnels dans la perspective dun retour sur investissement. Lacte créatif est porté en économie par un agent dont les motivations et la personnalité ne relèvent pas de la rationalité économique, mais de la logique du don, de la gratuité et dune certaine forme dagir sans attente de retour.

Néanmoins, lentrepreneur est à lorigine des innovations et représente la force qui impulse lévolution fondatrice dune économie dynamique capitaliste fondée sur la propriété et le profit privés. Ainsi, lintroduction des innovations en économie accouche dun régime de lappropriation qui exclut toute forme de don et de gratuité et qui érige le calcul et la rationalité économique en règle : le capitalisme. La question de lacte créatif chez Schumpeter soulève une tension apparente entre une logique du don et une logique de lappropriation.

Le questionnement fondamental traversant lœuvre de Schumpeter de part en part porte moins sur lentrepreneur et son innovation que sur lémergence de la nouveauté, appliquée à léconomie. Cest en voulant construire une grille de lecture théorique rendant compte de lémergence de la nouveauté en économie que Schumpeter établit son modèle dynamique fondé sur la « trinité » entrepreneur-innovation-crédit (Schumpeter, 1999, p. 106). Mais une contradiction (Heilbroner, 2001) apparaît dès lors au sein du processus créatif chez Schumpeter entre deux logiques antithétiques : une logique du don et une logique de lappropriation.

Ce papier nentend pas (re)faire une histoire de la figure de lentrepreneur (Blaug, 1989 ; Streissler, 1994 ; Gislain, 2012), ni de reconstruire la « Vision » schumpétérienne de lentrepreneur dont la spécificité se situe entre le surhomme de Nietzsche (Santarelli & Pesciarelli, 1990 ; Lapied & Swaton, 2013) et leugénisme de Galton (Gislain, 891991), mais bien de questionner la tension autour du moment créatif dans lœuvre de Schumpeter en se penchant sur les régimes discursifs du don et de lappropriation qui coexistent autour de lémergence de la nouveauté en économie. À ce titre, ce papier se situe dans le champ de la philosophie économique. Cette dernière entend questionner les œuvres des économistes pour y déceler les « implicites » et pour y apercevoir les « résidus philosophiques » (Kolm, 1986, p. 19) qui sont autant de présupposés philosophiques, anthropologiques et éthiques qui « avancent masqués » dans les théories économiques, et ce, « le plus souvent à linsu des économistes eux-mêmes, la philosophie économique nétant pas explicitée par les théoriciens de léconomie » (Mardellat, 2013, p. 8). Ce papier a pour ambition de déceler une opposition dans lœuvre de Schumpeter sur lacte créatif. Ce sera loccasion de clarifier les ambivalences de la notion de création chez Schumpeter et de réitérer limportance de ses réflexions autour de lémergence de la nouveauté.

La question de la création en économie chez Schumpeter prend la forme de lintroduction dinnovations dans le circuit statique. La dichotomie statique-dynamique permet de rendre raison des mécanismes démergence de la nouveauté et son porteur, lentrepreneur, apparaît comme le personnage central du processus créatif (section 2). Ainsi sa personnalité et ses motivations hors de commun positionnent son action créative dans un régime du don, mais qui engendre un ensemble de conséquences pour léconomie qui relève du régime de lappropriation : les sections 3 et 4 insistent sur la tension entre don et appropriation au sein de tout processus de création économique chez Schumpeter. La dernière section (section 5) interroge lextension de cette grille de lecture de lacte créatif à lensemble des domaines de la vie sociale. Schumpeter mène une enquête de type philosophique sur lindétermination quant à la nature et lorigine de la nouveauté posant ainsi les limites de la recherche scientifique autour de la question de la création.

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I. LENTREPRENEUR COMME SUPPORT DE LA NOUVEAUTÉ

I.1. STATIQUE ET DYNAMIQUE :
LA QUESTION DE LA NOUVEAUTÉ

Le questionnement fondamental de Schumpeter réside dans lorigine et la diffusion de la nouveauté (Jaeger, 2013, p. 24) qui, agissant comme un leitmotiv (Reisman, 2004, p. 4), donnent une cohérence densemble à son œuvre. La nouveauté est définie par Schumpeter comme « lémergence de la nouvelle façon de voir, de la nouvelle technique, du nouveau tout simplement, ce qui modifie le matériau jusque-là observé et le remplace par quelque chose qui réagit différemment aux variations des données » (Schumpeter, 2013b, p. 119). 

Pour comprendre lémergence de la nouveauté en économie, Schumpeter prend pour point de départ le tableau de léconomie statique telle que théorisée par Léon Walras puis propose une théorie dynamique qui saisit léconomie non pas comme un circuit stationnaire, mais comme un processus évolutionnaire. Schumpeter introduit un nouvel appareil analytique dynamique – un « mode dobservation spécial » (Schumpeter, 1999, p. 93) – par opposition à la statique qui se révèle incapable dexpliquer lémergence de la nouveauté.

Lévolution apparaît comme loutil conceptuel adéquat en vue de théoriser le capitalisme dans sa complexité en proposant « une analyse théorique du développement, de ses mécanismes, couvrant la réalité dans sa totalité » (Schumpeter, 2013a, p. 45). Schumpeter entend « démontrer que létat statique ne contient pas tous les phénomènes fondamentaux de léconomie, bref que la vie dune économie nationale stationnaire se distingue de celle dune économie non stationnaire par son essence et ses principes fondamentaux » (Schumpeter, 1999, p. 80).

Ce changement de cadre analytique sopère par lintroduction dans le circuit walrasien de nouvelles combinaisons productives, les innovations, portées par un acteur dun type nouveau, lentrepreneur, aidé par des moyens nouveaux, le crédit. Toutes ces nouveautés « ont pour caractéristique de permettre de contraindre les sujets de léconomie statique à emprunter ces nouvelles voies » (Schumpeter, 2013a, p. 46). Le passage du circuit à lévolution économique est donc permis par lintroduction 91dinnovations que Schumpeter définit comme « lexécution de nouvelles combinaisons productives » (Schumpeter, 1999, p. 94) ou « la mise en place dune nouvelle fonction de production » (Schumpeter, 2017, p. 87). Une innovation est une nouvelle façon de produire ou produire des biens nouveaux, cest de manière générale « produire autre chose ou autrement » (Schumpeter, 1999, p. 94). Ces innovations sont portées par des « Hommes Nouveaux » selon lexpression employée dans les Business Cycles (Schumpeter, 2017, p. 96). Les entrepreneurs sont des innovateurs et non des inventeurs : leur fonction est dexécuter de nouvelles combinaisons productives et non de les inventer. Linventeur est le « créateur spirituel des nouvelles combinaisons » (Schumpeter, 1999, p. 126), il sagit donc dune fonction intellectuelle. Tandis que lentrepreneur est le « porteur » de linnovation, sa fonction est bien de la « réaliser. » En cela, Schumpeter distingue clairement linnovation de linvention qui « économiquement et sociologiquement sont deux choses totalement différentes (Schumpeter, 2017, p. 85). » Linvention est une création intellectuelle tandis que linnovation est la réalisation dune nouvelle combinaison productive qui arrive effectivement sur le marché. « Cette fonction ne consiste pas essentiellement à inventer un objet ou à créer des conditions exploitées par lentreprise, mais bien à aboutir à des réalisations (“getting things done”) » (Schumpeter, 1990a, p. 181). Lentrepreneur se distingue donc par des qualités de décision et dexécution davantage que par des qualités intellectuelles.

La concrétisation de la nouveauté en économie est permise grâce à un « complexe causal » (Gislain, 2012). En effet, Schumpeter ne réduit pas lévolution capitaliste à une cause unique qui serait incarnée par lentrepreneur ou par linnovation, mais déploie un réseau de causes multiples. Lentrepreneur en tant quagent est le support – ou le sujet pour reprendre le terme de Yuichi Shionoya (Shionoya, 1997, p. 163)– de linnovation. Cette dernière est un objet économique et est rendue possible par le moyen du crédit. Entrepreneur, innovation et crédit forment ainsi une « trinité ». À linstar dune autre fameuse Trinité, les trois tenants sont inséparables et forment un tout, car chacun des termes, pris séparément, est impuissant à impulser lévolution économique. Mais parmi ces trois facteurs essentiels, lentrepreneur constitue « le phénomène fondamental de lévolution économique » (Schumpeter, 1999, p. 106) sur lequel Schumpeter se penche plus volontiers. Lensemble des transformations 92engendrées par ces trois éléments est désigné par le terme « évolution ou développement économique. »

Immédiatement chez Schumpeter, les modifications spontanées et discontinues apparaissent dans la vie économique par le haut et non pas dans la sphère des besoins ni de la consommation. Schumpeter reconnaît donc demblée le primat de loffre : la nouveauté et la création sopèrent par loffre et par la production et non par la demande et par la consommation. Linitiative et lacte de création sappréhendent toujours par le haut de léconomie. Vision qui place Schumpeter au rang des théoriciens de loffre : « Les innovations en économie ne sont pas, en règle générale, le résultat du fait quapparaissent dabord chez les consommateurs de nouveaux besoins, dont la pression modifie lorientation de lappareil de production, mais du fait que la production procède en quelque sorte à léducation des consommateurs, et suscite de nouveaux besoins, si bien que linitiative est de son côté » (Schumpeter, 1999, p. 94). Lacte créatif en économie se trouve donc dans le haut de la pyramide sociale et savère fortement lié chez Schumpeter à la fonction entrepreneur.

Linnovation est la forme que prend la nouveauté en économie. Cependant, le processus démergence de la nouveauté ne saurait se réduire à la simple apparition dinnovations techniques et organisationnelles. Lacte créatif en économie est porté par un élément proprement humain. Pour étudier lorigine de la nouveauté, il ne faut pas se tourner vers les objets, mais vers les agents qui les portent. En effet, les innovations sont moins les causes que des manifestations apparentes de lévolution :

Les innovations ne sont pas la cause du développement économique, mais en sont plutôt une conséquence. Les innovations apparaissent du fait de lentrepreneur et sil ny avait pas la personnalité de lentrepreneur pour les exploiter alors elles nexisteraient pas. Ce ne sont pas les innovations qui ont produit le capitalisme, mais le capitalisme qui a produit les innovations nécessaires. (Schumpeter, 2013a, p. 54)

Une histoire technique ne suffit pas à comprendre lémergence de la nouveauté. Il faut la lier à un élément humain qui est à rechercher du côté de laction de créer : « le processus de développement et sa force motrice étant aussi dans ce cas à chercher ailleurs, à savoir dans la personnalité de lentrepreneur » (Schumpeter, 2013a, p. 54). 

Autrement dit, il ny a pas chez Schumpeter lidée dun progrès mécanique et automatique : les découvertes et les possibilités techniques 93sont nécessaires, mais non pas suffisantes pour expliquer et comprendre lapparition des innovations et de leurs conséquences sur lensemble de la structure économique. Encore faut-il les individus propices pour les mettre en œuvre. La fonction entrepreneuriale chez Schumpeter nest pas liée à une capacité dinvention, mais davantage de décision.

I.2. ACTES ET PERSONNALITÉ DE LENTREPRENEUR

Lentrepreneur est une fonction économique qui consiste à porter les innovations. Schumpeter propose une définition tout à fait concise dans les Business Cycles : « Pour les actions qui consistent à réaliser des innovations, nous employons le terme Entreprise ; les individus qui les réalisent, nous les appelons Entrepreneurs » (Schumpeter, 2017, p. 102)

Entreprendre est la fonction qui consiste à exécuter de nouvelles combinaisons productives. Il est la source et linitiative dune idée nouvelle. Il ne supporte pas les risques, qui échoient à ses créanciers – banquiers et capitalistes. Le terme « entrepreneur » peut conduire à des confusions, car ce dernier est une personne qui se définit essentiellement par laccomplissement et la réalisation dune fonction économique. Autrement dit, lentrepreneur est un moment relativement éphémère selon lequel « nul nest entrepreneur tout le temps, et nul ne peut être seulement un entrepreneur » (Schumpeter, 2017, p. 103). Il est important dinsister sur le fait quen tant que fonction, elle sincarne moins dans des personnes que dans des actes : un tel est entrepreneur non par ses qualités, mais parce quil agit en entrepreneur à un moment donné et cesse de lêtre sitôt quil cesse dagir en tant que tel.

Les actes de lentrepreneur sont à la source de lévolution économique et relèvent de la création. Pour expliquer le surgissement de lentrepreneur dans le circuit, Schumpeter recourt à sa personnalité qui se traduit dans sa conduite : lentrepreneur a tout dun chef porté dans la sphère économique.

Lentrepreneur est un agent de type dynamique par opposition à lagent de type statique présent dans le circuit walrasien. Cette distinction entre deux types dagents forme lune des prémisses ontologiques fondamentales de tout le système théorique schumpétérien (Shionoya, 2008). Lagent hédoniste-statique est à la recherche de la satisfaction de ses besoins sous des conditions données, sa conduite est calquée sur les habitudes et la routine, sur une certaine aversion pour le changement et 94sur sa capacité à obéir. À lopposé, lagent énergique-dynamique poursuit des formes créatives et nouvelles : il est un homme daction – « Mann der Tat » (Schumpeter, 1911, p. 132) – caractérisé par un leadership économique et exerce à ce titre un pouvoir de commandement (Santarelli & Pesciarelli, 1990) pour lequel il déploie des qualités de direction qui lapparente à un chef (Fürherfunktion3) :

Une dépense de volonté nouvelle et dune autre espèce devient par là nécessaire ; elle sajoute à celle qui réside dans le fait quau milieu du travail et du souci de la vie quotidienne, il faut conquérir de haute lutte de lespace et du temps pour la conception et lélaboration des nouvelles combinaisons, et quil faut arriver à voir en elle une possibilité réelle et non pas seulement un rêve et un jeu. (Schumpeter, 1999, p. 123)

Ici commencent les très dithyrambiques pages concernant lentrepreneur. La fonction de chef se caractérise par « une manière spéciale de voir les choses » et ne relève non pas de lintelligence ni de la force de lesprit, mais de la volonté ; cela implique « une capacité daller seul et de lavant, de ne pas sentir linsécurité et la résistance comme des arguments contraires », mais encore « la faculté dagir sur autrui, quon peut désigner par les mots “dautorité”, de “poids”, “dobéissance obtenue” » (Schumpeter, 1999, p. 125-126). Bref, Schumpeter assimile les qualités de lentrepreneur à un ensemble daptitudes inexistantes dans le circuit. 95Inexistantes, car inutiles : les agents statiques sont mus par lhabitude et la routine en vue de la satisfaction des besoins.

La dichotomie schumpétérienne entre les types dynamiques et les types statiques dindividus est une idée fondamentale qui lui permet dexpliquer lémergence de la nouveauté. Le neuf est engendré par les actions des créateurs dont la personnalité relève dun ensemble daptitudes hors du commun : création, leadership, intuition, volonté, force desprit.

II. UN ACTE CRÉATIF SUR LE RÉGIME DU DON

Lagent dynamique est donc lagent énergique par excellence : de ses actes émergent les nouveautés techniques, organisationnelles, etc. Schumpeter analyse les motifs de lentrepreneur. Néanmoins, ceci ne sapparente aucunement à une forme de psychologisme. Le cadre dynamique en effet appelle une étude des comportements et des motivations, car les innovations demeurent lettre morte sans la personnalité de lentrepreneur. De plus, Schumpeter a recours aux motifs dans le but dexpliquer lémergence de linnovation de manière endogène. En ce sens, un motif est un moyen heuristique permettant de rendre compte et de comprendre « la suite des causes et de leurs conséquences dans la vie sociale » dune série dactions. En dautres termes, il sagit de comprendre une conduite économique objective par linterprétation de motifs subjectifs. À ce titre, « la tâche de [Theorie der Wirtschaftlichen] Entwicklung est didentifier le type dentrepreneur à lélément endogène du développement économique et de décrire les phénomènes consécutifs à lactivité entrepreneuriale en tant que processus de développement économique » (Shionoya, 1997, p. 170).

II.1. LES MOTIFS DE LENTREPRENEUR :
FONDATEUR, SPORTIF ET CRÉATEUR

Schumpeter oppose deux types de conduites humaines. Les motifs de lexploitant pur et simple présent dans le circuit statique répondent aux motifs de lhomo œconomicus : égoïste, individualiste, rationnel et hédoniste. Lentrepreneur partage avec lagent statique un certain égoïsme 96individualiste, « il est sans tradition et sans relation ; vrai levier pour rompre toutes les liaisons, il est étranger au système des valeurs supra-individuelles tant du régime économique doù il vient que du régime vers lequel il sélève ; pionnier de lhomme moderne » (Schumpeter, 1999, p. 131).

Cependant, lentrepreneur nest pas motivé par des motifs hédonistiques : ses actes ne sont pas orientés vers la satisfaction des besoins, il na pas daversion pour la souffrance, ni ne recherche le plaisir. Sa rationalité est dune autre espèce : « Lentrepreneur typique ne se demande pas si chaque effort, auquel il se soumet, lui promet un “excédent de jouissance” suffisant. Il se préoccupe peu des fruits hédonistiques de ses actes » (Schumpeter, 1999, p. 134). 

Dans la Théorie de lévolution économique, Schumpeter rédige, bien quil sen défende, des pages apologétiques sur lentrepreneur. Il énumère ainsi une série de trois motifs :

Premièrement, lentrepreneur est motivé par un motif dynastique – que nous aurions pu nommer conquérant, fondateur, impérial, etc. En effet, il veut « fonder un royaume privé, le plus souvent, quoique pas toujours, une dynastie aussi. Un empire, qui donne lespace et le sentiment de la puissance » (Schumpeter, 1999, p. 135). Cest ici que la Fürherfunktion prend toute sa signification, lentrepreneur a la volonté dimposer ses conditions à la structure économique. Le motif dynastique est le motif le plus économique, car il est dépendant de la propriété privée.

Deuxièmement, lentrepreneur a un motif sportif – ou bien guerrier. « La volonté du vainqueur. Dune part, vouloir lutter, de lautre vouloir remporter un succès pour le succès même (…) Lactivité économique entendue comme sport, course financière, plus encore comme combat de boxe » (Schumpeter, 1999, p. 135). Ici, nous retrouvons la combativité et la force de la volonté qui sont motivées moins par les conséquences que par le combat en lui-même. Léconomie est considérée comme un sport en ce sens où lactivité est appréciée pour elle-même et apparaît comme le plus étranger à la rationalité proprement économique.

Troisièmement, le motif artistique ou créatif qui nous intéresse plus particulièrement : « [L]a joie de créer une forme économique nouvelle ». Ce motif constitue le principe fondamental selon Schumpeter de la conduite de lentrepreneur. Lentrepreneur trouve une motivation essentielle dans le simple fait de créer : « il crée sans répit, car il ne peut rien faire 97dautre » (Schumpeter, 1999, p. 134) ; « la joie pour lui nait de lœuvre, de la création nouvelle comme telle » (Schumpeter, 1999, p. 136). Non seulement il possède une joie à la création, mais il en tire une énergie plus grande encore : « il peut y avoir que simple joie à agir : lexploitant pur et simple vient avec peine à bout de sa journée de travail, notre entrepreneur, lui, a un excédent de force » (Schumpeter, 1999, p. 136).

Par cette description tout à fait homérique – ou donquichottesque – les motifs de lentrepreneur dépassent le cadre de la rationalité de lhomo œconomicus. Plus en avant, la théorie standard se révèle incapable de penser les motifs de lentrepreneur, car ils lui échappent : « il sagit dune motivation étrangère à la raison économique et à sa loi » (Schumpeter, 1999, p. 136) avoue Schumpeter : ses motifs sont extra-économiques.

II.2. DON ET CRÉATION

Étranger à la raison économique signifie que la conduite de lentrepreneur nest ni réductible à, ni compréhensible par un calcul de type coûts-avantages visant à maximiser son utilité sous contrainte de rareté. Lentrepreneur nest pas un manager ni un capitaliste : il ne compte pas ni ne calcule. Il est animé par une rationalité qui échappe à la raison de lagent statique. Keynes insiste, au chapitre 12 de la Théorie générale, sur la dimension impulsive des investissements des entrepreneurs et sur leur agir extra-économique : « Linvestissement dépendait dun recrutement suffisant dindividus au tempérament sanguin et desprit constructif (sanguine temperament and constructive impulses4) qui sembarquait dans les affaires pour occuper leur existence sans chercher réellement à sappuyer sur un calcul précis de profit escompté » (Keynes, 1971, p. 162). Keynes rejoint ici la description schumpétérienne de lentrepreneur : pour ces derniers, « les affaires étaient en partie une loterie » (Keynes, 1971, p. 162). Leur comportement échappe à la logique du calcul des rendements escomptés et leur motivation nest pas réductible à lespérance de profit :

Si la nature humaine navait pas le goût du risque (temptation to take a chance), si elle néprouvait aucune satisfaction (autre que pécuniaire) (profit apart) à construire une usine ou un chemin de fer, à exploiter une mine ou une ferme, les seuls investissements suscités par le calcul froidement établi (cold calculation) ne prendraient sans doute pas une grande extension. (Keynes, 1971, p. 162-163)

98

Lacte créatif est porté par un agent de type dynamique qui en économie est subsumé par la fonction entrepreneur. Nous aimerions ici avancer lidée que lacte créatif dépend dune logique du don.

La notion de don renvoie immédiatement en sciences sociales à lanthropologie du don fondée par Marcel Mauss. Dans son Essai sur le don, Mauss ne définit pas à proprement dit la notion de « don » mais traite de « systèmes de prestations totales » (Mauss, 2012, p. 69, p. 220) dans lesquels sinscrivent des échanges de prestations à caractère obligatoire. La double obligation de recevoir et de rendre les prestations constitue le cœur de lanalyse maussienne (Mauss, 2012, p. 83-84) : « ces prestations et contre-prestations sengagent sous une forme plutôt volontaire, par des présents, des cadeaux, bien quelles soient au fond rigoureusement obligatoires » (Mauss, 2012, p. 69). Pour Mauss, « le plus important, parmi ces mécanismes spirituels, est évidemment celui qui oblige à rendre le présent reçu » (Mauss, 2012, p. 72). Cependant, nous nous écarterons ici de la conception maussienne du don pour revenir à un sens commun duquel Mauss sécarte au moins dans lidée que le don implique lobligation de rendre et donc, appelle un contre-don (Mayade-Claustre, 2002). Ce qui fait dire à Jacques Derrida : « On pourrait aller jusquà dire quun livre aussi monumental que lEssai sur le don, de Marcel Mauss, parle de tout sauf du don : il traite de léconomie, de léchange, du contrat (do ut des), de la surenchère, du sacrifice, du don et du contre-don, bref de tout ce qui, dans la chose même, pousse au don et à annuler le don » (Derrida, 1991, p. 39). 

Dans le sens commun, le don revêt au moins deux significations sur lesquels nous insistons. Le don est généralement admis comme « laction de céder volontairement quelque chose à quelquun sans rien demander en échange » en rupture ici avec la conception maussienne du don/contre-don. Mais dans un second sens, le don peut renvoyer à « une aptitude innée à quelque chose. » Ainsi peut-on faire le don de son sang et le don de sa personne mais, selon le second sens, on peut avoir un don pour la musique. Lacte créatif chez Schumpeter relève du don dans les deux sens évoqués.

Dabord, dans le second sens du terme : les qualités propres à la personnalité de lentrepreneur dépendent dun ensemble « daptitudes » pour reprendre le mot de Schumpeter qui sont très inégalement disponibles au sein de la population. Une aptitude renvoie à une certaine 99habileté à remplir une fonction et ne porte aucune charge normative selon Schumpeter : « Une qualité ou un ensemble de qualités ne qualifient une aptitude que par rapport à certaines fonctions bien définies : les aptitudes entretiennent avec les fonctions le même rapport que certaines qualités dadaptabilité biologique avec le milieu physique » (Schumpeter, 1984, p. 220). Ces aptitudes sont réparties au sein de la population selon la loi du hasard et selon un principe dhérédité. Laptitude à innover relève pour ainsi dire dun don ou, dans un vocable schumpétérien, dune aptitude spéciale : « [L]a stratégie de linnovation réclame de lénergie, de la décision et laptitude à reconnaître dans une situation donnée les facteurs qui détermineront le succès (…). Ce nest ni lépargne ni la gestion efficace en tant que telles mais laptitude à remplir cette tâche novatrice qui est décisive » (Schumpeter, 1984, p. 177-178). Keynes, à linstar de Schumpeter, remarque limportance des aptitudes et de la personnalité des entrepreneurs dans la réussite des affaires et dont « [le] résultat final différât grandement selon que les aptitudes et le caractère de leur dirigeant étaient supérieurs ou inférieurs à la moyenne. » (Keynes, 1971, p. 162) Comme le remarque Robert Heilbroner, la grille de lecture schumpétérienne de lémergence de la nouveauté relève dune philosophie élitiste (Heilbroner, 2001, p. 321) qui légitime la réussite des entrepreneurs sur des dons et des aptitudes rares concentrés dans un petit groupe dhommes dynamiques et chevaleresques. Jean-Claude Passeron va plus loin, en affirmant que lélitisme de Schumpeter se double dune philosophie naturaliste où les dons et aptitudes sont en partie innés et transmis (Passeron, 1984).

Fidèle à cette philosophie élitiste, lacte créatif chez Schumpeter est toujours le fait dun homme dynamique, dun créateur déployant une énergie et une volonté hors du commun. Cet acte relève du don en ce que le créateur en général et lentrepreneur en particulier nagissent pas en vue dun retour sur investissement, leur initiative nest pas réductible à un calcul où les avantages seraient supérieurs aux peines et aux coûts que laction représente. Bien au contraire, lentrepreneur-créateur crée pour le simple fait de créer, la création apparaît pour lui comme une fin en soi. Lacte créatif repose chez Schumpeter sur une dépense dénergie qui trouve sa raison dêtre en elle-même, dans le processus de création même. Cet excédent dénergie relève du don en ce que les motifs et la conduite de lentrepreneur relèvent de la volonté, de lintuition, de 100limpulsion. Dans sa « Contribution à une sociologie des impérialismes », publiée en 1919, Schumpeter énonce lidée que toute société déploie un « excédent dénergie » (Schumpeter, 1984, p. 66) qui doit se dépenser dune manière ou dune autre. Schumpeter ne définit jamais clairement ce quil entend par « énergie. » Dans la première édition de Theorie der Wirtschaftlichen Entwicklung, il précise quil « convient de souligner que le terme “action énergique” (“energisches Handeln”) se réfère simplement à lusage quotidien de la langue » (Schumpeter, 1911, p. 128), ce qui néclaire pas vraiment son contenu. De manière générale, lénergie renvoie à une capacité de faire effort et à une volonté demployer une force en vue dactions et de modifications de son environnement (Lalande, 2006, p. 282). Schumpeter analyse les politiques impérialistes de plusieurs civilisations comme une dépense de cet excédent dénergie : le trop-plein dénergie est converti en guerre et en conquête. La société capitaliste aurait évacué les passions guerrières, mais lexcédent dénergie propre à toute société humaine est toujours présent et doit se dépenser dune autre manière. En effet, les transformations et mutations historiques peuvent conduire à « détourner vers dautres objectifs lénergie des individus les plus actifs » (Schumpeter, 1984, p. 80):

Les nécessités de la compétition économique et sociale tendent à absorber la totalité des énergies disponibles de la grande majorité des membres de toutes les couches sociales. Dans les sociétés modernes, il reste beaucoup moins dénergie susceptible dêtre dépensée sur les champs de bataille (…) Lexcédent dénergie dont disposent les individus est investi avant tout dans la vie économique. (Schumpeter, 1984, p. 115)

Cet excédent dénergie autrefois dépensé en guerre et en « énergie combattante » est, dans la société capitaliste, dépensé dans la vie économique. Lacte créatif de lentrepreneur, lélan créateur, la joie de créer qui lanime sont une forme de dépense de cet excédent dénergie.

Cette notion dun trop plein dénergie nest pas sans rappeler lanalyse de Georges Bataille dans La part maudite, publiée trente ans plus tard, en 1949. Bataille considère que toute économie est constituée non pas par la rareté, mais au contraire par le luxe : « ce nest pas la nécessité, mais son contraire, le “luxe”, qui pose à la matière vivante et à lhomme leurs problèmes fondamentaux » (Bataille, 2014, p. 21). Le principe général qui régit toute forme de vie et notamment toute économie réside dans une « énergie excédante » : autrement dit, les organismes 101vivants possèdent davantage dénergie que nécessaire au maintien de la vie. Cet excès dénergie nous dit Bataille est condamné à être gaspillé et dépensé : « il faut nécessairement le perdre sans profit, le dépenser, volontiers ou non, glorieusement ou sinon de façon catastrophique » (Bataille, 2014, p. 27). Tout comme Schumpeter, Bataille lie la création à la dépense – au gaspillage – de lexcès dénergie : la création est une forme de dissipation dune énergie qui ne saurait être accumulée.

En tant quil est un agent énergique-dynamique, lentrepreneur est mû par cet excès dénergie dont traite Bataille et qui doit être dépensé dans un acte créatif. Ainsi les motifs de lentrepreneur répondent à lexigence de léconomie générale telle que proposée par Georges Bataille. Cet agir créateur relève nous semble-t-il dune logique du don en ce quil est un élan, une dépense dénergie.

Par ailleurs, la dépense dénergie est liée chez Schumpeter comme chez Bataille à une potentielle destruction : les activités guerrières que mentionne Bataille tout comme les visées impérialistes dont traite Schumpeter sont des dépenses de lexcès dénergie qui engendrent des destructions et des bouleversements sociaux, économiques et politiques. Afin dappuyer son analyse, Bataille propose une interprétation de létude maussienne du potlatch. Le potlatch devient chez Bataille une institution sociale symptomatique dun gaspillage de lexcès dénergie dune société. En effet, « le potlatch est une immense fête qui rassemble toute une tribu pour des échanges de cadeaux qui vont jusquà la destruction somptuaire des richesses et dont le principe est la rivalité et la lutte entre les chefs » (Weber, 2016, p. 13). Pour Bataille, le don – entendu comme dépense dénergie – est par essence agonistique : il appelle la lutte et la destruction. Certes, comme le note Florence Weber, Bataille fait une lecture pessimiste de Mauss et a tendance à réduire le don à un simple processus de destruction. Néanmoins, et dans le cadre restreint de cet article, nous nous intéressons moins à la conception maussienne du don quà son interprétation opérée par Georges Bataille. Sa relecture du don maussien permet de resituer la dépense de lénergie excédentaire dune société dans une forme de don.

Lentrepreneur schumpétérien est lui aussi impliqué dans un processus créatif qui relève daptitudes individuelles (fonction de chef, pouvoir de commandement, capacité à briser la routine, etc.) et motivé par des motifs non-rationnels et extra-économiques qui positionnent son acte créatif dans une dépense dénergie de type agonistique. En effet, les conséquences 102de lintroduction de la nouveauté dans léconomie par lentrepreneur sont le bouleversement des structures, le dépérissement progressif de lancien, les déséquilibrages des marchés, le cycle des expansions et des récessions, les crises, le chômage, les luttes et les résistances, etc. De plus, lensemble de ces bouleversements nest pas quune conséquence involontaire, mais est imposé par la force par lentrepreneur. En un mot, lentrepreneur impose à lensemble de léconomie un processus de « destruction créatrice. » À la différence de Bataille, qui nassocie nullement le caractère destructeur du don à une quelconque création, Schumpeter lie le processus de destruction à un processus de création qui lui est concomitant. Lacte de création est ainsi immanquablement lié chez Schumpeter à un acte de destruction qui « révolutionne incessamment de lintérieur la structure économique, en détruisant continuellement ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Ce processus de destruction créatrice constitue la donnée fondamentale du capitalisme » (Schumpeter, 1990a, p. 116-117). 

Si lacte créatif de lentrepreneur relève dune logique du don, il ouvre par ces actions la possibilité dun régime dappropriation fondé sur le profit et linitiative privés. La création chez Schumpeter relève ainsi dun moment de tension entre deux régimes aux logiques opposées : un régime du don fondé sur la dépense gratuite et désintéressée dune énergie excédentaire et le régime de lappropriation fondé le calcul et la rationalité proprement économique.

Iii. LE CAPITALISME COMME RÉGIME DAPPROPRIATION

Iii.1. DE LA DIFFÉRENCE ENTRE DON ET APPROPRIATION

Si lorigine de la nouveauté est sa question fondamentale, cest bien létude du capitalisme en tant que processus évolutionnaire qui constitue lobjet détude de Schumpeter. Cest en voulant donner au capitalisme une grille de lecture cohérente et satisfaisante que lanalyse le conduit à la nouveauté. Dès la Théorie de lévolution économique, Schumpeter « a essayé de construire un modèle théorique du processus du changement économique dans le temps, ou plus clairement, de 103répondre à la question : comment le système économique génère-t-il la force qui le transforme sans cesse ? » (Schumpeter, 1991c, p. 165). En voulant construite une grille de lecture du capitalisme, Schumpeter a été amené à sinterroger sur la source dénergie inhérente à la sphère économique capable dengendrer le processus évolutionnaire. « Il existe, dans le système économique, une source dénergie perturbatrice de tout équilibre qui pourrait être atteint » (Schumpeter, 1991c, p. 166). Cette source dénergie réside dans lacte créatif porté par lentrepreneur et que nous considérons comme relevant du don. Néanmoins, le complexe causal décrit par Schumpeter engendre une série de conséquences sur léconomie elle-même. « Il contribue à la compréhension des luttes et des vicissitudes du monde capitaliste et explique un certain nombre de phénomènes, notamment le cycle économique, de manière plus satisfaisante que les analyses walrasienne et marshalliennne. » (Schumpeter, 1991c, p. 166).

Nous voudrions montrer que lensemble des phénomènes consécutifs à lagir de lentrepreneur relèvent quant à eux dun régime de lappropriation. Lappropriation est un « acte par lequel on se saisit, pour en faire sa propriété individuelle de ce qui nappartenait à personne ou à tout le monde » (Lalande, 2006, p. 73). Plus spécifiquement, si le régime du don relève dune certaine gratuité et dun agir qui soppose à la logique économique, le régime de lappropriation quant à lui relève de léconomicité et du calcul coût-avantage.

Les conséquences de lacte créatif de lentrepreneur, support de linnovation, constituent une série de bouleversements dans la structure économique. Ces phénomènes économiques sont étudiés un à un par Schumpeter dès la Théorie de lévolution économique. Lintroduction dune innovation entraîne lapparition dun gain supplémentaire appelé profit. Le profit nagit pas, nous lavons vu, comme une motivation essentielle pour lentrepreneur. Mais il nen demeure pas moins quun gain net apparaît dans léconomie ; gain qui était absent du circuit walrasien et qui découle de linnovation :

Linnovation nest pas seulement la source immédiate et la plus importante de gains, mais elle produit aussi indirectement, par le processus quelle enclenche, la plupart des situations à partir desquelles des profits et des pertes émergent et dans lesquelles les opérations spéculatives acquièrent une portée significative. (Schumpeter, 2017, p. 106)

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Le profit est approprié par deux agents, cest-à-dire par lentrepreneur dune part, mais aussi par lagent qui a prêté le pouvoir dachat nécessaire à la réalisation de linnovation, cest-à-dire le banquier ou le capitaliste.

Lentrepreneur ne possède pas les moyens de paiement nécessaires ; il les lui faut donc emprunter auprès des agents à capacité de financement que sont le capitaliste – qui possède déjà les fonds – ou le banquier – qui peut créer ces fonds via le crédit. Banquier et capitalistes sont immédiatement dans un régime de lappropriation : ils ne concéderont le crédit à un entrepreneur que si linnovation quil désire porter est susceptible de se transformer en succès économique. Autrement dit, si linnovation est capable de dégager un gain net cest-à-dire un profit. Le banquier et le capitaliste sont les véritables profit-seeker dans le modèle schumpétérien, car cest bien la perspective du profit qui les motive à financer lentrepreneur. En effet, lintérêt lié au crédit sera ponctionné sur une partie du gain net dégager par linnovation : lintérêt agit comme un « impôt sur le profit » et « transforme le temps en élément de coût » (Schumpeter, 1999, p. 243). Ainsi, banquier et capitaliste sont motivés par lacquisition dun intérêt, lui-même dérivé du profit. Si lentrepreneur est motivé par des motifs extra-économiques, le banquier et le capitaliste sont motivés par des motifs chrématistiques. Nous nous distançons de la charge normative et péjorative que Aristote plaçait dans ce terme (Aristote, 1993, I, p. 9)pour le considérer dans une acception plus positive : un motif chrématistique vise lacquisition toujours plus grande de profit et de richesse. Le banquier et le capitaliste recherchent « le plus grand profit possible » (Aristote, 1993, p. 117), car lintérêt en découle.

Profit, crédit et intérêt sont ainsi liés dans une logique déconomicité où le calcul, lanticipation des gains et lenrichissement prévalent. Lagir de lentrepreneur introduit dans léconomie des innovations qui immédiatement impulsent une dynamique capitaliste où lappropriation et léconomicité dominent : profit, crédit, capital et intérêt sont autant de phénomènes économiques consécutifs à lintroduction des innovations.

Le régime discursif de Schumpeter concernant les actes de lentrepreneur est construit autour du don et de la gratuité tandis que le régime discursif autour des conséquences de ces actes est construit autour de lappropriation. En effet, si la création est portée par des agents hors-normes aux motifs étrangers à la rationalité économique et relevant davantage du don, elle est permise par des agents aux motifs chrématistiques.

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Au-delà des agents économiques, le capitalisme comme cadre général est fondé sur lappropriation. Lorsquil propose une définition du capitalisme, Schumpeter a recours à la notion de propriété privée :

Nous entendons un système économique caractérisé par la propriété privée (initiative privée), par la production en vue dun marché et par le phénomène du crédit, ce phénomène étant la differentia specifica distinguant le système « capitaliste » des autres espèces, historiques ou possibles, du genre plus large défini par les deux premières caractéristiques. (Schumpeter, 1991e, p. 362)

Ainsi le capitalisme suppose plusieurs caractéristiques : 1) la propriété privée des moyens de production, 2) la production en vue dintérêts privés, cest-à-dire dinitiative et en vue de profits privés et enfin 3) linstitution du crédit ou de manière plus générale de largent emprunté : « borrowed money » (Schumpeter, 1991b).

Le capitalisme en tant que régime économique fondé sur la propriété privée soppose aux motivations et à la personnalité de lentrepreneur fondées sur des motifs extra-économiques et non-rationnels. Plus en avant, les conséquences économiques de la création sont bel et bien inscrites dans un régime économique de lappropriation où la propriété privée, le profit et le crédit se trouvent en son centre.

Cependant, le capitalisme ne se réduit pas à sa dimension économique dans lœuvre de Schumpeter. Lambition dune théorie générale du capitalisme le conduit à considérer le capitalisme sous ces aspects institutionnels, mais aussi culturels, sociaux et politiques :

Capitalisme ne signifie pas seulement que la maîtresse de maison peut influencer la production agricole en faisant son choix entre les lentilles et les haricots ; ou que ladolescent peut décider, à sa convenance, de travailler dans une ferme ou dans une usine (…) : capitalisme signifie surtout un système de valeurs, une attitude à légard de lexistence, une civilisation – la civilisation de linégalité et des fortunes familiales. (Schumpeter, 1990b, p. 439)

Le capitalisme est entendu plus largement au sens dun phénomène civilisationnel (« The Civilization of Capitalism », Schumpeter, 2008, p. 121-130) qui déploie des manières dêtre et de penser, des attitudes et des systèmes de valeurs ainsi que des institutions sociales. Pour ce faire, Schumpeter tisse tout au long de son œuvre une « théorie générale » du capitalisme qui entend produire une grille de lecture théorique capable denglober la réalité capitaliste dans ses aspects multiples (Shionoya, 1997 ; 106Arena & Dangel-Hagnauer, 2002) : « Étudier le capitalisme cest étudier une civilisation sous tous ces aspects. » (Schumpeter, 1991b, p. 202).

Iii.2. UNE DOMINATION ÉCONOMIQUE
ET SOCIALE DES ENTREPRENEURS

La réussite économique de lentrepreneur le propulse selon Schumpeter au sommet de la hiérarchie sociale. « Non seulement économiquement, mais aussi socialement, lentrepreneur doit se situer au sommet de la pyramide sociale » (Schumpeter, 2013a, p. 91). Selon Schumpeter, la réussite dans la structure économique justifie la position de domination et de commandement exercée par lentrepreneur sur le reste de la structure sociale. Non seulement lentrepreneur exerce un rôle de chef sur la structure économique, mais Schumpeter va plus loin : lentrepreneur exerce un « pouvoir de commandement étendu » (Schumpeter, 2013a, p. 91) qui va bien au-delà de la sphère économique :

Dans léconomie capitaliste, lentrepreneur se hisse à une place analogue [au chef de tribu], quil na généralement pas au départ. Sa silhouette se dégage avec force de la foule. (…) Sa réussite en impose et fascine. (…) Le succès économique lui assure, en tant que tel, une influence dans dautres domaines. On écoute sa voix sur les questions politiques. Il faut le faire, il faut céder au poids de sa personnalité. (…) Il devient une force politique et sociale. Lart et la littérature – généralement toute la vie sociale – réagissent par rapport à lui comme ils réagissaient au Moyen Âge par rapport aux chevaliers. (Schumpeter, 2013a, p. 92)

Schumpeter étend donc sa théorie de linnovation à toute la vie sociale. Cette tentation est exprimée dès 1911 avec le chapitre 7 de la première édition de la Theorie der Wirtschaftlichen Entwicklung qui sera tout simplement supprimé des éditions ultérieures (Schumpeter, 2002, 2013a). En effet, pour lui, les phénomènes sociaux constituent un tout et les domaines particuliers entretiennent entre eux des liens dinterdépendance inextricables. Lentrepreneur fort de son succès dans lintroduction dinnovation va également bouleverser lensemble de la vie sociale : art, littérature, politique, institutions, etc. Ainsi, pour ce qui nous intéresse, les attitudes et le système de valeur déployés sous le capitalisme se trouvent peu à peu bouleversés et sorientent autour 1) du calcul comme manière de penser et 2) de la richesse comme critère de réussite et de mobilité sociale. Le calcul est entendu ici comme un calcul économique 107de type coût-avantage. Le schéma des valeurs du capitalisme sarticle sur le régime de lappropriation :

La richesse devient un indicateur de position sociale, une conduite de vie et une orientation des goûts générés par les conditions de la fonction dentrepreneur devient jusquà un certain point un idéal. (Schumpeter, 2013a, p. 92)

En étendant son analyse en dehors de la sphère économique, Schumpeter théorise le capitalisme comme une civilisation qui déploie un ensemble de valeurs où la richesse et le calcul dominent. Lensemble des rapports humains ont tendance à se réduire au calcul et les valeurs matérialistes à réduire les valeurs spirituelles. Autrement dit, le régime de lappropriation sétend à lensemble des valeurs et des institutions sociales poussant Schumpeter à écrire dans son journal : « Je me demande souvent sil ny a jamais eu une cause qui, surgissant et connaissant le succès, nétait pas un business pour quelquun. » (Cité par McCraw, 2007, p. 7)Cependant, lacte créatif ne se réduit pas à la sphère économique, mais concerne dautres domaines de la vie sociale auxquels Schumpeter applique son analyse.

iV. UNE THÉORIE GÉNÉRALE DE LA NOUVEAUTÉ ?

Schumpeter nourrissait lambition dune vaste théorie générale capable dexpliquer de nombreux phénomènes de la vie sociale dun point de vue dynamique. Lidée consiste à étendre le modèle dynamique de linnovation et de lentrepreneur à des domaines de la vie sociale pour expliquer lémergence de la nouveauté de manière générale. Des domaines « qui peuvent contribuer tout dabord à éclairer notre conception et aussi à montrer que ce qui existe et se produit dans ces autres domaines peut être expliqué par une approche parallèle à la nôtre » (Schumpeter, 2013a, p. 100). La politique, lart, la science, la morale, etc. sont autant de sphères dans lesquelles la question de la nouveauté est primordiale.

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iV.1. LA DICHOTOMIE STATIQUE-DYNAMIQUE
AU FONDEMENT DE LA NOUVEAUTÉ

Schumpeter étend son analyse dynamique à lensemble de la vie sociale. La dichotomie statique-dynamique, utile pour expliquer lémergence des innovations en économie, savère féconde lorsquil sagit dexpliquer lémergence de toute nouveauté dans les autres domaines de la vie sociale. Schumpeter pratique ainsi lanalogie entre lévolution économique et lévolution sociale en général.

À tout moment, un domaine de la vie sociale peut être considéré comme statique. Autrement dit, une situation particulière est le résultat dun ensemble de données et constitue un environnement stable qui configure la norme du domaine en particulier. Comme en économie, la statique est insuffisante pour expliquer le devenir social : elle permet dexpliquer une situation particulière, mais aucunement dexpliquer limpulsion de lévolution, cest-à-dire de donner une explication de lémergence de la nouveauté.

La dynamique, au contraire, rend compte du processus démergence de la nouveauté. La dichotomie statique-dynamique prend la forme chez Schumpeter dune opposition entre deux types dhommes : lagent hédonistique-statique et lagent énergique-dynamique. Cette opposition est étendue à lensemble de la vie sociale :

Sur chaque domaine, il y a des agents statiques et des leaders. Les premiers se caractérisent par le fait que fondamentalement, ils font ce quils ont appris à faire, quils se meuvent dans le cadre du passé et quils sont dans leurs opinions, leurs dispositions et leurs actes sous linfluence de données existantes de leur domaine. Les seconds sont caractérisés par le fait quils voient la nouveauté, quils modifient le cadre existant de leur activité ainsi que les données existantes de leur domaine. (Schumpeter, 2013a, p. 106)

Très infusée de la pensée de Nietzsche (Santarelli & Pesciarelli, 1990 ; Shionoya, 2008), cette opposition entre les chefs porteurs de la création et une masse docile et grégaire, place Schumpeter parmi les penseurs élitistes ou aristocratiques. La nouveauté et la création dans tous les domaines sociaux sexpliquent selon Schumpeter par lopposition ontologique entre deux types dhommes irrémédiablement opposés : de laction de lélite créative émergent la nouveauté et lévolution ; de la masse grégaire émergent les résistances et larriération. Dans un article de 1947 intitulé 109« The Creative Response in Economic History », Schumpeter décrit deux types de « réponses » face au changement : une « réponse adaptative » (adaptative response) et une « réponse créative » (creative response) :

À chaque fois quune économie ou quun secteur dune économie sadapte à un changement de ses données (…), à chaque fois quune économie réagit à une augmentation de la population en ajoutant simplement de nouveaux cerveaux et de nouveaux bras à la main-dœuvre existante (…), on peut dire de ce développement quil est une réponse adaptative. Et, chaque fois quune économie, une industrie ou certaines entreprises font quelque chose dautre, cest-à-dire quelque chose en dehors de la gamme des pratiques existantes, nous pouvons parler de réponse créative. (Schumpeter, 1991d, p. 222) 

Ces deux types de réactions correspondent aux deux types dagents opposés. Lagent statique étant rétif au changement, lanalogie se poursuit dans la manière dont la nouveauté est mise en œuvre : par la force.

Le processus est plutôt en règle générale celui dune reprise de lidée nouvelle et de son imposition par une forte personnalité. (…) Il sagit toujours dimposer la nouveauté qui peu de temps auparavant était encore raillée, discutée ou même ignorée. Il faut toujours exercer une pression sur une masse réticente qui en fait ne veut rien savoir de la nouveauté et souvent ne sait même pas de quoi au fond il sagit. (Schumpeter, 2013a, p. 106-107)

Les leaders portent ainsi la nouveauté par la force et cette dernière permet sa diffusion dans la structure sociale et sur la masse des « réticents ». La philosophie élitiste qui préside à la pensée économique de Schumpeter sétend donc à la totalité de la vie sociale. « Chaque domaine de la vie sociale a sa propre évolution et le mécanisme de cette évolution dans ses grandes lignes est partout le même » (Schumpeter, 2013a, p. 108). Lévolution chez Schumpeter est ainsi assimilée à laction de quelques créateurs forts de leur personnalité et de leurs motifs guerriers, sportifs et artistiques et cest contre une masse jugée ignorante et rétive que sopère avec coercition limposition de la nouveauté.

iV.2. LINDÉTERMINATION DE LA NOUVEAUTÉ

Dans un court texte rédigé en 1932 à loccasion du cinquantième anniversaire de son ami Emil Lederer, Schumpeter pose ouvertement la « question de lorigine de la nouveauté ». Cette question nest pas une spéculation philosophique, mais bien un problème dordre scientifique 110appelant une grille de lecture explicative adéquate. Le texte découvert en 1993 et récemment traduit en français poursuit la question sur lémergence de la nouveauté non pas en économie, mais dans lensemble de la vie sociale.

Étendant son enquête sur lorigine de la nouveauté à lensemble des domaines de la vie sociale, Schumpeter pose une série de questions avec pour exemple la peinture du Quattrocento :

Comment cela se produit-il ? Comment certaines personnes en arrivent-elles à peindre différemment de ce quelles ont appris et comment cela simpose-t-il à dautres peintres et au public ? Quelle est, si nous pouvons nous exprimer ainsi, dune part la “force” et dautre part le “mécanisme” du processus qui, en pratique, na pas besoin de facteurs de variation extérieurs, mais au travers duquel aussi éventuellement des facteurs existants doivent agir ? Comment les individus, chacun en particulier, changent-ils didée et quest-ce qui les conduit à cela ? Comment agit la nouveauté ? Quen sera-t-il retenu et quelles réactions et quelles vibrations provoque-t-elle ? (Schumpeter, 2013b, p. 120)

En remontant le fil des causalités, Schumpeter aboutit à une abdication de la raison : lexplication scientifique est désarmée devant létendue de la question. En effet, il est possible dexpliquer les mécanismes, les ressorts, les formes de la nouveauté, mais il nest pas possible den expliquer lorigine. La nouveauté est ainsi « au mieux, localisée, mais non expliquée » (Schumpeter, 2013b, p. 119). Face à la question de la nouveauté, la science peut, dans la limite de ses compétences, faire deux choses : 1) établir des modèles théoriques et des grilles de lecture capables de rendre compte des formes, des causes, des implications et des conséquences de la nouveauté ; et 2) localiser le point de rupture entre lancien et le nouveau :

Nous pouvons constater lapparition de phénomènes qui relèvent de la notion de développement au sens que nous lui avons donné. Nous pouvons observer et décrire en détail les chocs et les sauts. Nous pouvons évaluer leur signification au sein des phénomènes de chaque domaine et saisir non seulement de manière descriptive, mais aussi de manière théorique les effets et répercussions quils provoquent. Mais nous pouvons encore plus : nous pouvons pour ainsi dire localiser la rupture liée à la mise en œuvre de ce qui est nouveau non seulement dans le cas particulier, mais aussi dune manière plus générale et nous construire, pour le mécanisme de mise en œuvre du changement de norme, une théorie qui génère comme produit annexe des 111théories spécifiques pour des phénomènes qui autrement seraient incompréhensibles. (Schumpeter, 2013b, p. 124)

Cependant, en dernière instance, sil est possible de décrire les causes et les implications ainsi que le point de rupture, la science demeure impuissante selon Schumpeter à expliquer lorigine de la nouveauté. Une forme dindétermination pèse sur son origine et sur la nature de la nouveauté : la question du quoi et du comment est résolue par la science – de manière imparfaite et continuellement à renouveler ! – grâce la description des mécanismes et des formes, mais la question du pourquoi demeure sans réponse. À ce titre, la recherche sur lorigine et la nature de la nouveauté est vaine selon Schumpeter.

Dans une série de conférences quil devait donner à la Fondation Walgreen5, Schumpeter aborde de front le problème dans une conférence intitulée « The Personal Element and the Element of Chance : A Principle of Indeterminateness » (Schumpeter, 1991a)Le processus du changement et de lémergence du nouveau se caractérise en effet par deux éléments essentiels qui concourent à son inaccessibilité radicale à tout discours scientifique. Premièrement, un « élément de hasard » : les nouveautés surgissent de manière stochastique et imprévisible ; et deuxièmement, un « élément humain » qui réside dans la qualité et la personnalité des créateurs. Ces deux éléments sont inaccessibles à la science, car elle ne peut rendre raison à la fois du caractère aléatoire du surgissement du nouveau, dune part, ni des qualités et aptitudes concentrées dans la personnalité hors du commun des créateurs, dautre part :

Étant donné que lémergence dindividus exceptionnels ne se prête pas à la généralisation scientifique, nous devons admettre quil existe un élément qui, en plus de lélément de hasard avec lequel il peut être additionné, limite sérieusement notre capacité à prévoir lavenir. Cest ce que nous entendons ici par « un principe dindétermination ». (Schumpeter, 1991a, p. 442)

Ainsi, le caractère inexplicable de la nouveauté réside moins dans une limite de lentendement que dans le caractère imprévisible et soudain de la nouveauté. En effet, il est dans la nature de la nouveauté dêtre imprévisible, soudaine, voire incompréhensible au moment, et dans le 112contexte dans lequel elle émerge : « [La réponse créative] peut toujours être comprise de manière ex post ; mais jamais de manière ex ante ; cest-à-dire quelle ne peut pas être prédite en appliquant les règles ordinaires dinférence à partir des faits préexistants. » (Schumpeter, 1991d, p. 222)On ne saurait dresser une théorie de la nouveauté, car lessence de cette dernière est entourée dune inaccessibilité radicale. La science, nous dit Schumpeter, « est toujours en échec face à linaccessibilité et lindétermination de la nouveauté et du saut, même lorsquelle le reconnaît et le baptise dune façon ou dune autre » (Schumpeter, 2013b, p. 126). Lorigine de la nouveauté demeure donc une grande inconnue de laveu même de Schumpeter : la recherche scientifique peut produire des théories tout à fait pertinentes visant à décrire la nouveauté, ses implications, mais demeure muette quant à son pourquoi, quant à son essence et son origine. Pour reprendre le mot de Shionoya, la création est chez Schumpeter une « énigme du genre humain » (Shionoya, 1997, p. 175).

Le principe dindétermination autour de la nouveauté permet à Schumpeter de concevoir le devenir social entre déterminisme et indéterminisme. La nouveauté émerge dans un processus social dont une large part est déterminée : cest-à-dire soumise à limbrication des causes et des effets et à ce titre, pouvant être expliquée par la science. Il est possible de rendre raison de ce processus social par la théorie et la recherche historique. En revanche, parmi cet ensemble de causalité, une série déléments demeurent indéterminés : lémergence de la nouveauté notamment dans son expression la plus humaine, à savoir la « personnalité du créateur », forme une grande inconnue. Cette dernière demeure inexplicable et échappe à toute tentative de théorisation.

En effet, il faut lier cette indétermination et cette inaccessibilité radicale à la nature même de la création : cette dernière dépend dun excédent dénergie qui se déploie par nécessité au travers du comportement dagents dynamiques. Les motivations mêmes de ces créateurs échappent à la logique économique et à la logique statique du domaine dans lequel ils agissent. En remontant le fil des causalités dans sa recherche sur lémergence de la nouveauté, Schumpeter est contraint de rendre les armes : la création peut être constatée, décrite, théorisée, mais ne peut être ni anticipée ni reproduite. Son origine est in fine à la fois indéterminée et inaccessible.

113

CONCLUSION

La nouveauté apparaît comme étant lune des questions centrales de lœuvre schumpétérienne : la possibilité de son émergence, les mécanismes de sa diffusion, les conséquences sur lenvironnement dans lequel elle émerge, etc. En économie, la création dépend des actes dun agent en particulier qui sexprime dans la fonction-entrepreneur. Or, les actes de lentrepreneur dans le processus créatif ne dépendent pas dune logique économique ni dun comportement dappropriation, mais échappent largement à la rationalité économique et à la logique calculatoire. Les traits de la personnalité de lentrepreneur relèvent de la logique du don et de la gratuité : il agit sans attente dun retour, sans espoir dun contre-don. Ses actions sont dictées par un impérieux besoin de création. Les motifs dynastique, sportif et créatif sont étrangers à la rationalité économique et maximisatrice de lhomo œconomicus.

En revanche, les conséquences de lintroduction des innovations en économie relèvent quant à elles dune logique de lappropriation. Les innovations portées par lentrepreneur impulsent lévolution économique et la dynamique capitaliste dans son ensemble et engendrent par là des phénomènes économiques (crédit, intérêt, profit, capital, etc.) qui dépendent du régime de lappropriation ; et des agents économiques (banquiers et capitalistes) qui dépendent de motifs chrématistiques. Plus largement, le capitalisme comme régime économique se fonde sur les notions de propriété privée et de crédit. En tant que phénomène civilisationnel, le capitalisme déploie un schème de valeurs où à la richesse comme critère de réussite et de mobilité sociale se mêle aux « eaux glacées du calcul égoïste » érigeant la rationalité économique en raison du monde.

La grille de lecture schumpétérienne du capitalisme comme régime économique de lappropriation trouve son primum mobile dans la personnalité et les motifs dun agent qui échappe à la logique de lappropriation. Cette « tension » dans lœuvre de Schumpeter entre lorigine et les conséquences de la nouveauté en économie est lié à lambiguïté autour de lobjet étudié : la nouveauté et lacte de création.

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En dernière analyse, toute création relève dun « excédent dénergie » que toute société déploie en des sens différents : dans limpérialisme militaire pour les uns, dans les innovations techniques pour les autres. Les agents dynamiques porteurs de cet excédent dénergie imposent par la force la nouveauté à lensemble de la société. La création porte en elle un caractère destructeur : lancien se trouve peu à peu avili par le nouveau jusquà sa disparition complète, bouleversant par là les habitudes, soulevant les résistances et provoquant violences et destructions.

Lacte créatif demeure chez Schumpeter un mystère. La création est selon lui un élément humain dont lorigine et la nature se trouvent auréolées dune indétermination : il est possible den expliquer les causes, les formes, les mécanismes, les conséquences. Mais, il est vain selon Schumpeter de vouloir répondre à la question : pourquoi les hommes créent ? Une théorie peut décrire le comment, mais sera toujours impuissante à dire le pourquoi.

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1 Lauteur tient à remercier Arnaud Berthoud et Marlyse Pouchol pour leur relecture et leurs conseils avisés, ainsi quun rapporteur anonyme pour son précieux travail critique.

2 Emmanuel Macron ne « twittait-il » pas en Septembre 2018 : « “Entrepreneur” est un mot que les anglo-saxons ont “volé” à la francophonie : la France est un pays dentrepreneuriat. »

3 Les notions de Führerfunktion (fonction de chef) et de Führerschaft (leadership en anglais) présentes chez Schumpeter ne peuvent éviter leur rapprochement avec le Führerprinzip qui désigne un principe dobéissance au chef dans lidéologie nazie. Dabord, il est important de rappeler que « Führer qui est un mot courant, depuis la Grande Guerre, de la langue militaire, et qui désigne tout meneur dhommes doté de charisme et investi dautorité, du lieutenant de troupes dassaut au maréchal » (Chapoutot, 2017, p. 85-86). Le Führerprinzip renvoie plus spécifiquement à des « principes dorganisations communautaires » (Chapoutot, 2014, p. 235). Les travaux récents de Johann Chapoutot montrent comment les nazis ont développé une pensée anti-étatiste et anti-individualiste qui glorifie « la communauté du peuple » (Volksgemeinschaft) et plus particulièrement, « lharmonie spontanée dune communauté raciale homogène et pure » (Chapoutot, 2020, p. 53). Dans cette communauté, le Führer est à la fois lémanation de lesprit de la communauté et lincarnation de la volonté de la communauté (Chapoutot, 2020, p. 57-58). Schumpeter écrit bien avant lavènement du national-socialisme en Allemagne et na jamais été coupable de complaisance avec lidéologie nazie. Lentrepreneur schumpétérien nest pas motivé par un Führerprinzip économique ; bien au contraire, la conception de lentreprise (Betriebsgemeinschaft) et du management (Menschenführung) développée par les nazis semble éloignée de la fonction de lentrepreneur schumpétérien et dresse au contraire le portrait de managers bureaucratisés et soucieux dun esprit de communauté.

4 Keynes, 2018, p. 131.

5 Schumpeter meurt la veille de la première conférence, le 8 janvier 1950. Il nous reste cependant les notes et les plans de ses interventions.