Préface
- Publication type: Article from a collective work
- Collective work: Gérard de Nerval, histoire et politique
- Pages: 11 to 17
- Collection: Encounters, n° 301
- Series: Nineteenth century studies, n° 36
Préface
Le colloque Nerval : histoire et politique qui s’est tenu du 5 au 7 juin 2014 a marqué sans doute un nouvel infléchissement dans les études nervaliennes. Non qu’il n’y ait eu déjà de nombreuses études qui se soient attachées à contextualiser l’œuvre, en montrant comment celle-ci est située dans son temps, et comment elle se situe par rapport à lui, tout à la fois l’éprouve et le réfléchit en lui donnant un sens plus personnel, plus vibrant et plus conscient. Non qu’il n’y ait eu aussi de nombreuses études qui aient été attentives à la sensibilité de Nerval à l’histoire, en repérant quelques-unes des époques (souvent des époques d’interrègne) qui parlent le plus à son imaginaire, ou en repérant dans son œuvre ces phénomènes de revenance du passé qui viennent obstinément contredire la perception d’un temps historique linéaire et progressif. L’apport plus nouveau du colloque, et de ses actes ici rassemblés, tient peut-être davantage dans l’association des deux termes : histoire et politique, – qui donne à la surface du présent où l’histoire se découvre dans son actualité immédiate et contraignante une profondeur, vite abyssale, où se ravive l’écho, répercuté d’âge en âge, des siècles amoncelés.
Sur la fine surface du présent, et parmi toutes les convulsions de l’histoire que le siècle traverse, la ligne de Nerval reste en réalité constante. Une phrase tirée des Faux Saulniers la caractérise au mieux : « Je ne voudrais pas faire ici de la politique. – Je n’ai jamais voulu faire que de l’opposition1 », écrit-il, à un moment, il est vrai, où sa parole est de plus en plus périlleusement contrainte par la censure et joue allègrement de la litote. Mais, au-delà de toute posture d’engagement, c’est bien en effet un geste d’« opposition » qui insiste dans toute l’œuvre et toute la vie de Nerval, des chahuts de la bohème artiste aux grands textes oppositionnels des années 1850, de la pratique des journaux à l’apparent repli sur soi que manifestent les œuvres autobiographiques des dernières 12années, et de là jusqu’à Aurélia, s’il est vrai que la folie est en elle-même une forme radicale de résistance : « le contretemps du monde », disait Michel Foucault2.
Mais, par en dessous en quelque sorte, cette force d’opposition résonne beaucoup plus profondément dans le temps, soudain mesuré à une échelle autrement plus ample que celle qui dit l’actualité de l’époque et le cours de l’existence individuelle. Voici par exemple que, dans Sylvie (chap. i), le désenchantement qui suit la Révolution de 1830 se voit, non seulement analysé dans ses causes politiques, sociales et religieuses, mais encore mis en relation avec d’autres époques – la Fronde, la Régence, le Directoire, et, plus loin encore (donc plus vivace), « l’époque de Pérégrinus et d’Apulée3 ». Quant au traumatisme que marquent pour la génération de Nerval l’échec de la Révolution de 1848 et l’avènement, au prix d’un coup d’État, du Second Empire, non seulement il infléchit l’écriture nervalienne, comme au même moment l’écriture de Baudelaire, dans le sens d’une mélancolie de plus en plus marquée, mais lui aussi se répercute à travers les temps. La lignée d’opposants dans laquelle Nerval s’inscrit trouve des prolongements plus profonds ; et si notamment il prête son attention au socialisme et à ses « précurseurs », ce n’est pas seulement pour témoigner de l’émergence d’un mouvement politique et philosophique propre à l’histoire contemporaine, mais c’est également pour ressaisir à travers lui les voix, revenues du lointain des siècles, de tous les « vaincus de l’histoire », victimes eux aussi des « abus d’autorité », et rejetés dans les « limbes », – où cependant, malgré un présent sans espérance, ils portent encore les promesses d’un avenir possible. De la même façon dans Aurélia, plusieurs strates temporelles s’emboîtent les unes dans les autres : – des allusions à l’actualité politique la plus immédiate et à ses conséquences sur la situation matérielle et morale de l’écrivain, – une analyse de la génération de 1830 et de ce « mal du siècle » qu’elle incarne (« J’avais été l’un des jeunes de cette époque, et j’en avais goûté les ardeurs et les amertumes », écrit Nerval4), – et, soudain beaucoup plus profondément dans le temps, le dévoilement, dans le rêve ou 13l’hallucination, des « révolutions primitives du globe5 » qui semblent, par l’effet d’un très lointain contrecoup, priver le monde contemporain de toute stabilité.
C’est finalement, on le sait, dans le mythe que ces vibrations infinies de l’histoire se prolongent et se concentrent, s’engouffrent et rejaillissent : le mythe d’opposition des enfants du feu, issus de la lignée de Caïn, – mythe, plus que politique, qui enclot en outre des significations sociales, religieuses métaphysiques et artistiques.
Pour organiser la riche matière à laquelle a donné lieu le colloque de juin 2014, nous la déployons selon cinq sections et une annexe, – auxquelles nous ajoutons à la fin une dédicace.
Dans un premier ensemble, nous inventorions quelques-uns des fragments d’un discours nervalien sur l’histoire. Il s’agit de « fragments » d’abord parce que Nerval – « rêvant le passé sur ses débris » comme le rappelle Patrick Labarthe – s’empare d’une histoire elle-même en ruines, grevée de mort, mais riche de possibles inaccomplis. Il s’agit de « fragments » en ce sens aussi que Nerval, loin de développer sa pensée en système, construit son discours historique en compilant des textes d’autrui et en en réagençant des morceaux dans une unité nouvelle qui en refond le sens. Il est frappant de voir, comme le démontre Adriana Chimu Harley, comment Nerval s’empare ainsi de la pensée des idéologues des Lumières, pour méditer avec eux sur la mort des religions dont la Révolution a fait entrevoir la possibilité, mais aussi pour inverser du tout au tout leurs positions en travaillant à redonner poétiquement une efficace nouvelle à ces « chimères » et « illusions » que sont les religions pour Volney ou Dupuis. L’analyse d’Emmanuel Buron fait apparaître comment Nerval infléchit le discours de Nodier sur les époques de « décadence », en y ajoutant l’espoir d’une « rénovation » imaginaire, qui engage une pensée révolutionnaire en même temps qu’elle inscrit dans le présent une force pure de résistance. Dagmar Wieser, quant à elle, montre comment Nerval, en reprenant au romantisme allemand la catégorie, d’abord esthétique, du « populaire », la maintient obstinément hors des revendications « nationalistes » dont elle fait l’objet 14au moment de « la crise du Rhin » en 1840, afin de lui conserver sa portée rénovatrice pour la pensée de la poésie comme pour la pensée de la communauté humaine.
La seconde section, sous le titre Questions d’Orient, a trait aux Scènes de la vie orientale et au Voyage en Orient. Kan Nozaki montre comment Nerval se distingue des écrivains et des peintres orientalistes de son siècle : son Orient n’est pas celui créé par l’Occident – selon le mécanisme discursif d’assujettissement déconstruit par Edward Saïd6 –, mais le lieu d’une ouverture à la différence, et d’une épreuve, toute concrète et authentiquement créatrice, de l’étranger et de l’étrangeté. Sarga Moussa insiste quant à lui sur le fait que l’Orient de Nerval, loin d’être seulement le mirage d’un ailleurs rêvé, est aussi et surtout un Orient actuel, traversé par des conflits idéologiques dont Nerval se révèle un fin observateur, – par exemple quand il remarque, avec une perplexité ironique, les mutations de l’Empire ottoman alors que celui-ci, à travers les tanzimat, s’est engagé dans la voie des réformes à l’européenne. Pour Philippe Destruel, cette attention à la dimension politique passe par une forme d’empathie par laquelle Nerval épouse les réalités de la vie orientale en cherchant à en partager quotidiennement les valeurs, les plus humbles comme les plus hautes. Pour Henri Bonnet, l’Orient nervalien peut alors apparaître comme le lieu d’une possible conversion de tout l’être, quand le voyageur, guidé par l’idée de tolérance, se voit engagé à la recherche d’une sagesse nouvelle, qui résulterait de la réconciliation de religions que l’histoire a opposées.
La troisième section, sous le titre Mélancolie, fantaisie, et opposition, rend implicitement hommage au livre de Ross Chambers7, en travaillant à mettre en évidence la spécificité du geste oppositionnel de Nerval, quand il s’agit pour lui, non de défier directement la censure, mais de l’esquiver subtilement, par toutes les ressources ironiques de la fantaisie, aussi bien que par un repli mélancolique sur soi, – dans un Valois natal, intime et privé sans doute, mais valant aussi comme une terre immémoriale d’opposition. Pour Filip Kekus, cette veine oppositionnelle trouve sa source dans la pratique journalistique de Nerval, quand la petite presse, notamment Figaro et son esprit de fantaisie et 15de dérision antibourgeoise, rallie à elle les jeunes gens de la bohème dispersée. Marta Kawano, en rapprochant Les Nuits d’octobre de Nerval et le Voyage sentimental de Sterne, montre que l’attention de Nerval au politique est déjà impliquée tout entière dans le statut d’écrivain errant que Nerval se choisit, et qu’elle relève alors moins de l’idéologie que de la sensibilité, – une sensibilité quasi météorologique face aux « nuages » qui obscurcissent l’horizon politique en 1852. Gabrielle Chamarat capte quant à elle les contrecoups de l’échec de la Révolution de 1848 dans l’œuvre nervalienne, et montre comment le dernier Nerval, en reconsidérant sa vie, reconsidère aussi l’histoire de son siècle, donnant ainsi explicitement ou implicitement à son écriture une signification politique déterminante. Jean-Nicolas Illouz voit dans l’expansion des Faux Saulniers, dont des fragments essaiment dans La Bohême galante, dans Les Illuminés et dans Angélique, le passage d’une forme ironique d’opposition, propre au récit excentrique, à une « rage » (« Tu demandes pourquoi j’ai tant de rage au cœur »), plus que politique cette fois, qui se formule dans le langage du mythe et revient des tréfonds de l’Être.
Un quatrième ensemble, intitulé Révolutions et utopies, invite à considérer que les désenchantements qui suivent les périodes révolutionnaires de 1830 et de 1848, s’ils se manifestent par un repli du sujet sur lui-même et par une valorisation de l’imaginaire, donnent aussi au politique une dimension nouvelle, qui engage une vision utopique de l’histoire, dont le rêve, le mythe ou la poésie donneraient cependant à percevoir l’effectivité. C’est ce que démontre Gisèle Séginger à la fois en suivant les différents positionnements de Nerval dans l’actualité de son temps, et en faisant apparaître le substrat métaphysique sur lequel repose sa poétique de l’histoire, quand celle-ci, tournée vers une « harmonie première » à restaurer, ouvre à la production d’une mythologie, étrange et fascinante, mêlant religion et politique. Pour Keiko Tsujikawa, le recueil des Illuminés, où Nerval dessine, à travers les siècles, la longue lignée de ceux qu’il nomme « les précurseurs du socialisme », est porté par une pensée de l’histoire qui tend à dégager, par-delà la fracture de la Révolution, la permanence d’un esprit d’opposition, qui semble irrémédiablement étouffé à l’aube du Second Empire où Nerval publie Les Illuminés, mais qui se révèle aussi capable de puiser dans le passé le plus lointain les germes de résistance qui féconderont l’avenir ; il est remarquable que cette obstination de Nerval à relier les époques que 16l’histoire a disjointes coïncide avec le travail de rapiéçage textuel auquel il se livre quand il raboute les fragments des textes de ses Illuminés et recompose son propre recueil. S’il existe donc bien, comme le rappelle Michel Brix, une « période rouge » dans le cheminement de Nerval – période qui court de la publication de l’almanach du Diable rouge jusqu’aux Faux Saulniers et aux Illuminés en passant par la légende du compagnonnage ouvrier qui se lit dans L’Histoire de la Reine du Matin et de Soliman prince des génies – on aurait tort de fermer cette période sur elle-même sans en voir les prolongements dans les œuvres du dernier Nerval, alors que la censure, en interdisant l’opposition directe, fait se redéployer celle-ci dans le mythe, théologico-politique autant que poétique, qu’est pour Nerval le mythe des fils et filles du feu. À cet esprit igné de liberté, Françoise Sylvos rattache en outre l’attention de Nerval, non encore assez remarquée, aux formes les plus variées du libertinage.
La dernière section, sous le titre L’Histoire polygraphe, rappelle que la pensée historique de Nerval ou ses positions politiques insistent jusque dans les formes où elles sont a priori moins attendues. Pierre Loubier dit l’importance des Élégies nationales, très conventionnelles sans doute au moment où le jeune Gérard en reprend le poncif, mais d’emblée investies par lui de valeurs personnelles, selon lesquelles la figure à la fois glorieuse et déchue de Napoléon sert de support à la constitution d’une imago paternelle, – tandis que la mère, « ensevelie dans la froide Silésie », demeure hors de la prise d’un discours historique. Hisashi Mizuno suggère que le choix de la forme de l’odelette marque, après les désillusions qui suivent la Révolution de 1830, un retrait par rapport à toute posture d’engagement, même si l’odelette permet une manière distanciée de dire le politique, selon une veine plus intimiste issue de la réflexion de Nerval sur les formes poétiques renaissantes. Jean-Marie Roulin situe Le Marquis de Fayolle dans la vogue des romans de la Révolution, mais il souligne d’une part la contradiction entre les aspirations républicaines de Nerval et son attachement à la race, d’autre part la résorption de la trame historique du roman dans celle d’un roman familial dont les nœuds demeurent inextricables à l’auteur lui-même. Jean-Pierre Mitchovitch s’intéresse au drame authentiquement politique qu’est Léo Burckart. Et Sylvain Ledda montre comment l’ample champ géographique que balisent les différents lieux qui servent de décors aux pièces de théâtre de Nerval relève, plus que d’un souci de pittoresque 17ou de couleur locale, d’une pensée géopolitique d’un monde que la Révolution et les guerres napoléoniennes ont engagé dans un vaste processus de mutation encore inachevé.
À cet ensemble nous ajoutons une annexe, où Jean-Marc Vasseur nous guide sur les traces de Nerval, dans un Valois en effet saturé d’histoire, mais où l’exactitude des notations historiques semble encore une garantie contre la dissolution des siècles dans la « Nuit des temps8 ».
Nous isolons à la fin de ce volume dédié à la mémoire de Jacques Bony le texte que Jacques Bony a prononcé lors du colloque de juin 2014 et qui est désormais le dernier qu’il ait écrit sur Nerval. On y retrouve, condensée, l’immense érudition qui a rendu possible l’édification de l’édition de la Pléiade. Une phrase que Nerval prête à un bibliothécaire au moment de la révolution de 1848 – « Les Révolutions sont épouvantables ! » – pique la curiosité du critique et enclenche une enquête parmi les livres. Celle-ci porte ses fruits. Le bibliothécaire en question existe : il s’agit de Charles Motteley ; et Nerval tient l’anecdote qu’il rapporte de Jules Janin ou de Paul Lacroix (le bibliophile Jacob), ce dernier la consignant beaucoup plus tard dans la préface qu’il consacre au livre de François Fertiault, Les Amoureux du livre (1877) : Les Amoureux du livre, le titre convient à Nerval, aussi bien en vérité qu’à Jacques Bony.
Nous remercions M. Pierre Fournié, responsable du département de l’action éducative et culturelle aux Archives nationales.
1 Les Faux Saulniers, NPl II, p. 96.
2 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, coll. Tel, 1984, p. 383.
3 Sylvie, NPl III, p. 538.
4 Aurélia, NPl III, p. 732.
5 L’allusion aux « révolutions primitives du globe » se trouve dans Les Nuits d’octobre (NPl III, p. 316), mais le spectacle de ces révolutions nourrit des visions d’Aurélia, notamment à la fin du chapitre ii 7 et au début du chapitre ii 8.
6 Edward W. Saïd, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, traduit de l’américain par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, « Points Essais », 2004.
7 Ross Chambers, Mélancolie et opposition. Les débuts du modernisme en France, Paris, José Corti, 1987.
8 Dans la Généalogie fantastique, on lit « Il n’y a pas de nuit des temps – Étymologies – Race (œil, main, pied) Pays » (voir Transcription et commentaire du manuscrit autographe, Namur, Presses universitaires de Namur, 2011, p. 43).
- CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN: 978-2-406-06512-8
- EAN: 9782406065128
- ISSN: 2261-1851
- DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06512-8.p.0011
- Publisher: Classiques Garnier
- Online publication: 02-25-2018
- Language: French