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Classiques Garnier

Préface

  • Publication type: Article from a collective work
  • Collective work: Gérard de Nerval, histoire et politique
  • Pages: 11 to 17
  • Collection: Encounters, n° 301
  • Series: Nineteenth century studies, n° 36
  • CLIL theme: 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN: 9782406065128
  • ISBN: 978-2-406-06512-8
  • ISSN: 2261-1851
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-06512-8.p.0011
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-25-2018
  • Language: French
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Préface

Le colloque Nerval : histoire et politique qui sest tenu du 5 au 7 juin 2014 a marqué sans doute un nouvel infléchissement dans les études nervaliennes. Non quil ny ait eu déjà de nombreuses études qui se soient attachées à contextualiser lœuvre, en montrant comment celle-ci est située dans son temps, et comment elle se situe par rapport à lui, tout à la fois léprouve et le réfléchit en lui donnant un sens plus personnel, plus vibrant et plus conscient. Non quil ny ait eu aussi de nombreuses études qui aient été attentives à la sensibilité de Nerval à lhistoire, en repérant quelques-unes des époques (souvent des époques dinterrègne) qui parlent le plus à son imaginaire, ou en repérant dans son œuvre ces phénomènes de revenance du passé qui viennent obstinément contredire la perception dun temps historique linéaire et progressif. Lapport plus nouveau du colloque, et de ses actes ici rassemblés, tient peut-être davantage dans lassociation des deux termes : histoire et politique, – qui donne à la surface du présent où lhistoire se découvre dans son actualité immédiate et contraignante une profondeur, vite abyssale, où se ravive lécho, répercuté dâge en âge, des siècles amoncelés.

Sur la fine surface du présent, et parmi toutes les convulsions de lhistoire que le siècle traverse, la ligne de Nerval reste en réalité constante. Une phrase tirée des Faux Saulniers la caractérise au mieux : « Je ne voudrais pas faire ici de la politique. – Je nai jamais voulu faire que de lopposition1 », écrit-il, à un moment, il est vrai, où sa parole est de plus en plus périlleusement contrainte par la censure et joue allègrement de la litote. Mais, au-delà de toute posture dengagement, cest bien en effet un geste d« opposition » qui insiste dans toute lœuvre et toute la vie de Nerval, des chahuts de la bohème artiste aux grands textes oppositionnels des années 1850, de la pratique des journaux à lapparent repli sur soi que manifestent les œuvres autobiographiques des dernières 12années, et de là jusquà Aurélia, sil est vrai que la folie est en elle-même une forme radicale de résistance : « le contretemps du monde », disait Michel Foucault2.

Mais, par en dessous en quelque sorte, cette force dopposition résonne beaucoup plus profondément dans le temps, soudain mesuré à une échelle autrement plus ample que celle qui dit lactualité de lépoque et le cours de lexistence individuelle. Voici par exemple que, dans Sylvie (chap. i), le désenchantement qui suit la Révolution de 1830 se voit, non seulement analysé dans ses causes politiques, sociales et religieuses, mais encore mis en relation avec dautres époques – la Fronde, la Régence, le Directoire, et, plus loin encore (donc plus vivace), « lépoque de Pérégrinus et dApulée3 ». Quant au traumatisme que marquent pour la génération de Nerval léchec de la Révolution de 1848 et lavènement, au prix dun coup dÉtat, du Second Empire, non seulement il infléchit lécriture nervalienne, comme au même moment lécriture de Baudelaire, dans le sens dune mélancolie de plus en plus marquée, mais lui aussi se répercute à travers les temps. La lignée dopposants dans laquelle Nerval sinscrit trouve des prolongements plus profonds ; et si notamment il prête son attention au socialisme et à ses « précurseurs », ce nest pas seulement pour témoigner de lémergence dun mouvement politique et philosophique propre à lhistoire contemporaine, mais cest également pour ressaisir à travers lui les voix, revenues du lointain des siècles, de tous les « vaincus de lhistoire », victimes eux aussi des « abus dautorité », et rejetés dans les « limbes », – où cependant, malgré un présent sans espérance, ils portent encore les promesses dun avenir possible. De la même façon dans Aurélia, plusieurs strates temporelles semboîtent les unes dans les autres : – des allusions à lactualité politique la plus immédiate et à ses conséquences sur la situation matérielle et morale de lécrivain, – une analyse de la génération de 1830 et de ce « mal du siècle » quelle incarne (« Javais été lun des jeunes de cette époque, et jen avais goûté les ardeurs et les amertumes », écrit Nerval4), – et, soudain beaucoup plus profondément dans le temps, le dévoilement, dans le rêve ou 13lhallucination, des « révolutions primitives du globe5 » qui semblent, par leffet dun très lointain contrecoup, priver le monde contemporain de toute stabilité.

Cest finalement, on le sait, dans le mythe que ces vibrations infinies de lhistoire se prolongent et se concentrent, sengouffrent et rejaillissent : le mythe dopposition des enfants du feu, issus de la lignée de Caïn, – mythe, plus que politique, qui enclot en outre des significations sociales, religieuses métaphysiques et artistiques.

Pour organiser la riche matière à laquelle a donné lieu le colloque de juin 2014, nous la déployons selon cinq sections et une annexe, – auxquelles nous ajoutons à la fin une dédicace.

Dans un premier ensemble, nous inventorions quelques-uns des fragments dun discours nervalien sur lhistoire. Il sagit de « fragments » dabord parce que Nerval – « rêvant le passé sur ses débris » comme le rappelle Patrick Labarthe – sempare dune histoire elle-même en ruines, grevée de mort, mais riche de possibles inaccomplis. Il sagit de « fragments » en ce sens aussi que Nerval, loin de développer sa pensée en système, construit son discours historique en compilant des textes dautrui et en en réagençant des morceaux dans une unité nouvelle qui en refond le sens. Il est frappant de voir, comme le démontre Adriana Chimu Harley, comment Nerval sempare ainsi de la pensée des idéologues des Lumières, pour méditer avec eux sur la mort des religions dont la Révolution a fait entrevoir la possibilité, mais aussi pour inverser du tout au tout leurs positions en travaillant à redonner poétiquement une efficace nouvelle à ces « chimères » et « illusions » que sont les religions pour Volney ou Dupuis. Lanalyse dEmmanuel Buron fait apparaître comment Nerval infléchit le discours de Nodier sur les époques de « décadence », en y ajoutant lespoir dune « rénovation » imaginaire, qui engage une pensée révolutionnaire en même temps quelle inscrit dans le présent une force pure de résistance. Dagmar Wieser, quant à elle, montre comment Nerval, en reprenant au romantisme allemand la catégorie, dabord esthétique, du « populaire », la maintient obstinément hors des revendications « nationalistes » dont elle fait lobjet 14au moment de « la crise du Rhin » en 1840, afin de lui conserver sa portée rénovatrice pour la pensée de la poésie comme pour la pensée de la communauté humaine.

La seconde section, sous le titre Questions dOrient, a trait aux Scènes de la vie orientale et au Voyage en Orient. Kan Nozaki montre comment Nerval se distingue des écrivains et des peintres orientalistes de son siècle : son Orient nest pas celui créé par lOccident – selon le mécanisme discursif dassujettissement déconstruit par Edward Saïd6 –, mais le lieu dune ouverture à la différence, et dune épreuve, toute concrète et authentiquement créatrice, de létranger et de létrangeté. Sarga Moussa insiste quant à lui sur le fait que lOrient de Nerval, loin dêtre seulement le mirage dun ailleurs rêvé, est aussi et surtout un Orient actuel, traversé par des conflits idéologiques dont Nerval se révèle un fin observateur, – par exemple quand il remarque, avec une perplexité ironique, les mutations de lEmpire ottoman alors que celui-ci, à travers les tanzimat, sest engagé dans la voie des réformes à leuropéenne. Pour Philippe Destruel, cette attention à la dimension politique passe par une forme dempathie par laquelle Nerval épouse les réalités de la vie orientale en cherchant à en partager quotidiennement les valeurs, les plus humbles comme les plus hautes. Pour Henri Bonnet, lOrient nervalien peut alors apparaître comme le lieu dune possible conversion de tout lêtre, quand le voyageur, guidé par lidée de tolérance, se voit engagé à la recherche dune sagesse nouvelle, qui résulterait de la réconciliation de religions que lhistoire a opposées.

La troisième section, sous le titre Mélancolie, fantaisie, et opposition, rend implicitement hommage au livre de Ross Chambers7, en travaillant à mettre en évidence la spécificité du geste oppositionnel de Nerval, quand il sagit pour lui, non de défier directement la censure, mais de lesquiver subtilement, par toutes les ressources ironiques de la fantaisie, aussi bien que par un repli mélancolique sur soi, – dans un Valois natal, intime et privé sans doute, mais valant aussi comme une terre immémoriale dopposition. Pour Filip Kekus, cette veine oppositionnelle trouve sa source dans la pratique journalistique de Nerval, quand la petite presse, notamment Figaro et son esprit de fantaisie et 15de dérision antibourgeoise, rallie à elle les jeunes gens de la bohème dispersée. Marta Kawano, en rapprochant Les Nuits doctobre de Nerval et le Voyage sentimental de Sterne, montre que lattention de Nerval au politique est déjà impliquée tout entière dans le statut décrivain errant que Nerval se choisit, et quelle relève alors moins de lidéologie que de la sensibilité, – une sensibilité quasi météorologique face aux « nuages » qui obscurcissent lhorizon politique en 1852. Gabrielle Chamarat capte quant à elle les contrecoups de léchec de la Révolution de 1848 dans lœuvre nervalienne, et montre comment le dernier Nerval, en reconsidérant sa vie, reconsidère aussi lhistoire de son siècle, donnant ainsi explicitement ou implicitement à son écriture une signification politique déterminante. Jean-Nicolas Illouz voit dans lexpansion des Faux Saulniers, dont des fragments essaiment dans La Bohême galante, dans Les Illuminés et dans Angélique, le passage dune forme ironique dopposition, propre au récit excentrique, à une « rage » (« Tu demandes pourquoi jai tant de rage au cœur »), plus que politique cette fois, qui se formule dans le langage du mythe et revient des tréfonds de lÊtre.

Un quatrième ensemble, intitulé Révolutions et utopies, invite à considérer que les désenchantements qui suivent les périodes révolutionnaires de 1830 et de 1848, sils se manifestent par un repli du sujet sur lui-même et par une valorisation de limaginaire, donnent aussi au politique une dimension nouvelle, qui engage une vision utopique de lhistoire, dont le rêve, le mythe ou la poésie donneraient cependant à percevoir leffectivité. Cest ce que démontre Gisèle Séginger à la fois en suivant les différents positionnements de Nerval dans lactualité de son temps, et en faisant apparaître le substrat métaphysique sur lequel repose sa poétique de lhistoire, quand celle-ci, tournée vers une « harmonie première » à restaurer, ouvre à la production dune mythologie, étrange et fascinante, mêlant religion et politique. Pour Keiko Tsujikawa, le recueil des Illuminés, où Nerval dessine, à travers les siècles, la longue lignée de ceux quil nomme « les précurseurs du socialisme », est porté par une pensée de lhistoire qui tend à dégager, par-delà la fracture de la Révolution, la permanence dun esprit dopposition, qui semble irrémédiablement étouffé à laube du Second Empire où Nerval publie Les Illuminés, mais qui se révèle aussi capable de puiser dans le passé le plus lointain les germes de résistance qui féconderont lavenir ; il est remarquable que cette obstination de Nerval à relier les époques que 16lhistoire a disjointes coïncide avec le travail de rapiéçage textuel auquel il se livre quand il raboute les fragments des textes de ses Illuminés et recompose son propre recueil. Sil existe donc bien, comme le rappelle Michel Brix, une « période rouge » dans le cheminement de Nerval – période qui court de la publication de lalmanach du Diable rouge jusquaux Faux Saulniers et aux Illuminés en passant par la légende du compagnonnage ouvrier qui se lit dans LHistoire de la Reine du Matin et de Soliman prince des génies – on aurait tort de fermer cette période sur elle-même sans en voir les prolongements dans les œuvres du dernier Nerval, alors que la censure, en interdisant lopposition directe, fait se redéployer celle-ci dans le mythe, théologico-politique autant que poétique, quest pour Nerval le mythe des fils et filles du feu. À cet esprit igné de liberté, Françoise Sylvos rattache en outre lattention de Nerval, non encore assez remarquée, aux formes les plus variées du libertinage.

La dernière section, sous le titre LHistoire polygraphe, rappelle que la pensée historique de Nerval ou ses positions politiques insistent jusque dans les formes où elles sont a priori moins attendues. Pierre Loubier dit limportance des Élégies nationales, très conventionnelles sans doute au moment où le jeune Gérard en reprend le poncif, mais demblée investies par lui de valeurs personnelles, selon lesquelles la figure à la fois glorieuse et déchue de Napoléon sert de support à la constitution dune imago paternelle, – tandis que la mère, « ensevelie dans la froide Silésie », demeure hors de la prise dun discours historique. Hisashi Mizuno suggère que le choix de la forme de lodelette marque, après les désillusions qui suivent la Révolution de 1830, un retrait par rapport à toute posture dengagement, même si lodelette permet une manière distanciée de dire le politique, selon une veine plus intimiste issue de la réflexion de Nerval sur les formes poétiques renaissantes. Jean-Marie Roulin situe Le Marquis de Fayolle dans la vogue des romans de la Révolution, mais il souligne dune part la contradiction entre les aspirations républicaines de Nerval et son attachement à la race, dautre part la résorption de la trame historique du roman dans celle dun roman familial dont les nœuds demeurent inextricables à lauteur lui-même. Jean-Pierre Mitchovitch sintéresse au drame authentiquement politique quest Léo Burckart. Et Sylvain Ledda montre comment lample champ géographique que balisent les différents lieux qui servent de décors aux pièces de théâtre de Nerval relève, plus que dun souci de pittoresque 17ou de couleur locale, dune pensée géopolitique dun monde que la Révolution et les guerres napoléoniennes ont engagé dans un vaste processus de mutation encore inachevé.

À cet ensemble nous ajoutons une annexe, où Jean-Marc Vasseur nous guide sur les traces de Nerval, dans un Valois en effet saturé dhistoire, mais où lexactitude des notations historiques semble encore une garantie contre la dissolution des siècles dans la « Nuit des temps8 ».

Nous isolons à la fin de ce volume dédié à la mémoire de Jacques Bony le texte que Jacques Bony a prononcé lors du colloque de juin 2014 et qui est désormais le dernier quil ait écrit sur Nerval. On y retrouve, condensée, limmense érudition qui a rendu possible lédification de lédition de la Pléiade. Une phrase que Nerval prête à un bibliothécaire au moment de la révolution de 1848 – « Les Révolutions sont épouvantables ! » – pique la curiosité du critique et enclenche une enquête parmi les livres. Celle-ci porte ses fruits. Le bibliothécaire en question existe : il sagit de Charles Motteley ; et Nerval tient lanecdote quil rapporte de Jules Janin ou de Paul Lacroix (le bibliophile Jacob), ce dernier la consignant beaucoup plus tard dans la préface quil consacre au livre de François Fertiault, Les Amoureux du livre (1877) : Les Amoureux du livre, le titre convient à Nerval, aussi bien en vérité quà Jacques Bony.

Nous remercions M. Pierre Fournié, responsable du département de laction éducative et culturelle aux Archives nationales.

1 Les Faux Saulniers, NPl II, p. 96.

2 Michel Foucault, Histoire de la folie à lâge classique, Paris, Gallimard, 1972, coll. Tel, 1984, p. 383.

3 Sylvie, NPl III, p. 538.

4 Aurélia, NPl III, p. 732.

5 Lallusion aux « révolutions primitives du globe » se trouve dans Les Nuits doctobre (NPl III, p. 316), mais le spectacle de ces révolutions nourrit des visions dAurélia, notamment à la fin du chapitre ii 7 et au début du chapitre ii 8.

6 Edward W. Saïd, LOrientalisme : lOrient créé par lOccident, traduit de laméricain par Catherine Malamoud, Paris, Seuil, « Points Essais », 2004.

7 Ross Chambers, Mélancolie et opposition. Les débuts du modernisme en France, Paris, José Corti, 1987.

8 Dans la Généalogie fantastique, on lit « Il ny a pas de nuit des temps – Étymologies – Race (œil, main, pied) Pays » (voir Transcription et commentaire du manuscrit autographe, Namur, Presses universitaires de Namur, 2011, p. 43).