Objet social de l’entreprise Les enseignements à tirer des débats sur la loi PACTE
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Entreprise & Société
2019 – 1, n° 5. varia - Auteur : Capron (Michel)
- Pages : 63 à 84
- Revue : Entreprise & Société
Objet social de l’entreprise
Les enseignements à tirer des débats sur la loi PACTE
Michel Capron
Professeur émérite
de sciences de gestion
Laboratoire d’économie dyonisien, Université Paris 8
L’objet de cet article est de tirer les enseignements des débats concernant le projet de loi PACTE depuis novembre 2017 dans son volet relatif à la place des entreprises dans la société (article 61 du projet de loi). La loi a été adoptée en deuxième lecture par l’Assemblée nationale le 15 mars 2019 et promulguée le 22 mai 2019 (Journal officiel du 23 mai 2019). Les articles 169 à 176 du texte définitif se sont substitués à l’article 61 du projet.
En France, hormis quelques périodes pendant lesquelles il fut question de réformer l’entreprise (Bloch-Lainé, 1963 ; rapport Sudreau, 1975 ; rapports Viénot, 1995 et 1999) la nature et les finalités de celle-ci ont rarement fait l’objet, de manière explicite, de débats approfondis, contrairement aux États-Unis où l’on peut trouver une littérature abondante, tant académique que managériale, dès la fin du xixe siècle (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2015).
Le projet de loi PACTE (Plan d’action pour la croissance et la transformation de l’entreprise) (Ministère de l’économie et des finances, 2018) en a offert l’occasion, en envisageant notamment de réécrire certains articles du Code civil qui définissent son objet social et le contrat de société. Le débat a été assez nourri, de la part d’acteurs et de commentateurs venant de tous les secteurs de la société. Bien que le résultat final soit bien en deçà de ce que pouvaient en attendre la plupart de ceux qui y 64ont pris part (Godin, 2018), le contenu des discussions révèle des tendances permettant de comprendre les conceptions et les jeux d’acteurs des principaux protagonistes : monde des affaires, pouvoirs publics, organisations de la société civile et milieu des consultants.
Pour cela, nous nous focaliserons sur trois des principaux sujets novateurs du projet : la notion « d’intérêt propre » ou « d’intérêt social » de l’entreprise, la notion de « raison d’être de l’entreprise » et l’idée de création d’une « société à mission ». Mais auparavant, il nous faudra évoquer ce que les débats ont révélé sur la notion d’entreprise et finalement, l’impasse qui a conduit le législateur à renoncer à en donner une définition (1). Ensuite, à travers une analyse des contributions au débat les plus significatives, nous tenterons de distinguer les lignes de clivage qui départagent les acteurs (2).
Les analyses s’appuient sur une étude systématique de tous les textes ayant été produits ou commandés depuis novembre 2017 par le gouvernement et de la plupart des commentaires et propositions émanant des acteurs concernés, y compris les chercheurs, journalistes et consultants et les 90 amendements déposés par les députés auprès de la commission spéciale de l’Assemblée nationale. Ces analyses s’appuient également sur des rencontres et des discussions de l’auteur avec de nombreux acteurs (dirigeants d’entreprises et de groupements professionnels, syndicats de salariés, OSC, cabinets ministériels, parlementaires…) dans le cadre notamment de ses fonctions en tant que membre de la Plateforme nationale pour la RSE1.
651. Les questions centrales
sur l’objet social de l’entreprise
La première interrogation qui survient lorsqu’on aborde le sujet de l’objet social de l’entreprise est la définition même de l’entreprise et ce qui la distingue de la société en tant que personne morale, puis vient la question de l’intérêt porté par la société. Le projet de loi PACTE a innové en apportant l’idée de « raison d’être » et une partie des débats a concerné l’idée « d’objet social étendu » ou d’entreprise à mission pour ne pas limiter la société dans un but purement lucratif.
1.1. Peut-on dÉfinir l’entreprise ?
Il existe une imposante littérature en sciences humaines et sociales depuis plus d’une centaine d’années qui traite de « l’entreprise ». Et pourtant, aucune définition n’est parvenue à s’imposer (Desreumaux, 2013). Le seul point sur lequel on constate un consensus, c’est le fait qu’on ne peut confondre l’entreprise et la personne morale, c’est-à-dire le support juridique qui la porte (Robé, 1999 ; Bachet, 2008 ; Segrestin et al., 2014). Néanmoins cette distinction n’est pas suffisante et afin de clarifier les discussions, nous proposons la définition suivante qui n’a cependant pas la prétention de couvrir toutes les formes d’entreprise ayant existé dans l’histoire de l’humanité, sous différents régimes socio-productifs : « l’entreprise est un ensemble organisé de ressources mises en œuvre par un ou plusieurs entrepreneurs qui s’associent dans le but de réaliser un profit à travers un projet économique risqué, généralement collectif, alors que la société commerciale est un support juridique (personne morale) institué par la loi pour régir les relations entre les associés et avec les tiers ».
Si la société peut être considérée comme « une institution créée par un contrat », selon les termes du rapporteur du projet de loi à l’Assemblée nationale, la société, en tant qu’entité, n’a d’existence réelle qu’à travers les transactions qu’elle effectue avec des tiers en donnant lieu, pour l’essentiel, à des contrats d’achat et de vente, sa comptabilité enregistrant les mouvements monétaires qui en résultent. C’est l’entreprise qui exerce l’activité économique avec les moyens d’exploitation mis à sa 66disposition par la société-personne morale (c’est-à-dire son patrimoine : actifs acquis et achats effectués grâce au capital-argent apporté par les associés, prêteurs et créanciers).
La confusion entre personne morale et entreprise est permanente dans le langage courant et dans tous les discours (managériaux, politiques, académiques…) dans lesquels le terme « entreprise » est généralement utilisé à la place de « société » (ou une autre forme juridique). Il y a à cela des raisons objectives.
La société et l’entreprise ont tendance à se confondre lorsque celles-ci sont employeurs : dans ce cas, la société signe le contrat avec les travailleurs, mais c’est l’entreprise qui met en œuvre le procès de travail. C’est ce qui explique qu’en droit du travail, on parle aussi bien de société que d’entreprise et que ce droit reconnaît l’Unité économique et sociale (UES) ou le groupe (de sociétés) comme des entreprises.
De plus, dans le contexte contemporain, la perception de l’articulation entre société et entreprise est souvent rendue difficile à cause de la dissociation entre les liens juridiques et la réalité économique (par exemple un travailleur peut-être employé dans une entreprise qui ne correspond pas à la société qui a signé le contrat de travail).
La nouvelle rédaction de l’article 1833 du Code civil adoptée par le Parlement fait référence uniquement à la société et ne fournit pas de définition de l’entreprise : « Toute société doit avoir un objet licite et être gérée dans l’intérêt commun des associés. La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».
La demande faite par la plupart des organisations de la Plateforme RSE, y compris les institutions publiques, de réfléchir sur la définition de l’entreprise en droit a été repoussée par plusieurs membres du pôle des entreprises, arguant qu’il s’agissait d’une question complexe (Plateforme RSE, 2018, p. 12). On ne peut nier, en effet, qu’il s’agit d’un sujet difficile et peut-être sans solution, mais l’occasion a été manquée d’essayer au moins d’éclaircir les différences entre personne morale et entreprise et de préciser leur articulation.
671.2. Quel est l’intÉrÊt de la sociÉtÉ (personne morale) ?
Beaucoup d’auteurs et d’acteurs ont souligné, à juste titre, l’obsolescence des rédactions des articles 1832 et 1833 du Code civil2 qui définissent le contrat de société et datent, pour l’essentiel, de 1804. Celles-ci restreignent la configuration de la société à ses associés et n’envisage rien d’autre que la satisfaction de leurs propres objectifs qui constituent leur « intérêt commun ». Or, la conception contemporaine de l’entreprise a évolué ces dernières décennies sous l’effet du mouvement de la RSE (responsabilité sociale ou sociétale de l’entreprise) exigeant d’elle de tenir compte des attentes de ses parties prenantes et de concourir au bien-être social et au développement durable (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2016). La réécriture de ces articles s’imposait donc dès lors que la recherche du partage des bénéfices n’apparaissait plus comme étant le seul objectif d’une société.
Une réponse provient d’une conception de l’entreprise dans laquelle s’opérerait une association « capital-travail » ; elle est connue des juristes sous le nom de « théorie institutionnelle de l’entreprise », promue à l’origine par Durand et Jaussaud (1947) dans l’immédiat après-guerre ; l’entreprise est considérée comme une communauté de travail dans laquelle les dirigeants d’entreprise et les salariés sont unis par une solidarité organique.
Cette doctrine a connu un relatif succès avec « l’École de Rennes » en droit des sociétés dans les années 1960-1970, sous la férule de Claude Champaud, puis la conception fut reprise dans le rapport Viénot (AFEP-MEDEF, 1995, p. 8) qui définissait « l’intérêt social de l’entreprise » comme « l’intérêt supérieur de la personne morale elle-même ; c’est-à-dire de l’entreprise considérée comme un agent économique autonome poursuivant ses propres fins distinctes notamment de celles de ses actionnaires, de ses salariés, de ses créanciers, de ses fournisseurs et de ses clients, mais qui correspondent à leur intérêt général commun qui 68est d’assurer la prospérité et la continuité de l’entreprise3 ». C’est en fait, cette conception qui a été retenue par le projet du gouvernement.
Depuis les années 1960, une certaine jurisprudence avait fait un bon accueil à cette doctrine, par exemple en s’opposant à des licenciements au nom de l’intérêt social de l’entreprise. Mais la Cour de cassation a donné un contenu variable à la notion en ne la réduisant pas au seul intérêt commun des associés et en l’élargissant à d’autres parties prenantes, voire à l’intérêt de la personne morale ou de l’entreprise (Club des juristes, 2018)4.
Il n’existe pas en effet de définition légale de l’intérêt social dans aucun article du droit des sociétés (rapport Notat-Senard, p. 118) et ces hésitations de la Cour de cassation reflètent des positions différentes dans la doctrine. Plusieurs conceptions sont en présence et présentent plus que des nuances.
L’intérêt social peut être conçu comme un intérêt collectif englobant non seulement les intérêts des actionnaires et des salariés (comme dans la théorie juridique institutionnelle) mais aussi ceux d’autres parties prenantes (par exemple, la commune, le bassin d’emplois où est située l’entreprise et ses habitants, des riverains, des fournisseurs, des clients…). C’est l’acception de l’Association des administrateurs professionnels indépendants et associés (APIA) qui considère l’intérêt social de l’entreprise comme recouvrant « de manière combinée et variable, selon le contexte, les intérêts de la personne morale, des actionnaires, des salariés ou des autres parties prenantes5 », c’est-à-dire une configuration à hiérarchie variable des parties prenantes, sans que soit fournie une clé pour établir les critères des choix de telle ou telle hiérarchie.
Il peut s’agir d’un intérêt propre de l’entreprise, dans le sens du maintien de la viabilité d’un système (Fericelli, 1983) qui n’aurait pas d’autre finalité que sa propre survie et transcenderait les intérêts de toutes ses parties prenantes. Cette vision semble rejoindre celle de Robé (1999, p. 109-110) lorsqu’il écrit que la société ne serait pas seulement le résultat de l’accord contractuel entre les actionnaires, mais une institution autonome ayant son intérêt propre, le concept d’intérêt social jouant dans l’entreprise le même rôle fonctionnel que la notion d’intérêt général dans l’État.
69Il a été également soutenu que l’intérêt social serait un intérêt supérieur guidé par le bien commun de l’humanité, comme le laisse supposer Bennini (2012, p. 54) en écrivant : « En droit positif, l’intérêt de l’entreprise est une sous-représentation du bien commun ». En s’inspirant des travaux d’Ostrom (2010), Bommier et Renouard (2018) soutiennent que l’intérêt social de l’entreprise est (ou devrait être ?) guidé par le bien commun ou que l’entreprise, elle-même, serait un bien commun. Mais le « bien commun » est aussi une locution polymorphe qui peut être réduite à un bien collectif partagé par une communauté restreinte de personnes.
Le rapport Notat-Senard parlait « d’intérêt collectif », au sens d’une communauté d’intérêts entre associés et salariés, en lui adjoignant un « intérêt propre6 ». Il mélangeait ainsi les deux notions en faisant fi des antagonismes et des conflits d’intérêts et en faisant l’hypothèse d’une absence de conflits dans le triangle entre managers, actionnaires et salariés. Mais les débats à l’Assemblée nationale ont fait surgir une autre notion d’intérêt collectif, distinct de l’intérêt social qui se limiterait à une catégorie d’entreprises bénéficiant d’un nouveau statut juridique particulier (amendements no 1688 et no 1690 présentés, puis retirés par M. Julien-Laferrière et autres députés).
Quant à l’intérêt de l’entreprise, il n’a pas de définition et il est difficile à définir ; il ne peut être confondu avec un intérêt collectif. De fait, comme l’ont souligné Marx (1965, 1968) Berle et Means (1932) ou Galbraith (1968), il est l’intérêt des managers, à la recherche de puissance, un intérêt souvent distinct de celui des actionnaires, et qui peuvent trouver, dans certaines circonstances, des alliés chez les salariés.
On observe donc que cette question mêle des locutions et des conceptions différentes qui entraîne un brouillage du sujet : intérêt social, intérêt supérieur, intérêt collectif, intérêt propre, auxquelles s’ajoutent des confusions entre commun et bien commun, biens collectifs et biens communs (Capron, 2017).
L’article 61 du projet de loi complétait l’article 1833 du Code civil par l’alinéa suivant : « La société est gérée dans son intérêt social, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Le Conseil d’État avait demandé de remplacer « en considérant » par « en prenant en 70considération », pour des raisons expliquées en 2e partie de cet article. La Commission spéciale de l’Assemblée nationale a accepté cette modification.
Finalement le projet gouvernemental reconnaissait qu’il n’existe pas de définition stabilisée de l’intérêt social et il s’en remettait à la jurisprudence pour en préciser la signification. Ce foisonnement de conceptions et d’interprétations dans la doctrine juridique, la jurisprudence et la littérature académique rend assez obscure la compréhension des finalités de l’entreprise. Il y aura donc lieu de clarifier la notion tant d’un point de vue interprétatif que normatif d’autant que plusieurs ONG7 ont souligné que la nouvelle rédaction de l’article 1833 qui substitue l’intérêt social à l’intérêt commun des associés est susceptible d’entrer en contradiction avec l’article 1832 (inchangé) qui définit le contrat entre associés et fait du partage des bénéfices entre eux l’objet de la société.
1.3. Une nouveautÉ : la « raison d’Être » de l’entreprise
Dans son article 61, le projet de loi complétait l’article 1835 du Code civil par la phrase suivante : « Les statuts peuvent préciser une raison d’être dont la société entend se doter dans la réalisation de son activité ». Le projet reprend ainsi l’idée émise dans le rapport Notat-Senard (2018), inspirée de Jacques Ellul (1987), selon laquelle l’entreprise a une « raison d’être » qui est « indispensable pour remplir l’objet social, c’est-à-dire le champ des activités de l’entreprise » (p. 4).
Il s’agit en quelque sorte d’un préalable avant de définir l’objet social dans les statuts. La raison d’être doit être le résultat d’une « volonté réelle et partagée » (p. 4), mais le rapport ne précise pas entre quels acteurs cette volonté doit être partagée : certainement pas seulement entre les associés, puisqu’une nouvelle rédaction de l’article 1833 du Code civil proposée par le même rapport stipule que l’objet social doit être déterminé dans « l’intérêt propre » de la société (« parfois distinct de celui des associés », p. 49), mais pas non plus avec les représentants des salariés non représentés au moment de l’adoption ou de la modification des statuts. Formulée par le conseil d’administration, cette réflexion doit, selon les auteurs, « permettre d’organiser un compromis neutre et créatif entre les aspirations des différentes parties y prenant part » (p. 50), ce 71qui nous renvoie à la question de la définition et de l’identification des parties prenantes (cf. 2.2).
L’étude d’impact (2018) du projet de loi se contentait de préciser que « la raison d’être est le motif, la raison pour laquelle la société est constituée. Elle détermine le sens de la gestion et en définit l’identité et la vocation » (p. 545). Elle doit être bien distinguée tant de l’objet social et de l’intérêt social et elle une composante facultative de la société (p. 547 et 548).
Comme cette notion ne fait référence à aucun élément connu en droit et que le projet n’en donne aucune définition, l’étude d’impact du projet de loi précise que les contours de cette « raison d’être » devront être définis dans les statuts des sociétés, renvoyant ainsi aux associés des sociétés de lui donner un contenu.
Dans son avis sur le projet de loi (p. 39), le Conseil d’État a également relevé que contrairement à l’intérêt social, la notion de « raison d’être » est inédite dans la législation comme dans la jurisprudence et qu’elle devra être précisée « au fur et à mesure par la pratique et la jurisprudence ».
M. Fasquelle et un groupe de députés, observant que la formule n’est pas juridique, ont demandé des éclaircissements dans un amendement (no 1238). La rapporteure du projet (Mme Dubost) en a reconnu l’imprécision et a fait adopter un amendement (no 2382) qui précise que la raison d’être est « constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ». Elle a précisé que la raison d’être constitue bien un degré supplémentaire de contrainte par rapport au nouveau champ de l’intérêt social, mais une contrainte qui reste facultative.
On peut donc s’attendre à de futurs exercices de style littéraire qui existent déjà souvent dans les rapports de gestion des grands groupes, chacun ayant à cœur de montrer que sa finalité n’est pas le profit, mais l’utilité sociale de ses produits ou services de manière à rendre « durable » la planète et son humanité.
On peut aussi supposer que la définition de la raison d’être se heurtera, dans certaines entreprises, à des conflits de logiques d’action car la finalité de l’entreprise peut relever de « cités » différentes (Boltanski et Thévenot, 1991), non compatibles entre elles. Comment définir aujourd’hui, par exemple, la raison d’être de la SNCF et d’Air France, alors que s’opposent des visions très différentes de leur vocation ?
72Au-delà, n’y a-t-il pas un abus d’un usage métaphorique (Morgan, 1989) de la notion « d’être » pour qualifier l’entreprise ? Cette assimilation de l’entreprise à un être vivant est-elle légitime ? L’organisation peut-elle avoir « une volonté propre » indépendamment des personnes qui la pilote et des jeux d’acteurs dont elle fait l’objet ?
On peut s’interroger, en effet, sur l’abus fréquent de la métaphore de « l’être vivant » pour caractériser l’entreprise. Lorsqu’Ellul écrivait sur la raison d’être, il s’agissait de l’être humain et non d’une personne fictive comme l’entreprise. La « personnalité morale » qui lui est attribuée est une fiction juridique qui n’en fait pas une personne physique à laquelle on peut décerner tous les attributs et les caractères d’un être pensant. Même si la législation lui a reconnu les attributs d’une personne physique, une personne morale n’est pas un être vivant assimilable à un être humain. Le pape Innocent IV, en 1250, à l’origine de l’idée de personne morale, la qualifiait de persona ficta8. Il s’agit bien d’une fiction, qui ne peut pas avoir de « volonté propre », contrairement à ce que semble prétendre le rapport Notat-Senard. Celui-ci l’admet d’ailleurs implicitement, puisqu’il reconnaît que c’est le conseil d’administration qui manifeste cette volonté (p. 50).
Des tribunaux québécois ont d’ailleurs validé cette idée, en stipulant qu’« étant des personnes intangibles et fictives, elles sont incapables d’en bénéficier de façon concrète ou d’en faire un usage conforme à leur objet ». Les auteurs du rapport Notat-Senard en étaient bien conscients puisqu’ils écrivaient : « La notion de raison d’être consiste à donner corps à la fiction juridique que représente l’entreprise » (p. 50).
Comme l’a montré depuis longtemps la sociologie des organisations, l’entreprise est en fait un « système » dans lequel et auprès duquel évoluent de multiples acteurs et dont les actions et les comportements résultent de leurs luttes d’influence et de leurs interactions (Crozier et Friedberg, 1977). Ces acteurs (qu’on appelle aujourd’hui « parties prenantes ») ont tantôt des relations coopératives, tantôt des relations conflictuelles avec les directions des entreprises et le classement de leurs préférences se contredisent mutuellement (Cyert et March, 1963).
731.4. Un objet social Étendu ?
S’inspirant d’exemples venus de certains États américains et du Royaume Uni, Segrestin et Hatchuel (2012) ont proposé la création d’une nouvelle forme de société : « la Société à Objet Social Etendu » (SOSE) destinée à intégrer dans son objet social, en plus des objectifs économiques, des objectifs sociaux et environnementaux. Cette proposition a fait l’objet de nombreux débats et de nombreuses critiques. Deux arguments principaux ont été avancés pout s’y opposer :
–Le contexte français n’est pas le contexte anglo-saxon où des dirigeants de société peuvent être condamnés pour avoir spolié des actionnaires parce qu’ils avaient utilisé des profits à des fins qui n’étaient pas strictement prévues par le contrat de société (actions sociales, philanthropiques, caritatives…), comme ce fut le cas lors du procès des frères Dodge contre Ford en 1919, en vertu des devoirs fiduciaires des dirigeants de maximiser le profit pour les actionnaires.
–Il existe déjà des formes d’entreprise dans l’économie sociale et solidaire qui répondent à cette demande et l’agrément ESUS (Entreprise Solidaire d’Utilité Sociale) créé par la loi Hamon du 31 juillet 2014 risque d’être impacté par un nouveau statut dont l’orientation est proche.
Le rapport Notat-Senard (2018, p. 68) n’a pas retenu l’idée de créer une nouvelle forme juridique pour plusieurs raisons :
–l’inscription d’une mission ou d’un objet social étendu est déjà possible en l’état du droit actuel, contrairement aux États-Unis (ceci a été confirmé par l’avis du Conseil d’État qui a souligné que le Code civil n’avait jamais fait obstacle à un but autre que le seul partage des bénéfices) ;
–le choix de contraintes librement consenties est aussi possible dans le droit actuel, aussi bien dans le cadre de l’économie sociale et solidaire que dans des choix volontaristes d’entreprises commerciales classiques ;
–la recherche et la mesure d’impact n’est pas non plus empêchée.
74Le rapport concluait en suggérant que l’objet social pourrait préciser, pour des sociétés volontaires, la « raison d’être de l’entreprise constituée » (ibid., p. 70), avec une reconnaissance dans la loi de ces « entreprises à mission », accessibles, sous conditions, à toutes les formes juridiques de société.
Le projet initial du gouvernement ne soufflait pas mot d’une entreprise à mission. Dans l’étude d’impact (1918, p. 543-544), il écarte clairement l’écriture d’un nouveau statut « d’entreprise à mission » en laissant aux acteurs économiques le soin de définir eux-mêmes des statuts-types ou des labels répondant à cette préoccupation. Il considère en effet que les sociétés souhaitant poursuivre des objectifs sociaux ou environnementaux peuvent déjà le faire, que le nombre de statuts de sociétés existant est déjà très nombreux en France, que la concurrence avec le cadre de l’ESS présenterait des risques de redondance ou d’illisibilité du paysage juridique et qu’en conséquence, il serait préférable d’organiser les conditions pour que « la place » s’empare du sujet.
Mais une partie des membres de la commission spéciale de l’Assemblée nationale est revenue à la charge avec des propositions diverses qui ont abouti à faire accepter par le gouvernement un amendement visant à créer, non pas une nouvelle forme juridique, mais un statut de société à mission pouvant s’appliquer à toute forme juridique. Ces sociétés devront être dotées d’une raison d’être dans leurs statuts, en application du nouvel article 1835 du Code civil et répondre à deux conditions : la poursuite d’objectifs sociaux et environnementaux conformes à leur raison d’être et disposer d’un organe social distinct des organes sociaux obligatoires, susceptible d’être composé de représentants de « parties prenantes » et chargé de suivre l’exécution de la mission. Cette nouvelle disposition a traversé sans encombres les différentes lectures au Parlement jusqu’à l’adoption définitive de la loi PACTE par l’Assemblée nationale. Un décret en Conseil d’État précisera les modalités de vérification annuelle de la mise en œuvre de ces missions.
752. Les lignes de clivage
Sur chacun des points-clés, les débats ont fait apparaître une grande diversité d’opinions qui ne se regroupent pas forcément sous une même bannière.
2.1. La nouvelle rÉdaction de l’article 1833
et l’absence de modification de l’article 1832
Répondant à une demande largement partagée par la plupart des organisations et personnes consultées avant la rédaction du projet de loi, critiquant le fait que la rédaction actuelle de l’article 1833 du Code civil réduise l’objet social à la satisfaction de « l’intérêt commun des associés », le projet a ajouté un 2e alinéa à cet article 1833 : « La société doit être gérée dans son intérêt social, en considération des enjeux sociaux et environnementaux de ses activités » (modifié par la suite par le Conseil d’État et la Commission spéciale de l’Assemblée nationale pour devenir : « La société doit être gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de ses activités »).
La formulation initiale du projet comprenait « en considérant » au lieu de « en considération » ; elle avait été critiquée par les organisations de la société civile qui la jugeaient trop faible. C’est le Conseil d’État qui a fait introduire la nouvelle formulation, afin de limiter fortement l’impact normatif de l’inscription des enjeux sociaux et environnementaux dans la gestion de l’entreprise et dans son intérêt social.
En particulier, le Conseil d’État précise que, dès lors que les enjeux sociaux et environnementaux de l’activité de la société sont soumis à une « obligation très générale de considération », il n’est pas possible d’en faire un motif de sanction pénale de la violation de l’intérêt de la société par les dirigeants et comme le fait justement observer l’étude d’impact, le mérite principal est de ne pas introduire une obligation de résultat, mais de constituer une simple obligation de moyens à la charge de l’entreprise.
Le rapporteur du projet à l’Assemblée nationale a bien insisté sur cette idée en soulignant également qu’il serait difficile de mettre en cause la responsabilité des dirigeants pour une insuffisance de prise 76en considération des enjeux sociaux et environnementaux ; le fait d’y déroger serait une faute de gestion ne pouvant être invoquée que par les associés ; de quoi rassurer les nombreux chefs d’entreprise qui s’étaient émus de cette éventualité.
Cependant, la principale critique des organisations de la société civile porte sur l’absence de modification de l’article 1832 qui stipule que l’objectif du contrat de société est de partager entre les associés « le bénéfice ou de profiter de l’économie » qui pourra résulter de l’entreprise commune. Dans des propositions antérieures aux travaux préparatoires de la loi PACTE (Queinnec et Bourdon, 2010 ; rapport Attali, 2013), il apparaissait que la modification des deux articles était indissociable. Le gouvernement n’a pas voulu s’opposer aux milieux d’affaires qui disaient craindre les risques de contentieux qu’une modification de l’article 1832 pouvait provoquer. Le Conseil d’État l’a appuyé en faisant valoir que « le projet de loi n’a ni pour effet de changer la nature, les éléments constitutifs ou les finalités du contrat de société » (p. 37).
On est maintenant en droit de s’interroger sur les conséquences de la contradiction susceptible d’apparaître entre un contrat de société qui reste l’apanage des associés et un objet social plus large qui demande de prendre en considération des préoccupations et des exigences d’ordre sociétal. Mais M. Fasquelle (« Les Républicains ») a eu beau jeu de souligner que cette prise en considération restait théorique, du fait que la loi ne précise pas concrètement quelles sont les obligations qui en résultent. M. Potier (« Socialistes ») considère, par ailleurs, que le terme « enjeux » est vague et lui aurait préféré « conséquences ».
2.2. L’interprétation de la notion d’intÉrÊt social
La jurisprudence a retenu jusqu’à maintenant une acception large et variable qui prend en compte les intérêts des parties prenantes ne se confondant donc pas avec les intérêts des associés. Il n’en demeure pas moins que la notion de parties prenantes est extensible à souhait et que les définitions juridiques s’inspirant des lignes directrices ISO 26000 (2010) sont encore assez imprécises et laissent place à de nombreuses interprétations.
La doctrine juridique qui a clairement inspiré le rapport Notat-Senard et le projet de loi PACTE (la théorie juridique institutionnelle) est plus orientée vers une vision de l’entreprise comme unité organique entre patronat 77et salariés, en quelque sorte une « association capital-travail ». Elle a été combattue par les tenants de la vision contractuelle de l’entreprise, pour lesquels le contrat de société repose avant tout sur les engagements des associés (vision toujours fermement défendue aujourd’hui par Albouy, Couret (1995) et le juriste Dominique Schmidt (2018) qui inspirent le MEDEF et trouvent un écho auprès de députés du groupe « Les Républicains »).
Cette vision conduit à contester le fait qu’une société commerciale aurait à prendre en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité, les actionnaires étant « encore les mieux placés pour choisir leur stratégie et leurs objectifs dans les limites de la loi ». Sur un plan juridique, le Conseil d’État (p. 38) a précisément soutenu que la référence aux exigences sociales et environnementales n’était pas inédite et que le législateur avait déjà largement prescrit aux sociétés, dans les années récentes, de prendre en considération ces objectifs (loi biodiversité, loi de transition énergétique, Charte de l’environnement, etc.).
La place à octroyer aux « parties prenantes » dans la gouvernance des sociétés reste un sujet de débat qui est loin d’être tranché (Cuzacq, 2017). Le cas actuel des sociétés de la SNCF ou d’Air France dont la vocation est soumise à discussions serait intéressant à étudier sous ce filtre. Gomez (2018) souligne qu’il ne suffit pas d’élargir la notion d’associés aux parties prenantes, mais qu’il faut aussi définir et justifier ce qu’est « l’intérêt commun » que l’entreprise est supposée réaliser, avec les responsabilités qui en découlent pour chacune d’elle.
Contrairement au rapport Notat-Senard, le projet de loi n’a pas voulu aller dans le sens d’une « codétermination » (inspirée des pays nordiques et germaniques) voulue par la CFDT et soutenue par le collège des Bernardins et n’a accru que très faiblement le nombre d’administrateurs salariés dans les conseils. Quant à l’idée d’associer d’autres parties prenantes au sein de comités consultatifs et facultatifs, elle a été repoussée au cours des débats à l’Assemblée nationale par sa majorité.
Sur ces questions, un courant doctrinal très actif est porté par le département Économie du Collège des Bernardins (Segrestin et al., 2014 ; Vernac, 2017) auquel se joignent, avec quelques nuances, Antoine Lyon-Caen, la CFDT (2018) et la Fondation Jean Jaurès (2018) et qui trouve un prolongement politique avec le groupe parlementaire « Socialistes », emmené par le député Dominique Potier. Ce dernier avait déposé une proposition de loi en janvier 2018 qui proposait de compléter ainsi l’article 781833 du Code civil : « La société est gérée conformément à l’intérêt de l’entreprise, en tenant compte des conséquences économiques, sociales et environnementales de son activité ». Cette formulation qui se voulait volontairement vague pour ne gêner personne a les inconvénients de ses avantages : il faudrait définir ce qu’on entend par entreprise et en quoi la notion se distingue de celle de société (personne morale) (cf. supra). La proposition était en outre assortie d’un dispositif visant à créer une « codétermination » à la française, limitée aux employeurs et aux salariés, qui éclaire la philosophie profonde de cette proposition.
Cette proposition convergeait avec celle du Club des juristes (2018) sous la plume de Hurstel et Frérot (PDG de Véolia). Ce dernier, tout en reconnaissant qu’il était minoritaire parmi ses pairs, n’en représente pas moins un courant très présent parmi les manageurs de haut niveau. Ceux-ci préfèrent en effet une gouvernance privilégiant le long terme qu’une gouvernance soumise aux impératifs court-termistes d’actionnaires flottants et de ce fait, ils sont plus sensibles à une conception de l’entreprise comme projet collectif répondant à des préoccupations de responsabilité sociale.
2.3 Des entreprises À mission : pour quoi faire ?
Sur le sujet des entreprises à mission, les débats préparatoires et à l’Assemblée nationale ont été particulièrement confus. Le rapport Notat-Senard était resté flou et prudent et le gouvernement en avait rejeté l’idée. Mais c’était sans compter sur un lobbying très efficace plus ou moins concerté entre certains députés du groupe « En marche » et le groupe « Socialistes ».
Trois positions distinctes étaient cependant en présence : l’une, portée par M. Guerini et M. Julien-Laferrière (« En marche ») prônait la création d’une société à objet d’intérêt collectif ; celle portée par M. Potier (« Socialistes ») en était très proche, mais l’assortissait de clauses de codétermination ; enfin, celle de la majorité du groupe « En marche », était favorable à un statut, mais pas à une nouvelle forme juridique. M. Potier était prêt à se rallier à cette dernière position, mais devant le refus du groupe majoritaire d’introduire la codétermination, il n’apporta pas son soutien à ce qui devait devenir la formule adoptée par l’assemblée avec l’accord du gouvernement.
79Il n’est pas certain que tout le monde ait bien compris ce qui était en jeu. La discussion qui confondait souvent statut et forme juridique, ne permettait pas de voir clairement les différences entre les différentes options, à tel point qu’un député (M. Fasquelle, par ailleurs professeur de droit) s’exclama que cela commençait à « ressembler à de la pâtée pour chats ! ».
M. de Courson posa la question cruciale de la place de l’entreprise à mission entre les formes de société commerciale et le statut associatif, sans obtenir de réponse probante de la part des porteurs du projet de loi.
Pour les partisans d’un statut spécifique d’entreprises à mission, il s’agit de créer un quatrième secteur aux côtés des entreprises privées, des entreprises publiques et des entreprises de l’économie sociale et solidaire. Pour certains d’entre eux, les entreprises de ce secteur seraient reconnues par un label « B Corp » (B Corporations, 2018), importé des États-Unis et qui existe déjà en France (proposition portée notamment par G. Ferone et le groupement de consultants spécialisés en RSE, Consult’in).
Cette idée d’une quatrième voie (« une économie responsable, parvenant à concilier le but lucratif et la prise en compte des impacts sociaux et environnementaux », selon le rapport Notat-Senard, 2018, p. 6), apparaît inquiétante pour ceux qui militent pour la RSE depuis de nombreuses années. Elle pourrait signifier, en creux, renoncer à faire de la RSE, l’objectif et le marqueur de l’ensemble des entreprises et grâce à ce statut spécifique faire de quelques sociétés commerciales d’exception une vitrine cachant la grande masse des entreprises, peu engagées dans la RSE. Les auteurs du rapport Notat-Senard s’en défendaient en parlant de « rythmes différents » selon les entreprises, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’une « évolution normative légère » (p. 6) conduirait précisément à des démarches de RSE à plusieurs vitesses.
Le secteur de l’économie sociale et solidaire, principal concerné, bien que partagé sur la question, y voit surtout le danger d’une confusion avec l’agrément d’entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS) qui ouvre droit à des facilités fiscales. Le Haut Conseil à la Vie associative (2018) relève que certaines sociétés n’ont attendu ni une modification de la loi ni la création d’un nouveau statut ou label pour intégrer à leur mission sociale une mission à visée sociétale ou même avoir exclusivement une mission à visée sociétale pour objet social.
80D’après cette instance, un nouveau statut ne doit pas engendrer une confusion des genres entre les acteurs du secteur marchand et les acteurs du secteur non marchand. Il ne s’agit en aucun cas d’empêcher d’autres acteurs que les associations, fondations et fonds de dotation de servir l’intérêt collectif, mais faut-il encore qu’il n’existe pas de confusions entre les différents régimes en vigueur. Coriat (2018) très critique par rapport au projet de loi, prône, au contraire, un statut de société à but social et écologique qui bénéficierait d’une fiscalité particulière et allégée.
Gomez (2018) attire l’attention sur un problème plus large : la place politique des entreprises. Celles-ci se préoccupent depuis longtemps du bien de la société du fait de leur activité économique. Mais c’est justement le problème si elles deviennent des acteurs politiques autonomes qui ont la capacité de définir le bien commun, indépendamment des débats de société. Le président du MEDEF a confirmé cette orientation lors de l’université d’été de son organisation, fin août 2018, en déclarant notamment que ce sont maintenant les entrepreneurs qui changent le monde et que l’entreprise aura des responsabilités encore plus larges dans vingt ans à tous les niveaux de la société.
Parmi d’autres, Winkler (2018) fait observer, à partir d’une longue analyse historique, que les corporations ont conquis des droits civils aux États-Unis depuis plusieurs siècles et qu’elles ne cessent de les étendre. De quoi inciter les citoyens à ne pas se laisser déposséder par les entreprises de leurs propres droits civils.
Conclusion
La loi PACTE reconnaît qu’il y a plusieurs conceptions de « l’intérêt social » et le gouvernement s’en remet à la justice pour définir la notion. La prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux n’est qu’une obligation de moyens et « l’impact juridique devrait être très limité », selon les propres termes de l’étude d’impact du projet de loi.
La loi introduit dans l’article 1835 du Code civil la possibilité de préciser « la raison d’être » de la société, mais comme cette notion n’est définie nulle part, le gouvernement s’en remet aux rédacteurs de statuts 81de société pour en définir les contours. Enfin, le projet ne reprenant pas l’idée de création d’une nouvelle forme juridique d’« entreprise à mission », les députés ont adopté un statut spécifique qui risque de brouiller encore un peu plus le paysage de l’ESS et de l’entrepreneuriat social, déjà fort confus, alors que rien n’empêche aujourd’hui une société de droit français de se donner un objet social plus large que celui de répondre à des intérêts économiques et financiers, comme l’a reconnu le Conseil d’État.
Les débats ont confirmé la difficulté de définir l’entreprise sur un plan juridique et révélé une très grande fragmentation des opinions relatives à la définition du contrat de société et de son objet social. C’est peut-être ce qui explique la grande prudence du gouvernement et la production, au final, d’un texte qui ne modifie pas sensiblement l’existant. Les députés de la majorité l’ont suivi, en paraissant surtout soucieux de réduire le plus possible l’impact juridique de leur propre dispositif, afin de ne pas effaroucher des milieux d’affaires qui, dans l’ensemble, sont restés défavorables à des changements substantiels du droit des sociétés.
Malgré la fragmentation des opinions, on peut néanmoins discerner trois grands ensembles qui, avec quelques variantes, ont des représentations différentes de l’entreprise dans la société. L’une s’en tient à la vision classique du primat actionnarial cher à Milton Friedmann ; quoi qu’en disent les dirigeants des groupements patronaux, elle est toujours bien présente dans le milieu des chefs d’entreprise et des actionnaires et trouve ses défenseurs sur l’aile droite de l’hémicycle.
La seconde vision, couvre un spectre plus large, avec de nombreuses variantes : tout en reconnaissant que l’entreprise est faite pour faire du profit, elle lui enjoint de prendre ses responsabilités vis-à-vis des enjeux sociaux et environnementaux de ses activités, sans pour autant vouloir mettre en place des obligations contraignantes. Majoritaire dans l’hémicycle, elle déborde le groupe majoritaire pour aller sur sa gauche et a les faveurs des managers et des cadres supérieurs des grands groupes. Enfin, un courant, plus exigeant à l’égard des entreprises, réclame des mesures fortes de la part des autorités publiques afin de contraindre les entreprises à prendre en charge leurs externalités ; il est porté par le milieu associatif et les ONG et ne trouve pratiquement pas de relais à l’Assemblée nationale.
En tout état de cause, cette loi ne fermera pas le débat sur l’identité, l’utilité et la finalité des entreprises et les chercheurs auront encore du grain à moudre pour éclairer ces questions.
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1 La Plateforme nationale pour la RSE, constituée en 2013 par le Premier ministre et placée sous l’égide de France Stratégie est un lieu de débats et de propositions sur tous sujets relatifs à la RSE, où se rencontrent les représentants des principaux acteurs de la RSE (organisations patronales et syndicales de salariés, consultants, ONG et associations diverses, institutions publiques et deux associations académiques).
2 « La société est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter. Elle peut être instituée, dans les cas prévus par la loi, par l’acte de volonté d’une personne. Les associés s’engagent à contribuer aux pertes » (Article 1832 du Code civil, rédaction datant de 1985). « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés » (Article 1833 du Code civil, rédaction datant de 1978).
3 On observe que la distinction entre personne morale et entreprise est particulièrement floue.
4 Le rapport Notat-Senard fournit en annexe (p. 118-119) des exemples d’arrêts de la Cour de cassation.
5 APIA, Vademecum/no 2, mars 2015.
6 La notion d’intérêt propre, jugée trop floue, a été rejetée par la commission spéciale de l’Assemblée nationale.
7 Notamment CCFD-Terre solidaire et Sherpa, Document de travail relatif à l’article 61 du projet de loi PACTE.
8 Un groupement de personnes considéré comme fiction légale avait déjà été inventé par les Romains environ 300 ans avant notre ère : la societates publicanorum (cf. Dufour G., 2010)
- Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- ISBN : 978-2-406-10178-9
- EAN : 9782406101789
- ISSN : 2554-9626
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10178-9.p.0063
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 29/04/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Entreprise, société, objet social, intérêt social, société à mission