« Quam satyram vocitare queo » La satire entre sérieux et comique dans les Nefs des fols
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes / Journal of Medieval and Humanistic Studies
2019 – 2, n° 38. varia - Auteur : Renner (Bernd)
- Pages : 429 à 448
- Revue : Cahiers de recherches médiévales et humanistes - Journal of Medieval and Humanistic Studies
« QUAM SATYRAM VOCITARE QUEO »
La satire entre sérieux et comique dans les Nefs des fols
Maîtrisée, la folie maintient toutes les apparences de son règne.
Elle fait maintenant partie des mesures de la raison et du travail de la vérité1.
Le mode satirique connaît depuis quelques décennies une véritable renaissance critique, notamment l’étude de l’époque charnière de la satire, son âge d’or2, la première modernité, qui en définit les caractéristiques fondamentales toujours valables de nos jours. Un aperçu des raisons de cette évolution, même dans ses grandes lignes, nous mènerait trop loin du sujet de ces pages. Pour nos besoins, il suffit de constater que la satire classique en vers, la satura romaine, continue à dominer l’expression littéraire, certes, mais il est indéniable qu’elle a perdu son statut de représentant unique de ce qu’on avait désormais le droit d’appeler « satire ». Horace et Juvénal, les deux maîtres et modèles principaux de la satura, se voient désormais accompagnés d’autres approches sériocomiques qui foisonnent à partir de la fin du xve siècle, que ce soit la variante ménippéenne sous l’égide du cynique grec Lucien de Samosate, l’approche mal famée du drame satyrique grec ou bien la pointe brève de l’épigramme à la Martial3. À partir de cet élargissement radical du 430mode satirique, celui-ci se voit graduellement dissocié de son ancien statut générique strict et finit par pénétrer, tel un « parasite4 », dans toutes les formes d’expression artistique et littéraire.
Le grand catalogue personnifié des folies et vices du monde qu’est le Narrenschiff de Sebastian Brant (1494 pour l’original allemand) – illustré par Albrecht Dürer – constitue sans aucun doute la première grande satire de la Renaissance européenne tout en donnant un aperçu élaboré de ce que maints critiques ont identifié comme l’attitude « médiévale » typique envers la folie et le vice. Cette attitude austère et moralisatrice laisserait peu de place au rire satirique qui, même âpre, servirait à administrer de manière plus efficace la cure des maux critiqués, objectif majeur de toute satire5. Nous chercherons dans les pages qui suivent à faire ressortir la varietas du mode satirique qui caractérise les Nefs, dont les nombreuses imitations, adaptations et traductions souvent ne souscrivent pas entièrement à cette classification stricte d’austérité morale absolue qui se voit d’habitude associée aux textes d’un corpus moins homogène que présumé. À plusieurs égards essentiels le mélange satirique se révélera bien plus complexe comme nous tenterons de le montrer.
431AMBIGUÏTÉ ET UNIVOCITÉ
On constate d’habitude que c’est L’Éloge de la Folie d’Érasme (1511), paru presque deux décennies après la première édition du chef-d’œuvre de Brant, qui déblayera la voie vers une attitude satirique plus équilibrée, nourrie d’ironie, d’humour plus subtil et d’ambiguïté. Érasme renoue avec un concept duel de la folie, permettant des lectures positives et négatives (grosso modo folie divine et folie humaine) en suivant notamment une tendance repérable dans les Évangiles tout en exploitant la tradition du paradoxe. Avant d’être popularisée par l’humaniste rotterdamois, cette ambivalence se trouvait cependant déjà chez maints auteurs, notamment dans les genres « bas » tels les jeux de carnaval et les moralités6. Toujours est-il que la satire moralisante dominante des Nefs avec sa vue prétendument pessimiste et entièrement négative de la folie humaine se révèle une étape non-négligeable du cheminement de l’écriture militante vers son ouverture herméneutique et son mélange épistémologique caractéristiques ; l’anoblissement de la musa pedestris horatienne passerait ainsi nécessairement par son rapprochement au mode tragique comme le montrera la prédilection distincte pour le modèle de la satire juvénalienne pendant les guerres de religion du dernier tiers du xvie siècle.
On verra par la suite que cette univocité à l’égard du statut de la folie ne va pas nécessairement de pair avec le manque de comique, fausse coïncidence insinuée par maintes lectures critiques. Or, le rapport, impliqué par la dichotomie sérieux/comique, entre les deux volets fondamentaux de l’entreprise satirique, prodesse et delectare, semble bien moins clair dans le corpus des Nefs que permet de le supposer la prétendue correspondance entre les deux paires binaires. C’est bien là où l’approche comparatiste nous semble particulièrement prometteuse. La grande fresque de toutes les variantes de la folie et son traitement satirique que développent Brant, Jakob Locher, son disciple et traducteur latin, et leurs imitateurs-adaptateurs, a longtemps été étudiée dans un contexte presque exclusivement national7. On se rappelle que Locher, 432fin connaisseur de la satura, inclut non seulement un abrégé de l’histoire de la satire dans son propre prologue, allant de l’ancienne comédie grecque au Narrenschiff8, mais qu’il est également le premier à insister sur l’appellation de satire à propos de ce texte novateur, par exemple dans son Argumentum in Narragoniam, treizième et dernière pièce liminaire introductive qu’il ajoute à son adaptation : « Potuisset praesens hic noster libellus non inconcinne satyra nuncupari, sed auctorem novitas tituli delectavit9 ». À en croire Locher, l’appellation fut ainsi rejetée par Brant qui préférait la « nouveauté » du titre. C’est peut-être cette préférence pour une nouveauté plutôt ambigüe qui indique la tentative de l’humaniste strasbourgeois de renouveler la tradition de la satire morale de la fin du Moyen Âge dans laquelle se placerait son texte ; d’où peut-être sa décision de rejeter l’appellation de « satire » tout court qui limiterait sa liberté créatrice, notamment au vu des éditions d’Horace qui circulent depuis peu10, tradition satirique qui prisait le ridentem dicere 433verum constructif caractéristique du « gentil-doux » maître romain. Il nous semble que cette tentative de renouvellement se manifeste avant tout dans la répartition entre « schympff » et « ernst », cette version du mélange utile-doux horatien, sur laquelle insiste Brant dans son propre prologue, « ein vorred in das narren schyff11 », même si le côté « doux » sera restreint à certains contextes particuliers comme nous le verrons. C’est dans ce prologue où Brant indique alors sa dette envers ses modèles, se servant par exemple de l’allégorie traditionnelle du miroir (« speculum » ; « narren spiegel », v. 31, 34, 107) et postulant la qualité de « remède » de ses enseignements, à la fois « heylsame ler » (exergue ; enseignement salutaire/curatif) et « nutzlich ler » (v. 81 ; utile)12. Il souligne ainsi la tradition horatienne dans laquelle il cherche à placer sa satire tout en essayant de s’en distinguer par la suite, comme ce sera le cas, de manière bien plus radicale, de ses imitateurs, y compris Locher. On observe là une tentative d’émancipation auctoriale bien répandue chez les satiriques en général et les « auteurs en second » du corpus des Nefs en particulier13.
Traditionnellement, c’est donc du côté du « ernst » que s’est placée la critique, sans doute influencée par l’annonce des leçons « curatives » (« heylsam ») et « utiles » (« nutzlich ») ; voir par exemple Joël Lefebvre, qui accuse la Narrenschiff d’un manque total d’humour : « Vision angoissante qui interdit l’humour » ; ou bien : « Démocrite le rieur a cédé la place à Diogène pleurant sur les maux de l’humanité14 ». C’est surtout la fin tragique, décrivant la puissance terrifiante de l’antéchrist et l’élimination inévitable des fous irrécupérables, qui paraît justifier le verdict d’absence de divertissement qu’on porte d’habitude sur le texte. Ce pessimisme est illustré de façon exemplaire dans le dernier vers du chapitre « Vom 434endkrist » chez Brant, où la menace de la nuit éternelle provoquée par l’antéchrist et ses disciples aboutit au renversement du symbole de la vraie foi, opposée aux forces néfastes du Narrenschiff, à savoir la nef de saint Pierre lourdement menacée tout au long du chapitre15. Comme l’a montré J. Lefebvre, la sévérité moralisatrice de la Nef allemande traduirait la nostalgie d’un « état d’idylle », d’une « harmonie primitive, [de] l’époque où la conscience morale et les vertus étaient une donnée naturelle », en d’autres termes d’une période sous l’égide de l’ordo, d’un passé idéalisé perdu (et déploré, par exemple, dans le chapitre 83 consacré à la fustigation du mépris de la pauvreté)16. Brant ne s’adresse pas aux fous mais à des lecteurs critiques d’un certain niveau intellectuel17, capables de déchiffrer ses allusions érudites et qui risquent de tomber sous l’influence d’une folie de plus en plus répandue. Au lieu de se vouloir curatif, son Narrenschiff a ainsi une visée plutôt prophylactique, visant non les fous avérés irrécupérables mais une élite menacée par la folie mais encore capable de s’en sortir.
Rappelons que le successeur direct de Brant, l’Alsacien Thomas Murner, à côté de Fischart sans doute le satirique allemand le plus important du xvie siècle, a justement reproché à son illustre prédécesseur de négliger l’aspect fondamental de l’écriture satirique, à savoir l’administration d’une « cure » constructive, que Brant avait pourtant annoncée dès le tout premier vers de son texte. L’approche à la « heylsame ler » dans les textes plus agressifs de Murner, de la Narrenbeschwörung de 1512 à la Geuchmat de 1519, se concentre plus explicitement sur les origines magiques de la satire et le pouvoir incantatoire du verbe satirique18, apte à porter remède aux « malades », en l’occurrence les fous décriés et délaissés par Brant. Si 435satire il y a chez Brant et chez Murner, il s’agirait donc largement de la variante sérieuse, hautement moralisatrice et parfois au bord de l’invective pure, consacrée aux péchés, vices et crimes graves selon une définition circulant depuis Quintilien19, à la différence près que Brant semble se contenter d’anéantir les fous et de dissuader les autres en décrivant une menace de dimensions apocalyptiques tandis que son successeur cherche à guérir à l’aide de la médecine forte transmise par sa fustigation et la menace de la séparation sur une nef vouée au naufrage. Cette structure antithétique de « schympff » et « ernst » nous semble artificiellement absolue, surtout dans une époque où les deux représentants majeurs des deux approches critiques, Horace et Juvénal, coexistaient dans la plupart des grands textes satiriques et se partageaient pour ainsi dire la tâche20, comme esquissé plus haut. On a là une raison de plus de mettre en question l’austérité soi-disant exclusive du moraliste allemand, même si Juvénal l’emporte sur Horace à des moments-clés du texte, pareillement à l’imitation latine de Locher, responsable, pourtant, de l’editio princeps d’Horace en Allemagne21. Les différences majeures entre les textes se situent ailleurs comme nous le verrons.
VERS UN RÉÉQUILIBRAGE
DE L’UTILE DULCI MIXTUM ?
Pour atteindre un public plus large, aspect essentiel pour l’efficacité d’une satire, Brant écrit sa Nef en vernaculaire, ce qui, à l’époque, était souvent un signe d’une attitude moins radicale que celle communiquée 436par les écrits en latin22. Même si le ton austère prépondérant du texte ainsi que le dénouement tragique soutiennent l’orientation sérieuse de cette satire moralisante, l’humour et l’ironie n’en sont pas entièrement absents. Il semble plutôt que le développement de la satire au début du xvie siècle, riche en chefs-d’œuvre sériocomiques, ainsi que la prépondérance de la version latine plus austère de la Nef des fous, modèle des traductions-adaptations subséquentes, aient mené à une sous-estimation de ces aspects de la Nef des fous allemande23.
À travers une comparaison ponctuelle de l’original allemand (1494), de la version latine (1497), base de toutes les traductions vernaculaires des décennies à suivre, et de la version française anonyme en prose de 1530 (dite de « l’Anonyme de Marnef »), parfois attribuée à Jean Bouchet, nous avons récemment tenté de nuancer les analyses de la nature de la satire brantienne en nous penchant sur la notion du mot d’esprit24. En effet, la divina satyra allemande nous paraît plus équilibrée que l’a fait entendre la critique récente, sans doute, répétons-le, sous l’impression de la vision apocalyptique qui domine la fin du texte. C’est avant tout cette fin catastrophique qui privilégie le sérieux (« ernst ») aux dépens du comique (« schympff ») et illustre de manière exemplaire l’effet préventif ou dissuasif voulu du texte au lieu de chercher à guérir les fous dénoncés ; d’où sans doute un dernier chapitre en guise d’avertissement adressé à l’homme sage – imitation du poème Vir bonus attribué à l’époque à Virgile –, fin ensuite modifiée par Locher et les traducteurs suivants.
Ces remarques indiquent la direction que suivront nos analyses comparatistes. Dans un premier temps, nous voudrons ainsi mettre en question la vue prépondérante de la nature entièrement sérieuse, voire tragique, du Narrenschiff et montrer que Brant est loin d’avoir négligé le côté divertissant de la satire, même si ces moments ludiques sont limités à un contexte particulier et pâlissent face aux chefs-d’œuvre de la satire renaissante qui suivront. Toujours est-il que ces moments 437sont bien là, conformément aux us de la satire vernaculaire. Dans un deuxième temps, on comparera l’approche satirique brantienne avec les susdites versions latine et française afin de mieux cerner les objectifs variés de ces premiers modèles majeurs de la satire renaissante.
FOLIE ET COMIQUE
Consciemment ou inconsciemment, il semble bien que Brant ait suivi les préceptes arrêtés chez Quintilien : ses pointes comiques paraissent systématiquement réservées à des folies moins graves, regroupées en majorité dans la première moitié du texte, où l’allégorie apocalyptique de la nef est largement absente25. C’est aussi dans ces chapitres plus légers que sa satire s’éloigne du ton sec et didactique qui domine les fustigations des chapitres plus graves26. Un exemple de ce ton plus enjoué se présente dès l’auto-accusation du faux érudit du chapitre 1, « von unnutzen buchern » :
Jch hab vil buecher ouch des glich / Und lys doch gantz wenig dar jnn / Worumb wolt ich brechen myn synn / Und mit der ler mich bkümbren fast / Wer vil studiert / würt ein fantast / Jch mag doch sunst wol sin eyn here / Und lonen eym der für mich ler / Ob jch schon hab eyn groben synn / Doch so jch by gelehrten bin / So kan ich ita sprechen jo / Des tütschen orden bin jch fro / Dann jch gar wenig kan latin / Jch weyβ das vinum heysset win / Gucklus ein gouch / stultus eyn dor / Und das ich heyβ domne doctor / Die oren sint verborgen mir / Man saeh sunst bald eins mullers thier (éd. citée, chap. 1, p. 113-114, v. 18-34).
438« Moi aussi, je possède beaucoup de livres / Et n’en lis que bien rarement / Pourquoi me creuser la cervelle / Et m’encombrer d’enseignements / Celui qui étudie beaucoup / deviendra un songe-creux / Je suis considéré comme un monsieur de toute façon / Et paierai quelqu’un qui étudiera à ma place / J’ai déjà un savoir de base / Mais quand je suis parmi les doctes / Je sais dire « ita ! oui ! » / Content d’être issu de l’ordre des germanophones / Car je ne sais que bien peu de latin / Je sais que vinum veut dire vin / Gucklus un fou / stultus un sot / Et que je m’appelle domne doctor / Mes oreilles restent cachées / Autrement on verrait bien la bête d’un meunier. »
Au service de la technique satirique du récit-aveu, les figures macrostructurales de la prosopopée et de l’éthopée, dont se sert ce chapitre inaugural, expriment une dose d’ironie, d’humour subtil et de complexité qui est plutôt rare dans une satire morale. Le choix du vernaculaire du narrateur, par exemple, repose sur son ignorance du latin, langue docte dont il maîtrise surtout les termes qui désignent son état réel de fou (« gucklus » ; « stultus ») et son état usurpé de docteur, l’apparence cachant la vérité, ce dont ce grand ânier ne semble pas gêné. Au fait, il continue à souligner son statut ridicule en insistant sur le fait que l’état de fou (« Fantast ») serait justement dû à l’étude excessive, ancrant son discours davantage dans l’univers du monde renversé – un des topoï de prédilection du discours satirique27 – tout en fournissant inconsciemment la preuve du contraire par la récitation des susdits termes latins révélateurs qui lui sont adressés et l’aveu de son statut d’âne (« mullers thier »). Le monologue démasque le pseudo-érudit et rapproche ce « témoin domestique » du parasite de l’éloge paradoxal, topos lucianesque des plus répandus qui sera exploité pleinement chez Érasme et ses disciples28.
Les versions latine et française, pour leur part, renforcent le côté pédagogique en réduisant la part de l’humour ironique considérablement. Tandis que Brant n’exprime le statut de « Fantast » qu’une fois, au vers 22 sur 34, et autrement permet au fou de se ridiculiser tout seul, Locher lui attribue son rang dès le premier vers de l’exergue (« Inter praecipuos 439pars est mihi reddita stultos / Prima29 » [Parmi les fous extraordinaires, j’occupe le premier rang]) pour le répéter ensuite encore deux fois (v. 2, 22). Le texte français, enfin, a l’habitude de transformer l’exergue en résumé raisonné de ce qui va suivre et, en l’occurrence, se sert ensuite du champ sémantique de la folie en abondance. Le « Fantast » brantien se transforme en fou malade et dangereux : « Celluy qui estudie par mouvement continuel et sans cesser devient fol et enragie30 ». On remarque le dédoublement qui renforce la leçon en aggravant l’affliction.
La fin du chapitre fournit une autre illustration de l’approfondissement didactique et moralisateur des adaptations. Brant préserve l’ironie pour clore ce chapitre inaugural : « Die oren sint verborgen mir / man saeh sunst bald eins mullers thier31 ». Les oreilles d’âne sont cachées ou bien cachent le fou ridicule pour dissimuler sa vraie nature, indiquée au subjonctif. Locher, pour sa part, s’exprime plus clairement : « Auriculis asini tegitur sed magna caterva32 » [La grande meute (des fous) sera couverte d’oreilles d’âne]. Non seulement il nomme clairement l’animal insinué par Brant, l’âne, mais il étend la caractérisation à la multitude des faux érudits, groupe qu’il venait de juxtaposer, dans un ajout au texte de son maître, aux vrais érudits d’un passé idéalisé33. Locher se conforme ainsi davantage aux prémisses du mode satirique en établissant l’opposition explicite entre l’idéal perdu et le réel déplorable, renforçant la visée didactique directe du texte, même dans ces chapitres soi-disant légers34. La version française suit évidemment le texte de Locher, mais, 440là aussi, l’auteur va encore plus loin dans son insistance sur les valeurs morales perdues et l’omniprésence des fous :
[Les anciens peres expers en droit se distinguaient par] l’execution de bonnes meurs et par noble art nourrisoyent leur poinctrine et voulente sitibunde de vertu. Mais maintenant la caterve des folz est couverte de oroilles de asne / car ceulx qui deussent estre les plus sages sont les plus folz et leur suffist de avoir apparence par chappes ou par livres de sagesse et n’en scavoir point35.
La fustigation devient donc de plus en plus explicite et sévère, d’abord conformément aux préceptes satiriques conventionnels introduits par Locher dans le paratexte, mais l’imitation française franchit un pas supplémentaire en insistant sur les bonnes mœurs et la vertu, anticipant sur les sujets religieux plus sérieux autour des dangers de la « falsche ler » (mauvais enseignements nocifs) dont Brant parlera surtout dans les visions catastrophiques du dernier tiers de son texte. La distinction entre folies anodines et sérieuses s’efface donc de plus en plus dans les adaptations. Si cela semble surtout dû au prestige de la satire tragique, voire sublime, et au désir d’anoblir un genre « bas » chez Locher, l’avènement de la Réforme et de l’évangélisme serait sans doute pour quelque chose dans les modifications du texte français36, lesquels affaiblissent encore davantage l’impact comique de l’original et contribuent à la réputation d’austérité, voire de polémique, du texte auprès d’une grande partie du public qui ignore l’original allemand37.
La différence de traitement entre des folies plutôt anodines et des crimes sérieux (ces derniers appartenant d’habitude au domaine religieux dans l’univers des Nefs) qu’effectue Brant devient d’autant plus claire si l’on 441compare le début plutôt divertissant du Narrenschiff avec les commentaires sur les livres qui suivent au fur et à mesure que le texte progresse vers la fin tragique et qui culminent dans la condamnation sans appel de la « falsche ler », émanant justement de mauvais livres et surtout de mauvaises interprétations des Écritures, dans le chapitre fondamental de l’antéchrist. L’ambivalence du traitement des livres confirme un autre dogme satirique essentiel pour une époque, oscillant constamment entre le doux rire d’Horace et l’indignation tragique de Juvénal, à savoir le constat que toute matière tragique est également susceptible de fournir des plaisanteries38. Par conséquent, c’est le contexte spécifique qui détermine l’approche, l’indignatio juvénalesque étant utilisée de manière plus sélective et plus ciblée par Brant comparé à ses imitateurs :
Gar wenig worheyt man yetz hoert / Die heilig gschrifft würt vast verkoert / Vnd ander vil yetz uβ geleitt / […] / Der endkrist sytzt im grossen schiff / Und hat sin bottschafft uβ gesandt / Falschheit verkundt er / durch all landt / Falsch glouben / und viel falscher ler / Wachsen von tag zu tag ye mer / Dar zu / dunt drucker yetz gut stür / Wann man vil bucher würff jnns für / Man brannt vil unrecht / falsch dar jnn / Vil trachten alleyn uff gewynn / Von aller erd sie bucher suchen / Der correctur etlich wenig ruchen / Uff groβ beschisβ vil yetz studyeren / Vil drucken / wenig corrigyeren / Sie lugen übel zu den sachen39.
« On entend très peu de vérité de nos jours / Les Saintes Écritures sont complètement perverties / Et désormais interprétées bien différemment / […] L’antéchrist est dans la grande nef / Et a envoyé son message / Des faussetés, il proclame / dans tous les pays / La fausse foi / et beaucoup de faux savoir / Trouvent un public plus large chaque jour / Les imprimeurs y contribuent beaucoup / Si l’on jetait beaucoup de livres au feu / On y brûlerait beaucoup d’injustices et de faussetés / Beaucoup n’aspirent qu’aux gains / Et cherchent des livres dans le monde entier / Et très peu se soucient de corriger / Ils ne s’adonnent qu’aux grandes tricheries / Imprimer beaucoup / corriger peu / Ils mentent avec aplomb sur les faits. »
Contrairement au ton enjoué et ironique du premier chapitre, on voit une prédilection pour la destruction (au subjonctif : « würff ») aux dépens de toute tentative de correction morale présentée comme négligée, 442voire illusoire, compte tenu des priorités matérialistes décriées. Le sujet grave de la Vérité des Écritures, remplacée par le mensonge diabolique, n’autorise pas la même attitude ludique que nous avons observée avant. Le manque de volonté de correction des nombreux livres nocifs (« vil drucken, wenig corrigyeren »), publiés dans le seul but de gain matériel (« trachten alleyn uff gewynn »), mène ainsi directement à l’appel à l’anéantissement complet, mettant en lumière, en passant, l’abus potentiel de l’imprimerie. Combattre le feu par le feu semble la devise de l’auteur désillusionné à la fin de son trajet, la destruction l’emportant de nouveau sur la possibilité de la cure face au danger immense du retournement de la barque de saint Pierre qui précède directement ce passage. Le faux érudit anodin et comique du premier chapitre se voit ainsi remplacé par des « collègues » bien plus menaçants, des « pseudo-prophètes » selon Locher, qui s’attaquent aux fondements de la foi, principe essentiel de l’organisation de la société ; d’où l’association directe de la foi mise en danger par des enseignements erronés avec le renversement de toute vérité chrétienne, garante de l’ancien ordo regretté.
La menace de l’antéchrist s’exprime ensuite explicitement à travers le mépris des trois piliers conventionnels de la foi : indulgences, livres et enseignements fiables (v. 95-97), symboles à protéger à l’aide de la satire conservatrice mise en scène dans le texte. Le monde à l’envers est ainsi clairement tributaire aux puissances transgressives nocives. Même si les fous finissent inévitablement par faire naufrage, car ils manquent de bon sens et de raison40, leur nombre reste infini, comme nous le rappelle le premier chapitre de l’Ecclésiaste ; d’où la peur causée par l’antéchrist et ses pseudo-enseignements ; d’où également l’appel à l’homme sage dans les deux derniers chapitres, « l’excuse de l’auteur » et « l’homme sage ». Brant se présente en fou conscient, en médecin qui cherche à se guérir lui-même (« artzt heyl selber dich41 »), en véritable satirique donc, inspiré, enfin, par l’attitude constructive horatienne à la fin du texte. Il représente le dernier rempart, susceptible d’apporter la cure par le verbe à une élite menacée (dont lui-même), ce qui s’oppose subtilement au portrait désespéré qu’il avait peint du monde perverti tout au long du livre, en particulier dans la culmination des derniers chapitres apocalyptiques. Les nuances de l’approche brantienne se reflètent ainsi dans ces 443derniers chapitres, ce qui rend la fustigation précédente d’autant plus radicale. Tandis que le satirique-médecin s’avère capable de s’administrer la cure après avoir complété son « miroir » encyclopédique, démontrant l’efficacité de son écriture pour son public ciblé, les sages en proie à la folie, eux aussi, il opte pour l’anéantissement de la multitude des fous irrécupérables (exclus du lectorat et donc d’emblée de toute possibilité de cure), ce qui relativise l’impact de ce qu’il avait alors bien raison de refuser d’appeler une « satire ». On observe ainsi une progression claire en faveur du « ernst » lorsqu’on s’approche de cette apocalypse finale, mais l’enseignement curatif ciblé du livre de Brant finit par montrer une voie restreinte vers le salut à travers la prévention et la dissuasion.
LE TRAGIQUE CONSTRUCTIF DES IMITATEURS42
Même dans ces parties plus « sérieuses » du Narrenschiff, l’adaptation de Locher nous semble aller plus loin, une fois de plus, tout en privilégiant une didactique satirique plus développée, illustrée, par exemple, par le regroupement des chapitres sous le symbole de la « nef » à la fin du texte43. Son remaniement du chapitre de l’antéchrist, raccourci quasiment de moitié, en est une autre illustration puissante. L’annonce de l’apocalypse, dans les derniers vers, se fait encore plus menaçante, le futur proche de Brant (« So würt es bald gantz werden nacht44 » [La nuit noire tombera bientôt.]) étant dédoublé par le présent pour souligner davantage le danger imminent : « Tempus adest, venit tempus, quo pseudoprophetae / Omnia subvertent : tempora prava patent45 » [Le temps est là, le temps viendra, où de faux prophètes vont tout renverser : les mauvais temps sont proches.]). Dus au statut plus prestigieux d’une satire en latin – et Locher se sert ici 444du terme horatien « sermo » (v. 71) pour la désigner –, ton et vocabulaire du traducteur s’avèrent à nouveau plus radicaux et la leçon plus puissante ; on s’adresse là aux vrais érudits, à ceux donc qui seraient à même de provoquer une remise à l’endroit du monde perverti, dépassant ainsi de loin la visée largement prophylactique à la fin du texte allemand46. L’approche satirique plus classique du disciple de Brant aboutit alors à la fustigation plus violente des fous dangereux, punition qui est accompagnée par la possibilité explicite d’une « cure », démarche absente chez Brant. Le dernier vers du texte allemand, le renversement catastrophique de la nef de saint Pierre, couronnement du pessimisme brantien, est alors logiquement absent chez Locher, qui y substitue le naufrage explicite de la nef des fous. De telles modifications transforment Locher à la fois en un moralisateur plus austère et en un satirique plus conventionnel que son maître, annonçant l’anéantissement inévitable des faux prophètes invétérés de l’antéchrist à deux reprises, ce qui devrait faire réfléchir la multitude des fous séduits par eux : « Decipiunt alios et legum semina spargunt / Passim, sed tales noxia poena manet » [Ils trompent les autres et sèment les germes de leurs enseignements partout, mais une punition atroce attend ces gens.] ; « Sed non durabit longaevo tempore classis / Illa, sed in tumidis fluctibus acta ruet. / […] / Et veri remanet lex et honesta fides » [Mais cette flotte n’existera pas longtemps / et fera naufrage secouée par le mugissement des vagues. / […] / La loi de la vérité, cependant, et l’honorable foi perdurent.]47. La force de la vraie foi reste la seule véritable clé au salut de l’âme (ibid., v. 24 : « … quae mentes salvificare queunt » [… qui peuvent sauver nos âmes]), mais celle-là, comme chez Brant, ne se réalise qu’à travers la grâce accordée par le prêtre, l’exégèse correcte des livres et la valorisation du bon enseignement, laquelle reprend le leitmotiv de la « heylsame ler » menacée48.
445Ce chapitre fondamental illustre de manière subtile le positionnement satirique de l’imitateur latin, son oscillation entre l’approche constructive d’Horace et la sévérité destructive de Juvénal, hésitations qui s’expriment également dans sa prédilection pour l’austérité morale généralisée qui ne laisse plus de place au comique. En effet, Locher se concentre dès son résumé moral de ce chapitre clé, qui suit les vers en ecphrasis de la gravure dans sa dispositio remaniée, sur la punition des fous (« dilacerare », v. 6 [déchirer]) avant de nommer clairement le problème, à savoir l’influence de tels faux prophètes : « Christicolas falsos refero pseudoque prophetas, / Qui Christi falso pectore sacra colunt. / Quique aliter sacras leges et dogmata versant, / Quam textus planus edoquet atque sonat49 » [Je rends compte de faux chrétiens et de pseudo-prophètes. / Qui représentent les sacrements du Christ avec bassesse. / Ils interprètent les commandements et enseignements sacrés différemment, / de ce que l’enseigne l’écriture avec clarté]. Le remède en dérive de manière logique : la remise en valeur des vrais érudits : « Gloria nulla datur studiosis, praemia nulla, / Incassum studii perditur usque labor » [On n’accorde plus de gloire ni de récompense aux érudits, / Vain et perdu est le labeur des études]50. Cette défense des érudits complète le diptyque essentiel de la divina satyra renaissante (destruction/construction) et paraît plus puissante que celle de Brant, plus générale et largement dirigée vers la fustigation plutôt que vers la guérison : « Der tüfel beschiβt uns wol mit pfaffen / Das ist eyn zeychen / das die kunst / Keyn ere me hat / keyn lieb / noch gunst » [Le diable nous filoute avec ses curés / C’est un signe / que l’art / n’est plus honoré / ni aimé / ni favorisé]51 ; la suppression du dernier vers de Brant, le naufrage de la nef de saint Pierre, confirme ensuite cette tendance plus optimiste, une vision moins noire, en fin de compte, que peint Locher à la fin de ce chapitre 103. Au lieu du Jugement dernier, de la nuit éternelle et du monde renversé apocalyptique chez Brant, l’imitateur cherche à réhabiliter la valeur de l’étude tout en avertissant contre les conséquences néfastes imminentes du monde perverti. La description puissante de la menace mène, chez Locher, à la valorisation du remède, donc de son propre pouvoir de satirique.
446Cette ouverture vers la cure se reflète le plus clairement dans l’ajout de quatre chapitres quasiment finals, 114a-d, une « Concertatio Virtutis cum Voluptate », introduite par un « Argumentum » de Brant lui-même. Cette disputatio dialectique met en scène une confrontation où l’élégie finale de Vertu répond victorieusement aux injures de la volupté consistant en trois étapes majeures symbolisant une fois de plus le conflit satirique par excellence, entre l’idéal et le réel52. D’abord on voit un tableau historique des actes répréhensibles de la volupté, ensuite l’impact bénéfique de la vertu sur les philosophes et militaires les plus célèbres de l’antiquité (Jules César, Alexandre le Grand, Cicéron, Virgile, Aristote, Platon) et enfin l’appel à la jeunesse menacée par le manque de valeurs des temps présents qui clôt ce dernier chapitre de la séquence : « O iuvenes ! Dum fata sinunt, expellite vanas / Corporis illecebras loethiferumque nefas ! / Imbuite ast animos Virtutis dogmate vestros, / Ut sapiant rectam pectora vestra fidem ! » [O jeunes gens ! Tant que le destin le permet, chassez les tentations charnelles vaniteuses et les sacrilèges néfastes ! / Remplissez l’esprit plutôt des enseignements de la Vertu, / Pour que vos cœurs reconnaissent la vraie foi !]53. Nous retrouvons là la démarche de la satire constructive favorisant la communication univoque d’une leçon claire que le maître satirique adresse à ses lecteurs-disciples. Le message brantien « Médecin, guéris-toi toi-même » et le portrait bénévole de l’homme sage qui closent la Nef allemande cèdent ainsi la place à la conclusion d’une satire moralisatrice des plus puissantes, renforçant le rôle majeur du satirique, conformément à nos observations tout au long de ces pages54. A priori, les fous locheriens ne sont donc plus irrécupérables. Le logos satirique et la fonction de modèle des grands du passé sont susceptibles 447de les mener au salut après tout. Il semble donc opportun de nuancer une observation de Michel Foucault, dans son Histoire de la folie à l’âge classique : « Conformément au thème longtemps familier de la satire populaire, la folie apparaît ici comme la punition comique du savoir et de sa présomption ignorante55 ». Cette observation semble bien valable pour les séquences légères de la nef allemande, certes, l’érudit ridicule du chapitre premier servant d’illustration parfaite, mais elle ignore et l’évolution du texte brantien et l’approche plus sévère et plus systématique des traductions subséquentes. Le manque de distinction entre les versions allemande et latine de la part du célèbre philosophe français se révèle ainsi problématique comme nos analyses ont tenté de montrer.
Pour conclure, on constate que le corpus des Nefs permet une vue privilégiée d’une période charnière du développement de la satire et de notions pertinentes (qui dépassent la satire) tels le statut de l’auteur ou bien la notion de la traduction. On a observé des divergences majeures entre une satire en vernaculaire et son adaptation en latin, divergences qui sont rendues plus complexes par le fait que les subséquentes « traductions » sont basées sur l’adaptation latine au lieu de l’original allemand. L’intransigeance de la moralisation du texte allemand s’éloigne de la visée curative de la satire classique en privilégiant la destruction, la dissuasion et la prophylaxie. En tant que musa pedestris dans la langue du peuple, Brant se permet de telles libertés et privilégie la « nouveauté » de son approche pseudo-satirique tout en se servant d’un ton comique tantôt populaire tantôt ironique quand la légèreté de la folie dénoncée le permet. Ce serio ludere érasmien avant la lettre renoue avec la tradition horatienne de la satire tout en négligeant sa visée curative. Fin connaisseur des maîtres de la satura romaine, Jakob Locher, pour sa part, souscrit « officiellement » à la tradition et la varietas satiriques, combinant brillamment la menace de l’indignatio juvénalienne, même dans son traitement de folies plus anodines, et la promotion de la cure horatienne. La gravité de la prestigieuse satire latine l’empêche de s’adonner au comique populaire de Brant ; la nécessité de la clarté de la leçon interdit l’usage de l’ironie. En privilégiant ainsi l’épistémologie de la satire romaine et ses qualités de mélange aux dépens du comique, Locher veut assurer le succès didactique de son message et, accessoirement, 448souligner la puissance du verbe satirique qu’il manie avec expertise et conviction56. L’« auteur en second » finit ainsi par surpasser son statut de simple traducteur ou adaptateur du texte d’origine. Il s’impose en tant que poète indépendamment de son maître et, en l’occurrence, contribue à la formation de la satire moderne en toutes ses facettes, à l’exception du delectare comique, certes, lequel reste, chez lui, de nature purement esthétique ou édifiante. Le renouvellement de la satire s’applique en particulier, dans ce contexte, aux versions de Jehan Drouyn (1498) et de l’Anonyme de Marnef (1530) qui sont parmi les premiers57 à désigner ouvertement un texte en prose de l’appellation de satire. L’importance primordiale d’une étude comparatiste approfondie du corpus des Nefs des fous s’en voit soulignée. Elle est encore loin d’avoir livré tous ses secrets.
Bernd Renner
City University of New York
1 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 53.
2 B. Könneker, Satire im 16. Jahrhundert. Epoche – Werke – Wirkung, Munich, C. H. Beck, 1991.
3 Pour des détails sur la satura, voir l’étude magistrale de P. Debailly, La Muse indignée. Tome 1 : La satire en France au xvie siècle, Paris, Classiques Garnier, 2012, et l’anthologie de F. Fleuret et L. Perceau, Les Satires françaises du xvie siècle, 2 tomes, Paris, Garnier, 1922. Pour le mélange satirique, voir B. Renner (dir.), La Satire dans tous ses états : Le ‘meslange satyricque’ à la Renaissance française, Genève, Droz, 2009, et « From Satura to Satyre : François Rabelais and the Renaissance Appropriation of a Genre », Renaissance Quarterly, 67/2, 2014, p. 377-424. Voir aussi les observations d’O. A. Duhl sur la tradition vernaculaire satirique qui se manifeste notamment dans le théâtre (Bouchet, Gringore), « Un aspect particulier des fonctions sociales de la poésie : le rôle du théâtre », P. Galand-Hallyn et F. Hallyn (dir.), Poétiques de la Renaissance, Genève, Droz, 2001, p. 337-346.
4 Nous empruntons ce terme à S. Duval et M. Martinez, La satire (littératures française et anglaise), Paris, Armand Colin, 2000.
5 Dans l’introduction à notre édition de référence de l’original allemand, Das Narrenschiff, Stuttgart, Reclam, 2005, p. 46, l’éditeur J. Knape insiste sur l’âpreté tranchante du ton satirique de Brant. Voir aussi L. Lefebvre, Les fols et la folie. Le comique dans la littérature allemande de la Renaissance, Paris, Klincksieck, 2003, p. 16-17, qui souligne la conception entièrement négative de la folie qui s’opposerait à la sagesse chez Brant. Pour le catalogue des folies, ensuite, voir le classement en quatre catégories générales qu’identifie M. Foucault chez Brant, Histoire de la folie, p. 47-49. Pour le Moyen Âge, enfin, voir J.-M. Fritz, Le discours du fou au Moyen Age, Paris, PUF, 1992, notamment p. 6-8, qui résument les attributs négatifs des deux types majeurs de « folie-maladie » et « folie-péché » dans le cadre de la figure de l’insanus-stultus.
6 Lefebvre, Les fols et la folie, notamment p. 19-21.
7 Cette approche critique est en train de changer comme le montre la belle étude d’A.-L. Metzger-Rambach, « Le texte emprunté ». Étude comparée du Narrenschiff de Sebastian Brant et de ses adaptations (1494-1509), Paris, Honoré Champion, 2008, qui incorpore plusieurs versions vernaculaires mais consacre relativement peu de pages, dans son dernier chapitre, à la question satirique ; ici même, elle se concentre sur cette problématique de plus en plus centrale pour les spécialistes des Nefs en se penchant sur la Nef française de Jean Drouyn (1498). Voir aussi l’article pionnier de B. Quilliet, « Le Narrenschiff de Sebastian Brant, ses traducteurs et ses traductions au xve et xvie siècle », Culture et marginalités au xvie siècle, Paris, Klincksieck, 1973, p. 111-124. Pour l’ouverture comparatiste, voir enfin l’introduction à ce dossier. Pour une approche différente de la nôtre à l’étude de la satire des fous et de la folie, voir surtout deux études classiques : U. Gaier, Satire : Studien zu Neidhart, Wittenweiler. Brant und zur satirischen Schreibart, Tübingen, 1967 ; G. Hess, Deutsch-lateinische Narrenszunft. Studien zum Verhältnis von Volkssprache und Latinität in der satirischen Literatur des 16. Jahrhunderts, Munich, 1971.
8 Voir « Prologus Iacobi Locher Philomusi in Narragoniam incipit », N. Hartl (éd.), Die ‘Stultifera Navis’. Jakob Lochers Übertragung von Sebastian Brants ‘Narrenschiff’, Band 1.2 : Teiledition und Übersetzung, Münster, Waxmann, 2001, p. 36-41.
9 Hartl, Die ‘Stultifera Navis’, p. 48 [Il aurait été justifié de désigner notre ouvrage de satire, mais l’auteur se réjouit du titre novateur.]. Dans son « Epigramma in Narragoniam Iacobi Locher Philomusi ad lectores », éd. citée, pièce VI, p. 28, le disciple avait déjà insisté sur l’appellation d’une satire chantant la vertu et anéantissant le vice : Quam satyram vocitare queo, nam candida pangit / Munera virtutum conterit atque proprum [Je peux l’appeler satire car il chante les dons resplendissants de la vertu et déchire le vice.] ; pareillement pièce XI, p. 40 : … Navis fatuorum (quam non inepte satyram appellare possumus)… [… la nef des fous (qu’on peut appeler à bon droit satire)…].
10 Voir P. Debailly, « La poétique de la satire classique en vers au xvie siècle et au début du xviie », L’Information littéraire, 5, 1993, p. 20-25 et « Le Lyrisme satirique d’Horace à la Renaissance et à l’âge classique », La Satire dans tous ses états, p. 25-48. L’éventuel renouvellement de la satire morale serait-elle à chercher, au moins partiellement, dans une tentative de se distinguer de genres populaires, souvent comiques, à potentiel satirique (Jeux de carnaval, moralités, farces) ? Pour le genre plus érudit de la sottie, indice de ce renouvellement en tant que véritable variante de la satire renaissante, voir l’introduction et la bibliographie du récent Recueil des sotties françaises, Tome 1, dir. M. Bouhaïk-Gironès, J. Koopmans, K. Lavéant, Paris, Classiques Garnier, 2014.
11 Narrenschiff, éd. citée, p. 109, v. 55.
12 C’est là où les observations de M. Foucault, Histoire de la folie, p. 44, se révèlent particulièrement utiles : « Telle est la pire folie de l’homme ; ne pas reconnaître la misère où il est enfermé, la faiblesse qui l’empêche d’accéder au vrai et au bien ; ne pas savoir quelle part de folie est la sienne. »
13 Voir B. Renner, « Juvénal et les Nefs des folz : rhétorique et translatio studii », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 72, 2010, p. 283-300. Nous empruntons le terme « auteurs en second » à l’étude d’A.-L. Metzger-Rambach, « Le texte emprunté ».
14 Lefebvre, Les fols et la folie, p. 93, 97.
15 Narrenschiff, éd. citée, chap. 103, p. 472, v. 63-64 : « Sant Peters scgyfflin ist jm schwangk / Jch sorg gar vast den undergangk » [La nef de saint Pierre vacille / Je crains fort son naufrage.], et p. 474, v. 151 : « Das schiff den boden vast umbkoert » [La nef se renversera entièrement.]. On reviendra aux modifications de ce chapitre essentiel chez les imitateurs.
16 Lefebvre, Les fols et la folie, p. 101.
17 Brant identifie le public ciblé dans le texte liminaire qu’il ajoute aux paratextes qui closent l’édition de Locher, « De singularitate quorundam novorum fatuorum additio Sebastiani Brant », éd. citée, pièce XV, p. 360 : Sufficiet sed enim doctis fecisse laborem / Complacitum, stultis nil satis esse potest [Mais il suffit d’avoir rédigé un ouvrage qui plaise aux érudits car on ne saura satisfaire les imbéciles].
18 Nous suivons là les analyses de B. Könneker, Satire im 16. Jahrhundert, p. 68-73. Murner reproche à Brant surtout de s’être contenté de montrer la folie au lieu de tenter d’administrer une cure (ibid., p. 69). Pour les origines magiques du verbe satirique, voir R. C. Elliott, The Power of Satire : Magic, Ritual, Art, Princeton, NJ, Princeton University Press, 1960.
19 Voir J. Brummack, « Zu Begriff und Theorie der Satire », Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 45, Sonderheft Forschungsreferate, 1971, p. 275-377, qui remarque que chez Quintilien, « der strengere Tadel ist ernst, der leichtere witzig » (p. 315). Dans son traité Über naive und sentimentalische Dichtung, Friedrich Schiller reprend cette dichotomie essentielle à son compte (éd. K. L. Berghahn, Stuttgart, Reclam, 2002, p. 39).
20 Comme le souligne Jules-César Scaliger dans ses Poetices libri septem, Lyon, 1561, l. III, chap. 98 : Juvenalis ardet, instat aperte, jugulat. […] Horatius irridet. Voir les analyses de P. Debailly, La Muse indignée, p. 246-255.
21 Chez Locher, Horace reste bien une source privilégiée ; voir N. Hartl, Die ‘Stultifera Navis’. Jakob Lochers Übertragung von Sebastian Brants ‘Narrenschiff’. Band 1.1 : Untersuchung und Kommentar, Münster, Waxmann, 2001, p. 92-99.
22 Voir Ph. Ford, « Comparative Obscenity : Some French and Latin Examples », Studies in Early Modern France, vol. 14 : Obscenity, 2010, p. 1-16.
23 On pense surtout à l’impact de la Moria d’Érasme, bien sûr, mais aussi à celui de Thomas More ou de Rabelais. Dans le domaine allemand, outre Murner, Friedrich Dedekind, Caspar Scheidt et Eulenspiegel, pour n’en nommer que trois exemples, viennent à l’esprit.
24 B. Brenner, « “Plus me arrestant aux sentences que aux dicts” : Les Nefs des fols comme première satire universelle », N. Viet (dir.), La Traduction du mot d’esprit à la Renaissance, Actes du colloque de Clermont-Ferrand (9-11 octobre 2014), Paris, Classiques Garnier, à paraître.
25 Comme dans le cas du faux érudit que nous analyserons, ce sont surtout des sujets tirés de la vie quotidienne, marqués souvent de couleur locale, tels les buveurs, les mauvais médecins, la petite noblesse orgueilleuse etc. ; voir le sommaire de J. Lefebvre, Les fols et la folie, p. 122-126. Le cas de la folie des femmes semble un des plus complexes, car la ligne de démarcation entre les domaines religieux et séculaire se révèle floue et mériterait une étude particulière avec en arrière-plan, la querelle des femmes. Citons les exemples des chapitres suivants, dans la numérotation de la version française indiquée : 13, « D’amour vénéreuse » ; 32, « De ceulx qui veullent garder femmes » ; 33, « De adultere » ; 47, « De voluptuosité corporelle » (peut-être le plus proche de la célèbre satire 6 de Juvénal) ; ou bien 64, « Des conditions courroux et grandes maulvaistiez des femmes », les seuls titres oscillant entre facétie et moralité.
26 Voir encore Brummack, « Zu Begriff und Theorie der Satire », p. 314-316, pour la différenciation entre les variantes ludique et sérieuse de la satire et l’association d’Horace avec la folie (dans son acception étroite) et de Juvénal avec le vice.
27 Pour des remarques générales à ce sujet et les liens avec les figures des adynata et impossibilia, voir E. R. Curtius, Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter, Tübingen et Bâle, Francke, 1948, 1993, p. 104-108. Plus récemment, pour la littérature française, voir L. Desjardins (dir.), Les Figures du monde renversé de la Renaissance aux Lumières. Hommage à Louis Van Delft, Paris, Hermann, 2013.
28 Pour les topoï lucianesques, voir surtout J. Bompaire, Lucien écrivain. Imitation et création, Paris, E. de Boccard, 1958. Voir aussi P. Dandrey, L’éloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris, PUF, 1997.
29 Stultifera Navis, éd. citée, p. 50.
30 La grand nef des folz, Lyon, François Juste, 1530, p. v.
31 Narrenschiff, éd. citée, p. 114, v. 33-34 ; voir supra.
32 Stultifera Navis, éd. citée, p. 52, v. 34.
33 Ibid., v. 30-33 : O vos doctores, qui grandia nomina fertis, / Respicite antiquos patres iurisque peritos. / Non in candidulis pensebant dogmata libris, / Arte sed ingenua sitibundum pectus alebant [O vous, les savants, dotés de grands titres / Regardez respectueusement les vieux pères et légistes / Ils n’arrivaient pas à leurs dogmes après la consultation de beaux livres / Mais apaisaient leur désir de savoir par de vraies et nobles études].
34 Là aussi, F. Schiller, Über naive und sentimentalische Dichtung, p. 40, a exprimé l’essentiel en identifiant l’opposition entre un réel imparfait et un idéal sublime comme l’approche satirique par excellence. Pour cette dichotomie fondamentale, de plus en plus répandue à la Renaissance et qui voit son premier chef d’œuvre quelques années plus tard, l’Utopie de Thomas More, voir B. Renner, « ‘Real versus ideal’ : Utopia and the Early Modern Satirical Tradition », Renaissance and Reformation/Renaissance et Réforme, 41/3, 2018, p. 47-66, et F. E. Manuel, F. P. Manuel, Utopian Thought in the Western World, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1979.
35 La grand nef des folz, p. v.
36 Cette évolution nous semble confirmer le constat de J. Lefebvre, Les fols et la folie, p. 119, qui observe que « la Nef est le prélude éthique non seulement de la Réforme, mais d’un courant formaliste et puritain », constat qui se laisse aisément concilier avec les objectifs d’une satire conservatrice. Le critique continue en admettant après tout le caractère comique léger du texte allemand dans les parties consacrées à la vie quotidienne (ibid., p. 123-124), ce qui confirme notre prémisse basée sur la dichotomie répandue depuis Quintilien.
37 Cela semble être le cas de M. Foucault dans son analyse de la Nef dans son Histoire de la folie, p. 13-55. Le critique se réfère systématiquement à Brant comme auteur de la version latine de 1497, ce qui a tendance à effacer les différences considérables entre les deux versions qui nous semblent essentielles pour une meilleure compréhension de maints aspects pertinents (satire, translatio studii, traduction/imitation/adaptation etc.) illustrés par le corpus des Nefs ; voir la note 2 dans l’introduction à ce dossier.
38 Quintilien, Institution oratoire, VI, 3, 65, constat quasiment élevé en maxime comme le montrent maints textes du xvie siècle, voir par exemple B. Castiglione, Le livre du courtisan, éd. A. Pons, Paris, GF Flammarion, 1991, l. II, chap. xlvii, p. 168 : « Vous devez savoir aussi que des lieux d’où l’on tire des mots pour rire, on peut semblablement tirer des sentences graves pour louer et pour blâmer, et quelquefois avec les mêmes termes ».
39 Narrenschiff, éd. citée, chap. 103, p. 472, v. 67-69, 72-85.
40 Narrenschiff, chap. 108, p. 495-496, v. 111-113, 118-127.
41 Narrenschiff, chap. 111, p. 507, v. 69.
42 Pour des raisons pragmatiques, nous limiterons nos exemples au texte de Locher, les transpositeurs français suivant le texte latin fidèlement dans les aspects qui nous intéressent.
43 Le déplacement du chapitre 48 de Brant, « eyn gesellen schiff », qui devient le chapitre 111, « De la nef latine ou barque sociale » (1530), indique l’intentionnalité satirique plus cohérente de Locher, l’allégorie de la nef symbolisant le danger apocalyptique qui marque le dernier tiers du texte ; la position du chapitre chez Brant fait donc tache dans ce construit cohérent et Locher se voit obligé de corriger cette anomalie.
44 Narrenschiff, chap. 103, p. 474, v. 149.
45 Stultifera Navis, chap. 103, p. 270, v. 87-88.
46 C’est Brant lui-même qui insinue cette hiérarchisation en faveur de la suprématie satirique de l’adaptation latine en ajoutant un texte sur l’hérésie des Lollards aux pièces liminaires finales de Locher, expliquant pourquoi il n’a pas inclus ces remarques trop dangereuses pour le public commun dans le texte allemand (« De singularitate quorundam novorum fatuorum additio Sebastiani Brant », éd. citée, pièce XV, p. 350-361) ; voir note 46 et aussi Lefebvre, Les fols et la folie, p. 105-108.
47 Stultifera Navis, p. 266, v. 21-22 ; p. 268, v. 57-58, 60. Brant, Narrenschiff, p. 471-472, v. 59-60, se contente de prédire le triomphe final de la vérité en des termes plus modérés : « So würt zu letst doch worheyt bliben / Vnd würt die falscheyt gantz vertriben » [Ainsi la vérité finira par perdurer / Et chassera toute la fausseté].
48 Narrenschiff, p. 473-474, v. 95-133 ; Stultifera Navis, p. 270, v. 72-86. On observe une fidélité de plus en plus prononcée au texte latin du traducteur français dans ces parties « sérieuses », correspondant sans doute mieux à l’atmosphère post-Réforme plus tendue qui nécessiterait une moralisation plus stricte.
49 Stultifera Navis, chap. 103, p. 266, v. 9-12.
50 Ibid., p. 270, v. 85-86.
51 Narrenschiff, chap. 103, p. 473, v. 119-121.
52 Il y a là sans doute une réponse satirique au dialogue controversé de L. Valla, De Voluptate (1431), dont O. A. Duhl identifie l’influence sur les Stultiferae naves de Josse Bade dans sa contribution à ce dossier ; voir aussi son « Vers une esthétique du sensible », O. A. Duhl et J.-M. Fritz (dir.), Les cinq sens entre Moyen Âge et Renaissance. Enjeux épistémologiques et esthétiques, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2016, p. 19-27.
53 Stultifera Navis, p. 332, v. 97-100. Cet ajout est aussi imité bien fidèlement dans le texte français.
54 Les vingt quatrains de l’Excusatio Iacobi Locher Philomusi, résumé raisonné des leçons de la SN, s’opposent de manière semblable à la modestie de l’excuse de Brant (Narrenschiff, chap. 111), les dix-neuf premiers se terminant par l’appel aux lecteurs d’applaudir l’œuvre inspirée (« plaudite musae »). Et rappelons aussi l’ajout de Brant fustigeant l’hérésie des Lollards – voir note 44 – dont la mention dans le texte allemand aurait dépassé la compréhension du peuple et rendu la séparation entre bons et méchants bien plus complexe (Stultifera Navis, p. 352, v. 25-28).
55 Foucault, Histoire de la folie, p. 35.
56 On est tenté de voir là une opposition entre l’attitude largement mimétique de Brant et l’approche plutôt diégétique favorisée par Locher ; voir G. Genette, Fiction et diction, précédé de Introduction à l’architexte, Paris, Seuil, 2004, p. 15-17.
57 On pense notamment aux Regnars traversant de Bouchet qui accuse des liens étroits avec le corpus des Nefs.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10454-4
- EAN : 9782406104544
- ISSN : 2273-0893
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10454-4.p.0429
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 01/04/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Satire, Juvénal, Horace, Jakob Locher, utile dulci mixtum, Nef des Fous, Sebastian Brant