Un demi-tour de cheville Pour une lecture cognitive des Essais
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne Montaigne outre-Manche
2022 – 1, n° 74. varia - Auteur : Cave (Terence)
- Pages : 109 à 127
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
UN DEMI-TOUR DE CHEVILLE
Pour une lecture cognitive des Essais
Les Essais est un livre qui pense, souverainement, un livre qui sollicite le lecteur à penser avec lui et après lui – à étendre sa pensée indéfiniment. Il se prête donc merveilleusement à l’étude de la pensée humaine, plus précisément à une approche nourrie par les études interdisciplinaires « cognitives » qui sont actuellement en plein essor. Des phénomènes neurologiques à la cognition sociale, à travers la psychologie cognitive, la théorie cognitive de la communication, l’archéologie cognitive, et l’anthropologie (surtout du côté de l’évolution de l’humain), les échanges et les débats interdisciplinaires sont en perpétuelle mutation ; ils suscitent d’ailleurs des réponses quasi quotidiennes dans les média, et bien sûr dans le domaine de la fiction spéculative (Ex Machina, Westworld, romans sur l’autisme, etc.). Les études littéraires se joignent depuis une vingtaine d’années à ce réseau interdisciplinaire, surtout en pays anglophone1, mais, à part quelques essais ponctuels et préliminaires, les Essais n’ont guère été mis à contribution jusqu’ici2. Ce qui suit n’est 110donc qu’une esquisse préalable et très sommaire d’une lecture cognitive future du livre de Montaigne.
Expliquons d’abord ce que signifie actuellement, dans un tel contexte, le mot « cognition3 ». On a souvent tendance à l’associer à l’intelligence artificielle, aux processus qui régissent le monde digital de l’informatique. En fait, c’est le contraire qui est le cas. La cognition est selon cette perspective une propriété d’organismes vivants, sensibles ; elle est la signature de la vie même. La pensée n’est pas une chose abstraite ou mécanique ; elle est profondément ancrée dans le corps. Comme on dit de nos jours, elle est « embodied » (incarnée).
Notons également, et c’est un point capital, que la cognition incarnée est un système intégral ; elle se compose de toutes les ressources dont l’organisme tire parti pour s’orienter dans le monde, se déplacer, se défendre, se nourrir, construire une écologie qui lui convienne. Elle dispose de toute une gamme de fonctions qui peuvent être très spécialisées (la fonction visuelle en est l’exemple paradigmatique ; les différentes modalités de la mémoire ou du contrôle moteur en sont d’autres). Mais toutes rentrent dans un ensemble très interconnecté ; par exemple, dès que les nerfs optiques commencent à transmettre une information au centre spécifiquement visuel, qui l’analyse selon ses propriétés particulières (luminosité, couleurs, distance, positionnement et mobilité de l’objet), cette information est transmise très rapidement à d’autres sens qui peuvent être pertinents pour le même objet (ouïe, odorat, sensations haptiques) ; à la mémoire, à l’état du corps en ce qui concerne sa motricité, etc. ; ainsi qu’à un vaste éventail de fonctions, sur une échelle qui passe de l’usage pratique au domaine de l’imaginaire.
Ajoutons ici que ce que nous appelons couramment « émotions » fait partie intégrale de ce système. Il n’y a donc pas de sens à opposer cognition à émotion (ou affect), comme si la cognition était une intelligence à part, susceptible d’être perturbée par des émotions ou des sensations envahissantes. Évidemment, certaines fonctions cognitives, celles qui permettent de filtrer les informations et d’en tirer des indications générales, ou celles qui conservent des souvenirs de rencontres 111antérieures qu’il vaudrait mieux éviter à l’avenir – toutes sortes de filtrages de ce genre agiront sur une impulsion forte comme celle que nous appelons la colère. La cognition est dans un état quasi permanent de concurrence et de conflit. Mais en fait, la cognition comme ensemble utilise ces impulsions pour évaluer les chances de survivre dans telle ou telle circonstance ponctuelle, ou justement pour lancer les réponses motrices qui sont en mesure d’atteindre ce but.
Il n’y a donc pas de cognition « pure », abstraite. La cognition est saturée à part entière d’énergies sensorimotrices et affectives. La pensée dite abstraite est toujours contaminée, voire même constituée, par des traces du corps dans un environnement concret qui exige des réponses physiques ; elle est indéracinablement située. Or, il semble évident que les phénomènes littéraires, dans le sens le plus large du mot (récits de toutes sortes, poésie et chant, spectacles dramatiques sur la scène ou à l’écran) sont « embodied » (incarnés) au plus haut degré : d’abord, parce qu’ils sont fabriqués avec du langage, qui est une substance sécrétée en quelque sorte par le corps, et qui agit directement sur le corps des autres ; ensuite, parce que la fonction des artéfacts littéraires est précisément d’incarner, sous une forme plastique et immédiatement sensible, des variantes infiniment extensibles de l’expérience humaine. On pourrait dire qu’ils composent une sorte de chantier, ou terrain d’essai, de cas-limite virtuels. La littérature est donc en mesure de nous offrir un dossier extrêmement riche sur ce que la cognition incarnée fait, et ce qu’elle est en mesure de faire.
Le livre de Montaigne, dont l’écriture est mixte (dans le sens défini plus haut) au plus haut degré, pourrait être considéré comme paradigme de l’objet littéraire en tant qu’artéfact cognitif. Dans cette perspective, il s’agirait d’étudier la pensée des Essais non pas comme élaboration conceptuelle, selon une histoire de la philosophie ou une histoire des idées ; non pas selon une analyse des « sources » de la pensée de Montaigne (« intertextualité »), ni selon une herméneutique du soupçon ; mais dans son mouvement, sa dynamique corporelle, dans l’allure kinésique de son écriture. Soyons clairs toutefois, dès le début, sur un point capital. L’importance de l’historique, son statut en quelque sorte préalable, incontournable, ne serait en aucun point entamée, encore moins invalidée, par une telle enquête. Au contraire : comme nous l’avons affirmé, la cognition est de par sa nature située ; elle relève d’un environnement mobile, elle 112est saturée de contextes, ponctuelles aussi bien qu’étendues dans l’espace et le temps. « L’histoire », en tant que champ de contextualisations, en constitue un aspect particulier, construit par des actes de mémoire partagés et (sous sa forme scientifique) par le travail d’une réflexion institutionnelle. Une perspective cognitive reconnaîtrait donc sans réserve tout effort pour établir les coordonnées d’une lecture historicisante des Essais, quelle que soit la forme que puisse prendre une telle lecture, tout en cherchant à lui attribuer une place parmi la totalité des processus cognitifs situés (formes diverses de la mémoire, imagination, vigilance épistémique et émotionnelle).
En revanche, il serait sans aucun doute loisible d’assigner les Essais à part entière à un stade antérieur mais (désormais) de plus en plus lisible d’une pré-histoire de la cognition, dans le sens que j’ai prêté à cette expression ailleurs4. Partant des études cognitives contemporaines, cette pré-histoire passerait à rebours par les réflexions de William James, de Paul Valéry, de Hermann von Helmholtz, de Herbert Spencer, de Heinrich von Kleist, de Denis Diderot, de John Locke et de bien d’autres encore, à côté desquels il faudrait aussi ranger « les poètes » – Proust, Woolf, Joyce – qui ont le plus visiblement cherché à imaginer une voix qui serait fidèle aux détours, aux accidents, aux infidélités de la pensée phénoménale5.
Commençons donc par juxtaposer deux témoignages fondateurs d’un projet montaignien global qui consisterait à contrôler et à enregistrer les vicissitudes imprévisibles d’une réflexion fugace6. Les dernières phrases du chapitre i, 8 (« De l’oisiveté ») ouvrent déjà une perspective 113extrêmement précise, au niveau de l’imagination, sur la portée de ce projet, et sur l’orientation cognitive qu’elle serait éventuellement capable de promouvoir :
Dernièrement que je me retirai chez moi, […] il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit que de le laisir en pleine oisiveté, s’entretenir soi-même, et s’arrêter et rasseoir en soi. […] Mais je trouve,
Variam semper dant otia mentem,
que, au rebours, faisant le cheval échappé, il se donne cent fois plus d’affaire à soi-même, qu’il n’en prenait pour autrui. Et m’enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’étrangeté, j’ai commencé de les mettre en rôle, Espérant avec le temps, lui en faire honte à lui-même7.
Voici maintenant une description tardive du même projet, ajoutée dans l’exemplaire de Bordeaux au texte du chapitre « Du démentir » :
Aux fins de ranger ma fantaisie à rêver même par quelque ordre et projet, et la garder de se perdre et extravaguer au vent, il n’est que de donner corps, et mettre en registre tant de menues pensées qui se présentent à elle. J’écoute à mes rêveries parce que j’ai à les enrôler. (II, 18, 533)
Le ton, le vocabulaire, l’accent mis sur la fantaisie et sur le caractère en quelque sorte bizarre, inattendu, de ces « rêveries », restent constants, ainsi que la nécessité d’enregistrer un nombre indéfini de particularités éphémères pour endiguer leur disparition.
Qui prendrait le temps de retrouver tous les passages, d’un bout des Essais à l’autre, qui font écho à cette articulation d’un projet constamment repris et re-décrit, composerait un dossier imposant. Montaigne cherche sans cesse le vocabulaire qu’il lui faut pour décrire la tâche qu’il s’imposait, celle de conduire cette autopsie expérientielle, phénoménale, qui offrirait le seul moyen de saisir au passage les détours de la capacité de réflexion humaine. Parmi ces passages, l’analyse que consacre Montaigne dans le chapitre ii, 6 (« De l’exercitation ») à la pathologie cognitive dont il a été lui-même le sujet est remarquable par l’attention soutenue qu’il porte aux états successifs de conscience attenuée ainsi que de mémoire suspendue, 114puis restituée, qu’il a éprouvés sur une période de quelques jours8. Ce récit fait place à une nouvelle méditation sur le caractère insolite de cet effort pour saisir et pour « enregistrer » des mouvements de l’esprit qui se laissent difficilement poursuivre à travers un espace quasi labyrinthique :
Nous n’avons nouvelles que de deux ou trois anciens qui aient battu ce chemin […]. Nul depuis ne s’est jeté sur leur trace. C’est une épineuse entreprise, et plus qu’il ne semble – de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit. De pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes ; De choisir et arrêter tant de menus airs de ses agitations. (II, 6, 78)
Ce passage a été ajouté dans l’exemplaire de Bordeaux. Il fait écho pourtant à une réflexion antérieure (elle se trouve déjà dans l’édition de 1580) dans « De la présomption ». Dans l’étude qu’il fait, duquel le sujet est l’homme, Montaigne nous dit qu’il trouve un
profond labyrinthe de difficultés les unes sur les autres […], puisqu’ils [ces gens-là = les philosophes aux opinions exorbitantes] ne savent comment branle ce qu’eux-mêmes font branler, ni comment nous peindre et déchiffrer les ressorts qu’ils tiennent et manient eux-mêmes. (II, 17, 485)
Et de là on arrive, un peu plus loin dans le même chapitre, au passage très connu – déjà présent, également, dans l’édition de 1580 – sur le dispositif réflexif des Essais, passage qui s’achève sur cette formule remarquable : « je me roule en moi-même » (522), où les « replis internes » du « labyrinthe » sont représentées sous la forme d’un espace – ou plutôt d’un mouvement (ce « branle » si cher à Montaigne) – en spirale : la forme, précisément, d’un ressort. Ce mouvement récursif caractérise la totalité de ce qu’on a l’habitude d’appeler le « portrait du moi » tel qu’il se développe à travers l’espace et le temps des Essais. Son objet n’est pas en premier lieu la délinéation d’une identité personnelle, encore moins un récit autobiographique ; les informations granulaires que nous livre Montaigne sur sa propre personne et sur ses expériences personnelles ne sont pas là pour des fins de life-writing, ni pour servir à une épistémologie quelconque. Elles permettent plutôt de dessiner au passage, cumulativement, les indices de processus cognitifs difficilement accessibles.
115Ces exemples montrent que le champ cognitif qu’ouvre Montaigne à travers l’écriture des Essais est foncièrement problématique, et cela pour une raison qui n’a que peu de chose à faire avec un scepticisme philosophique. Si les phénomènes cognitifs que Montaigne « enregistre » sont très proches de la réflexion, quitte à se fondre avec elle, ils n’en sont pas moins élusifs, fuyants : ils se dérobent à l’observation tout en s’y offrant. Voilà pourquoi le passage à travers le labyrinthe tel qu’il est évoqué dans II, 6 est souvent exprimé dans les Essais par la figure d’un nuage, d’une brume, ou encore d’un songe : « J’ai toujours une idée en l’âme, et certaine image trouble, qui me présente, comme en songe, une meilleure forme que celle que j’ai mise en besogne, mais je ne la puis saisir et exploiter » (II, 17, 488A9).
Cette difficulté, dont Montaigne ne cesse pas de parler dans II, 17 ainsi que dans maint autre chapitre, tourne autour de la relation entre l’acte de réflexion et des états cognitifs qu’on pourrait qualifier de « pré-réflexifs », dans la mesure où ils ressortissent à des domaines qui se soustraient ou qui résistent à l’attention réflexive. Notons qu’il faut à tout prix éviter d’imposer à ces relations subtiles, protéennes, une antithèse du type « conscient/inconscient ». Il est évident, bien sûr, que Montaigne parle très souvent de phénomènes corporels quasi-autonomes, comme ces caprices de l’« indocile membre » dont il est question à plusieurs reprises (I, 21 ; II, 17) ; le chapitre « De l’exercitation » est d’ailleurs voué tout entier à l’étude d’un état caractérisé par une absence de réflexion. Montaigne insiste pourtant sur le fait que la pensée réflexive, du moins telle qu’il la déploie dans les Essais, opère au ras du fonctionnement intégral d’une pensée incarnée : « il faut que l’esprit épouse le corps » (II, 17, 493) ; « mes conditions corporelles sont en somme très bien accordantes à celles de l’âme » (ibid., 497) ; « C’est toujours à l’homme que nous avons affaire, duquel la condition est merveilleusement corporelle » (III, 8, 229) ; et bien d’autres encore.
Si je qualifie de « pré-réflexif » le fonctionnement cognitif qui émerge comme objet de réflexion dans les Essais, c’est donc pour insister sur cette fusion à la fois ontologique et ontogénique. Ajoutons ici que la proximité de l’attention et de son objet est particulièrement visible dans le domaine de l’écriture, ou plus globalement, du langage : « J’écoute à mes rêveries parce que j’ai à les enrôler » (II, 18, 533). Et le langage 116est toujours, chez Montaigne, proche du corps : il aime mieux parler qu’écrire, dit-il, parce que « le mouvement et action, animent les paroles ; notamment à ceux qui se remuent brusquement, comme je fais, et qui s’échauffent » (II, 17, 491).
Par un autre côté, la condition « merveilleusement corporelle » de la cognition humaine fait surgir des problèmes de comportement, donc de psychologie cognitive, à l’égard desquels les Essais témoignent d’une fascination quasi obsessionnelle. Qu’il s’agisse du blocage de l’expression orale dans des circonstances contraignantes ou menaçantes (II, 17, 509-10) ou d’une incapacité sexuelle provoqué par la peur de faillir (I, 21 ; II, 17 ; III, 5), l’action pré-réflexive du corps se trouve entravée par un surcroît de réflexion. Dans deux essais très connus de 1810, Heinrich von Kleist se penchera sur le même problème10, que la psychologie cognitive de nos jours a éclairci en opposant deux systèmes de mémoire, dont l’un rend possible des réactions motrices très rapides, tandis que l’autre fait intervenir, à tête reposée, une réflexion permettant d’améliorer des réponses futures11. Cette opposition, sous une forme légèrement différente, semble proche de la distinction que Marcel Proust a rendue célèbre entre mémoire « volontaire » et « involontaire ». Remarquons que, si ces systèmes neurologiques [neuronaux] ont des caractéristiques et des fonctions différentes, le bon fonctionnement du système cognitif global dépend chez l’être humain de l’interaction (on pourrait même dire de la collaboration) entre les deux ; Proust lui-même fait de la mémoire involontaire une clé pour ouvrir la mémoire volontaire (que l’on appellerait maintenant « mémoire épisodique »).
En partant de là, on pourrait aller jusqu’à soutenir qu’une des lignes de force majeures des Essais consiste à amener une mise en accord des dissonances cognitives12. La conformité entre le comportement de 117l’auteur et son livre qui est affirmée dans la célèbre phrase du chapitre « Du repentir » : « Ici nous allons conformément, et tout d’un train, mon livre et moi » (III, 2, 45) n’est que l’expression la plus claire du projet d’auto-réflexion cognitive des Essais tel qu’il évolue à travers les quelque vingt ans de leur composition, acquérant des forces en allant (« vires acquirit eundo », selon le mot d’ordre inscrit sur la page de titre de l’édition de 1588). Les « essais » sont à cet égard des ajustements inlassablement repris, selon des contextes et des perspectives qui se modifient à chaque instant, pour accorder l’esprit au corps et vice versa, réduire les dissonances cognitives, aménager les transitions entre des états de conscience successifs, ou entre des états séparés par le temps mais rapprochés par l’acte de les « enrôler », enregistrer, au passage.
« Si faut-il conduire la corde à toute sorte de tons » : c’est ainsi que, dans le chapitre « De la présomption », Montaigne décrit le travail continuel d’ajustement que supposent les Essais de la voix du livre au propos de l’auteur (II, 17, 490). Autrement dit, c’est ainsi qu’il décrit l’essai comme principe fondateur de son projet. Ce travail d’ajustement (de réglage, dirait-on en parlant d’un instrument à cordes) se poursuit à travers l’art de conférer (III, 8), la communication avec un ami (I, 28), la diplomatie, et la négociation en général13. Que de tels échanges soient inséparables de l’activité corporelle va sans dire. Cela ressort non seulement des récits que fait Montaigne de ses rencontres en guerre civile avec des troupes hostiles, ou de la manière de ne pas provoquer la violence en face d’une foule menaçante14, mais aussi des notations corporelles qui parsèment ses réflexions sur la conversation. On se souviendra surtout à cet égard de l’analogie que fait Montaigne entre la conversation et une partie de jeu de paume, que nous citons ici puisque cette scène constitue un paradigme élégant et précis d’une activité réciproque d’ajustement, donc de cognition incarnée :
118Est quædam vox ad auditum accommodata non magnitudine sed proprietate. La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui l’écoute. Cettui-ci se doit préparer à la recevoir selon le branle qu’elle prend : Comme entre ceux qui jouent à la paume, celui qui soutient se démarche et s’apprête selon qu’il voit remuer celui qui lui jette le coup ; et selon la forme du coup. (III, 13, 460-461)
J’ai joint la phrase du Plutarque latin15 que cite Montaigne, en rappelant que l’analogie du jeu de paume fait écho également à l’auteur grec (« Comment il faut ouïr » 3, 38 E-F). Montaigne a en fait choisi avec une précision extraordinaire deux textes de son auteur favori qui, entre le « trop parler » et le juste réglage de l’ouïe, posent la réciprocité de la communication, ainsi que le jeu d’attente et d’entente qu’elle met en marche.
Le modèle de communication interpersonnelle (certains diraient « intersubjective ») que Montaigne nous offre ici appartient à ce qu’on appelle de nos jours la « cognition sociale ». Ce terme est devenu un foyer d’attention parmi ceux qui soutiennent que la cognition n’est pas un ensemble de processus « intérieurs » qui agissent sur le monde « extérieur » ; toute intériorité dépend ab origine d’une expérience d’être au monde qui est toujours déjà située et qui est en grande partie formée par les autres. Sous sa forme la plus extrême, cette théorie irait jusqu’à soutenir que l’expérience phénoménale en tant qu’expérience d’un individu doté d’agentivité est illusoire. À quoi on pourrait répondre que, si le sens d’être un acteur16, d’avoir des pensées propres à soi-même, est une illusion, c’en est une qui est elle-même essentielle à la cognition sociale ; ou, plus simplement, que la relation entre individu et collectivité, expérience phénoménale et expérience sociale, est complémentaire plutôt qu’antithétique. Cela semble être le cas, de toute façon, pour Montaigne lui-même, qui s’intéresse non seulement au domaine des réflexions individuelles, « intérieures », mais aussi à l’entregent, à la manière d’être avec les autres :
J’aime à les [les lois de la civilité] ensuivre, mais non pas si couardement que ma vie en demeure contrainte. […] J’ai vu souvent des hommes incivils par trop de civilité, et importuns de courtoisie. C’est au demeurant une très utile 119science que la science de l’entregent. Elle est comme la grâce et la beauté conciliatrice des premiers abords de la société et familiarité. (I, 13, 108)
Autrement dit, la réflexion hyper-individuelle telle que les Essais en témoignent intègre sans solution de continuité toutes les formes d’échange social et communicatif, au point d’en devenir, comme nous le verrons bientôt, un style.
Précisons d’abord l’importance d’un dispositif voisin qui, dans l’éventail des études cognitives, s’avère pertinent pour la lecture des Essais. Du côté linguistique, en effet, on pourrait sans trop de difficulté assigner le modèle de la « partie de jeu de paume » à une pré-histoire de la théorie de la pertinence, théorie cognitive de la communication qui remplace la notion traditionnelle du langage comme code arbitraire par une pragmatique contextuelle17. Cette théorie porte l’attention, justement, sur le travail d’accommodement cognitif qui doit être présupposé pour comprendre la possibilité même de l’échange communicatif. Un tel accommodement n’est d’ailleurs jamais parfait, il peut très bien échouer ou porter à faux ; mais celui qui parle et celui qui écoute n’en cherchent pas moins à « lire les pensées » de l’autre18.
Ce thème se laisse explorer à travers toute la gamme des réflexions de Montaigne sur la vie sociale, privée et publique, ainsi que sur les divers modes de dialogue communicatif (y compris celle, en puissance, entre les animaux, ou entre humains et animaux). Nous abrégerons ici pour évoquer une autre sorte de dialogue, celle qui s’installe entre l’auteur et ses lectures, d’une part, et ses lecteurs d’autre part. On a l’habitude de 120considérer cet aspect des Essais sous d’autres rubriques, celle de l’imitatio, celle des citations et allusions, ou encore celle de l’intertextualité19. Mais la relation cognitive de l’auteur avec d’autres interlocuteurs correspond en fait en tous points à la mind-reading que nous avons évoquée plus haut, à cette différence près que dans ce cas les interlocuteurs sont lointains, et le plus souvent morts. Cette « différence » n’en est pourtant pas une, d’abord parce que la communication quotidienne est toujours sujette aux imperfections, aux lacunes et aux trahisons dont Montaigne aime à parler lui-même ; ensuite parce qu’il arrive souvent qu’un message peut arriver de très loin dans l’espace (l’écriture a rendu possible ce phénomène, que les signaux électroniques n’ont fait que porter à une échelle supérieure), et en conséquence dans le temps. L’éloignement ou la disparition du locuteur peut rendre la compréhension du message plus difficile ou douteuse, mais cela n’est, répétons-le, que la condition de toute mind-reading20. Les pensées ne se laissent pas lire immédiatement, mais elles se prêtent toujours à la possibilité d’une lecture meilleure ou moins mauvaise ; la lecture des pensées21 d’autrui est un phénomène d’échelle, sujet à un calcul probabiliste.
Dans cette perspective, l’imitatio montaignienne se prête à être redécrite selon les principes (non moins montaigniens) d’ajustement cognitif que nous avons déjà indiqués. La phrase-clé « Je ne dis les autres, sinon pour d’autant plus me dire » (I, 26, 257 C) émerge au milieu d’une longue réflexion qui vise précisément à ce peaufinage de la relation entre les « emprunts » de Montaigne et le nouveau contexte où il les insère, qui leur donne un « branle » propre à lui. Cette petite phrase, comme on le sait, est elle-même exemplaire en ce qu’elle est calquée sur une phrase de Sénèque ; Montaigne répète d’ailleurs le même geste quelques pages plus loin (ibid., 263), lorsqu’il reprend la phrase du même auteur « Platonis argumentum adferam – quid enim nocet alienis uti ex parte qua nostra sunt22 ? ». La redite est une réanimation, un retour à la vie, l’expression 121d’un corps vivant à un moment qui, pour Sénèque, se cachait dans un futur lointain, donc entièrement imprévisible. Pascal le connaissait bien, ce relais des voix, dont chacune renouvelle la charge cognitive : « Ce n’est pas dans Montaigne, mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois23 ». Pour voir ce qui est en cause ici, on n’a qu’à relire une fois de plus (ils sont très connus) tous les passages des Essais où Montaigne parle de ce courant mobile de voix qui lui sert de tremplin pour dire ce qu’il a à dire24. Et pour démontrer que les remarques de Montaigne sur ce sujet, en l’occurrence, étaient bien fondées, on n’a qu’à constater l’extraordinaire fleuraison de lectures montaigniennes « modernes », y compris celles du présent volume, dont chacune cherche encore à ajuster sa voix, tant bien que mal, à celle des Essais.
La question de l’imitatio montaignienne se range donc d’une part, avec ses réflexions sur la conversation ou sur la diplomatie, du côté de la cognition sociale, d’autre part du côté de la mind-reading qui est obligatoire pour qui veut relire les Essais comme l’expression d’une voix vivante. Montaigne fournit d’ailleurs lui-même le cadre d’une telle lecture, qui se laisse reconstruire à partir de passages comme celui du chapitre « Du démentir » où il parle du soin qu’il a mis à conserver des objets ayant appartenu à ses ancêtres, puis évoque sa propre « postérité », à laquelle il n’offrira que « les outils de son écriture, plus soudaine et plus aisée » (II, 18, 532) ; ou celui du chapitre « De la vanité », où il exprime sa peur que les lecteurs futurs puissent ne pas le comprendre (III, 9, 305-306) ; ou encore ceux des chapitres « Des vaines subtilités » et « De la présomption », où il réduit quasiment à zéro les nombre de lecteurs « suffisants » des Essais (I, 54, 492 ; II, 17, 521).
Rien qu’en suivant les indications du chapitre « Des vaines subtilités » que l’on vient de citer, on aurait en fait de quoi redécrire le projet montaignien d’enregistrement écrit comme pratique de la subtilité, c’est-à-dire de l’accommodement, ce qui permettrait de démontrer que le mode d’enregistrement (l’écriture des essais et des Essais) dans son 122entier se laisse redécrire comme un style cognitif. Il faudrait pourtant insister sur ce point, que la parole (en l’occurrence, la parole écrite) est par excellence le domaine où le réflexif se soude et se fusionne au pré-réflexif, donc que le style n’est pas une rhétorique ajoutée, mais une propriété essentielle des Essais et des essais. Si Montaigne peut affirmer que « nous sommes sur la manière, non sur la matière du dire » (III, 8, 225), c’est que son projet phénoménal consiste en une manière d’écouter, où la voix écoutée est l’émission d’un corps25.
Si on veut sonder le style cognitif des Essais, il n’y a guère d’instrument mieux assorti à son objet que l’analyse des expressions modales (« peut-être », « à l’aventure »), scalaires (« souvent », « presque », « plus/moins »), évidentielles (« je trouve que », « il me semble que », « on sait que », « incontestablement »), et autres. Ce sont là les instruments que le langage lui-même, dans toutes les langues malgré la différence des moyens linguistiques, met à notre disposition pour indiquer les assentiments ainsi que les écarts de celui qui parle par rapport à ses propres énoncés. Ces inflexions, intervenant dans un nombre illimité de contextes, ne sont rien moins que l’indice sensible, discret mais explicite, d’un travail de la réflexion. Elles ont une allure toute propre ; elles sollicitent, avec une insistance tout aussi discrète, la réponse réflexive du lecteur. Ou plutôt, puisque toute réponse comporte (présuppose) un élément pré-réflexif, elles scandent le rythme de la pensée du lecteur, dirigent ses pas, déterminent – sans contrainte excessive – son allure à elle, modifient son environnement cognitif.
Le « travail de la réflexion » (du côté de l’écrivain) ainsi manifesté au ras du texte se laisse assigner à un niveau discursif « secondaire » (ou « plus haut ») qui est en même temps un premier niveau de communication ostensive : celui qui parle manifeste en passant ses jugements sur le statut épistémique de ses énoncés, les signale au lecteur/interlocuteur. Mais l’écrivain peut aussi commenter, à un second niveau ostensif donc, sur cette même pratique. C’est ce que fait Montaigne dans un passage connu du chapitre « Des boiteux » (III, 11, 374) : « J’aime ces mots qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions : “à l’aventure”, “aucunement”, “quelque”, “on dit”, “je pense”, et semblables26 ». Il est 123essentiel de souligner que ces « niveaux » discursifs n’émergent en tant que tels que selon une perspective analytique extérieure ; les lecteurs « moyens » ne seront sans doute pas sensibles dans la plupart des cas à ce va-et-vient épistémique à moins d’en avoir été avertis, par exemple par un travail scientifique spécialisé. Cela montre que ce que nous observons ici, c’est précisément le mouvement incessant de la cognition entre réflexion et pré-réflexion dont nous avons parlé plus haut ; et le fait que nous soyons en mesure de l’observer et de l’approfondir de cette manière témoigne de la force particulière du style cognitif qui caractérise les Essais.
Les éléments de ce style que nous avons dégagés jusqu’ici ressortissent à des activités épistémiques. Plus précisément, ils constituent des aspects d’un comportement plus général qu’on a qualifié de « vigilance épistémique27 ». Il est essentiel pourtant de se rappeler la description que nous avons donnée plus haute de la cognition comme ensemble de processus foncièrement « incarnés ». C’est pourquoi la réflexion est en dernière analyse inséparable de la pré-réflexion, qui, elle, se laisse sans difficulté comprendre comme étant déterminée par des états et activités manifestant leur appartenance à la vie corporelle. Poursuivons ce fil en considérant brièvement un aspect des Essais qui est très connu, mais qui a besoin d’être redécrit, lui aussi, sous la rubrique d’un style cognitif. Écoutons une fois de plus ce locus souvent cité du chapitre « De l’institution des enfants », qui porte, tel un fragment d’ADN, l’identité des Essais au moment de leur premier essor :
Quant aux facultés naturelles qui sont en moi, de quoi c’est ici l’essai, je les sens fléchir sous la charge : Mes conceptions et mon jugement ne marche qu’à tâtons, chancelant, bronchant et chopant ; Et quand je suis allé le plus avant que je puis, si ne me suis-je aucunement satisfait : Je vois encore du pays au-delà ; mais d’une vue trouble, et en nuage, que je ne puis démêler28. (I, 26, 254)
Les « facultés naturelles » dont Montaigne parle sont celles qu’avaient depuis longtemps définies la psychologie classique, autrement dit les 124« facultés de l’âme », telles la raison, l’imagination, la mémoire, et ainsi de suite. Mais dès qu’il commence à caractériser leur comportement chez lui-même de manière granulaire, Montaigne bascule sans solution de continuité, et quasi sans réfléchir, au registre corporel. Dans un premier mouvement, il les situe sur le mode déïctique (« en moi », « ici ») ; ensuite, il répète le geste au moyen de ce qu’on a l’habitude d’appeler une personnification. Des abstractions (conceptions, jugement), qui éliminent déjà tout risque de dualisme en désignant la pensée comme objet, renoncent à leur pluralité pour devenir l’habitus d’une personne ambulante, hésitante, s’essayant en avant malgré des obstacles. Montaigne déploie ici un style kinésique, c’est-à-dire un style cognitif qui vise à déclencher chez le lecteur un écho neural des mouvements et des sensations que la personne en question est censée performer29. Il est à remarquer que ce qui est évoqué ici, ce ne sont pas des choses vues, même si la phrase débouche sur la perspective brumeuse d’un « pays au-delà ». Ce qui domine, avec le mouvement (l’allure), ce sont les sensations haptiques (fléchir sous la charge, à tâtons, broncher). Remarquons aussi que les perceptions visuelles sont moins importantes pour Montaigne que les choses entendues, senties, expérimentées dans le corps : la « motricité » surtout, qui présuppose un accord optimal de l’activité neuronale avec la tonicité des muscles.
Il s’agit donc toujours, chez Montaigne, d’un corps qui pense et qui parle. Les Essais ne font jamais rien d’autre, et les deux activités se fondent, se fusionnent, ainsi qu’il se passe quand quelqu’un veut se prévaloir de ses facultés cognitives pour communiquer quelque chose à autrui. Parmi ces facultés, l’imagination joue un rôle privilégié, et le chapitre « De la force de l’imagination » est bourré d’exemples qui démontrent ce que Montaigne appelle « l’étroite couture de l’esprit et du corps s’entre-communiquant leurs fortunes » (I, 21, 191). Le premier exemple que Montaigne en offre, au début du chapitre, est en fait celui de sa propre sensibilité aux sensations éprouvées par d’autres : « La vue 125des angoisses d’autrui m’angoisse matériellement, et a mon sentiment souvent usurpé le sentiment d’un tiers : un tousseur continuel irrite mon poumon et mon gosier » (I, 21, 180). C’est un exemple qui se laisse immédiatement assigner à la pré-histoire de la communication kinésique, donc de la cognition incarnée ; on pourrait facilement trouver d’un bout à l’autre des Essais d’autres témoignages de l’intérêt personnel de Montaigne pour ce phénomène.
Plutôt que de suivre cette piste, pourtant, nous signalerons ici un aspect fondateur de l’imagination telle que Montaigne la conçoit, à savoir son fonctionnement contrefactuel. Écoutons ce qu’il en dit dans le chapitre « Des boiteux » : « Notre discours est capable d’étoffer cent autres mondes, et d’en trouver les principes et la contexture. Il ne lui faut ni matière ny base : Laissez-le courre : il bâtit aussi bien sur le vide que sur le plein, et de l’inanité que de matière » (III, 11, 369 B). Quand Montaigne aborde, dans « L’Apologie de Raimond Sebond », la question classique de savoir ce qui distingue les humains des animaux, c’est cette imagination contrefactuelle qu’il met en avant en préférence aux compétences qui avaient si souvent été alléguées par la tradition philosophique (la raison, le langage, le rire) :
s’il est ainsi, que lui seul de tous les animaux ait cette liberté de l’imagination, et ce dérèglement de pensées, qui lui représentant ce qui est, ce qui n’est pas, et ce qu’il veut, le faux et le véritable – c’est un avantage qui lui est bien cher vendu, et duquel il a bien peu à se glorifier : car de là naît la source principale des maux qui le pressent, péché, maladie, irrésolution, trouble, désespoir. (II, 12, 202-203 A30)
On sait que cette faculté, avec le vocabulaire qui lui est propre (imagination, fantaisie, rêverie et leurs variantes lexicales et grammaticales), constitue un foyer d’intérêt perpétuel à travers les Essais, et qu’elle se lie à toute une gamme de préoccupations épistémologiques, éthiques, médicales, et ainsi de suite31. Montaigne a amplement reconnu l’importance critique de la capacité des humains à penser autrement, non seulement 126en elle-même, mais encore par ses rapports avec les diverses formes de mémoire, avec les émotions, et enfin avec la raison même, qui en dépend si souvent. Il n’en est pas moins attentif aux périls épistémiques qui y sont congénitalement associées. Nous revenons ainsi au sens profond de la phrase « Aux fins de ranger ma fantaisie à rêver même par quelque ordre et projet… » (voir plus haut, p. 113). Il s’agit de laisser courir le cheval échappé de l’imagination, mais en même temps de le contrôler ; de « secou[er] les limites et dernières clôtures des sciences » tout en déployant la vigilance épistémique ; d’accorder la réflexion au domaine pré-réflexif32. La cognition humaine, dotée comme elle est de cette capacité formidable, est un glaive à double tranchant. Le danger d’une perte de contrôle, clairement articulé dans les phrases que nous avons citées, est toujours présent.
À partir de là, on voit toute la portée de ce « demi-tour de cheville » dont parle Montaigne pour rendre sensible la précarité de la marge entre le génie du Tasse et sa « folie » :
De quoi se fait la plus subtile folie que de la plus subtile sagesse ? Comme des grandes amitiés naissent des grandes inimitiés, de santés vigoureuses les maladies mortelles, ainsi des rares et vives agitations de nos âmes, les plus excellentes manies, et plus détraquées : il n’y a qu’un demi-tour de cheville à passer de l’un à l’autre. […] qui ne sait combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avec les gaillardes élévations d’un esprit libre, et les effets d’une vertu suprême et extraordinaire ? (II, 12, 255)
Quel est l’effet kinésique visé par le choix de cette expression ? Montaigne n’avait pas à sa disposition la gamme d’instruments optiques (télescopes, microscopes) qui fonctionnement grâce à des ajustements délicats. On pense d’abord au domaine artisanal, celui des charpentiers, des menuisiers, des ébénistes, des horlogers aussi. Pourtant, le langage dont Montaigne se sert ailleurs quand il parle d’ajustements ou d’accommodements pointe plutôt vers ces gestes performés par les doigts souples et intelligents des musiciens. Il s’agit ici, également, d’un mouvement qui accorde, qui retrouve avec une exactitude suprême le ton souhaité ; ou qui pourrait, par un excès de subtilité, désaccorder, déclencher une dissonance cognitive.
127Ce qui importe, que ce soit pour le bien ou pour le mal, c’est la minceur de la marge cognitive, ce « voisinage imperceptible » entre des états qui passent habituellement pour être opposés. Il en est question à nouveau dans le chapitre « Nous ne goûtons rien de pur », qui passe du mélange des métaux à celui des états sensoriels et affectifs : voir par exemple la phrase très parlante « Il y a quelque ombre de friandise et délicatesse, qui nous rit et qui nous flatte, au giron même de la mélancolie » (II, 20, 545). Et quand il dénonce l’excès intellectuel en faveur d’une sorte d’approximation artisanale (ibid., 547), on pense tout de suite au cas du Tasse.
Ce travail de réglage cognitif que l’on retrouve à chaque moment à travers le livre de Montaigne pourrait nous convier également à recalibrer nos dispositifs intellectuels et critiques, à redécrire cet objet historique dont un demi-tour de cheville est susceptible de révéler une face nouvelle. Redécrit dans cette perspective, en effet, il apparaît littéralement comme un terrain d’essai pour le comportement cognitif des humains, au point où on pourrait imaginer cette variante future d’une des phrases montaigniennes les plus célèbres, ajustée à la perspective du vingt-et-unième siècle : « Chacun de nous porte la forme entière de l’humaine cognition. ».
Terence Cave
St John’s College, Oxford
1 Pour une esquisse préliminaire en langue française, voir Terence Cave, « Penser la littérature : vers une approche cognitive », dans Françoise Lavocat (dir.), Interprétation littéraire et sciences cognitives, Paris, Hermann, 2016, p. 15-32. On consultera surtout, pour la notion de « kinésie », les ouvrages de Guillemette Bolens indiqués ci-dessous, note 29.
2 C’est le cas, par exemple, de Philippe Desan (dir.), The Oxford Handbook of Montaigne, Oxford, Oxford University Press, 2016 ; voir cependant, dans ce volume, l’article de Wes Williams sur le thème de l’imagination chez Montaigne (p. 679-698). L’article jusqu’ici inédit de Timothy Chesters, « Montaigne’s Fidget : Attention and Distraction in the Essais » est très prometteur pour les analyses cognitives suivies que Chesters entreprend de faire dans le proche avenir. Voir aussi, dans Kathryn Banks et Timothy Chesters (dir.), Movement in Renaissance Literature : Exploring Kinesic Intelligence, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2018, p. 13-30, mon article « Chiastic Cognition : Kinesic Intelligence between the Reflective and the Pre-Reflective », ainsi que l’article de Vittoria Fallanca dans le présent volume. Des thèses de doctorat en cours à Oxford (Nathalie Oddy, sur le thème de la consubstantialité) et à Cambridge (Marina Perkins, sur la communication chez Montaigne, surtout dans la perspective de la théorie de la pertinence) montrent déjà les possibilités futures d’une telle perspective pour les études montaignistes.
3 Soulignons que cette explication, bien que largement partagée à travers les études cognitives interdisciplinaires, n’est pas universellement acceptée. Pour des détails supplémentaires, voir mon étude Thinking with Literature : Towards a Cognitive Criticism, Oxford, Oxford University Press, 2016.
4 Pour la notion d’une pré-histoire de la cognition où Montaigne aurait une place privilégiée, voir mon article « Situated Cognition : The Literary Archive », Poetics Today, t. 38, no 2, 2017, p. 235-253.
5 J’emploie ce mot dans un sens qui n’assume pas les conséquences philosophiques d’une « phénoménologie » toute constituée. Le mot « intérieur » s’offre aussi pour désigner le domaine d’expérience dont il s’agit, mais l’opposition intérieur–extérieur risque d’instaurer un dualisme qu’il faut à tout prix éviter. Le mot « subjectif » est également à exclure pour des raisons semblables.
6 J’en ai fait l’analyse à plusieurs reprises, notamment dans Pré-histoires : textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, 1999, p. 181-184 ; plus récemment dans How to Read Montaigne, Londres, Granta Books, 2007, ch. 1, « Documenting the Mind », ensuite dans un article écrit conjointement avec Kirsti Sellevold, « Du cheval échappé à la vigilance épistémique : trouver [que] dans les Essais », Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne, t. 55, no 1, 2012, p. 43-61.
7 Michel de Montaigne, Essais, éd. critique par André Tournon, Imprimerie nationale, 1998, t. I, p. 84. Je me suis permis dans le présent article de modifier légèrement la ponctuation de cette édition dans les cas où André Tournon s’est servi de signes qu’il a lui-même inventés.
8 L’association étroite de l’accident raconté dans ce chapitre au « cheval échappé » de I, 8 est explorée dans des perspectives différentes (mais compatibles) dans les publications indiquées plus haut, note 6.
9 Nous allons retrouver cette image plus bas, p. 123-124.
10 Voir mon article « Dancing with Marionettes : Kleist and Cognition », dans Katharina Engler-Coldren, Lore Knapp, et Charlotte Lee (dir.), Embodied Cognition around 1800 (German Life and Letters, t. 70, no 4, 2017), p. 533-543.
11 Voir par exemple Daniel Kahneman, Thinking, Fast and Slow, Londres, Penguin Books, 2011.
12 La théorie de la dissonance cognitive a été proposée par Leon Festinger, A Theory of Cognitive Dissonance, Stanford CA, Stanford University Press, 1962 (première édition 1957). Je tiens à mentionner ici le travail en cours de Timothy Chesters (voir plus haut, note 2), qui montre l’importance de la notion cognitive d’« attunement ». Ce terme fait pour ainsi dire la contrepartie de la dissonance cognitive ; je le traduis dans le présent article par « ajustement » ou « réglage ». Voir aussi mon étude Live Artefacts : Literature in a Cognitive Environment, Oxford, Oxford University Press (à paraître en 2022), ch. 6.
13 Ce domaine thématique est abordé plus amplement dans la thèse doctorale en cours de Marina Perkins (voir plus haut, note 2).
14 Pour une lecture de ces épisodes selon la perspective cognitive, voir Kirsti Sellevold, « “Je vis en mon enfance” : Communication non verbale dans les Essais (I, 24 : “Divers evenemens de mesme conseil”) », dans Jean Balsamo et Amy Graves (dir.), Global Montaigne. Mélanges en l’honneur de Philippe Desan, Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 425-438.
15 Plutarque, « Du trop parler » 21, 513 C.
16 Je traduis ici le mot anglais agent. La problématique à laquelle je fais sommairement allusion ici est souvent associée aux travaux fondateurs de Bruno Latour.
17 Voir l’étude inaugurale de Dan Sperber et Deirdre Wilson, Relevance : Communication and Cognition, Oxford, Blackwell, 1995 (première édition 1986). Pour des essais de lecture littéraire selon cette perspective, voir Terence Cave et Deirdre Wilson (dir.), Reading Beyond the Code : Literature and Relevance Theory, Oxford, Oxford University Press, 2018. Neil Kenny propose une lecture des Essais qui articulerait les principes de la théorie de la pertinence sur ceux de la rhétorique traditionnelle dans « “À propos, ou hors de propos, il n’importe” : Relevance Theory and Montaigne », dans Ian James et Emma Wilson (dir.), Lucidity : Essays in Honour of Alison Finch, Cambridge, Modern Humanities Research Association et Routledge, 2016, p. 20-32. Voir aussi Terence Cave et Kirsti Sellevold, « “Or, ces exemples me semblent plus à propos” : une phrase inaugurale dans les Essais de Montaigne », dans Valérie Fasseur, Olivier Guerrier, Laurent Jenny, et André Tournon (dir.), « Eveils » : Mélanges offerts à J.-Y. Pouilloux, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 64-75, ainsi que la thèse de Marina Perkins mentionnée plus haut.
18 C’est le sens du terme anglais mind-reading tel qu’il est mis en œuvre par les théoriciens de la pertinence, ainsi que par les critiques littéraires cognitives (notamment Lisa Zunshine).
19 Rappelons que ce terme a été proposé aux années 1970 pour effacer toute trace d’intention auctorielle, et pour insister sur le statut neutre de l’écriture en tant que code arbitraire, objectifs qui ne sont guère compatibles avec notre propos ici.
20 Voir II, 9 sur les interlocuteurs morts, y compris le père de Montaigne.
21 Il faut comprendre ce mot tel que je l’emploie ici selon la perspective de la cognition incarnée, qui comprend les réponses affectives et sensorimotrices, les gestes corporels, etc.
22 Sénèque, De ira I, vi, 5.
23 Pascal, Pensées, éd. Louis Lafuma, Paris, Seuil, 1963, « L’Intégrale », no 689. Pour une analyse plus approfondie de cette série d’échos, voir T. Cave, Pré-histoires, p. 123-127 (et, pour le contexte, le chapitre iv dans son ensemble).
24 Ce que j’appelle « tremplin » ici est l’équivalent de ce qui en anglais s’appelle une « affordance », c’est-à-dire les propriétés d’un objet qui permettent à un usager particulier d’en profiter à ses propres fins ; voir T. Cave, Thinking with Literature, ch 4.
25 Dans le chapitre « De l’exercitation », Montaigne parle du « corps aéré de la voix » (II, 6, 80). Voir aussi II, 17 sur les rapports étroits entre le langage et le corps.
26 C’est ce passage qui a lancé l’enquête de Kirsti Sellevold sur les expressions modales et évidentielles dans son étude « J’ayme ces mots… » : expressions linguistiques de doute dans les Essais de Montaigne, Paris, Champion, 2004, qu’il faut consulter pour des éclaircissements terminologiques et des explications ultérieures. Voir aussi Terence Cave et Kirsti Sellevold, « Du cheval échappé », art. cité, ainsi que l’article de T. Cave et K. Sellevold mentionné plus haut, note 17.
27 Voir Dan Sperber et al., « Epistemic Vigilance », Mind and Language, t. 25, 2010, p. 359-393.
28 Pour un commentaire plus étendu sur ce passage, voir mon article « Chiastic Cognition », p. 4-19.
29 Voir les travaux de Guillemette Bolens, Le Style des gestes : Corporéité et kinésie dans le récit littéraire, Lausanne, Éditions BHMS, 2008, et L’Humour et le savoir des corps : Don Quichotte, Tristram Shandy et le rire du lecteur, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2016. Cette perspective est éminemment adaptée à l’étude du style de Montaigne, dont l’intelligence kinésique est exemplaire.
30 Montaigne parle très souvent dans ce chapitre de l’imagination comme capacité essentielle à la cognition humaine ; voir par exemple 191, 237-238, 249-250, 253.
31 Il va sans dire qu’on consultera sur ces questions les travaux d’Olivier Guerrier, et surtout son ouvrage capital sur la fantaisie et la fiction chez Montaigne, Quand « les poètes feignent » : « fantasie » et fiction dans les « Essais » de Montaigne, Paris, Champion, 2002 : voir aussi l’article de Wes Williams mentionné plus haut, note 2.
32 À quoi on pourrait ajouter : faute de pouvoir écrire de la poésie, écrire une prose qui rase le quotidien tout en la saturant d’échos poétiques.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-12975-2
- EAN : 9782406129752
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.48611/isbn.978-2-406-12975-2.p.0109
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 30/03/2022
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : cognition incarnée, réflexion et pré-réflexion, imagination contrefactuelle, accommodement, dissonance cognitive