L’animal comme figure du « sage ignorant » Des paradoxes contre les Lettres à l’« Apologie de Raymond Sebond »
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2020 – 1, n° 71. varia - Auteur : Vintenon (Alice)
- Pages : 133 à 152
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
L’ANIMAL COMME FIGURE
DU « SAGE IGNORANT »
Des paradoxes contre les Lettres
à l’« Apologie de Raymond Sebond »
Du scepticisme pyrrhonien à la Bible ou encore à la « docte ignorance » de Nicolas de Cues1, la critique a bien identifié les sources antiques et théologiques des arguments qui, dans l’« Apologie de Raymond Sebond », valorisent la figure de l’ignorant : préservé de l’intranquillité causée par l’anticipation des maux de l’existence, celui-ci est, en outre, plus disponible que le savant à la grâce divine, qui privilégie les simples. Ces thèmes ne sont pas rendus obsolètes par l’humanisme et son enthousiasme pour l’étude des Belles Lettres2 : le recul critique sur l’accumulation des connaissances et la distinction entre savoir et sagesse sont notamment réaffirmés lorsque les humanistes mettent en scène, non sans exagérations polémiques, leur opposition à la scolastique, raillée pour son dogmatisme comme pour sa prétention à faire de Dieu un objet de ratiocinations logiques3. Ainsi, c’est notamment en réaction au pédantisme des magistri de l’université que Pétrarque, dans le De sui ipsius et multorum ignorantia (Sur sa propre ignorance et celle de beaucoup d’autres), rédigé vers 1360, revendique le qualificatif d’« ignorant », que ses adversaires lui affublent en mauvaise part :
134Qu’y a-t-il […] dans ce reproche même [d’ignorance] qui puisse grandement tourmenter une âme noble, qui connaît les biens terrestres et aspire aux biens célestes, dès lors qu’elle pense et mesure comme est négligeable, voire très proche du néant, ce que savent, je ne dirai pas seulement un philosophe ou l’autre, fût-ce parmi ceux qui jouissent en ce domaine d’un éclatant renom, mais tous les hommes ensemble, et quelle petite partie de la réalité représente cette science, comparée à l’ignorance humaine ou à la sagesse divine ? […] C’est dans la seule petite sphère des choses connaissables que nous philosophons avec une folle suffisance et nous querellons sans nul repos, puis nous nous enorgueillissons de l’illusoire apparence d’un vaste savoir ! Les plus grands philosophes sont aussi enserrés dans ces mêmes limites : ils savent peu de choses et en ignorent beaucoup, et à moins d’être fous ils n’ignorent pas qu’ils sont ignorants4.
Si, chez Pétrarque, la revendication d’ignorance a souvent des allures de coquetterie, et renvoie en définitive l’accusation sur ses détracteurs, le De ignorantia inaugure une riche veine littéraire, qui s’appuie sur une connaissance approfondie des différents savoirs humains et sur une maîtrise subtile de la rhétorique pour fustiger les lettres et promouvoir l’ignorance. Nicolas Correard a identifié une vingtaine de textes européens partageant ces thématiques, et montré qu’ils pouvaient être étudiés comme un véritable corpus5, fédéré par des topiques et des arguments communs, même si l’hétérogénéité formelle des textes est manifeste : ainsi, la longue declamatio d’Henri-Corneille Agrippa de Nettesheim, De Incertitudine et vanitate omnium scientiarum et artium (rédigée autour de 1526, publiée en 1530 et traduite pour la première fois en français en 1582 sous le titre Sur l’incertitude, vanité et abus des sciences), qui nourrit plusieurs développements de l’« Apologie de Raymond Sebond », donne du thème une déclinaison encyclopédique, puisqu’elle passe en revue les errements et les débats qui agitent quatre-vingt-dix-huit disciplines 135afin de montrer leur fragilité. D’autres blâmes des lettres se présentent comme de brefs morceaux de rhétorique sério-comique, comme le troisième des Paradossi du polygraphe italien Ortensio Lando, « Mieux vaut être ignorant que sage » (Meglio è d’esser ignorante che dotto), paru à Lyon en 1543. La critique des savoirs donne également lieu à des variations fictionnelles, comme l’anti-bibliothèque d’Ortensio Lando, la Sferza de’scrittori (le Fouet des écrivains) (1550), dont le protagoniste parcourt des rayonnages de livres en passant au crible les erreurs de chacun, ou comme la fantaisie de Niccolò Franco (1538), la Pistola della lucerna, qui donne la parole à la lampe d’un lettré abreuvé de vaines sciences. La confrontation entre défenseurs des lettres et adeptes de l’ignorance s’exprime aussi sous forme de dialogues, comme dans le Dialogue contre les lettrés de Lando (1541), ou dans les rencontres avec des autorités savantes qui rythment le Tiers Livre de Rabelais.
Si Montaigne ne revendique pas explicitement l’influence des paradoxes contre les lettres, de nombreux arguments et topiques rattachent l’« Apologie de Raymond Sebond » à cette tradition6. Comme le paradoxe d’Ortensio Lando, « Mieux vaut être ignorant que savant », et le De Incertitudine d’Henri-Corneille Agrippa, l’« Apologie » met en doute l’utilité du savoir, et conclut même à sa nocivité : loin de garantir la sagesse ou une vie heureuse, il favorise la pauvreté, la mélancolie, les tourments de l’âme, la maladie physique7, peut faire sombrer dans la folie (II, 12, 763)8, ou conduire à une mort misérable9. L’« Apologie » partage avec Lando l’idée que ceux qui s’adonnent aux savoirs, en particulier aux disciplines éloignées des préoccupations du quotidien (astrologie, géométrie…) négligent leurs devoirs domestiques10. La figure du philosophe Thalès, tombé dans un puits à force d’avoir l’esprit « dans les 136nues » au lieu de considérer les choses « qui étaient à ses pieds », illustre l’inadaptation sociale du philosophe et son aveuglement à son entourage immédiat11. La nocivité des savoirs se décline aussi sur le plan religieux, puisque Montaigne, comme avant lui Lando et Agrippa, considère que les analyses tatillonnes de la Bible sont le point de départ des hérésies12.
Une autre série d’arguments concerne l’incertitude des savoirs : dans des doxographies tantôt embryonnaires, tantôt encyclopédiques, Lando, Agrippa et Montaigne égratignent les erreurs des philosophes, leurs fictions (comme les atomes des philosophes, les épicycles des astronomes13…) et leurs désaccords insolubles : Montaigne ironise ainsi sur le « tintamarre » des querelles philosophiques, si insolubles que personne ne peut se vanter de « trouver la fève au gateau » (II, 12, 804). Outre les arguments, Montaigne a pu puiser dans les « paradoxes contre les lettres » des anecdotes historiques, par exemple celles qui mettent en scène des ennemis des lettres, ou des amoureux repentis de celles-ci (comme saint Augustin ou Cicéron)14, des cités qui ont périclité car elles comptaient trop de lettrés, ou à l’inverse, des villes florissantes parce qu’elles les proscrivaient15. On trouve aussi, de texte en texte, sensiblement la même sélection de citations bibliques sur la vanité du savoir, tirées notamment des épîtres de saint Paul et de l’Ecclésiaste16. Les blâmes des lettres font également référence au péché originel, conséquence tragique du désir de savoir17. Moins développé, l’éloge de l’ignorance a aussi ses figures topiques, à commencer par les humbles : leur ignorance des lettres est censée leur garantir une vie insouciante et vertueuse, les 137aider à résister à la douleur18, et leur attirer la préférence de Dieu. Les vertus de l’ignorance sont aussi incarnées par Socrate19, ou l’âne, objet d’éloges paradoxaux de Doni, Lando et Agrippa. C’est au traitement de l’animal comme figure du « sage ignorant » que nous nous intéresserons ici, pour montrer en quoi le statut que lui confère Montaigne diffère de celui qui est le sien dans les « paradoxes contre les lettres », en particulier la declamatio d’Agrippa : dans l’« Apologie de Raymond Sebond », les copieux développements qui lui sont consacrés maintiennent le lecteur dans le flou sur les moyens qu’il convient d’employer pour progresser en sagesse. Ainsi, les ambiguïtés et difficultés d’interprétation qui, comme l’a montré Nicolas Correard20, caractérisent les « paradoxes contre les lettres », prennent chez Montaigne une dimension nouvelle.
L’ignorant : une figure plurielle
et ambiguë dans les paradoxes contre les lettres
Au sein des « paradoxes contre les lettres », les éloges de l’ignorance constituent souvent un point d’achoppement pour le lecteur : si les citations bibliques valorisant les humbles semblent les fonder sur une autorité incontestable, d’autres arguments offrent des prises évidentes à la réfutation. Ainsi, immédiatement après avoir rendu compte des préventions exprimées dans l’Écriture contre le savoir mondain, Ortensio Lando adopte précisément un point de vue mondain pour disqualifier les lettres : celles-ci empêcheraient d’accéder aux postes de pouvoir. L’ignorance des princes et des cardinaux est en effet alléguée pour prouver l’inutilité des lettres :
Quiconque doute que les lettres ne soient pas quelque chose de mauvais, qu’il me dise, de grâce : si elles étaient bonnes, les princes souffriraient-ils d’en être tellement démunis ? Nous savons pourtant qu’ils désirent et recherchent 138ce qui est bon. Je crois assurément que, puisqu’ils privent si souvent leurs pauvres vassaux de leurs biens et de leur sang, ils les priveraient aussi des lettres s’ils savaient qu’elles pouvaient être source de quelque intérêt ou de quelque plaisir. Je pense également que le grand collège des cardinaux, si les lettres étaient quelque peu aimables, ou si elles suscitaient quelque désir, n’en serait pas aussi totalement privé qu’il ne l’est. Je m’étonne encore, si elles sont telles qu’elles puissent faire le plaisir des vieillards et l’ornement des jeunes gens, qu’il soit possible que les moines avides, eux tout au moins, n’aillent pas les quémander pour l’amour de Dieu21.
Cet argument peut rappeler les énoncés ironiques de l’Éloge de la Folie d’Érasme (chap. LIV), qui mentionne déjà la fermeture des moines aux Belles Lettres pour prouver l’emprise de Moria. Un autre argument aisément réversible consiste, comme le fait l’Oratione in lode dell’ignoranza de Landi en s’appuyant sur l’ouverture de la Métaphysique d’Aristote, à valoriser l’ignorance parce qu’elle attise la curiosité, et constitue donc une promesse de savoir22. Le blâme de la science est ici miné par le fait qu’elle demeure la finalité première de l’âme humaine, qui ne peut rester à l’état de tabula rasa. La fragilité des arguments en faveur de l’ignorance porte donc le soupçon sur l’ensemble de l’argumentation, voire autorise des lectures ironiques.
La perplexité vient également de la forme adoptée par la plupart des « paradoxes contre les lettres », qui se nourrissent de ce qu’ils dénoncent : loin d’affecter l’ignorance des simples, ils s’affichent comme les œuvres de lettrés. Anecdotes historiques et citations sont en effet largement mobilisées, sous prétexte de discréditer les savants et de valoriser les ignorants. Avec Agrippa, le blâme des sciences prend la forme d’une vaste compilation : pour conclure à la vanité des savoirs, le De Incertitudine résume en effet les débats qui agitent une centaine de disciplines, et les convictions de leurs principaux représentants. En reprenant, en abrégé, 139certaines des synthèses d’Agrippa, l’Oratione in lode dell’ignoranza de Giulio Landi et l’« Apologie de Raymond Sebond » se présentent aussi, selon l’expression de Michel Jeanneret, comme des textes qui « [font] le vide pour faire le plein23 », et accumulent paradoxalement les connaissances savantes dont ils fustigent la fragilité et l’inutilité. Ajoutons que les dispositifs palinodiques de certains paradoxes tempèrent quelque peu leur radicalité : Lando, par exemple, relativise la portée de ses Paradossi en les présentant, dans sa Sferza de’scrittori, comme le fruit de sa mélancolie24 ; la censure drastique opérée par la Sferza est elle-même publiée avec une Esortatione allo studio delle lettere, qui en désamorce la violence provocatrice : Lando y cesse d’inviter les lettrés à jeter leurs livres ou à fouetter mentalement leurs auteurs, mais recommande de se montrer sélectif et exigeant dans ses lectures.
Parce que certains de leurs arguments autorisent une lecture ironique, ou parce qu’ils entrent en contradiction avec l’érudition de la démonstration, les éloges de l’ignorance marquent souvent, dans les « paradoxes contre les lettres », un point de bascule dans l’interprétation : faut-il prendre au sérieux le blâme des lettres, alors que les figures qui l’incarnent (cardinaux et princes incultes) paraissent bien éloignés de la « sage ignorance » socratique ? Plus largement, le caractère sophistique de certains arguments en faveur de l’ignorance peut laisser penser que les « paradoxes contre les lettres » relèvent de la declamatio ou de l’exercice rhétorique, et qu’ils ne reflètent pas les convictions de leurs doctes auteurs.
Les figures d’ignorants dans l’« Apologie de Raymond Sebond », des exemples impropres à l’imitation
Tout comme les « paradoxes contre les lettres » évoqués précédemment, l’Apologie de Raymond Sebond se présente comme une somme érudite, qui mobilise contre la science les savoirs les plus divers. Montaigne renonce 140cependant aux dispositifs palinodiques et aux énoncés ironiques qui venaient porter le soupçon sur la pertinence des arguments. Rien, dans l’essai, ne vient affaiblir la thèse formulée à l’ouverture de l’essai : les « raisons humaines » ne peuvent, sans inspiration divine, « établir et vérifier […] les articles de la religion chrétienne » (II, 12, 693-694), et ceux qui croient pouvoir égaler Raymond Sebond ou le surpasser pèchent par orgueil. Cependant, l’élargissement de la réflexion, qui glisse d’une pseudo-défense de Sebond à une interrogation plus générale sur la valeur des savoirs humains et sur la prétendue supériorité de l’homme, peut susciter la perplexité : s’il est en quête de prescriptions sur l’attitude à adopter vis-à-vis des savoirs après avoir pris conscience de leurs limites, et sur la manière de progresser en sagesse, le lecteur pourra avoir l’impression d’être conduit dans une impasse. Les figures d’ignorants que Montaigne présente comme exemplaires paraissent en effet, pour diverses raisons, inaccessibles au lettré.
Dans l’« Apologie » comme dans l’ensemble des Essais, l’ignorance se décline au pluriel et renvoie à des profils sociaux variés. Elle n’est, en effet, pas nécessairement opposée à l’éducation et au savoir : le chapitre I, 54, « Des vaines subtilités », distingue ainsi l’ignorance de l’illettré de celle de l’homme éduqué. La première est l’ignorance « abécédaire », qui « va devant [précède] la science » (I, 54, 506) : elle permet d’« ignorer » les maux et la douleur, au lieu de les décupler par des préfigurations imaginaires, ou encore de se préserver des erreurs théologiques qui peuvent séduire les esprits plus instruits. La seconde, qualifiée de « doctorale », est l’apanage de l’homme instruit. Elle se subdivise en deux figures antithétiques : d’une part, celle du pédant qui, abruti ou échauffé par l’étude, en vient à soutenir des niaiseries (par exemple la définition platonicienne de l’homme comme un animal à deux pieds, sans plume), et montre que « la fin et commencement de science se tiennent en pareille bêtise » (II, 12, 847) ; d’autre part, celle de l’homme de jugement qui parvient à la « reconnaissance de [son] ignorance » (II, 10, 646). Cette prise de conscience de sa propre ignorance est célébrée par Nicolas de Cues comme une condition indispensable pour atteindre la « perfection du savoir25 ». Dans l’essai « Des boiteux », elle apparaît 141comme dynamique, dans la mesure où elle fait apercevoir l’étendue des connaissances qui restent à conquérir :
Qui veut guérir de l’ignorance, il la faut confesser. Iris est fille de Thaumantis. L’admiration est fondement de toute philosophie : l’inquisition, le progrès : l’ignorance, le bout. Voire da, il y a quelque ignorance forte et généreuse, qui ne doit rien en honneur et en courage à la science : Ignorance pour laquelle concevoir, il n’y a pas moins de science, qu’à concevoir la science. (III, 11, 1600-1601)26
Mais la lucidité peut également s’avérer déstabilisante et mélancolique lorsque le lettré constate que sa science, loin de l’armer contre les maux de l’existence, le laisse plus démuni que l’inculte :
Qui n’entre en défiance des sciences, et n’est en doute, s’il peut en tirer quelque solide fruit, au besoin de la vie : à considérer l’usage que nous en avons ? nihil sanantibus litteris [Les lettres ne guérissant de rien] (III 8, 1450)27
Si l’essai I, 54 suppose que le lettré peut, en « gourmand[ant] et command[ant] le mal », atteindre la même « résolution à la souffrance des accidents humains » que le simple, la position de Montaigne sur la possibilité d’imiter et de reconstituer par les forces de la raison les ressources des simples a évolué dans l’« Apologie de Raymond Sebond ». Dans ce chapitre, Montaigne insiste en effet sur le fait que l’homme éduqué ne peut parcourir en sens inverse le trajet intellectuel qu’il a effectué. Une solution de continuité radicale sépare désormais l’« entiere ignorance », antithèse stricte de la connaissance, de l’ignorance « doctorale » : « L’ignorance qui se sait, qui se juge, et qui se condamne, ce n’est pas une entière ignorance : Pour l’être, il faut qu’elle s’ignore soi-même » (II, 12, 783). L’éducation établit entre le lettré et l’ignorant une distance comparable à celle qui sépare le lettré de l’animal, autre figure montanienne des bienfaits de l’ignorance.
Parce que l’« entière ignorance » s’avère impossible à imiter, son statut pose question : peut-elle vraiment être considérée comme un exemple ou un modèle alors que la voie qu’elle représente ne peut être suivie ? Il est par ailleurs douteux que l’on puisse la qualifier de « sage » : cette épithète, que l’« Apologie » appliquera volontiers aux 142simples, semble, dans l’essai I, 54, réservée à celui qui, par sa science, construit la conscience qu’il a de sa propre ignorance, là où la condition du simple, trop éloigné des lettres pour savoir qu’elles lui font défaut, est assimilée à la « bêtise ». Même dans l’« Apologie », l’éloge des simples n’est pas sans mélange, puisque Montaigne, au moment d’entreprendre une typologie des écoles philosophiques en fonction de leur opinion sur leur capacité à accéder à la vérité, présente la condition de l’homme du peuple comme insatisfaisante pour qui veut être pleinement homme :
Laissons là le peuple,
Qui vigilans stertit,
Mortua cui vita est, prope iam vivo atque videnti, [Qui ronfle tout éveillé, dont la vie est presque déjà morte, alors qu’il vit et voit]
qui ne sent point, qui ne juge point, qui laisse la plupart de ses facultés oisives. (II, 12, 781)28.
Pourtant, parler de « sage ignorance » est tout aussi problématique dans le cas de l’« ignorance que la science fait et engendre » (I, 54, 506) : par définition, celui qui se défie de sa propre science et met en doute les usages qu’il peut en tirer ne se perçoit pas lui-même comme un sage, puisqu’il estime que son savoir est inadapté aux besoins de la vie. Seule la postérité, ou en tout cas un regard extérieur, celui d’un disciple ou d’un lecteur, peut, rétrospectivement, lui attribuer la qualité de « sage ignorant », dont Socrate offre le modèle, en raison de son humilité :
Après que Socrates fut averti, que le Dieu de sagesse lui avait attribué le nom de Sage, il en fut étonné […] Il en savait de justes, tempérants, vaillants, savants comme lui : et plus éloquents, et plus beaux, et plus utiles au pays. Enfin il se résolut, qu’il n’était distingué des autres, et n’était sage que parce qu’il ne se tenait pas tel : et que son Dieu estimait bêtise singulière à l’homme, l’opinion de science et de sagesse : et que sa meilleure doctrine était la doctrine de l’ignorance, et la simplicité sa meilleure sagesse. (II, 12, 777)
Le statut d’exception conféré à Socrate vient aussi de ce qu’il parvient à concilier l’« ignorance doctorale » avec les vertus que l’« entiere ignorance » est censée procurer aux simples demeurés réceptifs à la voix de la nature, notamment le courage face à la mort (III, 12, 1613). Mais l’« Apologie » insiste sur le peu d’avantages que le lettré tire, en règle générale, de la connaissance de sa propre ignorance. Comme le souligne 143Jan Miernowski, la dénaturation opérée par la raison est, chez lui, si avancée que l’insouciance ne lui est pas plus assurée que la faveur divine : « Reconnaître consciemment son ignorance ne nous garantit […] point la quiétude satisfaite de la sagesse, pas plus que cela ne nous propulse vers un au-delà mystique de la raison29 ».
De fait, l’« Apologie » met surtout en évidence l’intranquillité du lettré conscient que sa science ne lui permet pas d’égaler la sérénité prétendue des « pauvres gens » (II, 12, 1615), de la « tourbe rustique d’hommes impolis » (III, 12, 1629) ou des « cent artisans, cent laboureurs » qui, à en croire Montaigne, vivent « plus sages et plus heureux que des recteurs de l’université » (II, 12, 759), notamment parce qu’ils ne pensent à la mort que le moment venu. C’est également le cas des animaux, dont la quiétude semble inaccessible à celui qui a pris l’habitude de faire usage de la raison : selon Montaigne, « Leur stupidité brutale surpasse en toutes commodités, tout ce que peut notre divine intelligence » (II, 12, 715). Ainsi que le note Sylvia Giocanti,
Les bêtes ont l’avantage de ne pas se tourmenter autant que nous le faisons à l’égard de la mort, en nous laissant dominer par ces passions factices que sont la curiosité, l’irrésolution, l’inquiétude, qui sont les fruits mauvais de la raison. Mais loin d’autoriser par là l’érection de la supériorité de l’homme sur l’animal, c’est précisément ce qui fait de l’animal un modèle d’insouciance, et de sérénité face à la mort dont on devrait s’inspirer, en cherchant à imiter les animaux qui la souffrent gaiement, tel le cygne qui la chante, ou les éléphants qui la recherchent au besoin. L’insouciance animale devant la mort ne doit pas même être comprise comme une insouciance lacunaire par rapport aux exigences humaines30.
Ainsi, dans l’« Apologie », le cheval fait ombrage au philosophe par sa capacité à s’en tenir au « sentiment présent » (II, 12, 765), sans appréhender les douleurs à venir :
Qui fait qu’on incise et taille les tendres membres d’un enfant et ceux d’un cheval plus aisément que les nôtres, si ce n’est l’ignorance ? Combien en a rendu de malades la seule force de l’imagination ? (II, 12, 765)31
144Pourtant, la rupture que l’éducation introduit entre le lettré et l’animal empêche que le second puisse jouer, auprès du premier, le rôle d’un modèle susceptible d’être imité. Lorsque l’« Apologie » laisse entrevoir la possibilité d’un « abêtissement », cette hypothèse est toujours mise à distance car renvoyée à l’autorité d’autrui, par exemple celle de Pyrrhon : « Le philosophe Pyrrho courant en mer le hasard d’une grande tourmente, ne présentait à ceux qui étaient avec lui à imiter que la sécurité d’un pourceau, regardant cette tempête sans effroi » (II, 12, 764. Nous soulignons).
De même, Montaigne ne fait que relayer des avis extérieurs lorsqu’il envisage les animaux comme des exemples, au sens où leur comportement pourrait être imité par l’homme :
Pour règlement de notre santé, les médecins nous proposent l’exemple du vivre des bêtes, et leur façon : car ce mot est de tout temps en la bouche du peuple :
Tenez chauds les pieds et la tête,
Au demeurant vivez en bête. (II, 12, 735)
Empruntée à Lucrèce, l’application concrète de l’injonction à vivre en bête porte sur l’aspect le plus scabreux de l’existence bestiale :
More ferarum,
Quadrupedumque magis ritu, plerumque putantur
Concipere uxores : quia sic loca sumere possunt,
Pectoribus positis, sublatis semina lumbis.
[C’est en suivant la manière des bêtes, la façon des quadrupèdes, que les femmes, pense-t-on communément, sont plus fécondes ; car, ainsi, poitrines à plat et reins exhaussés, les semences peuvent trouver leur place]. (II, 12, 736)32
Et lorsque Montaigne prend à son compte la recommandation de s’« abêtir », elle est formulée comme une hypothèse purement théorique, valable uniquement dans le cas d’un homme pris à l’état de tabula rasa :
Voulez-vous un homme sain, le voulez-vous réglé, et en ferme et sûre posture ? affublez-le de ténèbres d’oisiveté et de pesanteur. Il nous faut abêtir pour nous assagir : et nous éblouir, pour nous guider. (II, 12, 767)
Montaigne suggère, de fait, que l’instruction prodiguée par les maîtres humains vient recouvrir les leçons supérieures de Nature :
145Car d’alléguer, pour les [les bêtes] déprimer, que c’est par la seule instruction et maîtrise de nature qu’elles le savent, ce n’est pas leur ôter le titre de science et de prudence, c’est la leur attribuer à plus forte raison qu’à nous, pour l’honneur d’une si certaine maîtresse d’école. (II, 12, 725)
Le statut ambigu de la référence animale peut susciter un parallèle avec les figures d’ignorants aperçues dans les « paradoxes contre les lettres » : comme on l’a vu, ces dernières constituent, par exemple dans le cas des princes et cardinaux ignorants, des repoussoirs, ironiquement présentés comme des modèles. Dans le bestiaire de l’« Apologie », au contraire, les avantages de l’ignorance animale sont à prendre au sérieux, et étayés par des parallèles constants avec les faiblesses de l’homme et les tourments causés par la raison. Mais la démonstration de leur supériorité ne revient pas à les présenter comme exemplaires, au sens où leurs vertus seraient imitables et reproductibles. Ces figures d’ignorants, qui occupent une place considérable dans l’« Apologie33 », participent donc largement de l’aspect déceptif du chapitre, qui propose peu de perspective aux lettrés contrariés de ne tirer aucun bénéfice de leur savoir.
Bestiaires comparés :
les « miracles d’animaux »
La comparaison avec le bestiaire du De incertitudine d’Henri-Corneille Agrippa fait ressortir de manière encore plus nette à quel point l’éloge montanien de la condition animale s’avère difficilement exploitable pour le lecteur désireux de progresser en sagesse. Dernier chapitre avant la conclusion de la declamatio, la « Digression sur la louange de l’Asne » [Ad encomium Asini digressio] prolonge directement le chapitre précédent, consacré aux « maîtres des sciences » : Agrippa y rappelle en effet que les humbles et les pauvres d’esprit reçoivent en partage « la vraye et deïfiante sapience » [illa vera et deificans sapientia], et que Dieu a choisi ses disciples non parmi les docteurs, mais parmi « [les] plus idiots d’entre le lourd populaire, dépourveus de toutes lettres, ignares, et asnes [e rudi 146vulgo Idiotas omnis literaturae pene expertes, inscios et Asinos]34 ». Pour faire ressortir les mérites de l’âne, la « digression » rapporte dix « miracles d’animaux » [animantium miracula], empruntés principalement à Plutarque (anecdote de l’éléphant qui « escrivoit les characteres Grecs, et […] devint amoureux d’une fille de la ville de Stephanopolis, et fut corrival d’Aristophanes le grammairien », histoire d’un dragon qui « aimoit une fille Etolienne35 ») et à Pline (anecdote de l’aspic qui met à mort l’un de ses petits car il a tué l’un des enfants de son hôte). Outre qu’elles prêtent aux animaux des sentiment ou des qualités (l’amour, la capacité d’écrire) censés être réservées à l’homme, elles les mettent en scène comme des parangons de moralité, par exemple lorsque Agrippa évoque la gratitude d’un lion envers son bienfaiteur humain ou celle d’une « Panthere [qui] rendit la pareille à un homme qui avoit tiré ses petits du dedans d’une fosse, et l’ayant rencontré esgaré à travers les bois le ramena au grand chemin36 ». La plupart de ces « miracles » animaliers figurent également dans l’« Apologie » : Montaigne évoque en effet les amours humaines de l’éléphant et du dragon et la gratitude des lions (II, 12, 738 et 745).
Cependant, le De incertitudine et l’« Apologie » assignent à ces mêmes anecdotes des fonctions différentes : chez Agrippa, les « miracles animaliers » servent tous de faire-valoir à l’âne (« Mais ce qui passe toutes les merveilles est l’asne37 »), dont les exploits surpassent ceux des autres animaux du bestiaire. Chez Montaigne, en revanche, les anecdotes, traitées séparément, interviennent dans le cadre d’une mise en question de la supériorité de l’homme. Ainsi, les cas de l’éléphant et du dragon amoureux de jeunes filles illustrent que, jusque dans leurs « desbauches », les animaux ont plus de points communs avec les hommes qu’il n’y paraît. L’évocation de la gratitude des lions, quant à elle, s’intègre à une argumentation démontrant que les animaux ne le cèdent en rien aux hommes en moralité. La démarche 147argumentative de Montaigne s’inscrit donc plutôt dans la continuité du Gryllus de Plutarque, dans lequel le porc éponyme, qui refuse de reprendre la forme humaine que lui ont fait perdre les sortilèges de Circé, s’emploie, à grand renfort d’anecdotes, à démontrer la supériorité de la condition animale, tant sur le plan des valeurs morales (courage, tempérance…) que de l’industrie. Montaigne emprunte à l’argumentaire porcin nombre d’exemples, comme celui des chèvres à qui Nature inspire, lorsqu’elles sont blessées par des flèches, de se soigner en « [allant] cercher de l’herbe du Dictame, laquelle leur fait sortir les flesches quand elles en ont mangé38 ».
Le traitement montanien des « miracles animaliers » rappelle aussi la structure de la Disputation de l’asne contre frère Anselme Turmeda, sur la nature et noblesse des animaulx : dans ce dialogue écrit au début du xve siècle par un franciscain catalan converti à l’islam, et traduit en français en 1544, l’avatar asinien du Gryllus de Plutarque apporte systématiquement la contradiction aux arguments du frère Anselme, qui tente de lui démontrer la supériorité des hommes (en mettant en avant la belle proportion de leur corps, la perfection de leurs sens et de leur mémoire, la subtilité de leur entendement, la sophistication de leur nourriture, de leurs vêtements, de leur architecture, de leur organisation politique…). Les anecdotes animalières mettant en scène l’industrie des araignées, l’ordre politique qui règne dans la ruche des abeilles ou la beauté du chant des oiseaux contribuent à déstabiliser le frère Anselme et à le faire douter de sa supériorité. Jaume de Puig a, dans Les Sources de la pensée philosophique de Raimond Sebond, établi que la Disputation pourrait être l’une des cibles cachées du Liber creaturarum : en démontrant, notamment aux chapitres 63, 93-96 et 203 la supériorité de l’homme sur l’animal39, Sebond prend le contrepied des arguments allégués par les animaux de Turmeda, chez lesquels « la comparaison de l’homme et des animaux tourne toujours au désavantage de l’homme40 », avili par ses vices et son intempérance41. S’il se garde de citer explicitement le sulfureux musulman, Montaigne, qui connaissait peut-être la traduction 148de 1544, épouse, face à l’anthropocentrisme de Sebond, sa méthode argumentative, qui consiste à établir, par une comparaison systématique, que l’animal n’a rien à envier à l’homme, voire qu’il le surpasse en bien des points. Ainsi, chez Montaigne, les « miracles animaliers » ont pour effet, comme chez Plutarque ou Turmeda, de rabaisser l’orgueil humain, et il semble le faire tomber irrémédiablement du piédestal qu’il occupe dans la théologie de Sebond.
L’exemple du traitement de la figure de l’âne confirme que, chez Montaigne, les vertus animales ne sont pas les traductions transparentes de modèles humains qu’il conviendrait d’imiter pour justifier et consolider sa place de prince des créatures.
Histoires d’ânes
Motif privilégié chez les auteurs de « paradoxes contre les lettres », la figure de l’âne constitue une variation hyperbolique sur la promotion de l’ignorance et sur les avantages dont est censé bénéficier celui qui est tenu à l’écart d’une science associée à l’orgueil. Si son paradoxe « Mieux vaut être ignorant que savant » ne mobilise pas la figure animale pour incarner l’ignorance, Ortensio Lando consacre à l’âne l’un de ses Sermoni funebri de vari authori nella morte de diversi animali (Harangues funèbres de divers animaux) : son propriétaire loue sa douceur, mais aussi le profit qu’il tire de ses parties (toutes dotées de vertus thérapeutiques), son endurance au travail, sa sagesse (illustrée par des anecdotes d’ânes fidèles auditeurs des leçons d’Origène ou de Porphyre), sa place dans les Écritures et sa sobriété. L’éloge de ces vertus est redoublé lorsque le maître donne la parole à son âne qui, lors de l’épiphanie, lui adresse des recommandations pour l’aider à mener une vie chrétienne :
Ne crois point estre vertu aucune plus agreable à Dieu, que l’humblesse et misericorde : cherche de te bien connoistre toymesme, et non autruy : […] Fais que tu souffres plustost les injures qui te sont faictes que tu les faces à autruy : prepose tousjours le bien public à ton proffit particulier42.
149Les vertus ici incarnées et préconisées par l’âne rappellent la symbolique associée à l’animal dans la « Digression sur l’éloge de l’âne », où il apparaît comme le plus merveilleux de tous les « miracles » animaliers : il réunit toutes les qualités (simplicité, patience, sobriété, innocence, goût de l’effort…), et est légitimement mis à l’honneur dans plusieurs épisodes bibliques (l’ânesse de Balaam, la mâchoire d’âne de Samson…). À la lumière de ces récits, le statut métaphorique de l’âne apparaît avec évidence dans le texte d’Agrippa, où il peut être interprété comme une figure de la sainteté :
L’asne est la marque, devise et enseigne de l’esprit capable de divinité, és mœurs duquel si vous n’estes changés vous ne pouvez estre bons ny habiles à porter les secrets de la sapience divine43.
De la même façon, les épisodes bibliques cités le sont « à plus haut sens », et renvoient allégoriquement au savoir humain :
L’asne a veu l’ange du Seigneur quand Balaam le prophete partit pour aller maudire le peuple de Dieu, lequel son maistre ne sceut apercevoir, pour monstrer que souvent un simple et grossier idiot void les choses qui ne peuvent estre veuës ny comprinses par le docteur scholastique ayant l’esprit corrompu et depravé par sciences humaines44.
De l’âne biblique, la « digression » glisse donc tout naturellement vers les « asnes de Jesuschrist », à savoir ses « simples, rudes et grossiers disciples, et apostres », pour finalement, dans la conclusion de l’œuvre, inviter le lecteur lui-même à « se faire âne » en rejetant les sciences et la curiosité :
Maintenant donques, ô asnes, […] si vous desirez d’obtenir la sapience de l’arbre de vie, et non celle de l’arbre de science de bien et de mal, rejectans 150toutes les sciences humaines, et toute la curiosité et les discours de la chair et du sang quels qu’ils puissent estre, […] entrez en vous mesmes, et là vous congnoistrez toutes choses45.
Une omniscience inspirée est donc la contrepartie promise à celui qui rejette les savoirs humains et se corrige de l’orgueil.
De manière significative, Montaigne, qui, comme on l’a vu, partage avec le De incertitudine la plupart de ses « miracles animaliers », n’inclut pas l’âne dans son bestiaire, pourtant très peuplé. Sans doute ne se reconnaît-il pas dans le traitement symbolique dont l’animal fait l’objet dans la Declamation et dans les textes paradoxaux : dans l’« Apologie », la figure animale n’intervient pas en tant que « marque, devis et enseigne » de l’esprit humain et des vertus qu’il doit cultiver. Parce qu’il présente la sagesse naturelle des bêtes comme inaccessible aux lettrés, Montaigne ne peut faire de celles-ci les emblèmes d’une vertu que ceux-ci pourraient acquérir, pour peu qu’ils lisent les bons livres ou adoptent une attitude d’humilité. Définitivement dénaturées par l’éducation, leurs facultés ne peuvent redevenir artificiellement telles que Dieu les a forgées.
La comparaison avec les « paradoxes contre les lettres » aide à analyser les ressorts de la perplexité que l’« Apologie de Raymond Sebond » peut provoquer chez le lecteur : contrairement aux paradoxes des irregolari italiens (Lando, Landi, Doni, …), qui ne dénigrent le savoir que pour confirmer sa contribution à la dignitas hominis, ou à la declamatio d’Agrippa, qui présente l’humilité intellectuelle comme une voie sûre vers la sainteté, l’« Apologie » offre peu de perspectives au lettré : de la conscience de sa propre ignorance, il ne peut attendre de bénéfice certain. Ce changement de perspective s’inscrit dans le processus, bien décrit par Nicolas Correard, qui consiste à faire évoluer les topiques des blâmes humanistes des lettres pour en donner une relecture philosophique et sceptique46.
151Le statut des nombreuses anecdotes animalières, qui constituent non des modèles imitables, mais les exemples d’une « entière ignorance » par définition hors de portée de l’homme éduqué, fait ainsi apparaître l’« ignorance doctorale » comme une impasse ou un point indépassable : tout au plus permet-elle d’échapper au ridicule qui caractérise le dogmatique ou le savant pétri d’orgueil. Le refus de livrer, comme le faisait Agrippa, un « mode d’emploi » pour accéder à la sagesse, est également emblématique de la démarche philosophique de l’essayiste, qui porte une parole non-prescriptive, « enquérant[e] et ignorant[e] » (III, 2, 1258) : « Aussi ne fais-je pas profession de savoir la vérité, ni d’y atteindre. J’ouvre les choses plus que je ne les découvre » (II, 12, 780).
La question des avantages offerts par la conscience de son ignorance constitue cependant, tout comme la nature de l’exemplarité animale, l’un des thèmes sur lesquels Montaigne semble « se contredire à l’aventure » (III, 2, 1254), ou du moins faire varier son point de vue. Dans « De la physionomie » (III, 12), la réceptivité aux enseignements de Nature, qui dans l’« Apologie » était le privilège des non-instruits, semble pouvoir faire l’objet d’un apprentissage. Par ricochet, le vulgaire et les bêtes redeviennent des objets d’imitation :
Et que notre sapience, apprenne des bêtes mêmes, les plus utiles enseignements, aux plus grandes et nécessaires parties de notre vie : Comme il nous faut vivre et mourir, ménager nos biens, aimer et élever nos enfants, entretenir justice. […] Il est bien vrai, qu’elles-mêmes ne vont pas toujours exactement dans la route de nature, mais ce qu’elles en dévoient, c’est si peu, que vous en apercevez toujours l’ornière. (III, 12, 1629)
[…] Tenons d’ores en avant école de bêtise. C’est l’extrême fruit, que les sciences nous promettent, auquel cette-ci conduit si doucement ses disciples. Nous n’aurons pas faute de bons régents, interprètes de la simplicité naturelle. Socrates en sera l’un. (III, 12, 1634)
L’essai III, 13 fera de l’acceptation et de la valorisation de notre propre part animale l’une des clés pour parvenir à la sagesse : comme le montre Thierry Gontier, ce chapitre fournit une méthode pour « envisager le bonheur dans le cadre de l’animalité », en admettant la « médiocrité » qui nous incombe du fait de notre part corporelle, en reconnaissant notre dépendance vis-à-vis du corps ou encore en nous efforçant de consentir 152au moment présent47. Montaigne semble alors revenir à l’idée que « par divers moyens on arrive à pareille fin » : l’extrême science n’empêche pas de s’aligner sur l’« entiere ignorance » des bêtes, et de retrouver en soi la voix de Nature.
Alice Vintenon
Université Bordeaux-Montaigne
1 Voir notamment Frédéric Brahami, Le scepticisme de Montaigne, Paris, PUF, 1997, Marie-Luce Demonet et Alain Legros (dir.), L’écriture du scepticisme chez Montaigne, Genève, Droz, 2004, Marie-Luce Demonet-Launay, À plaisir, sémiotique et scepticisme chez Montaigne, Orléans, Paradigme, 2002, et Raymond Esclapez, « Montaigne et Nicolas de Cues. Le thème de la ‘docte ignorance’ dans les Essais », Littératures, 18, printemps 1988, p. 25-40.
2 Sur cet enthousiasme pour les Belles Lettres, censées faire progresser l’homme en dignité et l’élever vers le divin, voir notamment les chap. 42-43 du premier livre du Courtisan de Castiglione (1528).
3 Voir Michel Jeanneret, « Éloge de l’ignorance », dans La philologie humaniste et ses représentations dans la théorie et la fiction, dir. Perrine Galand-Hallyn, Fernand Hallyn, Gilbert Tournoy, Genève, Droz, 2005, p. 637-638.
4 Sur sa propre ignorance et celle de beaucoup d’autres, trad. Étienne Wolff, Paris, éditions Payot et Rivages, p. 141-143 [De sui ipsius et multorum ignorantia, Milan, Mursia, 1999, p. 300 : « Quid est autem in hoc ipso, quod magnopere generosum animum et humana noscentem et celestia suspirantem torqueat, dum cogitat metiturque quantulum est, quam nichilo proximum – quod non dicam unus alterque philosophus, eorum quoque qui clarissimum scientie nomen habent, sed simul omnes norunt – quamque exilis rerum portio omnium hominum scientia vel humane ignorantie vel divine sapientie comparata ? […] Siquidem in hac ipsa portiuncula scibilium rerum philosophamur tumidissimi, et inquietissimi dissidemus, et magne velut specie scientie superbimus. Inque his ipsis angustiis qui maximi etiam sunt versantur, et pauca scientes multa nesciunt, et nescire se, nisi insaniant, non nesciunt »].
5 Nicolas Correard, « Discours, invectives et autres paradoxes “contre les lettres” : topique, thème ou genre ? », RHR, 86, juin 2018, p. 117-154.
6 Les loci caractéristiques des « paradoxes contre les lettres » sont passés en revue dans « Discours, invectives… », art. cité., p. 135-137.
7 Ortensio Lando, « Mieux vaut être ignorant que savant », dans Paradoxes, trad. Marie-Françoise Piéjus, Paris, Les Belles Lettres, p. 24, et Dialogo contra gli uomini letterati, dans Antonio Corsario, « Il dialogo di Ortensio Lando, Contra gli uomini letterati (una tarda restituzione) », Studi e problemi di critica testuale, Bologne, vol. XXXIX, 1989, p. 111-112.
8 Nous citons Les Essais dans l’édition dirigée par Jean Céard, Paris, LGF, La Pochothèque, Le Livre de poche, 2001. Henri-Corneille Agrippa, Declamation sur l’incertitude, vanite et abus des sciences, traduite en François du Latin, Genève, Jean Durand, 1582, chap. 101, p. 536.
9 Lando, « Mieux vaut être ignorant que savant », p. 27, et Dialogo contra gli uomini letterati, p. 121-123. Voir aussi Francesco Berni, Dialogo contra i poeti (1526), éd. Giorgio Bárberi Squarotti et Moreno Savoretti, Opere di Francesco Berni e dei berneschi, 2014, p. 342-345.
10 II, 12, 791 ; Lando, « Mieux vaut être ignorant que savant », p. 24.
11 II, 12, 837 ; Agrippa, chap. 30, « De l’astronomie », p. 227, et Landi, Oratione in lode dell’ignoranza, dans La Vita di Cleopatra, reina d’Egitto, dell’illustre S. conte Giulio Landi, con una oratione […] recitata nell’Academia dell’Ignoranti in lode dell’ignoranza, Venise, 1551, f. 56ro.
12 Lando, « Mieux vaut être ignorant que savant », p. 22-23 et Dialogo contra gli uomini letterati, p. 113-114.
13 II, 12, 796 et 836 ; Agrippa, chap. 30, p. 226 ; Lando, La sferza de’ scrittori antichi et moderni, éd. Paolo Procaccioli, Rome, B. Vignola, 1995, p. 37-38 ; Giulio Landi, Oratione in lode dell’ignoranza, f. 55-57.
14 II, 12, 775 et 781 (exemple de Cicéron). Lando, « Mieux vaut être ignorant que savant », p. 21 et Dialogo contra gli uomini letterati, p. 126-127.
15 II, 12, 760 (exemple de Rome), Lando, « Mieux vaut être ignorant que savant », p. 30 et Dialogo contra gli uomini letterati, p. 118-119.
16 Lando, « Mieux vaut être ignorant que savant », p. 21 et 25.
17 II, 12, 776, Agrippa, Declamation, chap. 101, p. 536 ; Lando, « Mieux vaut être ignorant que savant », p. 25 ; Landi, Oratione in lode dell’ignoranza, f. 58, Lando, Dialogo contra gli uomini letterati, p. 112.
18 II, 12, 759, 764-765. Voir aussi Doni, préface « al signor Gregorio Rorario da Pordenone », dans Giulio Landi, Oratione in lode dell’ignoranza, f. 49vo ; Landi, Oratione in lode dell’ignoranza, f. 58 ; Ortensio Lando, Dialogo contra gli uomini letterati, p. 118.
19 II, 12, 777 et 780, Agrippa, Declamation, chap. I, p. 8.
20 « Discours, invectives et autres paradoxes “contre les lettres” : topique, thème ou genre ? », art. cité, p. 142.
21 Lando, « Mieux vaut être ignorant que savant », p. 26 : « Qualunque dubita che rea cosa non sieno le lettere dicami per cortesia, se fusser buone li prìncipi soffrirebbono d’averne tanta caristia ? Noi sappiamo pur come sono curiosi investigatori delle cose buone. Credo io certo, poi che la robba e il sangue togliono sì spesso a’ poveri vasalli, così gli torrebono anche le lettere, se conoscessero che di giovamento o di delettazione alcuna fussero ; e anche penso che il gran coleggio de’ Cardinali se elle fussero punto amabili, o di sé desiderio alcuno movessero, non ne patirebbe tanto difetto quanto ne pate. Io pur mi maraviglio, che se tali sono ch’esser possano a’ vecchi di diletto, e a’giovani d’ornamento, come possibil sia che almeno gli ingordi frati non le vadino chiedendo per l’amor d’Iddio ».
22 Landi, Oratione in lode dell’ignoranza, f. 54.
23 « Éloge de l’ignorance », art. cité, p. 643.
24 Sferza, op. cit., p. 66 : « Io credo fermamente ch’ella sia una spetie di melancolia, et perciò un spirito frenetico, mio caro amico, mosso da maninconico humore si diede a scrivere gli anni passati un volume de paradossi, ne stette poi molto ch’ei si puose a confutargli con non minor rabbia et canina eloquenza che già scritti gli havesse ».
25 La Docte ignorance, trad. et éd. par Pierre Caye et al., Paris, GF Flammarion, livre I, chap. 1, p. 44 : « Aucun homme, aussi studieux soit-il, n’atteindra la perfection du savoir qu’il ne se soit montré très docte dans son ignorance propre ; et on sera d’autant plus docte qu’on se saura davantage ignorant ».
26 Cette lucidité permet aussi de donner une mesure à sa curiosité, voir III, 3, 1280.
27 La citation est tirée de Sénèque, Lettres, 59, 15.
28 Citation de Lucrèce, III, 1048 et 1046.
29 Article « Ignorance », Dictionnaire Montaigne, dir. Philippe Desan, Paris, Classiques Garnier, 2018 (rééd.), p. 914.
30 « Montaigne et l’animalité », p. 11. Disponible ici : http://ecole-thema.ens-lyon.fr/IMG/pdf/Article_Giocanti-2.pdf (lien consulté le 1er février 2020).
31 Ibid. Sur la fortune de cette représentation de l’animal, voir George Boas, The Happy Beast in French Thought of the 17th century, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1933.
32 Lucrèce, IV, 1264-1267.
33 Voir l’analyse de la place des développements sur les animaux dans le chapitre par Bénédicte Boudou dans Montaigne et les animaux, Paris, Léo Scheer, 2016, p. 51.
34 Agrippa, Declamation, chap. 101, p. 540. Texte latin tiré de Henrici Cornelii Agrippae ab Nettesheym […] de incertitudine et vanitate scientiarum et artium, atque excellentia verbi dei, declamatio, Paris, J. Petrum, 1531, f. 146ro.
35 De incertitudine, f. 146vo : « Legimus diversorum animantium miracula, Elephantem Graecos pinxisse characteres, eundem etiam Aristophani Grammatico rivalem, Stephanopolidem puellam adamasse tradit Plutarchus, quin et Draconem adamasse puellam Aetholidem apud eundem auctorem legimus ».
36 De incertitudine, f. 146vo : « Recenset idem Pantheram ob eductos e fovea catulos retulisse homini gratias, et extra solitudines eductum in viam publicam restituisse ».
37 De incertitudine, f. 147ro : « sed quod omnium prodigiorum vincit admirationem, Ammonius Alexandrinus summus suo tempore philosophus, divi Origenis et Prophyrii praeceptor, Asinum sapientiae auditorem illis condiscipulum habuisse legitur ».
38 Plutarque, « Que les bestes brustes usent de la raison », Œuvres morales (XXXIX), traduction de Jacques Amyot, Genève, François Estienne, 1581, f. 276vo.
39 Pour fonder la supériorité de l’homme, Sebond allègue son intelligence du langage, la conscience qu’il a de sa propre supériorité, le fait que toutes les autres créatures lui soient subordonnées, et son sens de l’honneur.
40 Les Sources de la pensée philosophique de Raimond Sebond, Paris, Classiques Garnier, 2006, p. 117.
41 Voir Thierry Gontier, De l’homme à l’animal. Paradoxes sur la nature des animaux. Montaigne et Descartes, Paris, Vrin, 1998, p. 94.
42 Harangues funebres, Sur la mort de divers animaux, extraictes du Toscan, rendues et augmentées en nostre vulgaire, Lyon, Benoist Rigaud, 1569, p. 47 [« Sermone di Fra Cipolla da Certaldo », dans Sermoni funebri de vari authori nella morte de diversi animali, 1548, f. 7ro-vo : « Non credere esserci virtu alcuna à Dio piu grata della misericordia : Cerca di conoscer ben te stesso, anzi che altri. […] Fa che piu tosto soffri le ingiurie che ti son fatte, anzi che tu altrui le facci : Anteponi sempre il ben publico, à tuoi privati commodi ».
43 Agrippa, Declamation, chap. 102, p. 544. Nous soulignons. De incertitudine, f. 157ro : « Ex iis igitur quae jam dicta sunt, Sole clarius liquet nullum animal tam esse divinitatis capax quam Asinum, in quem nisi versi fueritis divina mysteria portare non poteritis ».
44 Ibid., p. 543. Nous soulignons. De incertitudine, f. 157ro : « nam cum Balaam vir sciens et Propheta exiret ut malediceret populo Israel, angelum Domini non vidit, vidit autem asinus, et humana voce adsessorem Balaam loquutus est : Sic, inquam, saepissime videt simplex et rudis idiota, quae videre non potest depravatus Humanis scientiis scholasticus Doctor ».
45 Agrippa, Declamation, chap. 103, p. 545-546. De incertitudine, f. 157vo : « Vos igitur nunc, o Asini, […] si divinam hanc et veram non ligni scientiae boni et mali, sed ligni vitae sapientiam assequi cupitis, projectis humanis scientiis omnique carnis et sanguinis indagine, atque discursu, qualescunque illae, […] ingressi in vosmetipsos, cognoscetis omnia ».
46 « Discours, invectives et autres paradoxes “contre les lettres” : topique, thème ou genre ? », art. cité, p. 134.
47 De l’homme à l’animal, p. 123-156.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-406-10647-0
- EAN : 9782406106470
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10647-0.p.0133
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Ignorance, animaux, exemplarité, paradoxe, Henri-Corneille Agrippa