Le sage sur le mol oreiller de l’ignorance Une figure du philosophe sceptique
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2020 – 1, n° 71. varia - Auteur : Giocanti (Sylvia)
- Pages : 115 à 131
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
LE SAGE SUR LE MOL OREILLER
DE L’IGNORANCE
Une figure du philosophe sceptique
Il est commun en philosophie d’opposer le sage et l’ignorant, car depuis Aristote, relayé par Augustin1, le philosophe est celui qui désire savoir quel est le bien pour se conduire avec sagesse, et l’ignorant celui qui, dépourvu de cette aspiration, se prive d’exercer son jugement, et de ce fait s’expose à la crédulité et à la sottise. De ce point de vue, il n’y a aucun mérite à ignorer, et comme le dit Descartes dans ses Règles pour la direction de l’esprit, « celui qui doute de beaucoup de choses n’est pas plus savant que celui qui n’y a jamais pensé2 ». Mais, précisément Descartes, par cette déclaration, polémique avec la valorisation de la philosophie par l’ignorance depuis Socrate, avec cette conviction que la découverte de l’ignorance constituerait les prolégomènes à toute philosophie. Pour celui qui se propose de refonder les sciences, prendre la mesure de son ignorance ne suffit pas : mieux vaut emprunter le doute sceptique pour le retourner contre lui-même, en en faisant l’instrument de l’instauration de vérités certaines.
La question qui se pose est donc la suivante : peut-on envisager une forme de sagesse philosophique qui ne procéderait pas d’un savoir, ni même d’un acheminement vers le savoir, mais de l’ignorance elle-même ? Et si tel est le cas, faut-il la chercher dans l’un des courants sceptiques, compris comme philosophie du doute, ou plutôt dans une position philosophique plus ferme que l’on pourrait qualifier de dogmatique, qui entérine la situation d’ignorance ? Les Essais de Montaigne 116sont particulièrement instructifs pour reposer la question à nouveaux frais : si l’on considère que Montaigne présente une forme moderne de scepticisme philosophique, est-ce que le sage ignorant y constitue une figure sceptique ou non, et si oui, à quel titre ?
L’IGNORANCE « SIMPLE »
MODÈLE D’UNE SAGESSE SCEPTIQUE ?
Les néo-académiciens
Le chapitre ii, 12 des Essais est à cet égard précieux, car lors de la présentation du scepticisme ancien, tout en reconnaissant une ignorance proprement philosophique, car née de la philosophie, et compatible avec une démarche qui vise la sagesse, Montaigne se refuse à admettre qu’elle puisse faire l’objet d’un savoir. Ainsi, les sceptiques de la nouvelle Académie, à la différence des pyrrhoniens ne seraient pas de vrais sceptiques, car ils prétendent savoir que l’homme est voué à l’ignorance :
Il y a encore de la vanité trop hardie en ce second degré qui assure que les forces humaines ne sont pas capables d’y atteindre. Car cela, d’établir la mesure de notre puissance, de connaître et juger la difficulté des choses, c’est une grande et extrême science, de laquelle ils [les pyrrhoniens] doutent que l’homme soit capable (II, 12, 502)3.
Quelle que soit l’authenticité de cette interprétation de l’Académie sceptique par les pyrrhoniens, elle incline à penser qu’il y a aux yeux de Montaigne une incompatibilité entre le docte ignorant et le sceptique. Le sceptique, s’il peut être sage, ne saurait l’être par un savoir de l’ignorance. Si le sceptique doute de tout, il ne peut pas même affirmer qu’il ne sait rien et qu’il faut renoncer à chercher la vérité. Ainsi, si on s’autorise – en raison de l’équivocité propre au terme grec sophos, qui désigne à la fois celui qui détient le savoir et la sagesse – à prendre « le sage ignorant » comme synonyme de « docte ignorant », il ne peut 117recouvrir la figure du philosophe sceptique, qui ne se prononce pas sur la capacité de l’homme à savoir, et estime en conséquent qu’il ne détient pas les moyens de savoir qu’il ne peut pas savoir : « L’ignorance qui se sait, qui se juge, et qui se condamne, ce n’est pas une entière ignorance : pour l’être, il faut qu’elle s’ignore soi-même » (II, 12, 502).
Suivant cette analyse, Socrate, non pas celui des Essais, que Montaigne loue pour une sagesse autrement fondée, mais celui de la tradition, qui dit que « tout ce qu’il sait, c’est qu’il ne sait rien » (II, 12, 501) se situe donc, dans un rapport d’analogie avec les faux sceptiques de la Nouvelle Académie4 ; non pas en ce que, comme ces derniers, il condamnerait dogmatiquement le savoir, mais parce que sur le fondement d’un savoir de l’ignorance, il s’engagerait dans la quête positive du savoir. En effet, comme Platon l’a bien montré, la circonscription du faux, par la réfutation, n’a pas seulement pour vertu, de manière toute négative, de corriger les erreurs. Elle a pour fonction de susciter cet élan vers la vérité qui, grâce à la réminiscence, ne sera pas déçu, en ce qu’il permettra de la reconnaître, et ensuite de l’enchaîner dans les rets d’un logos qui en maintienne les principes et les conséquences de manière ferme.
Mais cet itinéraire dialectique de constitution du savoir à partir de l’échange des opinions n’est pas transposable dans les Essais de Montaigne5. En effet, la raison dans les Essais n’est pas ferme, mais flexible6, et ni cette faculté, ni ses productions, n’offrent de critère par lequel nous pourrions distinguer avec assurance la vérité de l’erreur. En conséquence, comme le dit explicitement Montaigne, même si la vérité pouvait faire l’objet d’une rencontre fortuite, comparable à la réminiscence platonicienne qui met l’esprit en présence du vrai, la vérité ne serait pas reconnue comme telle7. Il en résulte que l’ignorance qui serait compatible avec le scepticisme philosophique, et donc avec ce qui pourrait bien incarner dans les Essais une forme de sagesse non-savante, ne pourra être qu’une 118ignorance non dédoublée par un savoir d’elle-même, une ignorance qui, à la différence du statut qu’elle a dans la dialectique platonicienne, n’assurerait pas cette fonction d’inaugurer la philosophie, de constituer une première étape sur le chemin de la connaissance, puisqu’elle ne détiendrait pas le savoir d’elle-même.
Ainsi, dans le scepticisme, à la différence de la philosophie platonicienne, on ne peut pas associer la figure du « sage ignorant » à celle du « docte ignorant », ni la conjuguer avec celle d’un apprenti philosophe qui serait « savant sans le savoir », tel le petit esclave du Ménon de Platon, qui n’a jamais rien appris, et en ce sens est ignorant, mais « sait » comment dupliquer la surface du carré.
Le Socrate de Montaigne
Quant à Socrate, cette fois non selon la tradition, mais tel que Montaigne l’analyse dans les Essais dans le chapitre iii, 12, il sait certes vivre conformément à la nature, mais sans se fonder sur une théorie de la nature qui lui permettrait d’en prendre connaissance. Socrate se contente de suivre ses inclinations, les règles de la nature ayant été peu à peu incorporées en lui. À ce titre, il peut être considéré comme la figure même du sage ignorant dans les Essais : son savoir des lois naturelles n’est pas susceptible d’être énoncé, formulé sous formes de préceptes, puisqu’il a été en quelque sorte incorporé. Socrate est donc à la fois un homme exceptionnel, exemplaire, mais isolé et inimitable parmi les philosophes qui vivent selon la nature8, car il n’a pas besoin de reconstruire son rapport à la nature (de s’y rapporter au moyen d’artifices théoriques) pour la suivre, qu’il peut s’en remettre à elle par une attention à soi. Il « représente […] la pure et première impression et ignorance de nature » (III, 12, 1055), car il lui suffit de s’appuyer sur ce que par ailleurs Montaigne appelle ailleurs sa « forme maîtresse » 119(III, 2, 811), en étant attentif aux dispositions qu’ils trouvent en lui, pour se laisser guider avec sagesse par des normes naturelles immanentes.
Socrate ne constitue donc pas une figure sceptique du sage ignorant. Le sceptique, comme la plupart des hommes, est sans carte ni boussole, et lorsqu’il chante les vertus d’un naturalisme éthique, c’est en ayant conscience de l’incapacité où se trouve la plupart des hommes de reconnaître en eux les lois de la nature, et de les suivre avec la détermination de Socrate, et a fortiori – puisque Socrate même n’a pas su le faire dans le cadre d’un enseignement transmissible – de les énoncer au moyen du discours, sans les dénaturer9. Lorsqu’on est un homme « de la commune sorte », un homme ordinaire, comme l’est Montaigne10, on ne peut donc pas prendre pour modèle la figure socratique du « sage ignorant », dans le but vivre de manière la plus sage possible dans l’ignorance où se trouve tout homme. Dans l’incertitude où l’on se trouve de pouvoir sortir méthodiquement de l’ignorance sur les pas de Socrate, c’est en-dehors de la philosophie qu’il faudra chercher des modèles d’une vie sage : chez les personnes non instruites par la fréquentation des lettres, qui ne redoublent pas leur existence par le discours et la réflexion.
Les simples
Toutefois, alors que les hommes simples (comme les paysans) sont exemplaires dans l’articulation de la sagesse et de l’ignorance, précisément en ce qu’ils n’ont pas eu besoin d’élaborer une philosophie pour transmuer leur ignorance en sagesse, c’est dans le cadre d’une réélaboration philosophique que le sceptique se les propose comme modèles. En effet, à la différence de tous les philosophes, sceptiques et Socrate compris, les simples jouissent de ce privilège de ne pas avoir à penser l’articulation entre la sagesse et l’ignorance. En revanche, pour ceux qui ont goûté à la philosophie, et qui ont été trompés par les faux espoirs d’une sagesse fondée sur le savoir, tout reste à faire pour pouvoir vivre le plus sagement possible, sans se fonder sur aucun savoir assuré.
En effet, selon la tripartition de l’ignorance du texte de I, 54 (312-313), l’ignorance abécédaire, située à l’opposée d’une ignorance doctorale (savante ou docte), constitue un point de non-retour, pour les gens 120situés entre deux qui, « nourris aux lettres », ne peuvent se défaire complètement des « savoirs livresques » qui se sont sédimentés en eux, au fil du temps, et leur ont rempli la tête. À cet égard, le philosophe sceptique, parce qu’il ne se situe ni au niveau des doctes ignorants, ni au niveau des ignorants abécédaires, rejoint la cohorte de ces gens cultivés, que l’on peut dire de « médiocre condition » (en un sens non péjoratif), situés dans une zone intermédiaire d’ignorance qui se méconnaît elle-même et trouble le monde par ses prétentions à éclairer les autres au moyen de ces pseudo-connaissances qui encombrent leur esprit. Dans ces conditions, s’il est clair que le philosophe sceptique se distingue du simple, qui vit dans une ignorance de niveau 1, simple qui peut certes en avoir conscience, mais sans pouvoir en prendre la mesure, faute d’avoir fréquenté les lettres, on ne voit pas très bien comment on pourrait le préserver de cette ignorance commune et vicieuse d’une vulgarité de niveau 2, celle que les hommes du monde ne veulent pas confesser, qui coexiste avec la fréquentation des lettres, et qui est précisément critiquée par le sceptique comme un fléau11.
En vérité, le sceptique est bien sujet à cette ignorance de niveau 2. Mais il cherche à s’en extraire par une tentative pour reculer vers le premier siège de l’ignorance, sans se leurrer sur la possibilité de se débarrasser entièrement de ces faux savoirs accumulés auxquels il s’est lui aussi nécessairement attaché au fil des ans. Une fois qu’on a été « nourri aux lettres », on ne peut mener à bien le projet de « devenir illettré », ni même faire comme si on n’avait jamais rien su. Ainsi, le sceptique ne peut que chercher à regagner la spontanéité propre à la nature, à partir de la culture, c’est-à-dire d’une sophistication supplémentaire qui consiste moins à prendre la mesure de son ignorance (faute de critère), qu’à modifier son rapport au savoir préexistant. La question qui se pose est alors la suivante : si le philosophe sceptique, en l’occurrence ici Montaigne, se situe dans cette zone de troubles nés de l’ignorance, de quels moyens dispose-t-il pour faire mieux que le vulgaire lettré, en direction de l’ignorance, tout en faisant « profession » de philosophie sceptique ? En effet, les philosophes sceptiques, depuis l’Antiquité, ne se contentent pas de confesser leur ignorance : par le moyen du doute (epochè), ils visent et atteignent effectivement l’ataraxie, l’absence 121de troubles. L’ignorance sceptique, située dans cette zone intermédiaire (que Montaigne qualifie de « métis ») de troubles, peut-elle avoir une consistance philosophique propre ?
La consistance philosophique de l’ignorance sceptique réside tout d’abord dans cette tentative pour redescendre vers le premier siège de l’ignorance qui n’est jamais atteint effectivement, mais qui procède du retranchement d’un prétendu savoir, d’une tentative pour « se vider la tête », tentative qui est toujours à recommencer, en raison de la résistance des savoirs accumulés dans ce que Montaigne appelle « les lourdes têtes » (I, 25, 136)12. Ainsi, dans le prolongement du pyrrhonisme, pour lequel la pratique de « l’ignorance qui s’ignore » [au sens où elle ne fait pas l’objet d’un savoir] n’est pas autre chose que « la profession […] de branler, douter et enquérir, ne s’assurer de rien, de rien ne se répondre » (II, 12, 502), l’ignorance sceptique s’apparente à un désapprentissage (annoncé dans les chapitres I, 25 et I, 26), à une « déconstruction » comprise comme un effort à rebours. Mais cet effort – et c’est là où l’on retrouve le rapport à l’ataraxie – est aussi une quête d’un relâchement grâce auquel le sceptique parvient à se reposer au sein d’un monde perçu comme une branloire pérenne. Faire profession d’ignorance selon Montaigne est donc bien synonyme de douter, mais en un sens rénové qui consiste à vivre avec sérénité son incertitude, ce que parvient à se façonner une tête, ni vide, ni pleine, mais « bien faite », à la reconfigurer activement par l’« ignorance et l’incuriosité » du sceptique.
L’IGNORANCE COMME THÉRAPIE SCEPTIQUE
Guérir des troubles nés de la science,
de la philosophie, et de la théologie chrétienne
Si le sceptique peut donc être considéré comme une figure du sage ignorant, c’est moins par « profession » au sens de « confession » d’ignorance, que par la promotion d’une sagesse qui pratique l’ignorance active, qui défait les savoirs en général, c’est-à-dire, conformément à la tradition 122pyrrhonienne, les opinions vulgaires et les opinions philosophiques. Les prétentions scientifiques des philosophes sont particulièrement visées, parce qu’elles sont susceptibles de faire vivre l’expérience de la déception (au sujet des biens à rechercher et des maux à fuir) une seconde fois (par rapport à la déception née des croyances communes), et d’une manière bien plus cuisante encore, qui laisse un goût amer. Car le discours philosophique n’échoue pas seulement à nous préserver des maux que la défaillance de notre nature nous fait subir : il en aiguise la conscience, les rend plus vifs :
La science, essayant de nous armer de nouvelles défenses contre les inconvénients naturels, nous a plus imprimé en la fantaisie leur grandeur et leur poids, qu’elle n’a [imprimé] ses raisons et subtilités à nous en couvrir (III, 12, 1039)13.
Comme le résume Leopardi, « en somme, la philosophie commence par nous promettre de remédier à nos malheurs, et, pour finir se réduit au vain désir de remédier à elle-même14 ». Si la philosophie, au bout du compte, non seulement nous fait davantage ressentir les dommages de l’existence qu’elle nous en couvre, mais encore l’empoisonne insidieusement en amplifiant les troubles et en alourdissant toutes nos préoccupations, il faut tâcher d’ignorer ses enseignements.
Cela signifie déjà prendre de la distance vis à vis des thèses par lesquelles elle statue sur les choses mêmes, et sur l’attitude qu’il conviendrait d’adopter à leur égard – les rechercher si elles sont bonnes, les fuir si elles sont mauvaises. En effet, on le sait depuis Sextus Empiricus, voire depuis Pyrrhon15, toutes ces thèses, alors mêmes qu’elles sont mal assurées, sont causes de troubles particulièrement violents, dès qu’elles sont considérées comme vraies (fondées en nature) et comme devant justifier toutes nos actions. Celui qui recherche la tranquillité de l’âme doit en conséquence s’efforcer de développer une indifférence à leur égard, 123considérer que leur détermination importe peu, ce que Montaigne appelle « nonchaloir », s’efforcer de considérer sans importance bon nombre de choses sur lesquelles elles statuent.
Ainsi, selon cette pratique sceptique de l’ignorance, il convient de ne pas prendre au mot la leçon de l’Ecclésiaste selon laquelle la sagesse augmente la douleur, en tant qu’elle est indissociable d’un savoir concernant la misère de notre condition, de notre incapacité à accéder au vrai sans Dieu. Il convient plutôt de considérer cette déclaration qui statue sur la misère de l’homme comme une opinion parmi d’autres, une manière de voir les choses dont il faut se défaire, puisqu’elle est source de troubles16. En effet, tant que nous ne sommes pas éclairés par cette lumière mystérieuse (eu égard à la raison) qui provient de la Grâce divine, ce qui n’est pas de notre ressort, c’est-à-dire tant que nous ne pouvant nous situer au niveau 3 de la docte ignorance, auquel nous ne parviendrons probablement jamais, il ne convient pas de dire avec Pascal que « l’homme sans Dieu est dans l’ignorance de tout et dans un malheur inévitable17 ». Il faut même avancer que l’ignorance délibérée de ce qui pourrait nous rendre malheureux, parce qu’elle est source de la tranquillité de l’âme, est l’attitude philosophique la plus sage qu’il convient d’adopter, précisément en tant qu’elle permet, si ce n’est d’éviter d’être malheureux, du moins d’atténuer le sentiment de notre misère.
Il en résulte que le sceptique fait davantage que douter des opinions du vulgaire et des philosophes, il met en œuvre un procédé de diversion (rebaptisé par Pascal « divertissement ») qui consiste à ignorer non seulement les opinions en vogue, mais les faits et événements fâcheux survenus, afin d’en détourner son attention, et même d’en modifier la perception, quitte à se mentir à soi-même. Ignorer, c’est aussi, à des fins de tranquillité, falsifier la vérité, altérer ce que l’on sait concernant les phénomènes déjà advenus (et qui ne concerne pas la nature des choses que l’on ignore). C’est « prêter la main à l’ignorance » en entretenant l’incertitude, par exemple sur la somme d’argent que l’on détient, afin 124de se cacher les larcins de ses valets (III, 9, 953), ce qui revient à ne pas vouloir savoir. C’est aussi chercher à se mentir à soi-même, par exemple en trouvant des arguments qui montrent qu’il est avantageux d’avoir la gravelle (III, 13, 1090). Ignorer, c’est dans le cadre de la « sagesse sceptique, aller jusqu’à prendre pour modèle la folie de Lycas, qui s’imaginant être perpétuellement au théâtre, se trouvait effectivement préservé des malheurs du monde (II, 12, 495 ; III 5, 881 ; III, 8, 928).
Ignorer ne contredit pas, mais constitue une visée symétrique par rapport à la vérité que le sceptique dit aussi rechercher, dans la mesure où la quête de la vérité n’est entreprise qu’à condition qu’elle nous trouble agréablement (dans le cadre de l’érotique sceptique dont le schéma est cynégétique18), que son obtention puisse être envisagée avec bonheur, qu’elle soit conciliable avec une vie paisible et douce. Dans cette perspective, la plénitude de l’existence humaine n’est donc pas incompatible avec l’ignorance et l’incertitude, mais procède de la réalisation de l’inscience : il importe peu que « nos opinions soient vigoureuses et doctes », comme « aisées et commodes à la vie » : elles sont « assez vraies et saines si elles sont utiles et agréables » (III, 9, 951).
La sagesse sceptique consiste ainsi, au moyen de l’ignorance, à se protéger non pas de la réalité dans son ensemble, mais de celle qui est trop dure, trop difficile à supporter, et qui pourrait occasionner des troubles que l’ignorance précisément permet d’éviter, ou au moins d’atténuer. C’est cette sagesse qui se trouve à la portée des philosophes logés entre l’extrémité de l’ignorance abécédaire et de l’ignorance doctorale, mais qui, tout philosophes qu’ils sont, « aperçoivent les maux, les sentent, et ne les peuvent supporter » (I, 54, 312)19. C’est en ce sens traditionnel du terme « philosophe », de celui qui sait résister aux maux en faisant preuve d’indifférence ou d’insensibilité à leur égard, que Montaigne peut déclarer : « Je ne suis pas philosophe : les maux me foulent selon qu’ils pèsent, et pèsent selon la forme comme selon la matière, et souvent plus » (III, 9, 950). Le philosophe sceptique ne se prétend pas tel, parce qu’il considère comme le vulgaire que « c’est chose tendre que la vie et aisée à troubler » (ibid.) et ne cherche pas à s’endurcir pour répondre à 125la dureté du réel (comme les stoïciens), ou à y être indifférent comme les saints et les martyrs. Acceptant une vulnérabilité indissociable de la sensibilité, il cherche au contraire à adoucir son rapport au réel, notamment en en détournant la pensée.
Ignorer la mort
De ce fait, ignorer la mort, s’y laisser glisser sans y penser, ne peut pas même s’inscrire dans une démarche qui consisterait à « ne songe[r] qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre20 », comme Pascal en accuse Montaigne. Car procéder ainsi, ce serait encore se déporter par la pensée vers la mort (y songer), en se méprenant sur ce qu’il faut prendre en compte, et qui n’est pas le devenir de notre âme après la mort, ni la réalisation de soi dans des projets futurs, puisque c’est au contraire ce qu’il faut s’appliquer à ignorer. La mort n’est pas en attente, à titre d’horizon de la conscience malheureuse, mais toujours déjà là, prise dans la conscience tranquille d’exister, comme ce qui ne peut presque rien sur nous, et n’a pas à être pensée. Il faut ignorer toutes les préoccupations qui projettent l’âme au-delà d’elle-même, dans l’illusion d’une maîtrise de soi et du monde : « Je me laisse ignoramment et négligemment manier à la loi générale du monde » (III, 13, 1073). Car même si « nous pensons toujours ailleurs », que « nous ne sommes jamais chez nous » mais « toujours au-delà » (voir respectivement III, 4, 834 et I, 3, 15), la préoccupation de cet événement à venir qu’est la mort, aussi certain soit-il, dans la mesure où il ne présente que la fin d’un processus de vie, c’est-à-dire non son but, mais sa limite externe21 – à la différence de la douleur qui menace notre conservation22 – est moins naturelle que l’ignorance à son égard. Comme le souligne Nietzsche23, 126à la suite de Montaigne, la manière populaire d’avoir conscience de la mort consiste à ne pas s’en préoccuper, à ne pas chercher à penser à ce qui demeure étranger à la vie présente, si bien que c’est de manière artificielle que nous nous y intéressons. Nous y gagnerons au contraire grandement à renouer activement avec cette ignorance naturelle de la mort, qui consiste, comme Montaigne en a fait l’expérience suite à une chute de cheval24, à s’y laisser glisser ou couler insensiblement, « non seulement sans étonnement, mais sans soin, continuant libre le train de la vie jusque dans elle » (II, 21, 679).
Ce qui compte en effet pour jouir du monde avec tranquillité comme se le propose Montaigne, est de continuer à vivre alors même que « la mort se mêle et confond partout à notre vie » (III, 13, 1102), et de ne tenir dans notre existence qu’à la vie elle-même, à partir de l’activité présente. C’est pourquoi Montaigne se dit toujours prêt à partir : parce que celui qui ignore la mort, et ramène son esprit à l’activité présente, aussi futile soit-elle, n’a jamais rien à préparer par la pensée concernant ce qui se fera aussi bien sans nous (III, 12, 1051). Et il n’est nullement nécessaire que cette activité présente soit glorieuse. Au contraire, l’action n’étant pas justifiée par la fin à laquelle elle tend, mais valorisée par l’ignorance de la fin, sa qualité importe si peu, qu’on peut se permettre de nonchaloir à son égard, comme à l’égard de tout ce qui peut l’interrompre : « Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait » (I, 21, 89).
Une activité aussi triviale que planter des choux, et qui semble devoir sa justification à sa fin (manger de la soupe) vaut en elle-même, lorsqu’on s’y applique, et vaut d’autant plus qu’on ne la vit pas dans la projection vers la fin. Toute activité doit être rapportée à elle-même, comme ayant sa fin en elle-même, non en raison de sa noblesse, puisqu’elle peut être oiseuse et vaine, mais parce qu’elle fait partie de la vie, et que vivre « est non seulement la plus fondamentale, mais la plus illustre de [n]os occupations » (III, 13, 1108). Ainsi, Montaigne, qui se promène pour se promener, déclare également : « Quand, je danse, je danse, quand je dors, je dors » (III, 9, 977 ; III, 13, 1107). Le dormir même est considéré 127comme une activité minimale où l’esprit agit (III, 10, 1007), occupation qui peut être douce et agréable, mais qui, pour être goûtée comme telle, suppose que l’on ait une tête « bien faite », c’est-à-dire façonnée par la pratique de l’ignorance active sur le mol oreiller de l’incuriosité, de la non-recherche.
Le mol oreiller de l’ignorance
Ô que c’est un doux et mol chevet, et sain, que l’ignorance et l’incuriosité, à reposer une tête bien faite. (III, 13, 1073)
Cet aspect fait partie intégrante d’une éthique sceptique méconnue, dans la mesure où la tradition philosophique estime que les hommes qui vivent dans l’incertitude la subissent, sont sujets à l’inconstance, et en conséquence ont nécessairement le sommeil agité25. Pourtant, et comme le souligne Diderot26, la « tête bien faite » de Montaigne, est indissociable de l’indolence, d’une détermination à se donner le moins de peine possible, qui n’est pas un renoncement, mais une réussite, en ce qu’elle suppose de conquérir la nonchalance, en faisant peu de cas de ce qui importe à tort à d’autres, c’est-à-dire en conquérant l’ignorance et en s’y tenant.
Cette métaphore du mol oreiller du doute, qui fait reposer la quiétude sur un renoncement à la recherche et un abandon heureux à l’ignorance, dans l’incertitude de toutes choses, est construite dans un rapport polémique avec saint Augustin, pour lequel une telle attitude est tant incompréhensible que scandaleuse. Selon Augustin, en effet, puisqu’il n’existe de repos qu’en Dieu, source de toute vérité, l’état d’incertitude de la raison humaine traduit l’inquiétude d’une âme qui n’a pas atteint la vérité et doit se faire un devoir de la chercher : « Ce qui t’es imputé comme une faute n’est pas d’ignorer malgré toi, mais de négliger de chercher ce que tu ignores27 ». Le pire, par conséquent, pour Augustin, est de se reposer sur le mol oreiller de l’ignorance et de 128l’incuriosité, puisque cela revient à s’arrêter en chemin pour se vautrer dans les plaisirs de ce monde, y débauchant une âme qui tendait vers la vie éternelle :
Les mauvais, pour se reposer en toute sécurité sur le mol oreiller de leurs jouissances, tentent d’éloigner les obstacles et, pour cette raison, mènent une vie criminelle et scélérate, qu’il est meilleur d’appeler « mort28 ».
La métaphore montanienne du mol oreiller de l’ignorance et de l’incuriosité a précisément pour fonction d’inverser ce rapport entre la vie et la mort, et de valoriser la vie à partir de la volupté du sommeil qui, dans la tradition augustinienne, est associé à la mort de l’esprit, à la fois sot et ignorant. Montaigne fait valoir l’ignorance, en tant qu’elle est non pas ce qui provoque la mort (ce qui tue l’esprit et voue l’âme au péché selon Augustin), mais la condition de la vie saine, une vie humaine.
Ainsi, il faut se garder d’interpréter la métaphore du mol chevet de l’ignorance de manière nihiliste, comme une ignorance qui aurait pour but de susciter l’indifférence à l’égard de l’existence humaine : il ne s’agit pas en inhibant le sentiment douloureux d’exister, de rechercher de son vivant l’insensibilité de la mort, comme c’est le cas par exemple chez Leopardi29. Le « doux pavot du scepticisme30 », selon l’expression de Nietzsche, n’opère pas dans les Essais de Montaigne tel un anesthésiant destiné aux âmes neurasthéniques. Il vise à intensifier le rapport à la vie, mais d’une manière paradoxale, au moyen d’une voluptueuse décontraction. Se reposer sur le mol chevet de l’ignorance et de l’incuriosité, c’est finalement, dans le cadre d’une éthique de l’incertitude, prendre appui (car tel est l’un des sens de « chevet »), sur la mollesse, l’utiliser comme point d’ancrage, pour jouir d’une existence où l’agitation même peut être délicieuse.
129Ainsi, Montaigne troque la fermeté de la vérité qui, selon la tradition philosophique et chrétienne, devait être recherchée, contre les charmes chatoyants de l’ignorance, qui ne se goûtent pas spontanément, mais sont les fruits d’une réélaboration philosophique, d’une application particulière à se relâcher que Montaigne revendique avec provocation : « Ma principale profession en cette vie [est] de la vivre mollement et plutôt lâchement qu’affaireusement » (III, 9, 949). « Je ne cherche qu’à m’anonchalir et avachir » (III, 9, 954. Chez Augustin, c’est « la sottise qui s’ignore » qui entrave la recherche de la vérité et fait persévérer dans le péché, péché assimilable à un sommeil profond de l’esprit31. Chez Montaigne, la métaphore de l’endormissement sur le mol oreiller exprime les bienfaits de la philosophie sceptique, l’aboutissement heureux d’une pratique délibérée de l’ignorance, qui suppose l’incuriosité, tant au sens de la non-recherche, que d’absence de soin ou d’inquiétude. Car ce qui compte pour Montaigne, et qui en ce sens peut être intégré à une sagesse à laquelle on accède par l’ignorance active, est de se donner les moyens de jouir de soi et du monde.
En effet, et comme il le dit explicitement, la vérité est située du côté de celui qui détermine les choses dans leur être, et détient le savoir : Dieu. Mais ce lieu transcendant est découplé des créatures du monde, qui reçoivent ici-bas de manière passive ce que Dieu et la nature veulent bien leur accorder, et qui s’y rapportent non sur le mode de la connaissance, mais sur celui du jouir, de l’accepter32. Ainsi, il nous appartient de développer des usages du monde qui permettent d’y résider et ne dépendent pas d’un savoir de ce qui est situé dans un au-delà. L’ignorance de la vérité en fait partie, en ce qu’elle détourne de chercher le repos dans un autre port d’attache qu’ici-bas, à partir d’une conversion qui conduirait à s’élever vers Dieu. Ainsi dans une perspective anti-augustinienne qui insiste sur le mouvement inversé de conversion, sur un retour vers ce qui est « terre-à-terre33 », en direction du niveau 1 de l’ignorance, le travail sceptique pourrait bien être caractérisé par un mouvement de « détranscendance34 ».
130Il est en effet remarquable que non seulement le sceptique n’aspire pas à la sainteté, mais encore qu’il n’envisage pas de tendre vers la docte ignorance qui est associée aux saints. La référence à la folie paulienne de la croix, à l’ignorance grâce à laquelle nous nous préparons mieux à recevoir le divin savoir que par notre prétendue science35, ne constitue pas un modèle pour Montaigne. Alors même que le texte de I, 54 sur la tripartition de l’ignorance distingue par leur rapport à la foi différents types d’hommes, la typologie ne prend pas pour autant en compte à son sommet (au niveau 3) des traditions théologico-philosophiques comme celles de Nicolas de Cues ou de Jean-François Pic de la Mirandole, qui articulent la docte ignorance et la conversion chrétienne. En effet, pour Montaigne, depuis que les hommes, par leur faute, ont été rendus incapables de vérité, ils s’égarent certes en prétendant la posséder par leurs propres moyens, mais ils n’ont guère intérêt à la rechercher par d’autres voies. Dans l’éthique sceptique de Montaigne, la réconciliation de l’homme avec le monde s’effectue au sein de ce que Pascal appellera la seconde nature, où « nous n’avons aucune communication avec ce qui est » (I, 3, 17). C’est pourquoi il n’est pas nécessaire de rechercher la vérité pour être heureux.
Il en résulte que si l’ignorance est « le plus sûr parti de l’école du monde » (III, 13, 1076), ce n’est plus comme propédeutique à un éveil de l’esprit à la vérité par la connaissance de l’ignorance, comme c’est le cas dans la tradition platonicienne36. Ce n’est pas davantage comme prise de conscience de la nécessité de reprendre la quête de la vérité à partir d’une conversion, comme dans la tradition augustinienne. L’ignorance est la voie la plus sûre au sein de l’incertitude, au sens où son acceptation (pour les simples), ou sa réactivation (pour les lettrés) sous la forme de la nonchalance et de la diversion, procure une vie tranquille, faite de rêves éveillés37. En d’autres termes, il suffit de savoir aménager l’ignorance sur le mol oreiller du doute, pour vivre sereinement dans 131l’incertitude, non dans le refus du monde, mais dans l’ouverture aux apparences38, puis leur approbation, non peut-être pas telles qu’elles nous apparaissent immédiatement, mais à partir du déploiement de notre habileté à les ouvrer39.
Sylvia Giocanti
Université Paul Valéry (Montpellier)
1 Voir la déclaration liminaire de la Métaphysique d’Aristote : « Tous les hommes désirent naturellement savoir ». Cf. Saint Augustin, Du libre arbitre, III, § 57, dans Œuvres, I, Paris, Gallimard, 1998, p. 535 : « Dieu a donné la faculté de bien œuvrer dans les tâches difficiles […] et par-dessus tout, ce jugement qui fait accepter à l’âme d’avoir à chercher ce qu’il est inutile d’ignorer ».
2 Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, règle II, AT, 362.
3 Nous citons les Essais dans l’édition Villey, PUF, Quadrige, 1992, en en modernisant l’orthographe.
4 « Le plus sage homme qui fut onques, quand on lui demanda ce qu’il savait, répondit qu’il savait cela, qu’il ne savait rien » (II, 12, 501) : Montaigne s’appuie sur les Académiques de Cicéron (XXIII, 73).
5 De ce fait, la similitude entre III, 8, 924 et le Gorgias de Platon (458a) concernant le bénéfice intellectuel que nous pouvons tirer en étant réfutés, est seulement ponctuelle.
6 Sur la raison, « instrument de plomb et de cire », voir II, 12, 565.
7 « Il n’est pas, à l’aventure, que quelque notice véritable ne loge chez nous, mais c’est par hasard. Et d’autant que par même voie, même façon et conduite, les erreurs se reçoivent en notre âme, elle n’a pas de quoi les distinguer, ni de quoi choisir la vérité du mensonge » (II, 12, 561).
8 Ce caractère inimitable de Socrate tient peut-être au fait qu’il s’appuie sur une connaissance de lui-même dont lui seul serait capable. Voir les textes (III, 9, 1001 ; III, 13, 1075) qui font porter un lourd soupçon sur la possibilité, en suivant l’injonction « connais-toi toi-même », de parvenir à une connaissance de soi. Est ainsi invalidée par avance l’assurance que nous pourrions avoir à connaître quelque chose au-delà de nous-mêmes. Montaigne est explicite sur ce point : « Si l’homme ne se connaît, comment connaît-il ses fonctions et ses forces ? » (II, 12, 561). Voir à ce sujet Frédéric Brahami, « Arriver à soi : Montaigne, Socrate et les plus excellents hommes », dans Le socratisme de Montaigne, dir. Thierry Gontier et Suzel Mayer, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 275-290.
9 Sur l’inaccessibilité des lois de la nature, voir Montaigne, III, 12, 1049-1050 et II, 12, 580.
10 « Je me tiens de la commune sorte, sauf en ce je m’en tiens » (II, 17, 635).
11 « Il s’engendre beaucoup d’abus au monde, ou pour le dire plus hardiment, tous les abus du monde s’engendrent de ce qu’on nous apprend à craindre de faire profession de notre ignorance […] Qui veut guérir de l’ignorance, il faut la confesser » (III, 11, 1030).
12 « Ô les lourdes têtes ! »
13 C’est moi qui souligne.
14 Giacomo Leopardi, Petites œuvres morales, Dialogue de Timandre et d’Eléandre, Allia, 1993, p. 197.
15 Pour Sextus Empiricus, voir Adversus mathematicos M, 11, Contre les moralistes, chapitre iv (110-140) et v (141-169), Paris, Manucius, 2015. Cf. Esquisses pyrrhoniennes, Paris, Seuil, 1997, traduction Pierre Pellegrin I, 12 [27, 28, 30]. Pour Pyrrhon, voir Marcel Conche, Pyrrhon ou l’apparence, PUF, 1994, p. 284 et suiv. Cf. Stéphane Marchand, Le scepticisme, Paris, Vrin, 2018, chap. I.
16 En ce sens, la référence à la fameuse citation de l’Ecclésiaste (« En beaucoup de sagesse beaucoup de déplaisir, et qui acquiert science, s’acquiert du travail et du tourment ») de II, 12, 496, ne peut en rien être considérée comme l’aboutissement de l’éthique de Montaigne, car comme il l’expose dans la suite du passage, sa suite logique est le suicide, et non la jouissance du monde.
17 Pascal, Pensées, Paris, Seuil, 1962, frag. 75 (édition Lafuma), frag. 110 (Sellier). C’est moi qui souligne.
18 Voir II, 12, 510 et III, 5, 881.
19 « L’ordinaire et moyenne condition des hommes loge entre ces deux extrémités [l’ignorance abécédaire et l’ignorance doctorale], qui est de ceux qui aperçoivent les maux, les sentent, et ne les peuvent supporter » (I, 54, 312).
20 Pascal, Pensées, frag. 680 (Lafuma), frag. 559 (Sellier).
21 « C’est bien le bout, non pourtant le but de la vie ; c’est sa fin, son extrémité, non pourtant son objet » (III, 12, 1051).
22 « Car il est croyable que nous avons naturellement crainte de la douleur, mais non de la mort à cause d’elle-même : c’est une partie de notre être non moins essentielle que le vivre » (III, 12, 1055).
23 Nietzsche le Gai savoir, partie IV, § 278, Paris, Gallimard, 1950 (traduction A. Vialatte) : « La pensée de la mort » : « La mort, le silence de la tombe, est la seule certitude qu’il [l’avenir] offre qui puisse être commune à tous. Qu’il est étrange que cette unique certitude et cette unique communion ne puissent presque rien sur les hommes, et qu’il n’y ait rien de plus loin de leur esprit que l’idée de sentir cette fraternité de la mort ! Je suis heureux de voir que les hommes se refusent absolument à vouloir penser à la mort. J’aimerais contribuer à leur rendre l’idée de la vie encore mille fois plus digne d’être pensée ».
24 « Je me laissais couler si doucement, et d’une façon si douce et si aisée que je ne sens guère autre action moins pesante que celle-là était » (II, 6, 377).
25 Voir par exemple Sénèque, De la tranquillité de l’âme, II, 6, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 347.
26 Diderot, Pensées philosophiques, § 27 : « L’ignorance et l’incuriosité sont deux oreillers fort doux ; mais pour les trouver tels, il faut avoir la tête aussi bien faite que Montaigne », et § 28 : « Les esprits bouillants, les imaginations ardentes ne s’accommodent pas de l’indolence du sceptique ». Voir dans Œuvres, Tome 1, Paris, Robert Laffont, 1994, p. 27.
27 Augustin, Du libre arbitre, Livre III, § 53, éd. citée, p. 532.
28 Ibid., Livre I, § 10, p. 418.
29 Leopardi, Zibaldone [3848], Paris, Allia, 2004, traduction B. Schefer, p. 1626-1627 : « C’est alors seulement que l’homme et le vivant sont, ou peuvent être […] non malheureux et exempts de malheur positif : quand ils ne sentent plus la vie, comme dans le sommeil, les états léthargiques, l’évanouissement, les instants qui précèdent la mort, c’est-à-dire la fin de leur existence. Autrement dit, l’homme est pleinement heureux […] quand il ne vit pas, lors même qu’il est en vie ».
30 Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Paris, Gallimard, 1971, traduction C. Heim, 6e partie, § 208.
31 Augustin, De la vie heureuse, § 28, dans Œuvres, I, éd. citée, p. 108.
32 « Le déterminer et le savoir, comme le donner, appartient à la régence et à la maîtrise ; à l’infériorité, sujétion et apprentissage appartient le jouir, l’accepter » (III, 11, 1026).
33 Voir III, 13, 1106 : « Moi qui ne manie que terre à terre ».
34 J’emprunte cette expression à Eduardo Viveiros de Castro (voir Métaphysiques cannibales, Paris, PUF, 2009, p. 81), qui lui-même s’inspire des travaux de Deleuze.
35 « La faiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, et notre aveuglement plus que notre clairvoyance. C’est par l’entremise de notre ignorance plus que notre science que nous sommes savants de ce divin savoir » (II, 12, 500).
36 Voir Platon, Apologie de Socrate (31a), où Socrate se présente comme un taon dont la fonction est au contraire (par rapport à la métaphore de l’assoupissement sur le mol oreiller du doute) de réveiller par ses piqures les esprits, de les sortir de leur torpeur.
37 « Ceux qui ont apparié notre vie à un songe ont eu de la raison, à l’aventure plus qu’ils ne pensaient […]. Nous veillons dormant et veillant dormons » (II, 12, 596).
38 Voir II, 12, 503 où Montaigne écrit au sujet des pyrrhoniens : « recevant tous objets sans application et consentement […] ».
39 Voir respectivement III, 9, 952 : « je me contente de jouir le monde sans m’en empresser » et II, 12, 501 : « J’ouvre les choses plus que je ne les découvre ». Il s’agit ici du verbe « ouvrer », et non du verbe « ouvrir » (ce dernier renvoyant à la découverte des choses en elles-mêmes, et non à leur réélaboration).
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- ISBN : 978-2-406-10647-0
- EAN : 9782406106470
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-10647-0.p.0115
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 18/05/2020
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
- Mots-clés : Montaigne, Socrate, scepticisme, sagesse, ignorance