« Naturaliser l’art(ifice) ». Montaigne encyclopédiste
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2014 – 1, n° 59. varia - Auteur : Renner (Bernd)
- Pages : 87 à 104
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
« Naturaliser l’art(ifice) »
Montaigne encyclopédiste
Le phénomène encyclopédique à la Renaissance française est un concept bien complexe. D’une part, on y retrouve en partie la parodie, voire la satire de ce que Rabelais appela, dans la fameuse lettre programmatique de Gargantua à son fils, « le temps […] tenebreux […] sentant l’infelicité et calamité des Gothz, qui avoient mis à destruction toute bonne literature1 ». D’autre part, on constate l’enthousiasme débordant déclenché par le potentiel des découvertes, inventions et innovations dans tous les domaines de la vie humaine qui caractérisent l’époque et mènent non seulement à une explosion des connaissances, mais aussi à une mise en question des dogmes, vérités irréfutables et idées reçues du passé. Dans notre perspective, la redécouverte des lettres gréco-latines joue un rôle prépondérant dans ce processus de l’explosion du savoir, explosion qui trouve son cadre théorique justement dans un dialogue enrichissant quoique de plus en plus problématique avec les Anciens.
Le concept encyclopédique
Le terme « encyclopédie » est rare en français. Sa première mention se trouve justement dans le Pantagruel, utilisé par le grand clerc Thaumaste après son débat par signes avec Panurge : « Je vous puisse asseurer qu’il [Panurge] m’a ouvert le vray puys et abisme de Encyclopedie » (P. 20, p. 290). Étant donné que le naïf Thaumaste applique cette nouvelle appellation aux gestes obscènes de son interlocuteur, le statut du
terme reste ambigu à ce moment. Le terme « exotique », emprunté au latin de la Renaissance (encyclopaedia2) semble faire partie de la satire de la scolastique, du savoir et des méthodes académiques médiévaux. Le terme ne se trouve d’ailleurs pas encore dans le dictionnaire de Nicot, sorti au début du xviie siècle. Dans des contextes plus sérieux, tels la lettre de Gargantua (P. 8), Rabelais semble préférer des termes plus communs, en l’occurrence « abysme de science », concept que le satiriste oppose notamment à la mémorisation inutile telle que la pratiqua Gargantua sous ses précepteurs sophistes (G 14-15, 21), annonçant là la critique de la « tête bien pleine » de Montaigne sur laquelle nous reviendrons.
Sans se soucier trop de la taxinomie, il est cependant clair que l’accumulation totalisante du savoir exerça un pouvoir d’attraction particulièrement fort à la Renaissance. Ce sont justement les méthodes d’accumulation qui furent au centre des discussions des humanistes comme le montre le cas de Rabelais. Dans son ouvrage fondamental The Palace of Secrets. Béroalde de Verville and Renaissance Concepts of Knowledge, Neil Kenny fournit un aperçu succinct de cette problématique :
Encyclopaedism of the pre-Enlightenment kind surfaced in much European culture between Greek antiquity and the eighteenth century as a particular way of conceiving and organizing knowledge. Although such encyclopaedism is extremely heterogeneous, its diverse manifestations all share the goal of selecting a body of learning from the formless mass of the knowable, and relating the constituent parts to each other logically, so that together they form a circle of learning. The structure of the circle is held to be metaphorically significant, reflecting the inner structure both of the world and of the human mind ; the circle is the most common of the many metaphors which are used to describe the encyclopedia. Another common figure is that of a palace which houses the secrets of nature in a series of ordered chambers. In the early modern period, the metaphor of a cabinet also rises to prominence.
These figures all suggest a notion of encyclopedic knowledge as static, partitioned but unified, and cut off from the chaotic flux which we experience in everyday life as nature. This is certainly not the only way of conceiving knowledge in, say, the Renaissance. […] Certain writers who treat the whole of knowledge as an unsystematic flux which cannot be reduced to an ordered, static hierarchy tend to be consciously anti-encyclopedic. Others follow the ancient sceptics in refusing to believe that the knowledge necessary to constitute a circle of learning can be established with sufficient certainty3.
Ces remarques nous servent de point de départ de nos propres réflexions sur cette thématique, lesquelles nous voudrions ancrer dans les concepts de la mémoire et de la digestion, éléments clés de l’impulsion encyclopédique qui nous semblent insinués dans les analyses de N. Kenny. On pense notamment aux notions, populaires à l’époque, des théâtres et sphères de mémoire qui sont dérivées de modèles classiques tels Cicéron et Quintilien4. Ces notions aident non seulement à ranger l’encyclopédisme dans le domaine plus général de la rhétorique, memoria étant la quatrième de ses cinq parties, mais elles sont également susceptibles d’éclaircir et de nuancer les tendances anti-encyclopédiques que souligne N. Kenny et que nous retrouvons dans la pensée de Montaigne. Il nous semble indispensable de relier le concept de la mémoire à l’idée de la « digestion intellectuelle », que l’on reconnaîtra dans le « flux » que souligne le critique. Là aussi, on retrouve le dialogue avec les Anciens, lequel se reflète notamment dans le célèbre manifeste poétique de Joachim Du Bellay ; nous y reviendrons. Enfin, il faudra mentionner une dernière dichotomie pour conclure ce survol rapide des bases théoriques de nos réflexions, à savoir le conflit entre les ordres naturel et artificiel, dichotomie essentielle dans le dialogue épistémologique qu’entretiendra Montaigne avec ses sources, en l’occurrence surtout au sujet des valeurs ménippéennes qu’il incorpore dans son texte.
Memoria
Dans son Art of Memory, Frances Yates analyse les trois sources latines principales de la théorie de la mémoire, l’anonyme Rhétorique à Herennius, le De oratore de Cicéron et l’Institutio oratoria de Quintilien. Ce qui nous intéresse particulièrement, c’est l’opposition entre la mémoire naturelle et la mémoire artificielle. Tandis que Cicéron, qui est probablement aussi l’auteur de l’Ad Herennium, s’avère un fervent avocat de la mémoire artificielle, Quintilien se montre bien plus sceptique à cet égard. L’opposition se reflète notamment dans les attitudes respectives
des deux rhétoriqueurs envers Metrodorus de Scepsis, un des théoriciens principaux de la mémoire artificielle. Cicéron considère le don comme presque divin ; Quintilien, par contre, n’y voit que la vantardise5.
Plus proche de l’époque qui nous intéresse, nous voyons les reflets de ces théories dans les « théâtres de la mémoire » que conçoit Giordano Bruno, dont F. Yates résume le projet ainsi :
Everything in the physical world is to be here, all plants, stones, metals, animals, birds, and so on (Bruno makes use for his encyclopedic classifications of the alphabetical lists to be found in the memory textbooks). Also every art, science, invention known to man, and all human activities. Bruno states that the atria and fields which he teaches how to erect will include all things which can be said, known, or imagined 6 .
Tout un programme, comme le constate d’ailleurs F. Yates (« A large order »), et qui se voit parodié à maintes reprises à la Renaissance, notamment dans la lettre de Gargantua et sur la page de titre du Moyen de parvenir de François Béroalde de Verville7. Nous verrons que la situation semble plus complexe chez Montaigne. L’imitation de la nature par l’art est bien poussée à l’extrême ici, celui-ci étant justement indispensable pour perfectionner nos dons naturels8.
Le problème qui reste latent dans cette discussion est pourtant de savoir comment décider ce qui mérite d’être su9. Nous verrons si l’appel de Montaigne de former le jugement, pour substituer une tête bien faite à une tête bien pleine, constitue un pas vers la solution du dilemme, surtout
grâce à la tendance inhérente à cette approche de mettre en question dogmes, vérités soi-disant irréfutables et idées reçues dans cette période marquée par la « crise de l’exemplarité ». En soulignant la subjectivité et l’arbitraire de ces données investies d’autorité absolue, Montaigne entre pour ainsi dire dans un faux dialogue avec les puissantes autorités religieuses et politiques qui fondent leur pouvoir justement sur la maîtrise du savoir officiel10. Une telle méthode, paradoxalement à la fois plus subjective et plus objective, d’arriver à des connaissances et, par extension, à une somme encyclopédique « organique » paraît une préoccupation centrale de bon nombre d’humanistes, en particulier dans la deuxième moitié du seizième siècle en France où des concepts tels que la « vérité » ou l’« autorité » se déclinaient de préférence dans le contexte des conflits religieux et aboutissaient d’habitude à des questions de vie et de mort11.
Lucien de Samosate et la ménippée
Il nous semble que c’est bien là où le concept de la ménippée s’avère d’une utilité considérable pour notre argumentation, et ceci, du moins dans le cas de Montaigne, grâce à ses caractéristiques de forme mêlée et sceptique plutôt que pour ses qualités ironique et satirique. Lucien de Samosate, figure de proue de l’attitude ménippéenne à la Renaissance, se voit pourtant rarement associé à l’essayiste bordelais. Il y a peu de renvois au cynique grec dans les Essais, seulement dans I, 46, dans la version de II, 12 parue du vivant de l’essayiste et peut-être dans I, 20, I, 21 et I, 5012. Il y a sans doute deux raisons principales pour cette absence : d’une part, Lucien semble avoir été relié bien étroitement à l’attitude satirique, qui connut un « âge d’or » à la Renaissance et qui,
quoique loin d’en être absente, ne constitue pas un facteur saillant dans l’écriture des Essais13 ; d’autre part, comme le remarque fort judicieusement Christiane Lauvergnat-Gagnière, la réputation d’un scepticisme trop léger, trop axé sur la séduction des lecteurs n’était sans doute pas du goût de Montaigne14. Toujours est-il que l’influence de Lucien fut énorme à la Renaissance. On recense quelque 330 éditions et traductions du cynique samosatois entre le milieu du xve et la fin du xvie siècle15, la version la plus célèbre étant celle que produisirent Érasme et Thomas More en 1506 et qui influença considérablement leurs chefs-d’œuvre respectifs, l’Éloge de la Folie et Utopie.
Ce qui nous intéresse, c’est évidemment moins une dette directe envers le maître grec, mais plutôt une digestion montaignienne de l’attitude ménippéenne, caractérisée, quant à elle, par des valeurs proches de celles des Essais, à savoir la révolte contre l’obéissance aveugle à des normes arbitraires et idées reçues, révolte rendue possible par le développement d’un esprit critique indépendant. La forme peu conventionnelle des Essais en serait une première illustration. La notion du « mélange », centrale pour la ménippée, s’y trouve mise en exergue à maintes reprises. L’ordre d’une telle encyclopédie se doit d’être organique pour rester en harmonie avec la varietas des sujets discutés. Voilà trois exemples tirés de chacun des trois livres des Essais qui soulignent explicitement la forme peu conventionnelle du texte16 :
1. Il n’est subject si vain, qui ne merite un rang en cette rapsodie (I, 13, 48A).
2. Ce fagotage de tant de diverses pieces se faict en cette condition, que je n’y mets la main que lors qu’une trop lasche oisiveté me presse, et non ailleurs que chez moy (II, 37, 758A).
3. Mon livre est toujours un. Sauf qu’à mesure qu’on se met à le renouveller, afin que l’acheteur ne s’en aille les mains du tout
vuides, je me donne loy d’y attacher (comme ce n’est qu’une marqueterie mal jointe), quelque embleme supernumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la premiere forme, mais donnent quelque pris particulier à chacune des suivantes par une petite subtilité ambitieuse. De là toutefois il adviendra facilement qu’il s’y mesle quelque transposition de chronologie, mes contes prenans place selon leur opportunité, non toujours selon leur aage (III, 9, 964C).
Ce qui ressort de ces passages n’est pas l’absence totale de tout ordre, mais plutôt le refus de critères conventionnels dénotant un ordre artificiel17. On verra par la suite dans quelle mesure le « meslange » contribue justement au conflit entre nature et art(ifice), conflit au centre des préoccupations montaigniennes, et qui gagne en importance dans la couche « C », comme le montre l’extrait de « De la vanité ».
Pour conclure ce rapide survol des caractéristiques principales de la ménippée, nous voudrions mentionner les notions liées du grotesque et de l’informe18, éléments essentiels dans l’établissement de l’ordre rhapsodique du texte, ainsi que la structure dialogique établie, quant à elle, dès le capital « avis au lecteur19 ». En reliant explicitement la ménippée au grotesque littéraire et artistique, W. Scott Blanchard finit par mettre en valeur – de manière implicite, certes – le caractère ménippéen des Essais. Les remarques du critique reflètent celles de l’essayiste lorsqu’il souligne le « status [of the Menippea] as a form that breaks generic boundaries and is hence informis, without shape or form. As the literary anarchist’s ars poetica […] it is one of literature’s most interesting deformities20 ». Pour ce qui est du dialogue, cette démarche permet à l’auteur de juxtaposer
des opinions, interprétations ou vérités contradictoires sans être forcé de trancher, une coincidentia oppositorum par excellence conçue pour former et ensuite provoquer le jugement du lecteur diligent et le libérer de la tutelle de tout auteur autoritaire21.
Ce sont bien ces concepts ménippéens qui informent le scepticisme de Montaigne, attitude fondamentale pour l’entreprise critique du texte en général. On pourrait même oser prétendre que le fameux pyrrhonisme du Bordelais est essentiellement une attitude ménippéenne22. Un des domaines de prédilection du scepticisme de l’essayiste se retrouve inévitablement dans la critique de la raison humaine. C’est la reconnaissance de la faiblesse de cette capacité, essentielle pour l’orgueil humain, qui s’avère largement responsable de l’« encyclopédie désordonnée » des Essais, bâtie sur la base d’une souplesse organique dans l’inclusion ou bien dans l’association des observations, faits et connaissances retenus, souplesse qui résiste activement à tout ordre artificiel imposé par l’instrument peu fiable de la raison. Cette critique est omniprésente dans le texte, notamment dans l’« Apologie de Raimond Sebond », qui en constitue l’illustration la plus complexe. C’est justement la critique de la vanité de la raison humaine qui aboutit, en fin de compte, à la démonstration du manque de fiabilité du jugement humain, développement qui boucle la boucle dans la perspective qui est la nôtre ; d’où la nécessité de travailler inlassablement à l’amélioration de cette capacité critique. On pourrait alléguer, à titre d’exemple, les essais I, 24, « Divers evenemens de mesme conseil », ou bien I, 47, « De l’incertitude de nostre jugement ». Dans ce dernier chapitre, chaque jugement apparemment sain se voit immédiatement mis en question par un exemple contraire. Montaigne se demande, par exemple, si, pendant le siège d’une ville, l’assaillant
devrait insulter et menacer l’ennemi pour souligner le caractère désespéré de la situation, ce qui mènerait alors à la capitulation, ou bien si un tel comportement inciterait un ennemi à multiplier ses efforts pour échapper à son triste sort. Il y a des exemples historiques pour les deux réactions, ce qui amène l’essayiste à conclure que les conséquences de nos actions ne se rangent que rarement dans les schémas conçus par la raison humaine : « Ainsi nous avons bien accoustumé de dire avec raison que les evenemens et issues dependent, notamment en la guerre, pour la pluspart, de la fortune, laquelle ne se veut pas renger et assujectir à notre discours et prudence » (I, 47, 286). Il semble que ce soit la vanité intellectuelle, la base de notre refus d’admettre nos défauts, qui nous empêche d’arriver à une meilleure compréhension de la nature. Cette attitude nous incite, par exemple, à chercher les causes d’événements apparemment extraordinaires dans le surnaturel, comme Montaigne le constate notamment dans « Des boyteux » (III, 11) : « L’humaine raison est un instrument libre et vague » (1026B) ; « Il n’est rien si soupple et erratique que nostre entendement » (1034B)23. Les tendances ménippéennes des Essais ne sauraient être plus claires que dans de tels passages.
Montaigne, mémoire et jugement :
un dialogue de sourds ?
C’est donc le jugement qui se situe au nœud de l’entreprise encyclopédique que nous tentons d’analyser. Il n’est guère surprenant que Montaigne s’occupe de cette problématique justement dans « Des livres » (II, 10). Il distingue entre trois catégories d’historiens pour illustrer son point de vue, en commençant par les deux types qu’il préfère, les historiens simples et les excellents, malheureusement les catégories les plus rares :
Les simples […] n’y apportent que le soin et la diligence de r’amasser tout ce qui vient à leur notice, et d’enregistrer […] toutes choses sans chois et sans triage. […] Les bien excellens ont la suffisance de choisir ce qui est digne d’estre sçeu, peuvent trier de deux raports celuy qui est plus vray-semblable (II, 10, 417A).
Le mérite des historiens simples serait alors leur honnêteté ; ils avouent leur manque de jugement et cherchent à amasser autant d’information qu’ils peuvent tout en laissant le soin de trier et de juger aux lecteurs. Ils courent alors le risque du trop-plein, surcharge néfaste menaçant nos capacités d’absorption24. Cette démarche semble proche de la conception traditionnelle de l’encyclopédie en tant que somme des connaissances humaines, sans qu’on se soucie de la question de savoir ce qui mérite d’être su. En revanche, les historiens excellents vont faire ce choix pour nous grâce à leur jugement fiable hors du commun, lequel les met en position de servir de guide au lecteur.
La catégorie la plus répandue est pourtant celle des historiens médiocres, ce que déplore l’essayiste en faisant preuve de son propre jugement, bien plus développé qu’il ne l’avoue :
Ceux là nous gastent tout : ils veulent nous mascher les morceaux ; ils se donnent loy de juger, et par consequent d’incliner l’Histoire à leur fantasie : car dépuis que le jugement pend d’un costé, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais. Ils entreprennent de choisir les choses dignes d’estre sçeuës, et nous cachent souvent telle parole, telle action privée, qui nous instruiroit mieux : obmetent, pour choses incroyables, celles qu’ils n’entendent pas, et peut estre encore telle chose, pour ne la sçavoir dire en bon Latin ou François. Qu’ils estalent hardiment leur éloquence et leurs discours, qu’ils jugent à leur poste ; mais qu’ils nous laissent aussi dequoy juger après eux, et qu’ils n’alterent ny dispensent, par leurs racourcimens et par leur chois, rien sur le corps de la matiere, ains qu’ils nous la r’envoyent pure et entiere en toute ses dimentions (II, 10, 417A).
Ces historiens partagent le manque de jugement avec leurs homologues simples, mais contrairement à ceux-ci, ne s’en rendent pas compte : « Qui veult guerir de l’ignorance, il faut la confesser » (III, 11, 1030B). Voici sans doute le leitmotiv de l’essayiste, du moins dans la perspective que nous avons adoptée dans ces pages. En suivant leurs propres préférences
et capacités, ils modifient artificiellement leurs comptes rendus au lieu de tâcher de fournir toutes les dimensions d’un événement, en particulier toute la varietas naturelle.
L’attitude personnelle de Montaigne diffère considérablement de cette suffisance néfaste, comme le montre cette excusatio propter infirmitatem exemplaire qui annonce justement le leitmotiv précité : « Je ne voy le tout de rien » (I, 50, 302A)25. Certes, Montaigne ne fait pas uniquement preuve de modestie en confessant de tels défauts ; en l’occurrence, sa stratégie vise sans doute également à justifier sa propre manière peu conventionnelle d’accumuler des connaissances dans son texte, manière qui a non seulement des incidences sur le contenu mais implique tout aussi radicalement le style. Or, ce style contribue considérablement à l’attaque des normes artificielles, « car ma suffisance ne va pas si avant que d’oser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon l’art » (I, 28, 183A).
À maintes reprises, Montaigne cherche cependant à nous montrer comment améliorer la capacité du jugement, en particulier dans « De l’institution des enfans » (I, 26) où il oppose justement le développement du jugement et de la compréhension à la pure accumulation de données pratiquée par les compilateurs. L’essayiste voit dans ce conflit une indication claire de la supériorité de la « conscience » – en l’occurrence une combinaison de morale et de jugement qui caractérise les âmes supérieures – par rapport à la « science », supériorité qui finit par privilégier une « teste bien faicte » au lieu d’une « teste bien pleine » (I, 26, 150A)26. La visée pédagogique se résume ainsi : « Nous prenons en garde les opinions et le sçavoir d’autruy, et puis c’est tout. Il les faut faire nostres » (I, 25, 137A). Le rôle de l’enseignant s’avère essentiel dans cette tentative de digestion intellectuelle :
Qu’il ne luy demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le tesmoignage de sa memoire, mais de sa vie (I, 26, 151A).
Sçavoir par cœur n’est pas sçavoir : c’est tenir ce qu’on a donné en garde à sa memoire (I, 26, 152C).
Une telle philosophie pédagogique, privilégiant la compréhension aux dépens de la mémoire, nous ramène au rôle capital du dialogue, outil indispensable dans ce schéma :
On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verseroit dans un antonnoir, et nostre charge, ce n’est que redire ce qu’on nous a dict. Je voudrais qu[e le précepteur] corrigeast cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l’ame qu’il a en main, il commençast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses, les choisir et discerner d’elle mesme : quelquefois luy ouvrant chemin, quelquefois le luy laissant ouvrir. Je ne veux pas qu’il invente et parle seul, je veux qu’il escoute parler son disciple à son tour. [C] Socrates et, depuis, Archesilas faisoient premierement parler leurs disciples, et puis ils parloient à eux (I, 26, 150A).
Montaigne nous rappelle là un dernier élément dans la quête d’un jugement plus fiable, à savoir le statut exemplaire des Anciens, avec qui doit se nouer le dialogue dans la même mesure qu’il faut l’établir entre maître et disciple actuels. La faible mémoire, dont Montaigne se dit pourvu, finit par se muer en atout dans la quête, car « les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugements debiles » (I, 9, 34B)27. Le manque de mémoire sert donc de preuve pour un jugement en constante amélioration lequel trie naturellement ce qu’il faut savoir et en constitue une encyclopédie certes subjective et personnelle mais néanmoins bien digérée. C’est donc justement pour éviter un dialogue de sourds entre les différents interlocuteurs (maîtres, disciples, Anciens), impliqué joliment par le « criaillement » décrié par Montaigne, qu’il est nécessaire de changer de nature dialogique en soumettant la mémoire au jugement.
Ce développement illustre les techniques de l’anamorphose qui devinrent de plus en plus populaires dans les arts visuels et plastiques ainsi que dans la littérature à l’époque : « Mes fantasies se suyvent, mais par fois c’est de loing, et se regardent, mais d’une veuë oblique » (III, 9, 994B). Le paradoxe, pierre angulaire de la ménippée, se trouve donc dans le fait que c’est précisément la faible mémoire de l’essayiste, laquelle comble les lacunes de son jugement imparfait, qui lui permet
de composer une étude encyclopédique de la nature humaine aussi profonde que les Essais. La coincidentia oppositorum mise en place dans cette démarche semble indispensable pour provoquer la participation active du lecteur perplexe dans l’entreprise interprétative ; son jugement se formera grâce à une position intellectuelle répandue à l’époque et que F. Charpentier a définie de manière succincte dans une analyse de l’épisode de la guerre des Andouilles dans le Quart Livre de Rabelais : « de deux vérités contradictoires, [l’auteur] ne veut lâcher aucune28 ».
Mémoire, jugement et digestion
Dans notre perspective, la clé pour la résolution de ce paradoxe ménippéen de l’artifice naturel pourrait bien se trouver dans la notion de la digestion, elle aussi du côté du « naturel ». Dans « De l’institution des enfans », Montaigne se sert de l’image classique de l’abeille, présente notamment chez Sénèque (Lettres à Lucilius XI), pour transmettre l’approche idéale à l’assimilation du savoir, loin des criaillements et du bourrage de cerveau traditionnels :
Il faut qu’il emboive leurs humeurs, non qu’il apprenne leurs preceptes. Et qu’il oublie hardiment […] d’où il les tient, mais qu’il se les sçache approprier. […] [C] Ce n’est non plus selon Platon que selon moy, puis que luy et moi l’entendons et voyons de mesme. [A] Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font apres le miel, qui est tout leur ; […] ainsi les pieces empruntées d’autruy, il les transformera et confondera, pour en faire un ouvrage tout sien : à sçavoir son jugement. Son institution, son travail et estude ne vise qu’à le former (I, 26, 151-52A).
Cette variante du mélange évoque une des revendications majeures de Joachim Du Bellay dans sa Deffence, et illustration de la langue françoyse
(1549), où le poète explique la manière des Romains d’enrichir leur langue, modèle à suivre pour la langue française :
Immitant les meilleurs Aucteurs Grecz, se transformant en eux, les devorant, & apres les avoir bien digerez, les convertissant en sang, & nouriture se proposant chacun selon son Naturel, & l’Argument, qu’il vouloit elire, le meilleur Aucteur, dont [les Romains] observoint diligemment toutes les plus rares, & exquises vertuz, & icelles comme Grephes, ainsi que j’ay dict devant, entoint, & apliquoint à leur Langue29.
C’est bien ce manque de digestion que Montaigne a du mal à accepter dans les procédés conventionnels de compilation des connaissances. Il a certainement à l’esprit les historiens médiocres et les compilateurs lorsqu’il rédige cette diatribe polémique dans « De la phisionomie » :
Ces pastissages de lieux communs, dequoy tant de gents mesnagent leur estude, ne servent guere qu’à subjects communs ; et servent à nous montrer non à nous conduire, ridicule fruict de la science, que Socrates exagite si plaisamment contre Euthydeme. J’ay veu faire des livres de choses ny jamais estudiées ny entenduës, l’autheur commettant à divers de ses amis sçavants la recherche de cette-cy et de cette autre matiere à le bastir, se contentant pour sa part d’en avoir projetté le dessein et empilé par son industrie ce fagot de provisions incogneuës ; au moins est sien l’ancre et le papier (III, 12, 1056C).
Pour Montaigne, compiler et transmettre du savoir dépasse de loin l’objectif idéalisé de la simple création d’une espèce de base de données objectives de faits irréfutables et de vérités absolues. Contrairement à la conception moderne de l’entreprise encyclopédique, la démarche montaignienne inclut un élément éthique considérable, qui vise la sagesse (sapientia), indispensable pour toute réflexion critique indépendante, plutôt que la simple connaissance (scientia). L’assimilation naturelle paraît alors centrale au succès d’une telle tentative et la faible mémoire de l’essayiste s’avère un atout fondamental : non seulement elle n’est plus un handicap, elle se mue même en vertu, voire en condition sine qua non, raffinant l’usage contemporaine des miscellanées, en y apportant le jugement et le naturel et en empêchant le « trop-plein » contre lequel nous avait déjà mis en garde Cicéron dans le De oratore30.
La mémoire n’est plus surmenée en essayant d’enregistrer chaque détail de l’existence, même le plus insignifiant, mais est désormais à même de se concentrer sur les tâches morales qui devraient être au centre de ses préoccupations :
C’est le receptacle et l’estuy de la science que la mémoire : l’ayant si deffaillante, je n’ai pas fort à me plaindre, su je ne sçay guiere. […] Je feuillette les livres, je ne les estudie pas : ce qui m’en demeure, c’est chose que je ne reconnois plus estre d’autruy ; c’est cela seulement dequoy mon jugement a faict son profict, les discours et les imaginations dequoy il s’est imbu ; l’autheur, le lieu, les mots et autres circonstances, je les oublie incontinent (II, 17, 651A).
De telles « fleurs estrangeres » se voient ainsi tissées dans l’essence et la nature mêmes de Montaigne, ce qui justifie son affirmation de « ne […] faire montre que du mien et de ce qui est mien par nature » (III, 12, 1055B). Étant donné son manque de mémoire conventionnelle et l’absence de vanité intellectuelle – il reconnaît les failles de son jugement –, l’oubli semble alors un outil naturel de sélection indispensable qui fait passer les déchets de l’esprit par un filtre organique, complétant ainsi un jugement en devenir éternel et aidant l’auteur à dépasser les limites étroites imposées traditionnellement par une approche purement rationnelle et, par conséquent, artificielle, fermée et défaillante. Le conflit entre savoir et oubli est donc résolu à l’aide d’une « antipéristase », figure qui montre l’enrichissement mutuel de notions qui, à la surface, semblent s’opposer de manière irréconciliable. Voilà le cadre théorique de la supériorité du naturel par rapport à l’artificiel, renforçant la tendance générale des Essais à se positionner en opposition à des vérités absolues et idées reçues. C’est cette tendance-là qui souligne la faiblesse et la faillibilité de la raison humaine. Ultime paradoxe : cette approche montaignienne montre justement la maturité de la raison et du jugement du Bordelais ! D’où son appréciation du manque d’enfants, car tout objet précieux est rare (I, 14, 62) ; d’où la comparaison favorable de la société naturelle des Cannibales à la nôtre (I, 31) et la critique explicite de notre habitude d’obéir aveuglement à des lois et coutumes artificielles sans même essayer de faire usage de notre jugement : « C’est chose difficile de resoudre son jugement contre les opinions communes » (III, 11,
1028B). Et d’où, enfin, l’ultime justification du style peu orthodoxe des Essais : « Nostre vie est partie en folie, partie en prudence. Qui n’en escrit que reveremment et regulierement, il en laisse en arriere plus de la moitié » (III, 5, 888B).
Conclusion
Style et contenu se nourrissent ainsi mutuellement, montrant l’absurdité de l’attitude révérencieuse envers des connaissances « sûres et certaines » compilées dans des encyclopédies « régulières ». Au nom de l’authenticité, le mélange finit par devenir le moyen indispensable des Essais d’arriver à ses fins : une description naturelle de la nature humaine31. En même temps, il n’y a qu’un texte d’une telle authenticité naturelle qui puisse être considéré comme véritablement poétique et donc supérieur car il n’est justement pas sujet aux règles d’une raison humaine faillible ; l’esthétique rejoint ainsi l’éthique :
A certaine mesure basse, on la [la poësie] peut juger par les preceptes et par art. Mais la bonne, l’excessive, la divine est audessus des regles et de la raison. […] Elle ne pratique point nostre jugement : elle le ravit et ravage (I, 37, 231-32C).
Une fois de plus, nous sommes à même d’éviter les pièges de notre jugement imparfait et de l’artifice de façon naturelle. Les règles et la raison humaines, à la base de l’entreprise encyclopédique conventionnelle, ont des défauts intrinsèques, ce qui ne justifie nullement l’autorité absolue qu’elles revendiquent d’habitude. Un tel abus de pouvoir usurpé ne saurait mener qu’à la catastrophe, comme l’illustrent les guerres de religion qui dévastent la France à l’époque. Montaigne fait donc également appel à la modération et à la modestie, en l’occurrence par rapport à l’exhaustivité et l’infaillibilité que semble impliquer l’impulsion encyclopédique dans certaines institutions puissantes.
Le phénomène du paradoxe ménippéen qui nous a préoccupé tout au long de cette analyse s’incarne de la manière la plus accomplie dans la tentative de créer un nouveau style naturel en « naturalisant l’art » (III, 5, 874C), conformément au lieu commun que l’on trouve dans toutes les écoles antiques (Aristote, Cicéron, Horace, Sénèque, Quintilien)32. Comme Gisèle Mathieu-Castellani l’a montré, « c’est en donnant du flou, du vague, que les additions précisent ce que la première rédaction avait d’imprécis par excès de précision33 ». L’artifice se montre ainsi indispensable dans le processus de naturalisation de l’écriture des Essais en y ajoutant un flou naturel : « Je ne vise icy qu’à découvrir moy mesmes, qui seray par adventure autre demain, si nouveau apprentissage me change » (I, 26, 148A). Il est vrai, certes, que la quasi-omniprésence de techniques et approches ménippéennes dans les Essais (dialogisme, grotesque, paradoxe, soucis didactiques) semble trahir l’artificialité rhétorique et épistémologique de la « nouvelle écriture naturelle » du texte, mais n’oublions pas que l’auteur ne s’est pas tourné par dessein mais naturellement vers cet anti-genre antidogmatique, incorporé organiquement dans sa manière d’écrire, ce qui souligne, une fois de plus, la pertinence de la métaphore digestive pour cette entreprise.
Le paradoxe empêche donc, en fin de compte, le dialogue de se figer en mettant l’accent sur le devenir perpétuel auquel se voient assujettis les critères déterminants de l’apprentissage et, par extension, le dialogue même. À l’instar de l’essence physique de l’homme, jugement et raison se trouvent dans un rapport de dépendance permanente envers le processus de digestion, en l’occurrence sa variante intellectuelle, qui est censée nourrir l’esprit et définir la gamme de connaissances « dignes d’être sues », elle-même en mutation incessante. L’autorité absolue de toute compilation officielle de connaissances – ainsi que la possibilité d’un usage abusif du pouvoir qui dérive de la maîtrise d’un tel canon – en est diminuée considérablement, ce qui constitue un avertissement clair adressé aux institutions religieuses et politiques de l’époque. Même si le modèle encyclopédique proposé par Montaigne s’avère sans doute impraticable à cause de sa souplesse et de son individualisme extrême,
c’est bien le critère principal sous-jacent, le développement constant des capacités de réflexion indépendante et critique, qui constitue la revendication la plus importante des remarques montaigniennes, critère qui dépasse de loin la visée littéralement encyclopédique du texte.
Bernd Renner
City University of New York
1 François Rabelais, Pantagruel, dans Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, 1994, chap. 8, p. 243. Toutes nos citations de Rabelais seront tirées de cette édition.
2 Voir idem, p. 1309, note 5 à la p. 290.
3 Neil Kenny, The Palace of Secrets. Béroalde de Verville and Renaissance Conceptions of Knowledge, New York, 1991, p. 1.
4 Voir l’étude fondamentale de Frances A. Yates, The Art of Memory, Chicago, 1966.
5 Idem, p. 19-25. Voir De oratore, II, lxxxviii et Institutio oratoria, XI, ii. Voir aussi Ad Herennium, III, 28-40, pour l’analyse de la mémoire artificielle.
6 Idem, p. 295-296. N’oublions pas non plus que Martianus Capella, dans son influent De nuptiis Philologiae et Mercurii, se réfère explicitement à la mémoire artificielle dans ses commentaires sur les différentes parties de la rhétorique classique ; voir F. Yates, op. cit., p. 50-53.
7 Voir E. Duval, « The Medieval Curriculum, The Scholastic University, and Gargantua’s Program of Studies (Pantagruel, 8) » dans Rabelais’s Incomparable Book. Essays On His Art, dir. R. C. La Charité, Lexington, KY, French Forum, Publishers, 1986, p. 30-44. Pour Verville, on citera simplement deux parties de la page de titre : « Œuvre contenant la raison de tout ce qui a été, est et sera, avec démonstrations certaines et nécessaires, selon la rencontre des effets de VERTU. […] Recensuit sapiens ab A ad Z » (F. Béroalde de Verville, Le Moyen de parvenir, éd. M. Renaud, Paris, Gallimard, 2006, p. 41).
8 Voir notamment la Rhétorique à Herennius, éd. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, 2003, III, 29 : « Donc la mémoire naturelle doit, pour atteindre la perfection, être renforcée par des préceptes ».
9 À ce sujet voir l’étude récente d’Ann Blair, Too Much To Know : Managing Scholarly Information before the Modern Age, New Haven, Yale UP, 2010.
10 À ce sujet, voir surtout le numéro spécial du Journal of the History of Ideas, 59, 1998.
11 À titre d’exemple, voir l’importante étude de D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610, Seyssel, Champ Vallon, 1990, et pour des textes primaires, Le Théâtre de la Cruauté et Récits Sanglants, dir. C. Biet, Paris, Robert Laffont, 2006.
12 Voir surtout Ch. Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate et le Lucianisme en France au xvie siècle. Athéisme et polémique, Genève, Droz, 1988, p. 23-24, et M. Clément, Le Cynisme à la Renaissance, Genève, Droz, 2005, p. 167.
13 Rappelons que tous les textes ménippéens ne se rangeaient pas dans la catégorie de la satire ; citons à titre d’exemple le De nuptiis Philologiae et Mercurii de Martianus Capella (début du 5e siècle), La Consolation de la Philosophie de Boèce (524) ou bien le Dictionary of the English Language de Samuel Johnson (1755).
14 Op. cit., p. 24.
15 Idem, p. 25-57.
16 Toutes nos citations de Montaigne sont tirées de l’édition Villey-Saulnier des Essais, Paris, PUF, 1965.
17 Nous nous rangeons là évidemment dans le contexte plus large de l’ordo neglectus ; une discussion de ce concept sous-jacent fondamental dépasse pourtant les contraintes spatiales de notre article ; voir à ce sujet H. Friedrich, Montaigne, Paris, Gallimard, 1968, p. 348-351, et J. Lapp, The Esthetics of Negligence, Cambridge UP, 1971.
18 Voir à titre d’exemple I, 18, 183A : « Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite ny proportion que fortuité ? »
19 Pour ces rapprochements stylistiques, voir notamment J. Bompaire, Lucien écrivain. Imitation et création, Paris, E. de Broccard, 1958, et D. Marsh, Lucian and the Latins, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1998.
20 W. S. Blanchard, Scholars’ Bedlam. Menippean Satire in the Renaissance, Lewisburg, Bucknell UP, 1995, p. 24.
21 Rappelons que le lecteur n’est pas le seul interlocuteur de l’essayiste, peut-être même pas le plus important dans un premier temps, car Montaigne insiste sur ses échanges formatifs avec son livre : « Je n’ay pas plus faict mon livre que mon livre m’a faict, livre consubstantiel à son autheur » (II, 18, 665B). Comme le souligne M.-L. Demonet, « À plaisir ». Sémiotique et scepticisme chez Montaigne, Orléans, Paradigme, 2002, p. 187, « Montaigne dispense rarement la louange ou le blâme dans les parties réflexives de ses Essais, sauf dans les jugements spécifiquement littéraires ». Pour le dialogue, voir surtout A. Godard, Le Dialogue à la Renaissance, Paris, PUF, 2001 et E. Kushner, Le Dialogue à la Renaissance. Histoire et poétique, Genève, Droz, 2004.
22 Les études du scepticisme de Montaigne abondent ; voir, à titre d’exemple, M.-L. Demonet, op. cit., et M.-L. Demonet, A. Legros (dir.), L’Écriture du scepticisme chez Montaigne, Genève, Droz, 2004.
23 Pour une discussion plus approfondie de ces aspects dans III, 11, voir notre « A Monstrous Body of Writing ? Irregularity and the Implicit Unity of Montaigne’s “Des Boyteux” », French Forum, 29.1, 2004, p. 1-20.
24 Pour le concept du « trop-plein », voir surtout M. Jeanneret, « Œuvres à faire. La part du public dans l’art de la Renaissance », Littérature 99, 1995, p. 74-87.
25 Voir M.-L. Demonet, op. cit., p. 181-198, chapitre qui porte cette maxime en titre.
26 Voir les commentaires récents de M. Foglia, Montaigne, pédagogue du jugement, Paris, Classiques-Garnier, 2011, notamment la première partie, « Exercer son jugement », p. 21-104. Rappelons aussi la fameuse maxime de la lettre de Gargantua, « science sans conscience n’est que ruine de l’ame » (op. cit., p. 245) et la juxtaposition programmatique des anciennes et nouvelles méthodes pédagogiques dans le Gargantua, chap. 14-15, 21-24.
27 Voir M. Jeanneret, Des mets et des mots, Paris, J. Corti, 1987, p. 267 : « L’indépendance du moi implique […] le choix, l’oubli ou la distorsion ; elle confie à l’activité critique du jugement ce qu’elle retire à la faculté, trop anonyme, de la mémoire ». Voir aussi notre « La Mémoire défaillante de Montaigne : un stratagème judicieux ? », Cincinnati Romance Review 19, 2000, p. 102-110.
28 F. Charpentier, « La Guerre des Andouilles. Pantagruel IV, 35-42 » dans Études seiziémistes offertes à M. le Professeur V.-L. Saulnier, Genève, Droz, 1980, p. 125. On pense évidemment aussi au fameux conseil de Trouillogan dans le Tiers Livre : « Ne l’un ne l’aultre, et tous les deux ensemble » (éd. citée, p. 465). Pour un traitement approfondi de ce paradoxe chez Montaigne, voir G. Mathieu-Castellani, Montaigne ou la vérité du mensonge, Genève, Droz, 2000.
29 J. Du Bellay, Œuvres complètes, vol. 1, dir. O. Millet, Paris, Champion, 2003, p. 30.
30 Voir par exemple F. Yates, op. cit., p. 18-20.
31 Voir II, 1, 335B : « Je n’ay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot ». Ou bien III, 13, 1090B : « Nostre estre ne peut sans ce meslange, et y est l’une bande non moins necessaire que l’autre ».
32 Voir à titre d’exemple Ad Herennium, éd. citée, III, 36 : « Imitetur ars igitur naturam et quod ea desiderat inueniat, quod ostendit sequatur ». Voir p. 122, note 101 dans cette édition pour les références précises des autres sources. Voir aussi F. Yates, op. cit., p. 9-11.
33 Op. cit., p. 59.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3677-2
- EAN : 9782812436772
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3677-2.p.0087
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/03/2015
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français