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Classiques Garnier

« Naturaliser l’art(ifice) ». Montaigne encyclopédiste

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
    2014 – 1, n° 59
    . varia
  • Auteur : Renner (Bernd)
  • Résumé : Le phénomène encyclopédique à la Renaissance française mêle la parodie, voire la satire de ce que Rabelais appela « le temps […] tenebreux […] sentant l’infelicité et calamité des Gothz, qui avoient mis à destruction toute bonne literature », et l’enthousiasme des découvertes qui mènent à l’explosion des connaissances, mais aussi à la remise en question du passé. L’article analyse le modèle encyclopédique singulier de Montaigne en étudiant la quasi-omniprésence de techniques et approches ménippéennes dans les Essais.
  • Pages : 87 à 104
  • Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812436772
  • ISBN : 978-2-8124-3677-2
  • ISSN : 2261-897X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3677-2.p.0087
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 02/03/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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« Naturaliser lart(ifice) »

Montaigne encyclopédiste

Le phénomène encyclopédique à la Renaissance française est un concept bien complexe. Dune part, on y retrouve en partie la parodie, voire la satire de ce que Rabelais appela, dans la fameuse lettre programmatique de Gargantua à son fils, « le temps [] tenebreux [] sentant linfelicité et calamité des Gothz, qui avoient mis à destruction toute bonne literature1 ». Dautre part, on constate lenthousiasme débordant déclenché par le potentiel des découvertes, inventions et innovations dans tous les domaines de la vie humaine qui caractérisent lépoque et mènent non seulement à une explosion des connaissances, mais aussi à une mise en question des dogmes, vérités irréfutables et idées reçues du passé. Dans notre perspective, la redécouverte des lettres gréco-latines joue un rôle prépondérant dans ce processus de lexplosion du savoir, explosion qui trouve son cadre théorique justement dans un dialogue enrichissant quoique de plus en plus problématique avec les Anciens.

Le concept encyclopédique

Le terme « encyclopédie » est rare en français. Sa première mention se trouve justement dans le Pantagruel, utilisé par le grand clerc Thaumaste après son débat par signes avec Panurge : « Je vous puisse asseurer quil [Panurge] ma ouvert le vray puys et abisme de Encyclopedie » (P. 20, p. 290). Étant donné que le naïf Thaumaste applique cette nouvelle appellation aux gestes obscènes de son interlocuteur, le statut du

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terme reste ambigu à ce moment. Le terme « exotique », emprunté au latin de la Renaissance (encyclopaedia2) semble faire partie de la satire de la scolastique, du savoir et des méthodes académiques médiévaux. Le terme ne se trouve dailleurs pas encore dans le dictionnaire de Nicot, sorti au début du xviie siècle. Dans des contextes plus sérieux, tels la lettre de Gargantua (P. 8), Rabelais semble préférer des termes plus communs, en loccurrence « abysme de science », concept que le satiriste oppose notamment à la mémorisation inutile telle que la pratiqua Gargantua sous ses précepteurs sophistes (G 14-15, 21), annonçant là la critique de la « tête bien pleine » de Montaigne sur laquelle nous reviendrons.

Sans se soucier trop de la taxinomie, il est cependant clair que laccumulation totalisante du savoir exerça un pouvoir dattraction particulièrement fort à la Renaissance. Ce sont justement les méthodes daccumulation qui furent au centre des discussions des humanistes comme le montre le cas de Rabelais. Dans son ouvrage fondamental The Palace of Secrets. Béroalde de Verville and Renaissance Concepts of Knowledge, Neil Kenny fournit un aperçu succinct de cette problématique :

Encyclopaedism of the pre-Enlightenment kind surfaced in much European culture between Greek antiquity and the eighteenth century as a particular way of conceiving and organizing knowledge. Although such encyclopaedism is extremely heterogeneous, its diverse manifestations all share the goal of selecting a body of learning from the formless mass of the knowable, and relating the constituent parts to each other logically, so that together they form a circle of learning. The structure of the circle is held to be metaphorically significant, reflecting the inner structure both of the world and of the human mind ; the circle is the most common of the many metaphors which are used to describe the encyclopedia. Another common figure is that of a palace which houses the secrets of nature in a series of ordered chambers. In the early modern period, the metaphor of a cabinet also rises to prominence.

These figures all suggest a notion of encyclopedic knowledge as static, partitioned but unified, and cut off from the chaotic flux which we experience in everyday life as nature. This is certainly not the only way of conceiving knowledge in, say, the Renaissance. [] Certain writers who treat the whole of knowledge as an unsystematic flux which cannot be reduced to an ordered, static hierarchy tend to be consciously anti-encyclopedic. Others follow the ancient sceptics in refusing to believe that the knowledge necessary to constitute a circle of learning can be established with sufficient certainty3.

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Ces remarques nous servent de point de départ de nos propres réflexions sur cette thématique, lesquelles nous voudrions ancrer dans les concepts de la mémoire et de la digestion, éléments clés de limpulsion encyclopédique qui nous semblent insinués dans les analyses de N. Kenny. On pense notamment aux notions, populaires à lépoque, des théâtres et sphères de mémoire qui sont dérivées de modèles classiques tels Cicéron et Quintilien4. Ces notions aident non seulement à ranger lencyclopédisme dans le domaine plus général de la rhétorique, memoria étant la quatrième de ses cinq parties, mais elles sont également susceptibles déclaircir et de nuancer les tendances anti-encyclopédiques que souligne N. Kenny et que nous retrouvons dans la pensée de Montaigne. Il nous semble indispensable de relier le concept de la mémoire à lidée de la « digestion intellectuelle », que lon reconnaîtra dans le « flux » que souligne le critique. Là aussi, on retrouve le dialogue avec les Anciens, lequel se reflète notamment dans le célèbre manifeste poétique de Joachim Du Bellay ; nous y reviendrons. Enfin, il faudra mentionner une dernière dichotomie pour conclure ce survol rapide des bases théoriques de nos réflexions, à savoir le conflit entre les ordres naturel et artificiel, dichotomie essentielle dans le dialogue épistémologique quentretiendra Montaigne avec ses sources, en loccurrence surtout au sujet des valeurs ménippéennes quil incorpore dans son texte.

Memoria

Dans son Art of Memory, Frances Yates analyse les trois sources latines principales de la théorie de la mémoire, lanonyme Rhétorique à Herennius, le De oratore de Cicéron et lInstitutio oratoria de Quintilien. Ce qui nous intéresse particulièrement, cest lopposition entre la mémoire naturelle et la mémoire artificielle. Tandis que Cicéron, qui est probablement aussi lauteur de lAd Herennium, savère un fervent avocat de la mémoire artificielle, Quintilien se montre bien plus sceptique à cet égard. Lopposition se reflète notamment dans les attitudes respectives

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des deux rhétoriqueurs envers Metrodorus de Scepsis, un des théoriciens principaux de la mémoire artificielle. Cicéron considère le don comme presque divin ; Quintilien, par contre, ny voit que la vantardise5.

Plus proche de lépoque qui nous intéresse, nous voyons les reflets de ces théories dans les « théâtres de la mémoire » que conçoit Giordano Bruno, dont F. Yates résume le projet ainsi :

Everything in the physical world is to be here, all plants, stones, metals, animals, birds, and so on (Bruno makes use for his encyclopedic classifications of the alphabetical lists to be found in the memory textbooks). Also every art, science, invention known to man, and all human activities. Bruno states that the atria and fields which he teaches how to erect will include all things which can be said, known, or imagined 6 .

Tout un programme, comme le constate dailleurs F. Yates (« A large order »), et qui se voit parodié à maintes reprises à la Renaissance, notamment dans la lettre de Gargantua et sur la page de titre du Moyen de parvenir de François Béroalde de Verville7. Nous verrons que la situation semble plus complexe chez Montaigne. Limitation de la nature par lart est bien poussée à lextrême ici, celui-ci étant justement indispensable pour perfectionner nos dons naturels8.

Le problème qui reste latent dans cette discussion est pourtant de savoir comment décider ce qui mérite dêtre su9. Nous verrons si lappel de Montaigne de former le jugement, pour substituer une tête bien faite à une tête bien pleine, constitue un pas vers la solution du dilemme, surtout

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grâce à la tendance inhérente à cette approche de mettre en question dogmes, vérités soi-disant irréfutables et idées reçues dans cette période marquée par la « crise de lexemplarité ». En soulignant la subjectivité et larbitraire de ces données investies dautorité absolue, Montaigne entre pour ainsi dire dans un faux dialogue avec les puissantes autorités religieuses et politiques qui fondent leur pouvoir justement sur la maîtrise du savoir officiel10. Une telle méthode, paradoxalement à la fois plus subjective et plus objective, darriver à des connaissances et, par extension, à une somme encyclopédique « organique » paraît une préoccupation centrale de bon nombre dhumanistes, en particulier dans la deuxième moitié du seizième siècle en France où des concepts tels que la « vérité » ou l« autorité » se déclinaient de préférence dans le contexte des conflits religieux et aboutissaient dhabitude à des questions de vie et de mort11.

Lucien de Samosate et la ménippée

Il nous semble que cest bien là où le concept de la ménippée savère dune utilité considérable pour notre argumentation, et ceci, du moins dans le cas de Montaigne, grâce à ses caractéristiques de forme mêlée et sceptique plutôt que pour ses qualités ironique et satirique. Lucien de Samosate, figure de proue de lattitude ménippéenne à la Renaissance, se voit pourtant rarement associé à lessayiste bordelais. Il y a peu de renvois au cynique grec dans les Essais, seulement dans I, 46, dans la version de II, 12 parue du vivant de lessayiste et peut-être dans I, 20, I, 21 et I, 5012. Il y a sans doute deux raisons principales pour cette absence : dune part, Lucien semble avoir été relié bien étroitement à lattitude satirique, qui connut un « âge dor » à la Renaissance et qui,

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quoique loin den être absente, ne constitue pas un facteur saillant dans lécriture des Essais13 ; dautre part, comme le remarque fort judicieusement Christiane Lauvergnat-Gagnière, la réputation dun scepticisme trop léger, trop axé sur la séduction des lecteurs nétait sans doute pas du goût de Montaigne14. Toujours est-il que linfluence de Lucien fut énorme à la Renaissance. On recense quelque 330 éditions et traductions du cynique samosatois entre le milieu du xve et la fin du xvie siècle15, la version la plus célèbre étant celle que produisirent Érasme et Thomas More en 1506 et qui influença considérablement leurs chefs-dœuvre respectifs, lÉloge de la Folie et Utopie.

Ce qui nous intéresse, cest évidemment moins une dette directe envers le maître grec, mais plutôt une digestion montaignienne de lattitude ménippéenne, caractérisée, quant à elle, par des valeurs proches de celles des Essais, à savoir la révolte contre lobéissance aveugle à des normes arbitraires et idées reçues, révolte rendue possible par le développement dun esprit critique indépendant. La forme peu conventionnelle des Essais en serait une première illustration. La notion du « mélange », centrale pour la ménippée, sy trouve mise en exergue à maintes reprises. Lordre dune telle encyclopédie se doit dêtre organique pour rester en harmonie avec la varietas des sujets discutés. Voilà trois exemples tirés de chacun des trois livres des Essais qui soulignent explicitement la forme peu conventionnelle du texte16 :

1. Il nest subject si vain, qui ne merite un rang en cette rapsodie (I, 13, 48A).

2. Ce fagotage de tant de diverses pieces se faict en cette condition, que je ny mets la main que lors quune trop lasche oisiveté me presse, et non ailleurs que chez moy (II, 37, 758A).

3. Mon livre est toujours un. Sauf quà mesure quon se met à le renouveller, afin que lacheteur ne sen aille les mains du tout

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vuides, je me donne loy dy attacher (comme ce nest quune marqueterie mal jointe), quelque embleme supernumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la premiere forme, mais donnent quelque pris particulier à chacune des suivantes par une petite subtilité ambitieuse. De là toutefois il adviendra facilement quil sy mesle quelque transposition de chronologie, mes contes prenans place selon leur opportunité, non toujours selon leur aage (III, 9, 964C).

Ce qui ressort de ces passages nest pas labsence totale de tout ordre, mais plutôt le refus de critères conventionnels dénotant un ordre artificiel17. On verra par la suite dans quelle mesure le « meslange » contribue justement au conflit entre nature et art(ifice), conflit au centre des préoccupations montaigniennes, et qui gagne en importance dans la couche « C », comme le montre lextrait de « De la vanité ».

Pour conclure ce rapide survol des caractéristiques principales de la ménippée, nous voudrions mentionner les notions liées du grotesque et de linforme18, éléments essentiels dans létablissement de lordre rhapsodique du texte, ainsi que la structure dialogique établie, quant à elle, dès le capital « avis au lecteur19 ». En reliant explicitement la ménippée au grotesque littéraire et artistique, W. Scott Blanchard finit par mettre en valeur – de manière implicite, certes – le caractère ménippéen des Essais. Les remarques du critique reflètent celles de lessayiste lorsquil souligne le « status [of the Menippea] as a form that breaks generic boundaries and is hence informis, without shape or form. As the literary anarchists ars poetica [] it is one of literatures most interesting deformities20 ». Pour ce qui est du dialogue, cette démarche permet à lauteur de juxtaposer

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des opinions, interprétations ou vérités contradictoires sans être forcé de trancher, une coincidentia oppositorum par excellence conçue pour former et ensuite provoquer le jugement du lecteur diligent et le libérer de la tutelle de tout auteur autoritaire21.

Ce sont bien ces concepts ménippéens qui informent le scepticisme de Montaigne, attitude fondamentale pour lentreprise critique du texte en général. On pourrait même oser prétendre que le fameux pyrrhonisme du Bordelais est essentiellement une attitude ménippéenne22. Un des domaines de prédilection du scepticisme de lessayiste se retrouve inévitablement dans la critique de la raison humaine. Cest la reconnaissance de la faiblesse de cette capacité, essentielle pour lorgueil humain, qui savère largement responsable de l« encyclopédie désordonnée » des Essais, bâtie sur la base dune souplesse organique dans linclusion ou bien dans lassociation des observations, faits et connaissances retenus, souplesse qui résiste activement à tout ordre artificiel imposé par linstrument peu fiable de la raison. Cette critique est omniprésente dans le texte, notamment dans l« Apologie de Raimond Sebond », qui en constitue lillustration la plus complexe. Cest justement la critique de la vanité de la raison humaine qui aboutit, en fin de compte, à la démonstration du manque de fiabilité du jugement humain, développement qui boucle la boucle dans la perspective qui est la nôtre ; doù la nécessité de travailler inlassablement à lamélioration de cette capacité critique. On pourrait alléguer, à titre dexemple, les essais I, 24, « Divers evenemens de mesme conseil », ou bien I, 47, « De lincertitude de nostre jugement ». Dans ce dernier chapitre, chaque jugement apparemment sain se voit immédiatement mis en question par un exemple contraire. Montaigne se demande, par exemple, si, pendant le siège dune ville, lassaillant

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devrait insulter et menacer lennemi pour souligner le caractère désespéré de la situation, ce qui mènerait alors à la capitulation, ou bien si un tel comportement inciterait un ennemi à multiplier ses efforts pour échapper à son triste sort. Il y a des exemples historiques pour les deux réactions, ce qui amène lessayiste à conclure que les conséquences de nos actions ne se rangent que rarement dans les schémas conçus par la raison humaine : « Ainsi nous avons bien accoustumé de dire avec raison que les evenemens et issues dependent, notamment en la guerre, pour la pluspart, de la fortune, laquelle ne se veut pas renger et assujectir à notre discours et prudence » (I, 47, 286). Il semble que ce soit la vanité intellectuelle, la base de notre refus dadmettre nos défauts, qui nous empêche darriver à une meilleure compréhension de la nature. Cette attitude nous incite, par exemple, à chercher les causes dévénements apparemment extraordinaires dans le surnaturel, comme Montaigne le constate notamment dans « Des boyteux » (III, 11) : « Lhumaine raison est un instrument libre et vague » (1026B) ; « Il nest rien si soupple et erratique que nostre entendement » (1034B)23. Les tendances ménippéennes des Essais ne sauraient être plus claires que dans de tels passages.

Montaigne, mémoire et jugement :
un dialogue de sourds ?

Cest donc le jugement qui se situe au nœud de lentreprise encyclopédique que nous tentons danalyser. Il nest guère surprenant que Montaigne soccupe de cette problématique justement dans « Des livres » (II, 10). Il distingue entre trois catégories dhistoriens pour illustrer son point de vue, en commençant par les deux types quil préfère, les historiens simples et les excellents, malheureusement les catégories les plus rares :

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Les simples [] ny apportent que le soin et la diligence de ramasser tout ce qui vient à leur notice, et denregistrer [] toutes choses sans chois et sans triage. [] Les bien excellens ont la suffisance de choisir ce qui est digne destre sçeu, peuvent trier de deux raports celuy qui est plus vray-semblable (II, 10, 417A).

Le mérite des historiens simples serait alors leur honnêteté ; ils avouent leur manque de jugement et cherchent à amasser autant dinformation quils peuvent tout en laissant le soin de trier et de juger aux lecteurs. Ils courent alors le risque du trop-plein, surcharge néfaste menaçant nos capacités dabsorption24. Cette démarche semble proche de la conception traditionnelle de lencyclopédie en tant que somme des connaissances humaines, sans quon se soucie de la question de savoir ce qui mérite dêtre su. En revanche, les historiens excellents vont faire ce choix pour nous grâce à leur jugement fiable hors du commun, lequel les met en position de servir de guide au lecteur.

La catégorie la plus répandue est pourtant celle des historiens médiocres, ce que déplore lessayiste en faisant preuve de son propre jugement, bien plus développé quil ne lavoue :

Ceux là nous gastent tout : ils veulent nous mascher les morceaux ; ils se donnent loy de juger, et par consequent dincliner lHistoire à leur fantasie : car dépuis que le jugement pend dun costé, on ne se peut garder de contourner et tordre la narration à ce biais. Ils entreprennent de choisir les choses dignes destre sçeuës, et nous cachent souvent telle parole, telle action privée, qui nous instruiroit mieux : obmetent, pour choses incroyables, celles quils nentendent pas, et peut estre encore telle chose, pour ne la sçavoir dire en bon Latin ou François. Quils estalent hardiment leur éloquence et leurs discours, quils jugent à leur poste ; mais quils nous laissent aussi dequoy juger après eux, et quils nalterent ny dispensent, par leurs racourcimens et par leur chois, rien sur le corps de la matiere, ains quils nous la renvoyent pure et entiere en toute ses dimentions (II, 10, 417A).

Ces historiens partagent le manque de jugement avec leurs homologues simples, mais contrairement à ceux-ci, ne sen rendent pas compte : « Qui veult guerir de lignorance, il faut la confesser » (III, 11, 1030B). Voici sans doute le leitmotiv de lessayiste, du moins dans la perspective que nous avons adoptée dans ces pages. En suivant leurs propres préférences

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et capacités, ils modifient artificiellement leurs comptes rendus au lieu de tâcher de fournir toutes les dimensions dun événement, en particulier toute la varietas naturelle.

Lattitude personnelle de Montaigne diffère considérablement de cette suffisance néfaste, comme le montre cette excusatio propter infirmitatem exemplaire qui annonce justement le leitmotiv précité : « Je ne voy le tout de rien » (I, 50, 302A)25. Certes, Montaigne ne fait pas uniquement preuve de modestie en confessant de tels défauts ; en loccurrence, sa stratégie vise sans doute également à justifier sa propre manière peu conventionnelle daccumuler des connaissances dans son texte, manière qui a non seulement des incidences sur le contenu mais implique tout aussi radicalement le style. Or, ce style contribue considérablement à lattaque des normes artificielles, « car ma suffisance ne va pas si avant que doser entreprendre un tableau riche, poly et formé selon lart » (I, 28, 183A).

À maintes reprises, Montaigne cherche cependant à nous montrer comment améliorer la capacité du jugement, en particulier dans « De linstitution des enfans » (I, 26) où il oppose justement le développement du jugement et de la compréhension à la pure accumulation de données pratiquée par les compilateurs. Lessayiste voit dans ce conflit une indication claire de la supériorité de la « conscience » – en loccurrence une combinaison de morale et de jugement qui caractérise les âmes supérieures – par rapport à la « science », supériorité qui finit par privilégier une « teste bien faicte » au lieu dune « teste bien pleine » (I, 26, 150A)26. La visée pédagogique se résume ainsi : « Nous prenons en garde les opinions et le sçavoir dautruy, et puis cest tout. Il les faut faire nostres » (I, 25, 137A). Le rôle de lenseignant savère essentiel dans cette tentative de digestion intellectuelle :

Quil ne luy demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et quil juge du profit quil aura fait, non par le tesmoignage de sa memoire, mais de sa vie (I, 26, 151A).

Sçavoir par cœur nest pas sçavoir : cest tenir ce quon a donné en garde à sa memoire (I, 26, 152C).

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Une telle philosophie pédagogique, privilégiant la compréhension aux dépens de la mémoire, nous ramène au rôle capital du dialogue, outil indispensable dans ce schéma :

On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verseroit dans un antonnoir, et nostre charge, ce nest que redire ce quon nous a dict. Je voudrais qu[e le précepteur] corrigeast cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de lame quil a en main, il commençast à la mettre sur la montre, luy faisant gouster les choses, les choisir et discerner delle mesme : quelquefois luy ouvrant chemin, quelquefois le luy laissant ouvrir. Je ne veux pas quil invente et parle seul, je veux quil escoute parler son disciple à son tour. [C] Socrates et, depuis, Archesilas faisoient premierement parler leurs disciples, et puis ils parloient à eux (I, 26, 150A).

Montaigne nous rappelle là un dernier élément dans la quête dun jugement plus fiable, à savoir le statut exemplaire des Anciens, avec qui doit se nouer le dialogue dans la même mesure quil faut létablir entre maître et disciple actuels. La faible mémoire, dont Montaigne se dit pourvu, finit par se muer en atout dans la quête, car « les memoires excellentes se joignent volontiers aux jugements debiles » (I, 9, 34B)27. Le manque de mémoire sert donc de preuve pour un jugement en constante amélioration lequel trie naturellement ce quil faut savoir et en constitue une encyclopédie certes subjective et personnelle mais néanmoins bien digérée. Cest donc justement pour éviter un dialogue de sourds entre les différents interlocuteurs (maîtres, disciples, Anciens), impliqué joliment par le « criaillement » décrié par Montaigne, quil est nécessaire de changer de nature dialogique en soumettant la mémoire au jugement.

Ce développement illustre les techniques de lanamorphose qui devinrent de plus en plus populaires dans les arts visuels et plastiques ainsi que dans la littérature à lépoque : « Mes fantasies se suyvent, mais par fois cest de loing, et se regardent, mais dune veuë oblique » (III, 9, 994B). Le paradoxe, pierre angulaire de la ménippée, se trouve donc dans le fait que cest précisément la faible mémoire de lessayiste, laquelle comble les lacunes de son jugement imparfait, qui lui permet

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de composer une étude encyclopédique de la nature humaine aussi profonde que les Essais. La coincidentia oppositorum mise en place dans cette démarche semble indispensable pour provoquer la participation active du lecteur perplexe dans lentreprise interprétative ; son jugement se formera grâce à une position intellectuelle répandue à lépoque et que F. Charpentier a définie de manière succincte dans une analyse de lépisode de la guerre des Andouilles dans le Quart Livre de Rabelais : « de deux vérités contradictoires, [lauteur] ne veut lâcher aucune28 ».

Mémoire, jugement et digestion

Dans notre perspective, la clé pour la résolution de ce paradoxe ménippéen de lartifice naturel pourrait bien se trouver dans la notion de la digestion, elle aussi du côté du « naturel ». Dans « De linstitution des enfans », Montaigne se sert de limage classique de labeille, présente notamment chez Sénèque (Lettres à Lucilius XI), pour transmettre lapproche idéale à lassimilation du savoir, loin des criaillements et du bourrage de cerveau traditionnels :

Il faut quil emboive leurs humeurs, non quil apprenne leurs preceptes. Et quil oublie hardiment [] doù il les tient, mais quil se les sçache approprier. [] [C] Ce nest non plus selon Platon que selon moy, puis que luy et moi lentendons et voyons de mesme. [A] Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font apres le miel, qui est tout leur ; [] ainsi les pieces empruntées dautruy, il les transformera et confondera, pour en faire un ouvrage tout sien : à sçavoir son jugement. Son institution, son travail et estude ne vise quà le former (I, 26, 151-52A).

Cette variante du mélange évoque une des revendications majeures de Joachim Du Bellay dans sa Deffence, et illustration de la langue françoyse

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(1549), où le poète explique la manière des Romains denrichir leur langue, modèle à suivre pour la langue française :

Immitant les meilleurs Aucteurs Grecz, se transformant en eux, les devorant, & apres les avoir bien digerez, les convertissant en sang, & nouriture se proposant chacun selon son Naturel, & lArgument, quil vouloit elire, le meilleur Aucteur, dont [les Romains] observoint diligemment toutes les plus rares, & exquises vertuz, & icelles comme Grephes, ainsi que jay dict devant, entoint, & apliquoint à leur Langue29.

Cest bien ce manque de digestion que Montaigne a du mal à accepter dans les procédés conventionnels de compilation des connaissances. Il a certainement à lesprit les historiens médiocres et les compilateurs lorsquil rédige cette diatribe polémique dans « De la phisionomie » :

Ces pastissages de lieux communs, dequoy tant de gents mesnagent leur estude, ne servent guere quà subjects communs ; et servent à nous montrer non à nous conduire, ridicule fruict de la science, que Socrates exagite si plaisamment contre Euthydeme. Jay veu faire des livres de choses ny jamais estudiées ny entenduës, lautheur commettant à divers de ses amis sçavants la recherche de cette-cy et de cette autre matiere à le bastir, se contentant pour sa part den avoir projetté le dessein et empilé par son industrie ce fagot de provisions incogneuës ; au moins est sien lancre et le papier (III, 12, 1056C).

Pour Montaigne, compiler et transmettre du savoir dépasse de loin lobjectif idéalisé de la simple création dune espèce de base de données objectives de faits irréfutables et de vérités absolues. Contrairement à la conception moderne de lentreprise encyclopédique, la démarche montaignienne inclut un élément éthique considérable, qui vise la sagesse (sapientia), indispensable pour toute réflexion critique indépendante, plutôt que la simple connaissance (scientia). Lassimilation naturelle paraît alors centrale au succès dune telle tentative et la faible mémoire de lessayiste savère un atout fondamental : non seulement elle nest plus un handicap, elle se mue même en vertu, voire en condition sine qua non, raffinant lusage contemporaine des miscellanées, en y apportant le jugement et le naturel et en empêchant le « trop-plein » contre lequel nous avait déjà mis en garde Cicéron dans le De oratore30.

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La mémoire nest plus surmenée en essayant denregistrer chaque détail de lexistence, même le plus insignifiant, mais est désormais à même de se concentrer sur les tâches morales qui devraient être au centre de ses préoccupations :

Cest le receptacle et lestuy de la science que la mémoire : layant si deffaillante, je nai pas fort à me plaindre, su je ne sçay guiere. [] Je feuillette les livres, je ne les estudie pas : ce qui men demeure, cest chose que je ne reconnois plus estre dautruy ; cest cela seulement dequoy mon jugement a faict son profict, les discours et les imaginations dequoy il sest imbu ; lautheur, le lieu, les mots et autres circonstances, je les oublie incontinent (II, 17, 651A).

De telles « fleurs estrangeres » se voient ainsi tissées dans lessence et la nature mêmes de Montaigne, ce qui justifie son affirmation de « ne [] faire montre que du mien et de ce qui est mien par nature » (III, 12, 1055B). Étant donné son manque de mémoire conventionnelle et labsence de vanité intellectuelle – il reconnaît les failles de son jugement –, loubli semble alors un outil naturel de sélection indispensable qui fait passer les déchets de lesprit par un filtre organique, complétant ainsi un jugement en devenir éternel et aidant lauteur à dépasser les limites étroites imposées traditionnellement par une approche purement rationnelle et, par conséquent, artificielle, fermée et défaillante. Le conflit entre savoir et oubli est donc résolu à laide dune « antipéristase », figure qui montre lenrichissement mutuel de notions qui, à la surface, semblent sopposer de manière irréconciliable. Voilà le cadre théorique de la supériorité du naturel par rapport à lartificiel, renforçant la tendance générale des Essais à se positionner en opposition à des vérités absolues et idées reçues. Cest cette tendance-là qui souligne la faiblesse et la faillibilité de la raison humaine. Ultime paradoxe : cette approche montaignienne montre justement la maturité de la raison et du jugement du Bordelais ! Doù son appréciation du manque denfants, car tout objet précieux est rare (I, 14, 62) ; doù la comparaison favorable de la société naturelle des Cannibales à la nôtre (I, 31) et la critique explicite de notre habitude dobéir aveuglement à des lois et coutumes artificielles sans même essayer de faire usage de notre jugement : « Cest chose difficile de resoudre son jugement contre les opinions communes » (III, 11,

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1028B). Et doù, enfin, lultime justification du style peu orthodoxe des Essais : « Nostre vie est partie en folie, partie en prudence. Qui nen escrit que reveremment et regulierement, il en laisse en arriere plus de la moitié » (III, 5, 888B).

Conclusion

Style et contenu se nourrissent ainsi mutuellement, montrant labsurdité de lattitude révérencieuse envers des connaissances « sûres et certaines » compilées dans des encyclopédies « régulières ». Au nom de lauthenticité, le mélange finit par devenir le moyen indispensable des Essais darriver à ses fins : une description naturelle de la nature humaine31. En même temps, il ny a quun texte dune telle authenticité naturelle qui puisse être considéré comme véritablement poétique et donc supérieur car il nest justement pas sujet aux règles dune raison humaine faillible ; lesthétique rejoint ainsi léthique :

A certaine mesure basse, on la [la poësie] peut juger par les preceptes et par art. Mais la bonne, lexcessive, la divine est audessus des regles et de la raison. [] Elle ne pratique point nostre jugement : elle le ravit et ravage (I, 37, 231-32C).

Une fois de plus, nous sommes à même déviter les pièges de notre jugement imparfait et de lartifice de façon naturelle. Les règles et la raison humaines, à la base de lentreprise encyclopédique conventionnelle, ont des défauts intrinsèques, ce qui ne justifie nullement lautorité absolue quelles revendiquent dhabitude. Un tel abus de pouvoir usurpé ne saurait mener quà la catastrophe, comme lillustrent les guerres de religion qui dévastent la France à lépoque. Montaigne fait donc également appel à la modération et à la modestie, en loccurrence par rapport à lexhaustivité et linfaillibilité que semble impliquer limpulsion encyclopédique dans certaines institutions puissantes.

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Le phénomène du paradoxe ménippéen qui nous a préoccupé tout au long de cette analyse sincarne de la manière la plus accomplie dans la tentative de créer un nouveau style naturel en « naturalisant lart » (III, 5, 874C), conformément au lieu commun que lon trouve dans toutes les écoles antiques (Aristote, Cicéron, Horace, Sénèque, Quintilien)32. Comme Gisèle Mathieu-Castellani la montré, « cest en donnant du flou, du vague, que les additions précisent ce que la première rédaction avait dimprécis par excès de précision33 ». Lartifice se montre ainsi indispensable dans le processus de naturalisation de lécriture des Essais en y ajoutant un flou naturel : « Je ne vise icy quà découvrir moy mesmes, qui seray par adventure autre demain, si nouveau apprentissage me change » (I, 26, 148A). Il est vrai, certes, que la quasi-omniprésence de techniques et approches ménippéennes dans les Essais (dialogisme, grotesque, paradoxe, soucis didactiques) semble trahir lartificialité rhétorique et épistémologique de la « nouvelle écriture naturelle » du texte, mais noublions pas que lauteur ne sest pas tourné par dessein mais naturellement vers cet anti-genre antidogmatique, incorporé organiquement dans sa manière décrire, ce qui souligne, une fois de plus, la pertinence de la métaphore digestive pour cette entreprise.

Le paradoxe empêche donc, en fin de compte, le dialogue de se figer en mettant laccent sur le devenir perpétuel auquel se voient assujettis les critères déterminants de lapprentissage et, par extension, le dialogue même. À linstar de lessence physique de lhomme, jugement et raison se trouvent dans un rapport de dépendance permanente envers le processus de digestion, en loccurrence sa variante intellectuelle, qui est censée nourrir lesprit et définir la gamme de connaissances « dignes dêtre sues », elle-même en mutation incessante. Lautorité absolue de toute compilation officielle de connaissances – ainsi que la possibilité dun usage abusif du pouvoir qui dérive de la maîtrise dun tel canon – en est diminuée considérablement, ce qui constitue un avertissement clair adressé aux institutions religieuses et politiques de lépoque. Même si le modèle encyclopédique proposé par Montaigne savère sans doute impraticable à cause de sa souplesse et de son individualisme extrême,

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cest bien le critère principal sous-jacent, le développement constant des capacités de réflexion indépendante et critique, qui constitue la revendication la plus importante des remarques montaigniennes, critère qui dépasse de loin la visée littéralement encyclopédique du texte.

Bernd Renner

City University of New York

1 François Rabelais, Pantagruel, dans Œuvres complètes, éd. M. Huchon, Paris, Gallimard, 1994, chap. 8, p. 243. Toutes nos citations de Rabelais seront tirées de cette édition.

2 Voir idem, p. 1309, note 5 à la p. 290.

3 Neil Kenny, The Palace of Secrets. Béroalde de Verville and Renaissance Conceptions of Knowledge, New York, 1991, p. 1.

4 Voir létude fondamentale de Frances A. Yates, The Art of Memory, Chicago, 1966.

5 Idem, p. 19-25. Voir De oratore, II, lxxxviii et Institutio oratoria, XI, ii. Voir aussi Ad Herennium, III, 28-40, pour lanalyse de la mémoire artificielle.

6 Idem, p. 295-296. Noublions pas non plus que Martianus Capella, dans son influent De nuptiis Philologiae et Mercurii, se réfère explicitement à la mémoire artificielle dans ses commentaires sur les différentes parties de la rhétorique classique ; voir F. Yates, op. cit., p. 50-53.

7 Voir E. Duval, « The Medieval Curriculum, The Scholastic University, and Gargantuas Program of Studies (Pantagruel, 8) » dans Rabelaiss Incomparable Book. Essays On His Art, dir. R. C. La Charité, Lexington, KY, French Forum, Publishers, 1986, p. 30-44. Pour Verville, on citera simplement deux parties de la page de titre : « Œuvre contenant la raison de tout ce qui a été, est et sera, avec démonstrations certaines et nécessaires, selon la rencontre des effets de VERTU. [] Recensuit sapiens ab A ad Z » (F. Béroalde de Verville, Le Moyen de parvenir, éd. M. Renaud, Paris, Gallimard, 2006, p. 41).

8 Voir notamment la Rhétorique à Herennius, éd. G. Achard, Paris, Les Belles Lettres, 2003, III, 29 : « Donc la mémoire naturelle doit, pour atteindre la perfection, être renforcée par des préceptes ».

9 À ce sujet voir létude récente dAnn Blair, Too Much To Know : Managing Scholarly Information before the Modern Age, New Haven, Yale UP, 2010.

10 À ce sujet, voir surtout le numéro spécial du Journal of the History of Ideas, 59, 1998.

11 À titre dexemple, voir limportante étude de D. Crouzet, Les Guerriers de Dieu. La violence au temps des troubles de religion, vers 1525-vers 1610, Seyssel, Champ Vallon, 1990, et pour des textes primaires, Le Théâtre de la Cruauté et Récits Sanglants, dir. C. Biet, Paris, Robert Laffont, 2006.

12 Voir surtout Ch. Lauvergnat-Gagnière, Lucien de Samosate et le Lucianisme en France au xvie siècle. Athéisme et polémique, Genève, Droz, 1988, p. 23-24, et M. Clément, Le Cynisme à la Renaissance, Genève, Droz, 2005, p. 167.

13 Rappelons que tous les textes ménippéens ne se rangeaient pas dans la catégorie de la satire ; citons à titre dexemple le De nuptiis Philologiae et Mercurii de Martianus Capella (début du 5e siècle), La Consolation de la Philosophie de Boèce (524) ou bien le Dictionary of the English Language de Samuel Johnson (1755).

14 Op. cit., p. 24.

15 Idem, p. 25-57.

16 Toutes nos citations de Montaigne sont tirées de lédition Villey-Saulnier des Essais, Paris, PUF, 1965.

17 Nous nous rangeons là évidemment dans le contexte plus large de lordo neglectus ; une discussion de ce concept sous-jacent fondamental dépasse pourtant les contraintes spatiales de notre article ; voir à ce sujet H. Friedrich, Montaigne, Paris, Gallimard, 1968, p. 348-351, et J. Lapp, The Esthetics of Negligence, Cambridge UP, 1971.

18 Voir à titre dexemple I, 18, 183A : « Que sont-ce icy aussi, à la verité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, nayants ordre, suite ny proportion que fortuité ? »

19 Pour ces rapprochements stylistiques, voir notamment J. Bompaire, Lucien écrivain. Imitation et création, Paris, E. de Broccard, 1958, et D. Marsh, Lucian and the Latins, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1998.

20 W. S. Blanchard, Scholars Bedlam. Menippean Satire in the Renaissance, Lewisburg, Bucknell UP, 1995, p. 24.

21 Rappelons que le lecteur nest pas le seul interlocuteur de lessayiste, peut-être même pas le plus important dans un premier temps, car Montaigne insiste sur ses échanges formatifs avec son livre : « Je nay pas plus faict mon livre que mon livre ma faict, livre consubstantiel à son autheur » (II, 18, 665B). Comme le souligne M.-L. Demonet, « À plaisir ». Sémiotique et scepticisme chez Montaigne, Orléans, Paradigme, 2002, p. 187, « Montaigne dispense rarement la louange ou le blâme dans les parties réflexives de ses Essais, sauf dans les jugements spécifiquement littéraires ». Pour le dialogue, voir surtout A. Godard, Le Dialogue à la Renaissance, Paris, PUF, 2001 et E. Kushner, Le Dialogue à la Renaissance. Histoire et poétique, Genève, Droz, 2004.

22 Les études du scepticisme de Montaigne abondent ; voir, à titre dexemple, M.-L. Demonet, op. cit., et M.-L. Demonet, A. Legros (dir.), LÉcriture du scepticisme chez Montaigne, Genève, Droz, 2004.

23 Pour une discussion plus approfondie de ces aspects dans III, 11, voir notre « A Monstrous Body of Writing ? Irregularity and the Implicit Unity of Montaignes “Des Boyteux” », French Forum, 29.1, 2004, p. 1-20.

24 Pour le concept du « trop-plein », voir surtout M. Jeanneret, « Œuvres à faire. La part du public dans lart de la Renaissance », Littérature 99, 1995, p. 74-87.

25 Voir M.-L. Demonet, op. cit., p. 181-198, chapitre qui porte cette maxime en titre.

26 Voir les commentaires récents de M. Foglia, Montaigne, pédagogue du jugement, Paris, Classiques-Garnier, 2011, notamment la première partie, « Exercer son jugement », p. 21-104. Rappelons aussi la fameuse maxime de la lettre de Gargantua, « science sans conscience nest que ruine de lame » (op. cit., p. 245) et la juxtaposition programmatique des anciennes et nouvelles méthodes pédagogiques dans le Gargantua, chap. 14-15, 21-24.

27 Voir M. Jeanneret, Des mets et des mots, Paris, J. Corti, 1987, p. 267 : « Lindépendance du moi implique [] le choix, loubli ou la distorsion ; elle confie à lactivité critique du jugement ce quelle retire à la faculté, trop anonyme, de la mémoire ». Voir aussi notre « La Mémoire défaillante de Montaigne : un stratagème judicieux ? », Cincinnati Romance Review 19, 2000, p. 102-110.

28 F. Charpentier, « La Guerre des Andouilles. Pantagruel IV, 35-42 » dans Études seiziémistes offertes à M. le Professeur V.-L. Saulnier, Genève, Droz, 1980, p. 125. On pense évidemment aussi au fameux conseil de Trouillogan dans le Tiers Livre : « Ne lun ne laultre, et tous les deux ensemble » (éd. citée, p. 465). Pour un traitement approfondi de ce paradoxe chez Montaigne, voir G. Mathieu-Castellani, Montaigne ou la vérité du mensonge, Genève, Droz, 2000.

29 J. Du Bellay, Œuvres complètes, vol. 1, dir. O. Millet, Paris, Champion, 2003, p. 30.

30 Voir par exemple F. Yates, op. cit., p. 18-20.

31 Voir II, 1, 335B : « Je nay rien à dire de moy, entierement, simplement, et solidement, sans confusion et sans meslange, ny en un mot ». Ou bien III, 13, 1090B : « Nostre estre ne peut sans ce meslange, et y est lune bande non moins necessaire que lautre ».

32 Voir à titre dexemple Ad Herennium, éd. citée, III, 36 : « Imitetur ars igitur naturam et quod ea desiderat inueniat, quod ostendit sequatur ». Voir p. 122, note 101 dans cette édition pour les références précises des autres sources. Voir aussi F. Yates, op. cit., p. 9-11.

33 Op. cit., p. 59.