Le champ des Essais
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
2014 – 1, n° 59. varia - Auteur : Liaroutzos (Chantal)
- Pages : 75 à 86
- Revue : Bulletin de la Société internationale des amis de Montaigne
Le champ des Essais
Comme la terre est la mère commune et nourrice du genre humain, et tout homme désireux de pouvoir y vivre commodément : de mesme, il semble que la Nature ait mis en nous une inclination à honorer et faire cas de l’Agriculture, pour ce qu’elle nous apporte libéralement abondance de tout ce dont nous avons besoin pour notre nourriture et entretenement.
Ainsi débute Le Théâtre d’Agriculture et mesnage des champs, d’Olivier de Serres, livre presque contemporain des Essais puisqu’il a été publié en 16001. La confiance en une nature à la fois dispensatrice de bienfaits et modèle, une même volonté de se mettre à son écoute pour en tirer, peut être, une leçon de vie dont les troubles du temps rendent la recherche urgente, est probablement ce qui a pu autoriser la comparaison entre les deux ouvrages2. Pour l’agronome comme pour l’essayiste, cette recherche ne saurait s’éprouver que comme une pratique. Observer la nature, c’est en faire l’épreuve, car si elle est à la fois mère et éducatrice ; le rapport que l’homme entretient avec elle, comme tout rapport parent-enfant, risque d’être conflictuel3. Cette confrontation vitale, dans laquelle
l’homme engage à chaque instant son existence et son identité, est à la fois l’objet inlassablement interrogé de cette enquête que sont les Essais, et le moteur même qui l’impulse. Aussi n’est-il pas surprenant que la référence à l’agriculture – même si elle ne tisse dans les Essais qu’un réseau de signes assez discret – soit pour Montaigne un des multiples moyens à la fois de mener cette enquête et d’en figurer les éléments. L’art – au sens de technique et d’artifice, qui est le sens dominant au xvie siècle – est précisément cette confrontation de l’homme avec les éléments naturels. Mais si Olivier de Serres, comme les agronomes qui l’ont précédé, voit dans l’agriculture l’application d’un projet divin, dont la nature se ferait l’expression (« comme si cest art et profession eust esté inserée en l’esprit du premier homme, avec le spiracle et lumiere de vie, à fin que luy et ses successeurs fussent stimulés et enclins à cultiver la terre, pour mieux recognoistre la grandeur de Dieu », écrit Jean Liébault dans L’Agriculture et Maison rustique), l’image qu’en donne Montaigne est toute différente : il semble en effet qu’il ne puisse envisager cette confrontation que comme une rivalité.
Au point de départ et au centre de cette investigation, une interrogation sur la capacité de production de la nature indépendamment de toute intervention humaine. Que peut la nature pour l’homme, quand l’homme ne cherche pas à la soumettre ? Dans Les Essais comme dans Le Théâtre d’Agriculture c’est la même image – celle du terrain en friche – qui permet de répondre à cette question.
Et si tant est que ne puissiés sçavoir au vrai quel rapport faict, par communes années, la terre que désirés vous acquérir, recourés à ceste non-trompeuse adresse, qui est au seul regard des arbres de toutes sortes, sauvages et francs, qui vous serviront par leur grandeur et petitesse, beauté et laideur, abondance et rareté, à juger solidement de la fertilité et stérilité de la contrée (Théâtre d’Agriculture, I, 1, p. 25).
Si l’observation du terrain sauvage est le meilleur moyen de connaître ce que Serres appelle « le naturel du sol », elle est aussi pour Montaigne le moyen d’essayer son propre naturel : dans le chapitre « De l’oysiveté4 », il compare l’expérience que sont les Essais à la contemplation et à la « mise en rolle » des productions de son esprit, « terre oysive » dont il
entreprend d’inventorier les « herbes sauvages et inutiles ». La comparaison est à première vue dépréciative5. Montaigne se range dans un premier temps à l’opinion commune : la terre non cultivée n’est qu’un terrain vague, « le vague champ des imaginations ». Pour que l’homme en tire un bénéfice, ces « terres oysives » doivent être « assujetties et employées à certaines semences, pour notre service ».
Mais il est dans les Essais un autre exemple de terres sauvages. Le monde a donné, et donne peut-être encore à l’homme, pour peu qu’il sache le déchiffrer, un emblème du génie de la nature laissée à elle-même. C’est « par-delà » qu’il faut aller chercher une image de « cette liberté naturelle qui […] fournit sans travail et sans peine de toutes choses nécessaires » (I, xxxi, p. 210) – dans ce monde « encore enfant » qui vient de se révéler aux Européens, où la nature se donne à lire comme le livre originel :
[…] c’est une nation, diroy je à Platon, en laquelle il n’y a aucune espece de trafique ; nulle cognoissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ny de superiorite politique ; nul usage de service, de richesse ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations qu’oysives ; nul respect de parenté que commun ; nuls vestemens ; nulle agriculture ; nul metal ; nul usage de vin ou de bled […] (ibid. p. 206-207).
On notera, parmi les activités considérées par les Européens comme civilisatrices, et dont les Indiens ont fort bien pu se passer jusque là, l’absence de l’agriculture. Même topos dans le chapitre Des coches : « Nostre monde vient d’en trouver un autre […] il n’y a pas cinquante ans qu’il ne savoit ny lettres, ny poids, ny mesure, ny vestements, ny bleds, ny vignes … » (II, vi, p. 908)6. Les deux images emblématiques
– celle du monde « par deça », dominée par l’artifice, et celle du monde « par delà », qui vit dans le respect des « douces lois de la nature » –, sont placées l’une à côté de l’autre en situation de rivalité :
En ceux là [les fruits sauvages] sont vives et vigoureuses les vrayes, et plus utilles et naturelles proprietez, lesquelles nous avons abastardies en ceux-cy, et les avons seulement accommodées au plaisir de nostre goust corrompu. (C) Et si pourtant la saveur mesme et delicatese se trouve à nostre goût excellente, à l’envi des nostres, en divers fruits de ces contrees-là, sans culture.
(B) […] et veniunt ederae sponte sua melius,
Surgit et in solis formosior arbutus antris,
Et volucres nulla dulcius arte canunt (Properce, I, II, 10).
La conclusion est apparemment sans équivoque. Si la culture, art et artifice, ne fait qu’abâtardir la puissance créatrice de la nature, de laquelle l’Indien a su au contraire se faire une alliée redoutée, ne faut-il pas la désavouer ?
Cette interrogation est au cœur de la réflexion de Montaigne sur l’enfance. L’enfance – non pas seulement l’enfance des nations, mais celle de tout homme, alors qu’il est encore proche de l’état de nature – est ce moment théorique où l’individu peut subvenir à ses propres besoins sans recourir à d’autre science que celle de son instinct :
Qui fait doute qu’un enfant, arrivé à la force de se nourrir, ne sçeust quester sa nourriture ? Et la terre en produit et luy en offre assez pour sa necessité, sans autre culture et artifice (II, xii, p. 457 A).
La connaissance de ce qui est bénéfique pour l’homme dans les productions de la nature – qui relève, en partie du moins, de l’agriculture puisque dès l’Antiquité les « agronomes » l’incluent dans leurs manuels – ne ressortit pas à l’art, ni même à une science expérimentale, mais purement à la nature :
Pourquoy disons nous que c’est à l’homme science et connoissance bastie par art et par discours, de discerner les choses utiles à son vivre et au secours de ses maladies, de celles qui ne le sont pas ; de connoistre la force de la rubarbe et du
polipode ? Et, quand nous voyons [les animaux en faire autant], pourquoy ne disons nous de mesmes que c’est science et prudence ? (II, XII, p. 462-463 A).
On voit que le parallèle entre Olivier de Serres et Michel de Montaigne trouve très vite ses limites. La connaissance des phénomènes naturels, sur laquelle les agronomes antiques comme ceux de la Renaissance fondent la légitimité de leur « art », est contestée en tant que science ou que vertu. En un temps où les manuels d’agriculture et les poèmes sur « les plaisirs des champs » célèbrent à l’envi les bienfaits matériels et moraux de la vie rurale7, Montaigne ne voit dans la « prudence », qualité maîtresse, selon ces ouvrages, du « père de famille », qu’un instinct partagé par l’homme avec les animaux8.
Comme le Sauvage, l’enfant témoigne de l’aptitude de la nature à subvenir aux besoins de l’humanité, sans que l’art ait à intervenir. Aussi, lorsque Montaigne recourt à l’agriculture comme métaphore de l’éducation, les connotations qui s’attachent à cette image sont plutôt négatives. Selon le topos fréquemment développé par les humanistes, l’« institution des enfants » est comparée au travail de la terre – mais Montaigne détourne la leçon habituelle de cette comparaison :
(C) Tout ainsi qu’en l’agriculture les façons qui vont avant le planter sont certaines et aysées, et le planter mesme ; mais depuis que ce qui est planté vient à prendre vie, à l’eslever il y a une grande variété de façons et difficulté : pareillement aux hommes, il y a peu d’industrie à les planter ; mais, depuis qu’ils sont naiz, on se charge d’un soing divers, plein d’embesoignement et de crainte, à les dresser et nourrir. […] (A) Si est-il difficile de forcer les propensions naturelles… (I, xxvi, p. 149).
Première remarque : alors que les manuels d’agriculture connaissent une grande vogue dans la seconde moitié du xvie siècle, et particulièrement dans le milieu des hobereaux qui est le sien, Montaigne les
ignore. Les références aux techniques agricoles sont inexistantes dans Les Essais, et lorsque Montaigne veut être un peu plus précis, comme dans le passage que l’on vient de citer, il ne se soucie guère d’être en accord avec les spécialistes. Contrairement à ce qu’il avance en effet, les conseils prodigués par les manuels des agronomes latins ou de ceux ses contemporains insistent sur la nécessité de préparer longuement la terre avant les semailles. C’est dire que Montaigne tient en peu d’estime la science des agronomes9. Mais, surtout, il trouve dans la comparaison entre culture de la terre et culture de l’esprit une nouvelle occasion de stigmatiser aussi bien la doxa que l’idéal humaniste : l’agriculture, pas plus que le savoir, ne sont indispensables à la survie matérielle et morale de l’être humain. Bien loin de répondre à une vocation naturelle de l’homme, comme le répète une littérature encyclopédique en pleine expansion, elles ne font que l’éloigner du legs originel – elles l’abâtardissent. Dans le même chapitre (De L’Institution des enfants), Montaigne se réfère à sa propre expérience pour conforter cette mise en question. Il déplore que son père n’ai pu, dans son éducation, […] « recueill[ir] aucun fruits respondans à une si exquise culture », et il incrimine son propre esprit :
champ sterile et incommode ; car, quoy que j’eusse la santé ferme et entiere, et quant et quant un naturel doux et traitable, j’estois parmy cela si poisant, mol et endormi, qu’on ne me pouvoit arracher de l’oisiveté, non pas pour me faire jouer (I, xxvi, p. 174 A).
La métaphore du « champ sterile et incommode » rejoint celle des « terres oysives » rencontrée au chapitre viii ; mais le rapprochement entre ces deux extraits montre aussi toute l’ambivalence de la métaphore
des Essais comme « mise en rôle » des productions naturelles de ce terrain qu’est l’esprit de l’auteur : « Comme nous voyons des terres oysives, si elles sont grasses et fertilles, foisonner en cent mille sortes d’herbes sauvages et inutiles… » « Sterile et incommode » au regard de l’éducateur, qui veut « recueillir les fruits » de sa culture, ce champ sauvage, pour celui qui ne se soucie pas de l’utilité publique – ce « profit du lecteur » auquel dans sa préface Montaigne dit ne pas songer – est d’une inépuisable richesse.
Cette condamnation de l’agriculture pourrait bien, si l’on en croit l’auteur, trouver son origine dans son propre « naturel » :
Je suis né et nourry aux champs et parmy le labourage ; j’ay des affaires et du mesnage en main […] Or je ne sçay conter ny à get ny à plume ; la pluspart de nos monnoyes, je ne les connoy pas ; ny ne scay la difference de l’un grain à l’autrre, ny en la terre, ny au grenier, si elle n’est par trop apparente, ny à peine celle d’entre les choux et les laictues de mon jardin. Je n’entends pas seulement les noms des premiers outils du mesnage, ny des plus grossiers principes de l’agriculture, que les enfants sçavent (II, xvii, p. 652 A).
Montaigne cependant affirme ne pas faire gloire de cette ignorance. Il admire les capacités dont son père a fait preuve dans la gestion de son domaine – celles là mêmes dont il constitue la liste dans le passage ci-dessus en recopiant, pour l’édition de 1588, toutes les rubriques des manuels d’agriculture de son temps10.
[…] Ceux qui, en m’oyant dire mon insuffisance aux occupations du mesnage, vont me soufflant aux oreilles que c’est desdain, et que je laisse de sçavoir les instrumens du labourage, ses saisons, son ordre, comme on faict mes vins, comme on ente, et de sçavoir le nom et la forme des herbes et des fruicts et l’apprest des viandes de quoy je vis, (C) le nom et le pris des estoffes de quoy je m’abille, pour avoir à cueur quelque plus (B) haute science, ils me font mourir. Cela c’est sottise et plustost bestise que gloire (III, ix, p. 952).
La protestation est ambiguë. Montaigne fait profession de ne dédaigner aucun aspect de la vie matérielle. Connaître les techniques de l’agriculture est une bonne chose – mais que Montaigne considère quant à lui comme un mal nécessaire. Il y a plus. Quelques passages
des Essais donnent une image positive non pas de l’agriculture comme technique mais, de façon plus générale, du travail des champs et de la relation de l’homme à ce travail.
Ainsi l’exemple de Dioclétien, qui renonça à la couronne « pour se retirer au plaisir d’une vie privée » :
[…] la necessité des affaires publiques requerant qu’il revient en prendre la charge, il repondit à ceux qui l’en prioient : Vous n’entreprendriez pas de me persuader cela, si vous aviez veu le bel ordre des arbres que j’ay moymesme planté chez moy, et les beaux melons que j’y ay semez (I, xlii, p. 267 B).
On notera que la satisfaction que Dioclétien oppose à la gloire est d’ordre purement esthétique : elle est de contempler le « bel ordre des arbres » et « les beaux melons11 ». Et, de fait, le jardinage est l’activité agricole que Montaigne considère comme la moins « servile », sans doute parce que, lorsqu’elle est pratiquée par un riche propriétaire, elle ne vise pas la production, mais un plaisir que nous qualifierions aujourd’hui, précisément, d’« artistique ».
Il n’est donc pas surprenant que Montaigne fasse l’éloge du jardin à nos yeux le plus improductif, celui du « Roi du Mexique » « où tous les arbres, les fruicts et toutes les herbes, selon l’ordre et grandeur qu’ils ont en un jardin, estoyent excellemment formez en or… » (II, VI, p. 909B). L’art suscite l’admiration quand il veut rivaliser avec la nature à la fois en la désignant pour modèle et en faisant l’ostentation maximale de son artificialité. C’est pourquoi, comme en témoignent les descriptions qui jalonnent la partie italienne du Journal de voyage, les jardins les plus admirables sont précisément ceux qui témoignent visiblement de la lutte entre l’art et la nature12. Le Jardin de Cuzco, jardin au second degré en quelque sorte, atteste plus qu’un « vrai » jardin la grandeur d’une civilisation, parce que les fruits qu’il produit ne sont pas consommables.
Aussi, s’il y a une leçon à tirer du spectacle de cette lutte qu’est le travail de la terre, ce doit être, paradoxalement, celle de la gratuité. La sophistication de ces jardins qu’admire Montaigne est le produit d’une dépense qui n’a d’autre fin qu’exhiber une « espouvantable magnificence ». Là réside le suprême détachement.
Il en va de même pour le savoir. Si Montaigne développe à plaisir la peinture de l’Eden cannibale, monde sans culture et sans arts, ce n’est par pour proposer un modèle qu’il sait de toutes manières condamné par l’histoire, mais bien pour faire honte aux sauvages de « par deça », ces Européens abatardis comme les fruits qu’ils produisent. Aussi, « l’institution » des enfants ne saurait viser un retour à l’état naturel. L’homme ne peut renoncer à la libido sciendi, telle est l’injonction paradoxale de la nature : « Il n’est desir plus naturel que le desir de connoissance » (III, xiii, p. 1065B). Du moins ne doit-il pas viser l’accumulation. Le savoir, tout comme l’or des jardins de Cuzco, est une richesse qui n’a d’autre fin qu’elle-même. En cela réside la véritable noblesse, la vraie grandeur : un « enfant de maison » recherchera les lettres « non pour le gain […] mais pour s’en enrichir et parer au-dedans » (I, xxvi, p. 150 A).
Si l’homme civilisé ne peut retourner à l’état de naturelle innocence et inscience qui fut celui de l’Indien, du moins peut-il, en faisant de l’acquisition du savoir un geste entièrement gratuit, approcher du détachement par lequel le laboureur rejoint le bon sauvage, et le lettré occidental un empereur du Mexique. Car il y a peut-être plus de ressemblance qu’on pense entre l’Inca et le laboureur périgourdin, qui donne lui aussi l’image d’une dépense inutile. Dépense non des biens matériels, mais de la vie elle-même :
A quoi faire nous allons nous gendarmant par ces efforts de la science ? Regardons à terre les pauvres gens que nous y voyons espandus, la tête penchante apres leur besongne, qui ne sçavvant ni Aristote ny Caton, ny exemple ny precepte : de ceux là tire nature tous les jours des effects de constance et de patience, plus purs, plus roides […] Celuy là qui fouyt mon jardin, il a ce matin enterré son pere ou son fils (III, xii, p. 1041 B).
Même détachement chez le cannibale :
(A) Comparés la vie d’un homme asservy à de telles imaginations à celle d’un laboureur se laissant aller apres son appetit naturel, mesurant les choses au seul sentiment present, sans science et sans pronostique, qui n’a du mal que lorsqu’il l’a… […] (C) Ce qu’on nous dict de ceux du Bresil, qu’ils ne mourroient que de vieillesse, […] je l’attribue plutost à la tranquillité et serenité de leur âme (II, xii, p. 491).
Mais l’homme tient « naturellement » à ce qu’il a acquis, par lui-même ou par legs. Comment atteindre ce détachement, lorsqu’on se sent lié à la terre et aux biens légués par les ancêtres ? Car tel est bien le cas de Montaigne, qui craint, citant Virgile13, de voir ravagé son domaine :
Impius haec tam culta novalia miles haberet ! (« Un barbare soldat s’emparera donc de ces terres si bien cultivées ! »)
Quel remede ? C’est le lieu de ma naissance, et de la plus part de mes ancestres : ils y ont mis leur affection et leur nom (III, ix, p. 970 B).
L’habitude, sans doute, permet de s’accoutumer à ces alarmes. Mais Montaigne semble rechercher un plus sûr exercice de désintéressement. Or il est une ascèse qui permet, sans renoncer à ces attaches, de prendre ses distances avec la terre paternelle : c’est le voyage. Tout le chapitre ix du livre III développe ce thème : voyager, c’est se sentir plus proche de ce que l’on quitte sans être prisonnier de ses attaches : « De Romme en hors, je tiens et regente ma maison et les commoditez que j’y ay laissé : je voy croistre mes murailles, mes arbres et mes rentes… » (III, ix, p. 976B).
Le voyageur s’oppose à l’agriculteur comme le nomade au sédentaire, et pourtant c’est en s’éloignant de sa terre que le propriétaire terrien qu’est Montaigne est le mieux à même de voir pousser ses arbres, retrouvant la disponibilité d’esprit du laboureur « sans science et sans pronostique, qui n’a du mal que lorsqu’il l’a » (II, xii, p. 491).
De même pour ce qui est du rapport à la connaissance, cette autre forme d’accumulation. Il est en effet une entreprise indissociable du voyage, qui enseigne le détachement à l’égard du savoir accumulé au fil d’une existence riche de connaissances. C’est l’essai, écriture voyageuse, qui va « de la plume comme des pieds », dialoguant au hasard des rencontres avec les auteurs qui ont croisé le chemin de l’essayiste,
les congédiant pour les retrouver – ou non – un peu plus loin. Une écriture qui, comme le voyage, n’a pas d’autre but qu’elle-même, scandaleusement désintéressée : « Il devrait y avoir quelque coërction des loix contre les escrivains ineptes et inutiles, comme il y en a contre les vagabons et fainéants » (III, ix, p. 946B).
Ce que Montaigne a pressenti bien avant les agronomes de l’ère moderne, c’est que le rapport à la terre a irrémédiablement changé. Si, comme l’avait déjà compris Rabelais, le temps n’est plus de « conquêter les royaumes », il est aussi passé de vivre de la chasse et de la cueillette, comme le cannibale, ou de s’abrutir au labour, fût-ce d’un enviable abrutissement. L’artifice, fruit du savoir et de la technique, a irrémédiablement altéré la relation de l’homme à son « séjour ». Le seul moyen de conquérir la terre sans violence, sans vouloir la soumettre, c’est de la parcourir.
À l’héritier d’un domaine et d’une culture qu’il ne saurait renier sans renoncer à être ce qu’il est, le voyage, épreuve de vie et épreuve d’écriture, enseigne à retrouver la voie de la nature. Contrairement aux nobles provinciaux ou aux riches bourgeois que l’idéologie du temps et la recherche d’un profit stable persuadent que vivre sur leurs terres et les exploiter eux-mêmes, c’est se regénérer, Montaigne ne croit pas aux vertus de l’agriculture du moment que l’on n’est pas poussé à la pratiquer par la nécessité – comme les laboureurs qui n’ont d’autre choix que celui de rester attachés à la glèbe, ou par penchant naturel, comme Pierre Eyquem14.
Écriture de l’errance, expérience du détachement, la pratique de l’essai est pour Montaigne – et pour ceux de ses lecteurs qui se reconnaissent en lui – le moyen d’expérimenter l’art comme possibilité d’adéquation de l’activité humaine à la nature15. Faisant par elle l’apprentissage
toujours recommencé de la dépossession, le propriétaire de la terre de Montaigne, le lettré familier des auteurs grecs et latins peut atteindre à la grandeur de l’homme originel dont quelques êtres permettent de figurer le fantasme : l’enfant, le cannibale, le travailleur de la terre suffisamment proche d’elle pour y reconnaître sa véritable origine, son être plutôt que son avoir, et en faire de son vivant sa dernière demeure : « Et un manoeuvre des miens à tout ses mains et ses pieds attira sur soy la terre en mourant : estoit ce pas s’abrier pour s’endormir plus à son aise ? » (III, xii, p. 1049 B).
Chantal Liaroutzos
Université Paris 7
1 L’édition utilisée ici est celle de 1804-1805, reproduite par Hubert Nyssen (Arles, Actes Sud, 1996).
2 Voir par exemple la préface d’Hubert Nyssen à son édition du Théâtre. Il est vrai que les termes par lesquels Olivier de Serres justifie son propos résonnent de manière très montaignienne : « Durant ce misérable temps-là, à quoi eussé-je pu mieux employer mon esprit, qu’à rechercher ce qui est de mon humeur. Soit donques que la paix nous donnast quelque relasche ; soit que la guerre, par diverses recheutes, m’imposast la nécessité de garder la maison […] j’ai treuvé un singulier contentement […] en la lecture des livres de l’Agriculture ; à laquelle j’ai de surcroist adjousté le jugement de ma propre expérience. Je dirai donques librement, qu’ayant souvent et soigneusement leu les livres d’Agriculture, tant anciens que modernes, et par expérience observé quelques choses qui ne l’ont encores esté, […] il m’a semblé estre de mon devoir, de les communiquer au public, pour contribuer […] au vivre des hommes. C’est ce qui m’a faict escrire. Je ne proteste pas que mes amis m’y ayent poulsé contre ma volonté, ni qu’à heures perdues j’y aye travaillé : mais je di, que gayement j’ai tasché de représenter ceste belle science le mieux que j’ai peu ; y employant tout mon loisir » (p. 13).
3 On consultera sur ce point l’article de Danièle Duport, « La “science” d’Olivier de Serres et la connaisance du “naturel” », R.H.R., no 50, juin 2000, p. 85-95.
4 I, vii, 32-33. Les références sont celles de l’édition Villey.
5 Gisèle Mathieu-Castellani donne de ce chapitre – et particulièrement de la métaphore agricole – une analyse décisive dans Montaigne. L’écriture de l’essai (Paris, PUF, 1988, « l’écriture de la folie », p. 25-43).
6 L’auteur des Essais semble penser que l’agriculture, loin de s’inscrire, comme le pense Olivier de Serres, dans le projet de la nature elle-même, constitue un « abâtardissement » des dons qu’elle a prodigués. Dans une telle perspective, travailler la terre c’est déjà faire violence aux éléments naturels. L’apparente redondance « nulle agriculture […] nul usage de vin ou de bled », mettant l’accent sur ces deux productions à fort pouvoir symbolique pour un occidental, marque le caractère extrême de cette négation de la culture : il est possible de vivre, et même de bien vivre, comme l’a aussi montré Jean de Léry, sans les deux aliments essentiels « par deça » que sont le pain et le vin. Voir aussi II, xii, p. 457A, « Ces nations que nous venons de descouvrir si abondamment fournies de viande et de breuvage naturel, sans soing et sans façon, nous viennent d’apprendre que le pain n’est pas notre seule nourriture, et que, sans labourage, nostre mere nature nous avoit munis à planté de tout ce qu’il nous falloit ; voire, comme il est vraysemblable, plus pleinement et plus richement qu’elle ne fait à présent que nous y avons meslé nostre artifice » et la citation de Lucrèce (II, xi, p. 57) qu’il allègue pour appuyer ces dires.
7 Voir l’article de Gisèle Mathieu-Castellani : « “En seurté publique, sous son figuier”… Quelques motifs de l’imaginaire campagnard dans la littérature française de la Renaissance », in La Campagna in Città. Letteratura e ideologia nel Rinascimento, Scritti in onore di Michel Plaisance, Franco Cesati Editore, 2003.
8 C’est pourquoi il conteste le topos hérité de l’Antiquité qui fait de la sage administration du domaine rural le signe d’une capacité aux affaires publiques : « ne trouve la conjecture des Pariens, envoyez pour reformer les Milesiens, suffisante à la conséquence qu’ils en tirarent. Visitants l’isle, ils remarquoyent les terres mieux cultivées et maisons champestres mieux gouvernées ; et, ayants enregistré le nom des maistres d’icelles, […] ils nommerent ces maistres-là pour nouveaux gouverneurs et magistrats » (II, i, p. 337 C).
9 Une telle position est en plein accord avec sa conception de la science. Rappelons ce qu’en dit Georges Pholien (« Montaigne et la science », Paris, P.U.F. p. 61-62) : « Ignorant l’expérimentation, il ne reconnaît d’autre mode d’investigation que la raison, en dépit de toutes les faiblesses qu’il lui impute. L’observation ne donne pas plus de certitude […] elle permet tout au plus d’établir quelques recettes pratiques. La connaissance des phénomènes naturels ne peut apporter davantage, car elle sera toujours des plus approximatives » (p. 63). Voir également Frédéric Brahami (Le Travail du scepticisme. Montaigne, Bayle, Hume, Paris, P.U.F., 2001) : « C’est […] à la fois dans la ressemblance de la représentation à son objet et dans les ressemblances internes aux représentations que l’expérience échoue à constituer un socle suffisamment solide pour bâtir la science » (p. 47). Voilà qui contredit radicalement la devise que s’était choisie Olivier de Serres : « Science, expérience, diligence » – même si le mot de « science », chez l’agronome comme chez Montaigne, ne doit pas être entendu au sens moderne mais, comme le rappelle également Pholien, dans l’acception de « savoir en général » (p. 61).
10 Voir par exemple le sommaire de L’Agriculture et Maison Rustique de Charles Estienne et Jean Liébault.
11 On notera que dans les manuels d’horticulture du temps les melons apparaissent comme une culture raffinée, tandis que les choux, bien évidemment, sont le légume rustique par excellence.
12 « Ici », note Marcel Tetel à propos des descriptions du Journal de voyage, « le beau c’est le trompe-l’œil, le merveilleux, le grandiose, le cosmique » (p. 183). L’analyse de M. Tetel, centrée sur le rapport de l’art et de la nature chez Montaigne, est extrêmement éclairante – même si sa conception de ce rapport peut sembler exagérément irénique (« Journal de voyage en Italie et les Essais : étude d’intertextualité », p. 173-191).
13 Eglogues, I, 71.
14 « Je voudrois qu’au lieu de quelque autre piece de sa succession, mon pere m’eust resigné cette passionnée amour qu’en ses vieux ans il portoit à son mesnage » (III, ix, p. 952).
15 À l’échelle non pas de l’individu mais d’une nation, c’est encore l’Amérique – mais l’Amérique rêvée, celle qui n’a pu être – qui fournit l’image d’une culture – de l’homme ou du sol – qui, loin de vouloir soumettre le monde à une visée d’appropriation, prolonge l’action de la nature en se soumettant à ses lois : « Que n’est tombée soubs Alexandre ou soubs ces anciens Grecs et Romains une si noble conqueste, et une si grande mutation et alteration de tant d’empires et de peuples soubs des mains qui eussent doucement poly et defriché ce qu’il y avoit de sauvage, et eussent conforté et promeu les bonnes semences que nature y avoit produit, meslant non seulement à la culture des terres et ornement des villes les arts de deça, en tant qu’elles y eussent esté necessaires, mais aussi meslant les vertus Grecques et Romaines aux originelles du pays ! » L’alternative à la pure et simple soumission aux lois de la nature, c’est le métissage, le mélange des semences qui donne une production capable de résister à la dégénérescence.
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- ISBN : 978-2-8124-3677-2
- EAN : 9782812436772
- ISSN : 2261-897X
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3677-2.p.0075
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 02/03/2015
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français